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Full text of "Histoire de la Réformation du seizième siècle"

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5-., 


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in  2010  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


Iittp://www.arcliive.org/details/liistoiredelar01merl 


HISTOIRE 

DE 


LA  REFORMATION 

nu  SEIZIÈME  SIÈCF.E. 


SE  TROUVE  AUSSI 


A  Paris ,   chez    A.   Cheebuliez  .    libraire,   rue    Saint-André 
des  Arcs,  n*"  68. 

—  Strasbourg  y  chez  Treuttel  et  ^^'uRTZ  .  libraires. 

—  faïence,  chez  AIarc  Acrel  tVeres  .  libraires. 

—  Amsterdam  ,  chez  H.  Hoeveker  ,  libraire. 

—  Francfort,  chez  S.  Schmerber.  libraire. 

—  Londres ,  chez  Dhleau  et  C'%  libraires. 

—  —  chez  W.^LTHER  ,  Piccadilly,  n"  ^2. 

—  Lausanne,  chez  M.  Duclou.\  .  libraire. 

—  Xeuchàtel ,  chez  J.  P.  Michaud,  libraire. 


Paris   —  TypofTiphie  de  FIRMIK  DIDOT  frerrs    rue  Jacob,  t* 


HISTOIPiE 

DE  LA 


RÉFORMATION 

DU  SEIZIÈME  SIECLE, 
PAR  J.  H.  MERLE  D'AURIGNÉ. 


J'appelle  accessoire ,  l'eslat  des  affaires  de  ceate  vie 
cadaqae  et  transitoire.  J'appelle  principal ,  le  goa- 
Ternemeat  spirituel  anqnel  relait  souveraioement  fa 
profidence  de  Dieu. 

Théodor-E    de  Bèze. 


:boisième  édition. 

Zowu  Premier. 


PARIS, 


FIRMIN  DIDOT  FRÈRES,  LIBRAIRES, 

RCE    JACOB  ,    56  ; 

DELAY,  LIBRAIRE,  RLE  BASSE  DU  REMPART,  63. 

GENÈVE, 

KAUFMANN ,  LIBRAIRE. 


M  DCCC  XLIL 


AU6  2  7  W6* 


PREFACE. 


Cr:  n'est  pas  Thistoire  d'un  parti  que  je  me  pro- 
pose d'écrire,  c'est  celle  de  l'une  des  plus  grandes 
révolutions  qui  se  soient  opérées  dans  l'humanité , 
celle  d'une  impulsion  puissante  donnée,  il  y  a  trois 
siècles,  au  monde,  et  dont  l'influence  s'aperçoit  en- 
core partout  de  nos  jours.  L'histoire  de  la  réforma- 
tion est  autre  chose  que  l'histoire  du  protestantisme. 
Dans  la  première,  tout  porte  la  marque  d'une  régé- 
nération de  l'humanité,  d'une  transformation  reli- 
gieuse et  sociale  qui  émane  de  Dieu.  Dans  la  seconde, 
ou  voit  trop  souvent  une  dégénération  notable  des 
principes  primitifs,  le  jeu  des  partis,  l'esprit  de  secte, 
l'empreinte  de  petites  individualités.  L'histoire  du 
protestantisme  pourrait  n'intéresser  que  les  protes- 
tants. L'histoire  de  la  réformation  est  pour  tous  les 
chrétiens  ,  ou  plutôt  pour  tous  les  hommes. 

li'historien  peut  choisir  dans  le  champ  qui  s'offre 
à  ses  travaux  ;  il  peut  décrire  les  grands  événements 
qui  changent  la  face  d'un  peuple  ou  la  face  du  monde  : 
ou  bien  il  peut  raconter  ce  cours  tranquille  et  pro- 
gressif ou  d'une  nation,  ou  de  l'Eglise,  ou  de  l'huma- 
L  I 


2  PREFACE. 

nité ,  qui  succède  d'ordinaire  à  de  puissantes  mutations 
sociales.  Ces  deux  champs  de  l'histoire  sont  d'une 
haute  importance.  Mais  l'intérêt  a  paru  se  porter  de 
préférence  sur  ces  époques  qui ,  sous  le  nom  de  ré- 
volutions, enfantent  un  peuple  ou  la  société  tout 
entière  à  une  nouvelle  ère  et  à  une  nouvelle  vie. 

C'est  une  telle  transformation  qu'avec  de  très-pe- 
tites forces  j'essaye  de  décrire,  espérant  que  la  beauté 
du  sujet  suppléera  à  mon  insuffisance.  Le  nom  de 
révolution  que  je  lui  donne  est  discrédité  de  nos  jours 
auprès  de  plusieurs,  qui  le  confondent  presque  avec 
révolte.  C'est  à  tort.  Une  révolution  est  un  change- 
ment qui  s'opère  dans  les  choses  du  monde.  C'est 
quelque  chose  de  nouveau  qui  se  déroule  (re^o/p'o) 
du  sein  de  l'humanité;  et  même  ce  mot,  avant  la  fin 
du  dernier  siècle,  a  été  pris  plus  souvent  en  un  bon 
qu'en  un  mauvais  sens  :  une  heureuse,  a-t-on  dit, 
une  merveilleuse  révolution.  La  réformation  étant  le 
rétablissement  des  principes  du  christianisme  primitif, 
est  le  contraire  d'une  révolte.  Elle  a  été  un  mouve- 
ment régénérateur  pour  ce  qui  devait  revivre,  mais 
conservateur  pour  ce  qui  doit  toujours  subsister.  Le 
christianisme  et  la  réformation  ,  tout  en  établissant 
le  grand  principe  de  l'égalité  des  âmes  devant  Dieu, 
tout  en  renvei'sant  les  usurpations  d'un  sacerdoce  su- 
perbe qui  prétendait  s'établir  entre  le  Créateur  et  sa 
créature,  posent  comme  principe  primitif  de  Tordre 
social,  qu'il  n'y  a  point  de  puissance  qui  ne  vienne 
de  Dieu,  et  crient  à  tons  les  hommes  :  «Aimez  tous 
«  vos  frères;  craignez  Dieu;  honorez  le  roi.  « 

La  réformation  se  distingue  éminemment  des  révo- 
jtjtions  de  l'antiquité,  et  de  la  plupart  de  celles  des 


PREFACE.  3 

temps  modernes.  Dans  celles-ci ,  c'est  de  changements 
politiques  qu'il  est  question ,  c'est  d'établir  ou  de  ren- 
verser la  domination  d'un  seul  ou  celle  de  plusieurs. 
L'amour  de  la  vérité,  de  la  sainteté,  de  l'éternité,  fut 
le  ressort  simple  et  puissant  qui  opéra  celle  que  nous 
avons  à  décrire.  Elle  signale  une  marche  progressive 
dans  l'humanité.  En  effet,  si  l'homme,  au  lieu  de  ne 
rechercher  que  des  intérêts  matériels ,  temporels,  ter- 
restres, se  propose  un  but  plus  élevé,  et  recherche 
des  biens  immatériels  et  immortels,  il  avance,  il  pro- 
gresse. La  réformation  est  l'un  des  plus  beaux  jours 
de  cette  marche  glorieuse.  Elle  est  un  gage  que  la 
lutte  nouvelle  qui  maintenant  s'accomplit,  se  termi- 
nera, pour  la  vérité,  par  un  triomphe  plus  pur,  plus 
spirituel  et  plus  magnifique  encore. 

Le  christianisme  et  la  réformation  sont  les  deux 
plus  grandes  révolutions  de  l'histoire.  Elles  ne  s'opé- 
rèrent pas  seulement  chez  un  peuple,  comme  les  di- 
vers mouvements  politiques  que  l'histoire  nous  ra- 
conte, mais  chez  plusieurs  peuples,  et  leurs  effets 
doivent  se  faire  ressentir  jusqu'au  bout  du  monde. 

Le  christianisme  et  la  réformation  sont  la  même 
révolution,  mais  opérée  à  des  époques  et  au  milieu 
de  circonstances  différentes.  Elles  sont  dissemblables 
dans  des  traits  secondaires;  elles  sont  une  dans  les 
lignes  premières  et  principales.  I>'une  est  une  répéti- 
tion de  l'autre.  L'une  finit  le  monde  ancien,  l'autie 
commença  le  monde  nouveau;  entre  elles  est  l'âge 
moyen.  L'une  est  la  mère  de  l'autre,  et  si  la  fille,  à 
quelques  égards,  porte  des  marques  d'infériorité,  elle 
a  d'un  autre  côté  des  caractères  qui  lui  sont  tout  à 
fait  propres. 

I. 


4  PREFACE. 

La  promptitude  de  son  action  est  l'un  de  ces  carac- 
tères. Les  grandes  révolutions  qui  ont  amené  la  chute 
d'une  monarchie,  le  changement  de  tout  un  système 
politique,  ou  qui  ont  lancé  l'esprit  humain  dans  une 
nouvelle  carrière  de  développements,  ont  été  lente- 
ment, graduellement  préparées;  l'ancien  pouvoir  a 
été  longtemps  miné,  et  l'on  en  a  vu  les  principaux 
appuis  peu  à  peu  disparaître.  Il  en  fut  même  ainsi 
lors  de  l'introduction  du  christianisme.  Mais  la  réfor- 
mation semble  au  premier  coup  d'œil  nous  présenter 
un  autre  aspect.  l'Eglise  de  Rome  paraît  sous  Léon  X 
dans  toute  sa  force  et  sa  gloire.  Un  moine  parle,  et 
dans  la  moitié  de  l'Europe,  cette  puissance  et  cette 
gloire  s'écroulent.  Cette  révolution  rappelle  les  pa- 
roles par  lesquelles  le  Fils  de  Dieu  annonce  son  se- 
cond avènement  :  «  Comme  l'éclair  sort  de  l'Orient  et 
se  fait  voir  jusqu'à  l'Occident,  il  en  sera  de  même  de 
l'avènement  du  Fils  de  l'homme,  w 

Cette  promptitude  est  inexplicable  pour  ceux  qui 
ne  voient  dans  ce  grand  événement  qu'une  réforme  , 
qui  en  font  simplement  un  acte  de  critique,  lequel 
consista  à  faire  un  choix  parmi  les  doctrines,  à  lais- 
ser les  unes,  à  garder  les  autres,  et  à  coordonner 
celles  qu'on  avait  retenues,  de  manière  à  en  faire  un 
ensemble  nouveau. 

Comment  tout  un  peuple,  comment  plusieurs  peu- 
ples eussent-ils  fait  si  promptement  un  si  pénible  tra- 
vail? Comment  cet  examen  critique  eût-il  allumé  ce 
feu  de  l'enthousiasme,  qui  est  nécessaire  à  de  grandes 
et  surtout  à  de  promptes  révolutions?  Mais  la  réfor- 
mation fut  tout  autie  chose;  et  c'est  ce  cpie  son  his- 
toire montrera.  Elle  fut  une  nouvelle  effusion  de  cette 


PRÉFACE.  5 

vie  que  le  christianisme  a  apportée  au  monde.  Elle 
fut  le  triomphe  de  la  plus  grande  des  doctrines,  de 
celle  qui  anime  ceux  qui  l'embrassent ,  de  l'enthou- 
siasme le  plus  pur  et  le  plus  puissant,  la  doctrine  de 
la  foi ,  la  doctrine  de  la  grâce.  Si  la  réformation  eût 
été  ce  que  s'imaginent  de  nos  jours  beaucoup  de  ca- 
tholiques et  beaucoup  de  protestants;  si  elle  eût  été 
ce  système  négatif  d'une  raison  négative,  qui  rejette 
enfantinement  ce  qui  lui  déplaît,  et  méconnaît  les 
grandes  idées  et  les  grandes  vérités  du  christianisme 
universel ,  elle  n'eût  jamais  dépassé  les  limites  étroites 
d'une  académie,  d'un  cloître,  d'une  cellule.  Mais  elle 
n'eut  aucun  rapport  avec  ce  que  la  plupart  entendent 
par  protestantisme.  Loin  d'être  un  corps  amaigri, 
épuisé,  elle  se  leva  comme  un  homme  plein  de  puis- 
sance et  de  feu. 

Deux  considérations  expliquent  la  promptitude  et 
l'étendue  de  cette  révolution.  L'une  doit  être  cher- 
chée en  Dieu,  et  l'autre  parmi  les  hommes.  L'impul- 
sion fut  donnée  par  une  main  invisible  et  puissante, 
et  le  changement  qui  s'accomplit  fut  une  œuvre  de 
Dieu.  Voilà  la  conclusion  à  laquelle  est  nécessaire- 
ment amené  un  observateur  impartial,  attentif,  et 
qui  ne  s'arrête  pas  à  la  superficie.  Mais  il  reste  à 
l'historien  un  autre  travail,  car  Dieu  agit  par  des 
causes  secondes.  Plusieurs  circonstances  souvent  ina- 
perçues préparèrent  peu  à  peu  les  hommes  à  la  grande 
transformation  du  seizième  siècle,  en  sorte  que  l'es- 
prit humain  était  mûr  quand  rhe\ire  de  son  émanci- 
pation sonna. 

La  tâche  de  l'historien  est  de  réunir  ces  deux  grands 
éléments  dans  le  tableau  qu'il  présente.  C'est  ce  qu'on 


6  PRÉFACE. 

a  cherché  à  faire  dans  cette  histoire.  On  nous  com- 
prendra facilement  quand  nous  nous  appHquerons  à 
découvrir  les  causes  secondes  qui  contribuèrent  à 
amener  la  révolution  que  nous  devons  décrire.  Plu- 
sieurs nous  comprendront  moins  bien  peut-être,  et 
seront  même  tentés  de  nous  taxer  de  superstition , 
quand  nous  attribuerons  à  Dieu  l'accomplissement 
de  cette  œuvre.  C'est  cependant  là  l'idée  qui  nous  est 
particulièrement  chère.  Cette  histoire,  ainsi  que  l'in- 
dique l'épigraphe  que  nous  lui  avons  donnée,  pose 
avant  tout  et  en  tête  ce  principe  simple  et  fécond  : 
DiiiU  DANS  l'histoire.  Mais  ce  principe  est  généra- 
lement négligé  et  quelquefois  contesté.  Il  nous  paraît 
donc  convenable  d'exposer  sur  ce  sujet  notre  manière 
de  voir,  et  de  justifier  ainsi  la  méthode  que  nous 
avons  suivie. 

L'histoire  ne  saurait  plus  être  de  nos  jours  cette 
lettre  morte  des  événements,  que  la  plupart  des  his- 
toriens antérieurs  se  sont  bornés  à  nous  faire  connaî- 
tre. On  a  compris  qu'il  y  a  dans  l'histoire,  comme 
dans  l'homme,  deux  éléments,  la  matière  et  l'esprit. 
Nos  grands  écrivains  ne  pouvant  se  résigner  à  pro- 
duire simplement  un  récit  matériel ,  qui  ne  serait 
qu'une  chronique  stérile,  ont  cherché  un  principe 
de  vie,  propre  à  animer  les  matériaux  des  siècles 
passés. 

Les  uns  ont  emprunté  à  l'art  ce  principe;  ils  ont 
cherché  la  naïveté,  la  vérité,  le  pittoresque  de  la  des- 
cription, et  ont  tâcbé  de  faire  vivnî  leur  récit  de  la 
vie  des  événements  mêmes. 

D'autres  ont  demandé  à  la  philosophie  l'esprit  qui 


PRÉFACE.  7 

devait  féconder  leurs  travaux.  Ils  ont  uni  aux  événe- 
ments, des  vues,  des  enseignements,  des  vérités  poli- 
tiques et  philosophiques ,  et  ont  animé  leurs  récits  du 
sens  qu'ils  en  ont  fait  jaillir,  et  des  idées  qu'ils  ont 
su  y  rattacher. 

Ces  deux  procédés  sont  bons  sans  doute,  et  doi- 
vent être  employés  dans  certaines  limites.  Mais  il  est 
une  autre  source  à  laquelle  il  faut  avant  tout  deman- 
der l'intelligence,  l'esprit  et  la  vie  des  temps  passés  : 
c'est  la  religion.  Il  faut  que  l'histoire  vive  de  la  vie 
qui  lui  est  propre,  et  cette  vie,  c'est  Dieu.  Dieu  doit 
être  reconnu ,  Dieu  doit  être  proclamé  dans  l'histoire. 
L'histoire  du  monde  doit  être  signalée  comme  les  an- 
nales du  gouvernement  du  roi  souverain. 

Je  suis  descendu  dans  la  lice  oii  m'appelaient  les 
récits  de  nos  historiens.  J'y  ai  vu  les  actions  des  hom- 
mes et  des  peuples  se  développer  avec  énergie ,  s'en- 
tre-choquer  avec  violence;  j'ai  entendu  je  ne  sais 
quel  cliquetis  d'armes  ;  mais  on  ne  m'a  montré  nulle 
part  la  figure  majestueuse  du  juge  qui  préside  au 
combat. 

Et  pourtant,  il  y  a  un  principe  de  vie  émanant 
de  Dieu  dans  tous  les  mouvements  des  peuples.  Dieu 
se  trouve  sur  cette  vaste  scène  où  viennent  successi- 
vement s'agiter  les  générations  des  hommes.  Il  y  est, 
il  est  vrai,  un  Dieu  invisible;  mais  si  la  multitude 
profane  passe  devant  lui,  sans  s'en  soucier,  parce  qu'il 
se  cache,  les  âmes  profondes,  les  esprits  qui  ont  be- 
soin du  principe  même  de  leur  existence,  le  cher- 
chent avec  d'autant  plus  d'ardeur,  et  ne  sont  satisfaits 
que  lorsqu'ils  se  sont  prosternés  à  ses  pieds.  Et  leurs 
recherches  sont  magnifiquement  récompensées.  Car 


8  PREFACE. 

des  hauteurs  où  ils  ont  dû  parvenir  pour  rencontrer 
Dieu,  riiistoire  du  monde,  au  lieu  de  leur  présenter, 
comme  à  la  foule  ignorante,  im  chaos  confus,  leur 
apparaît  comme  un  temple  majestueux  auquel  la  main 
invisible  de  Dieu  même  travaille ,  et  qui  s'élève  à  sa 
gloire  sur  le  roc  de  l'humanité. 

Ne  verrons-nous  pas  Dieu  dans  ces  grandes  appa- 
ritions, ces  grands  personnages,  ces  grands  peuples, 
qui  se  lèvent,  sortent  tout  à  coup,  pour  ainsi  dire, 
de  la  poudre  de  la  terre,  et  donnent  à  l'humanité  une 
impulsion,  une  forme,  une  destinée  nouvelle?  Ne  le 
verrons-nous  pas  dans  ces  héros  qui  jaillissent  de  la 
société,  à  des  époques  déterminées,  qui  déploient  une 
activité  et  une  puissance  au-dessus  des  limites  ordi- 
naires de  la  puissance  humaine,  et  autour  desquels 
se  groupent,  sans  hésiter,  comme  autour  d'un  pou- 
voir supérieur  et  mystérieux,  les  Individus  et  les  peu- 
ples? Qui  les  a  poussées  dans  l'espace  du  temps,  ces 
comètes  à  l'apparence  gigantesque,  à  la  queue  flam- 
boyante, qui  ne  paraissent  qu'à  de  longs  intervalles, 
répandant  sur  la  troupe  superstitieuse  des  mortels, 
ou  l'abondance  et  la  joie,  ou  les  fléaux  et  la  terreur? 
Qui,  si  ce  n'est  Dieu?  Alexandre  cherche  son  origine 
dans  les  demeures  de  la  Disinite.  Et  dans  le  siècle  le 
plus  irréligieux,  il  n'est  pas  de  grande  gloire  qui 
ne  s'efforce  de  se  rattacher  de  quelque  manière  au 
ciel. 

Et  ces  révolutions  qui  viennent  précipiter  d^s  races 
de  rois,  ou  même  des  peuples  tout  entiers  dans  la 
poussière ,  ces  décombres  immenses  que  l'on  rencontre 
au  milieu  des  sables  ,  ces  ruines  majestueuses  que  pré- 
sente le  champ  derhumanitc,  ne  crient-tulles  pas  assez 


PREFACE.  9 

fort  :  jyiea  dans  V histoire?  Gibbon  assis  au  milieu 
des  restes  du  Capitole,  et  en  contemplant  les  décom- 
bres augustes,  y  reconnaît  l'intervention  d'un  destin 
supérieur.  Il  la  voit,  il  la  sent;  en  vain  voudrait-il 
détourner  les  yeux  :  cette  ombre  d'une  mystérieuse 
puissance  reparaît  derrière  chaque  ruine,  et  il  conçoit 
l'idée  d'en  décrire  l'influence,  dans  Tbistoire  de  la  dés- 
organisation ,  de  la  décadence  et  de  la  corruption  de 
ce  pouvoir  romain  qui  avait  asservi  les  peuples.  Cette 
main  puissante  qu'aperçut  à  travers  les  débris  épars 
des  monuments  de  Romulus,  des  reliefs  de  Marc-Au- 
rèle,  des  bustes  de  Cicéron  et  de  Virgile,  des  statues 
de  César  et  d'Auguste,  des  trophées  deTrajan,  et  des 
chevaux  de  Pompée,  un  homme  d'un  génie  admira- 
ble, mais  qui  n'avait  point  fléchi  le  genou  devant 
Jesus-Christ,  ne  la  découvrirons-nous  pas  au  milieu 
de  toutes  les  ruines,  et  ne  la  reconnaîtrons-nous  pas 
pour  celle  de  notre  Dieu? 

Chose  étonnante  !  des  hommes  élevés  au  milieu  des 
grandes  idées  du  christianisme  traitent  de  superstition 
cette  intervention  de  Dieu  dans  les  choses  humaines  , 
elles  païens  eux-mêmes  l'avaient  reconnue! 

Le  nom  que  l'antiquité  hellénique  a  donné  au  Dieu 
souverain,  nous  montre  qu'elle  avait  reçu  des  révéla- 
tions primitives  de  cette  grande  vérité  d'un  Dieu, 
principe  de  l'histoire  et  de  la  vie  des  peuples.  Elle  l'a 
appelé  Zeus^ ,  c'est-à-dire,  celui  qui  donne  la  vie  à 
tout  ce  qui  vit,  aux  individus  et  aux  nations.  C'est  à 
ses  autels  que  les  rois  et  les  peuples  viennent  prêter 
leurs  serments,  et  c'est  de  ses  mystérieuses  inspira- 

\   iJe  vccw,  je  vis. 


To  PREFACE. 

lions  que  Minos  et  d'autres  législateurs  prétendent 
avoir  reçu  leurs  lois.  II  y  a  plus;  cette  grande  vérité 
est  figurée  par  l'un  des  plus  beaux  mythes  de  l'anti- 
quité païenne.  La  mythologie  elle-même  pourrait  en- 
seigner les  sages  de  nos  jours  :  il  nous  semble  que 
c'est  un  fait  qu'il  est  permis  de  constater;  et  peut-être 
en  est-il  qui  opposeront  moins  de  préjugés  aux  ins- 
tructions du  paganisme  qu'à  celles  du  christianisme 
lui-même.  Ce  Zeus,  ce  Dieu  souverain,  cet  Esprit 
éternel,  ce  Principe  de  vie,  est  père  de  Clio,  muse  de 
l'histoire ,  qui  a  pour  mère  Mnémosyne  ou  la  mé- 
moire. L'histoire  réunit  ainsi ,  selon  l'antiquité  ,  une 
nature  céleste  et  une  nature  terrestre.  Elle  est  fille  de 
Dieu  et  de  l'homme.  Mais,  hélas!  la  sagesse  à  courte 
vue  de  nos  jours  orgueilleux  est  loin  de  ces  hauteurs 
de  la  sagesse  païenne.  On  a  ôté  à  l'histoire  son  divin 
père,  et  fille  illégitime,  aventurière  hardie,  elle  s'en 
va  çà  et  là  dans  le  monde,  sans  trop  savoir  d'où  elle 
vient  ni  d'où  elle  sort. 

Mais  cette  divinité  de  l'antiquité  païenne  n'est 
qu'un  pâle  reflet,  une  ombre  incertaine  de  l'Eternel , 
de  Jéhovah.  Le  vrai  Dieu  que  les  Hébreux  adorent 
veut  imprimer  dans  l'esprit  de  tous  les  peuples  qu'il 
règne  perpétuellement  sur  la  terre  :  et  à  cet  effet,  il 
donne,  si  je  puis  ainsi  dire,  un  corps  à  ce  règne  au 
milieu  d'Israël.  Une  théocratie  visible  dut  exister  une 
fois  sur  la  terre,  pour  rappeler  sans  cesse  cette  théo- 
cratie invisible  qui  à  jamais  gouvernera  le  monde. 

Et  quel  éclat  cette  grande  vérité  :  Dieu  dans  l'his- 
toire, ne  reçoit -elle  pas  sous  l'économie  chrétienne! 
Qu'est-ce  que  Jésus-Christ  si  ce  n'est  Dieu  dans  l'his- 
toire? C'est  la  découverte  de  Jésus-Christ  qui  fit  com- 


PREFACE.  1 1 

prendre  l'iiistoire  au  prince  des  historiens  modernes, 
à  Jean  de  Miiller.  «  L'Évangile,  dit-il,  est  l'accomplis- 
«  sèment  de  toutes  les  espérances,  le  point  de  perfec- 
«  tion  de  toute  la  philosophie,  l'explication  de  toutes 
«  les  révolutions,  la  clef  de  toutes  les  contradictions 
«  apparentes  du  monde  physique  et  moral ,  la  vie  et 
«l'immortalité.  Depuis  que  je  connais  le  Sauveur, 
«  tout  est  clair  à  mes  yeux  ;  avec  lui  il  n'est  rien  que 
«  je  ne  puisse  résoudre  ^  » 

Ainsi  parle  ce  grand  historien;  et  en  effet,  n'est-ce 
pas  la  clef  de  la  voûte ,  n'est-ce  pas  le  nœud  mysté- 
rieux qui  lie  ensemble  toutes  les  choses  de  la  terre  et 
les  rattache  au  ciel ,  que  Dieu  a  paru  dans  la  nature 
humaine?  Il  y  a  une  naissance  de  Dieu  dans  l'histoire 
du  monde,  et  Dieu  ne  serait  pas  dans  l'histoire!  Jé- 
sus-Christ est  le  véritable  Dieu  de  l'histoire  des  hom- 
mes. La  petitesse  même  de  son  apparence  le  démontre. 
Si  l'homme  veut  élever  sur  la  terre  un  ombrage,  un 
abri,  attendez  les  préparatifs,  les  matériaux,  les  écha- 
fauds,  les  ouvriers,  les  gravois,  les  fossés,  les  encom- 
bres   Mais  Dieu,  s'il  veut  le  faire,  prend  la  plus 

petite  semence  que  l'enfant  qui  vient  de  naître  eiit 
enfermée  dans  sa  faible  main,  il  la  dépose  dans  le  sein 
de  la  terre,  et  parce  grain,  imperceptible  dans  son 
commencement,  il  produit  cet  arbre  immense  sous 
lequel  les  familles  des  hommes  peuvent  trouver  leur 
ombrage.  Faire  de  grandes  choses  avec  d'impercepti- 
bles moyens,  voilà  la  loi  de  Dieu. 

Cette  loi  trouve  en  Jésus-Christ  son  plus  magnifi- 
que accomplissement.   Le  christianisme,  qui   a   pris 


I   Letu-e  à  Charles  Bonnet. 


12  PREFACE. 

maintenant  possession  des  portes  des  peuples ,  qui 
règne  ou  qui  plane  à  cette  heure  sur  toutes  les  tribus 
de  la  terre,  de  l'orient  au  couchant,  et  que  la  philo- 
sophie incrédule  elle-même  est  obligée  de  reconnaître 
comme  la  loi  spirituelle  et  sociale  de  cet  univers,  le 
christianisme,  ce  qu'il  y  a  de  plus  grand  sous  la  voûte 
des  cieux,  que  dis-je?  dans  l'immensité  infinie  de  la 
création,  quel  a  été  son  commencement?.,.  Un  enfant 
né  dans  la  plus  petite  ville  de  la  nation  la  plus  mé- 
prisée de  la  terre,  un  enfant  dont  la  mère  n'a  pas  eu 
même  ce  qu'a  la  plus  indigente,  la  plus  misérable 
femme  de  l'une  de  nos  cités,  une  chambre  pour  mettre 
au  monde;  un  enfant  né  dans  une  étable,  et  couché 

dans  une  crèche O  Dieu  !  je  te  reconnais  là  et  je 

t'adore!.... 

La  réformation  a  connu  cette  loi  de  Dieu  et  a  eu 
la  conscience  qu'elle  l'accomplissait.  L'idée  que  Dieu 
est  dans  l'histoire  fut  souvent  émise  par  les  réfor- 
mateurs. Nous  la  trouvons  en  particulier  exprimée 
une  fois  par  Luther,  sous  l'une  de  ces  figures  fami- 
lières et  bizarres,  mais  non  sans  quelque  grandeur, 
dont  il  aimait  à  se  servir  pour  être  compris  du  peu- 
ple. «Le  monde,  »  disait-il  un  jour  dans  une  conver- 
sation de  table  avec  ses  amis,  «  le  monde  est  un  vaste 
«  et  magnifique  jeu  de  cartes,  composé  d'empereurs, 
«  de  rois,  de  princes,  etc.  Le  pape,  pendant  plusieurs 
«  siècles,  a  vaincu  les  empereurs,  les  princes  et  les 
«rois.  Us  ont  plié  et  sont  tombés  sous  lui.  Alors 
«  notre  Seigneur  Dieu  est  venu.  Il  a  donné  les  cartes  : 
«  il  a  pris  pour  lui  la  plus  petite  (^Luther),  et  avec  elle 
«  il  a  battu  le  pape,  ce  vainqueur  des  rois  de  la  terre... 
«  C'est  l'as  de  Dieu.  Jl  a  renversé  de  dessus  leurs  troncs 


PRÉFACE.  i3 

'(  les  puissants,  et  il  a  élevé  les  petits,  dit  Marie  '.  » 

L'époque  dont  je  désire  retracer  l'histoire  est  im- 
portante pour  le  temps  actuel.  L'homme,  quand  il 
sent  sa  faiblesse,  est  généralement  porté  à  chercher 
son  secours  dans  les  institutions  qu'il  voit  debout  au- 
tour de  lui,  ou  dans  des  inventions  hasardées  de  son 
imagination.  L'histoire  de  la  réformation  montre  que 
l'on  ne  fait  rien  de  nouveau  avec  des  choses  vieilles, 
et  que  si,  selon  la  parole  du  Sauveur,  il  faut  des 
vaisseaux  neufs  pour  du  vin  nouveau ,  il  faut  aussi  du 
vin  nouveau  pour  des  vaisseaux  neufs.  Elle  adresse 
l'homme  à  Dieu  qui  opère  tout  dans  l'histoire  ;  à  cette 
Parole  divine,  toujours  ancienne  par  l'éternité  des 
vérités  qu'elle  renferme,  toujours  nouvelle  par  l'in- 
fluence régénératrice  qu'elle  exerce,  qui  épura,  il  y 
a  trois  siècles,  la  société,  qui  rendit  alors  la  foi  en 
Dieu  aux  âmes  que  la  superstition  avait  affaiblies,  et 
qui,  à  toutes  les  époques  de  l'humanité,  est  la  source 
d'où  procède  le  salut. 

Il  est  singulier  de  voir  un  grand  nombre  des  hom- 
mes qu'agite  a.  cette  heure  un  besoin  vague  de  croire 
à  quelque  chose  de  fixe ,  s'adresser  maintenant  au 
vieux  catholicisme.  En  un  sens,  ce  mouvement  est 
naturel;  la  religion  est  si  peu  connue,  que  l'on  ne 
pense  pas  la  trouver  ailleurs  que  là  où  on  la  voit  affi- 
chée en  gi'andes  lettres  sur  une  enseigne  que  le  temps 
a  rendue  respectable.  Nous  ne  disons  pas  que  tout 
catholicisme  soit  incapable  de  donner  à  l'homme  ce 
dont  il  a  besoin.  Nous  croyons  qu'il  faut  distinguer 

I  Discours  de  table,  ou  Colloquia. 


ï4  PRÉFACE. 

soigneusement  le  catholicisme  de  la  papauté.  La  pa- 
pauté est,  selon  nous,  un  système  erroné  et  destruc- 
teur ;  mais  nous  sommes  loin  de  confondre  le  catho- 
licisme avec  elle!  Que  d'hommes  respectables,  que  de 
vrais  chrétiens  n'a  pas  renfermés  l'Église  catholique! 
Quels  services  immenses  le  catholicisme  n'a-t-il  pas 
rendus  aux  peuples  actuels  ,  au  moment  de  leur  for- 
mation ,  dans  un  temps  oii  il  était  encore  fortement 
imprégné  d'Evangile,  et  où  la  papauté  ne  se  dessinait 
encore  au-dessus  de  lui  que  comme  une  ombre  incer- 
taine! Mais  nous  n'en  sommes  plus  à  ces  temps.  On 
s'efforce  de  nos  jours  de  rattacher  le  catholicisme  à  la 
papauté;  et  si  l'on  présente  des  vérités  catholiques 
chrétiennes,  ce  ne  sont  guère  que  des  appâts  dont 
on  se  sert  pour  attirer  dans  les  filets  de  la  hiérarchie; 
il  n'y  a  donc  rien  à  attendre  de  ce  c6té-là.  La  papauté 
a-t-elle  renoncé  à  une  de  ses  pratiques,  de  ses  doc- 
trines, de  ses  prétentions?  Cette  religion,  qui  n'a  pu 
être  supportée  par  d'autres  siècles,  ne  le  sera-t-elle 
pas  bien  moins  encore  par  le  notre?  Quelle  régéné- 
ration a-t-on  jamais  vu  émaner  de  Rome?  Est-ce  de 
la  hiérarchie  pontificale,  toute  remplie  de  passions 
terrestres ,  que  peut  provenir  l'esprit  de  foi ,  de  cha- 
rité, d'espérance,  qui  seul  nous  sauvera?  Est-ce  un 
système  épuisé,  qui  n'a  pas  de  vie  pour  lui-même,  qui 
lutte  partout  avec  la  mort,  et  qui  ne  subsiste  que  par 
des  secours  pris  en  dehors  de  lui ,  qui  pouna  donner 
de  la  vie  à  d'autres,  et  animer  la  société  chrétienne 
du  souffle  céleste  dont  elle  a  besoin  ? 

Ce  vide  du  cœur  et  de  l'esprit  qui  commence  à 
agiter  plusieurs  de  nos  contemporains,  en  portera-t-il 
d'autres  à  s'adresser  au  nouveau  proleslantisme,  qui 


PREFACE. 


1  D 


en  plusieurs  lieux  a  succédé  aux  puissantes  doctrines 
du  temps  des  apôtres  et  des  réformateurs?  Un  grand 
vague  de  doctrine  règne  dans  plusieurs  de  ces  Églises 
réformées ,  dont  les  membres  primitifs  ont  scellé  de 
leur  sang  la  foi  précise  et  vivante  qui  les  animait. 
Des  hommes  remarquables  par  leurs  lumières,  sensi- 
bles à  tout  ce  que  cette  terre  présente  de  beau ,  s'y 
trouvent  emportés  dans  de  singulières  aberrations. 
Une  foi  générale  à  la  divinité  de  l'Évangile  est  le  seul 
étendard  que  l'on  veuille  maintenir.  Mais  qu'est-ce 
que  cet  Évangile?  C'est  là  la  question  essentielle  :  et 
pourtant  ici  l'on  se  tait,  ou  bien  chacun  parle  à  sa 
manière.  Que  sert  de  savoir  qu'il  y  a  au  milieu  des 
peuples  un  vase  que  Dieu  a  déposé  pour  les  guérir, 
si  l'on  ne  se  soucie  pas  de  son  contenu,  si  l'on  ne 
s'efforce  pas  de  se  l'approprier?  Ce  système  ne  peut 
remplir  le  vide  du  temps  actuel.  Tandis  que  la  foi 
des  apôtres  et  des  réformateurs  se  montre  mainte- 
nant partout  active  et  puissante  pour  la  conversion 
du  monde,  ce  système  vague  ne  fait  rien,  n'éclaire 
rien ,  ne  vivifie  rien. 

Mais  ne  soyons  pas  sans  espérance.  Le  catholicisme 
romain  ne  confesse-t-il  pas  les  grandes  doctrines  du 
christianisme,  ce  Dieu  Père,  Fils  et  Saint-Esprit, 
Créateur,  Sauveur  et  Sanctificateur,  qui  est  la  vérité? 
Le  protestantisme  vague  ne  tient-il  pas  en  main  K- 
Livre  de  vie  qui  est  suffisant  pour  enseigner,  pour 
convaincre,  pour  instruire  selon  la  justice?  Et  que 
d'âmes  droites,  nobles  aux  yeux  des  hommes,  aima- 
bles aux  yeux  de  Dieu,  ne  se  trouvent  pas  parmi 
ceux.qui  sont  soumis  à  ces  deux  systèmes!  Comment 
no  pas  les  aimer  ?  comment  ne  pas  désirer  ardemment 


i6  PRÉFACE, 

leur  complet  affranchissement  des  éléments  humains? 
La  charité  est  vaste;  elle  embrasse  les  opinions  les 
plus  éloignées,  pour  les  entraîner  aux  pieds  de  Jésus- 
Christ. 

Déjà  il  est  des  signes  qui  montrent  que  ces  deux 
opinions  extrêmes  sont  en  marche  pour  se  l'appro- 
cher de  Jésus-Christ,  qui  est  le  centre  de  la  vérité. 
N'est-il  pas  quelques  églises  catholiques  romaines  où 
la  lecture  de  la  Bible  est  recommandée  et  pratiquée? 
et  quant  au  rationalisme  protestant,  que  de  pas  il  a 
déjà  faits!  Il  n'est  point  sorti  de  la  réformation,  car 
l'histoire  de  cette  grande  révolution  prouvera  qu'elle 
fut  une  époque  de  foi;  mais  ne  peut-on  pas  espérer 
qu'il  s'en  rapproche  ?  La  force  de  la  vérité  ne  sortira- 
t-elle  pas  pour  lui  de  la  Parole  de  Dieu,  et  ne  vien- 
dra-t-elle  pas  le  transformer  ?  Déjà  l'on  voit  souvent 
en  lui  un  sentiment  religieux,  insuffisant  sans  doute, 
mais  qui  est  un  mouvement  vers  la  saine  doctrine, 
et  qui  peut  faire  espérer  des  progrès  définitifs. 

Mais  le  nouveau  protestantisme,  comme  le  vieux 
catholicisme,  sont,  en  eux-mêmes,  hors  de  question 
et  hors  de  combat.  Il  faut  autre  chose  pour  rendre 
aux  hommes  de  nos  jours  la  puissance  qui  sauve.  Il 
faut  quelque  chose  qui  ne  soit  pas  de  l'homme,  mais 
qui  vienne  de  Dieu.  «  Que  l'on  me  donne,  disait 
«  Archimède,  un  point  hors  du  monde,  et  je  l'eniè- 
<f  verai  de  ses  pôles.  »  Le  vrai  christianisme  est  ce 
point  hors  du  monde  ,  qui  déplace  le  cœur  de  l'homme 
du  double  pivot  de  l'égoïsme  et  de  la  sensualité,  et 
qui  déplacera  un  jour  le  monde  tout  entier  de  sa 
mauvaise  voie,  et  le  fera  tourner  sur  un  axe  nouveau 
de  justice  et  de  paix. 


PRÉFACE.  17 

Toutes  les  fois  qu'il  a  été  question  de  religion,  il 
y  a  eu  trois  objets  sur  lesquels  l'attention  a  été  por- 
tée :  Dieu,  l'homme,  le  prêtre.  Il  ne  peut  y  avoir  que 
trois  espèces  de  religion  sur  la  terre,  suivant  que  c'est 
Dieu ,  l'homme  ou  le  prêtre  qui  en  est  l'auteur  et  le 
chef.  J'appelle  religion  du  prêtre,  celle  qui  est  in- 
ventée par  le  prêtre,  pour  la  gloire  du  prêtre,  et  où 
une  caste  sacerdotale  domine.  J'appelle  religion  de 
l'homme,  ces  systèmes,  ces  opinions  diverses  que  se 
fait  la  raison  humaine,  et  qui,  créés  par  l'homme 
malade  ,  sont  par  conséquent  privés  de  toute  force 
pour  le  guérir.  J'appelle  religion  de  Dieu,  la  vérité 
telle  que  Dieu  lui-même  l'a  donnée ,  et  qui  a  pour 
but  et  pour  effet  la  gloire  de  Dieu  et  le  salut  de 
l'homme. 

Le  hiérarchisme  ou  la  religion  du  prêtre,  le  chris- 
tianisme ou  la  religion  de  Dieu  ,  le  rationalisme  ou 
la  religion  de  l'homme  ,  voilà  les  trois  doctrines  qui 
se  partagent  de  nos  jours  la  chrétienté.  Il  n'y  a  aucun 
salut  ni  pour  l'homme,  ni  pour  la  société,  soit  dans 
le  hiérarchisme,  soit  dans  le  rationalisme.  Le  chris- 
tianisme seul  donnera  la  vie  au  monde;  et  malheu- 
reusement des  trois  systèmes  dominants  il  n'est  pas 
celui  qui  compte  le  plus  de  sectateurs. 

11  en  a  cependant.;  I^e  christianisme  opère  sou 
œuvre  de  régénération  chez  beaucoup  de  catholiques 
de  l'Allemagne,  et  sans  doute  d'autres  contrées  encore. 
Il  l'accomplit  avec  plus  de  pureté  et  de  force ,  selon 
nous,  parmi  les  chrétiens  évangéliques  de  la  Suisse, 
de  la  France,  de  la  Grande-Bretagne,  des  Etats- 
Unis,  etc.  Dieu  soit  béni  de  ce  que  les  régénérations 
individuelles  ou  sociales  que  l'Evangile  produit  ne 
1.  2 


i8  PRÉFACE. 

sont  plus  de  nos  jours  de  ces  raretés  qu'il  faut  alïer 
chercher  dans  d'antiques  annales. 

C'est  l'histoire  de  la  réformation  en  général  que  je 
désire  écrire.  Je  me  propose  de  la  suivre  chez  les  di- 
vers peuples,  de  montrer  que  les  mêmes  vérités  ont 
produit  partout  les  mêmes  effets,  mais   de  signaler 
aussi  les  diversités  qui  proviennent  du  caractère  dif- 
férent des  nations.  Et  d'abord ,  c'est  surtout  en  Alle- 
magne qu'on  trouve  le  type  primitif  de  la  réforme  ; 
c'est  là  qu'elle  présente   les  développements  les  plus 
organiques;  c'est  là  principalement   qu'elle  porte  le 
caractère  d'une  révolution  qui  n'est  pas  limitée  à  tel 
ou  tel  peuple,  mais  qui  concerne  le  monde  universel, 
La  réformation  en  Allemagne  est  l'histoire  fondamen- 
tale de  la  réforme  ;  elle  est  la  grande  planète  ;  les  autres 
réformations  sont  les  planètes  secondaires,  qui  tour- 
nent avec  elle,  éclairées  du  même  soleil,  coordonnées 
dans  le  même  système,  mais  ayant  une  existence  pro- 
pre, répandant  chacune  un  éclat  différent,  et  possé- 
dant toujours  leur  beauté  particulière.  On  peut  appli- 
quer aux  réformations  du  seizième  siècle,  cette  parole 
de  saint  Paul  :  «  Autre  est  la  gloire  du  soleil,  et 
a  autre  la  gloire  de  la  lune,   et  autre  la  gloire  des 
a  étoiles;    et   une  étoile  est   différente    d'une  autre 
«  étoile  en  gloire. w  (i  Cor.  xv,  ^i.)  La  réformation 
suisse  s'opéra  en  même  temps   que  la  réforme  alle- 
mande et  indépendamment  d'elle,  et  présenta,  surtout 
plus  tard,  quelques-uns  de  ces  grands  traits  qui  se  trou- 
vent dans  la    réformation    germanique.    La  réforme 
d'Angleterre  se  recommande  d'une  manière  toute  par- 
ticulière à  notre  attention  par  l'influence  puissante 
que  l'Eglise  de  ce  rovaume  exerce  maintenant  sur  le 


PRÉFACE.  19 

monde  universel.  Mais  des  souvenirs  de  famille  et  de 
refuo^e,  la  pensée  de  combats,  de  souffrances,  d'exils 
soutenus  pour  la  cause  de  la  rëformation  en  France, 
prêtent  pour  moi  à  la  réforme  française  un  attrait 
particulier;  considérée  en  elle-même,  et  déjà  dans  la 
date  de  son  origine,  elle  offre  d'ailleurs  des  beautés 
qui  lui  sont  propres. 

Je  crois  que  la  réformation  est  une  œuvre  de  Dieu; 
on  a  pu  le  voir.  Cependant,  j'espère  être  impartial  en 
en  retraçant  l'histoire.  Je  pense  avoir  parlé  des  prin- 
cipaux acteurs  catholiques  romains  de  ce  grand  drame, 
de  Léon  X,  d'Albert  de  Magdebourg,  de  Charles- 
Quint,  du  docteur  Eck ,  par  exemple,  d'une  manière 
plus  favorable  que  ne  l'ont  fait  la  plupart  des  histo- 
riens. D'un  autre  coté,  je  n'ai  point  voulu  cacher  les 
défauts  et  les  fautes  des  réformateurs. 

Dès  l'hiver  de  i83r  à  i832,  j'ai  fait  des  lectures 
publiques  sur  l'époque  de  la  réformation.  Je  publiai 
alors  mon  discours  d'ouverture  ^  Ces  cours  ont  servi 
de  travail  préparatoire  à  l'histoire  que  je  livre  main- 
tenant au  public. 

Cette  histoire  a  été  puisée  dans  les  sources  avec 
lesquelles  m'ont  familiarisé  un  long  séjour  en  Alle- 
magne, dans  les  Pavs-Bas  et  en  Suisse ,  et  l'étude  dans 
les  langues  originales  des  documents  relatifs  à  l'histoire 
religieuse  de  la  Grande-Bretagne  et  de  quelques  au- 
tres contrées  encore.  On  trouve  ces  sources  indiquées 
en  notes  dans  le  cours  de  l'ouvrage  :  il  est  donc  inu- 
tile de  les  citer  ici. 

i  Discours  sur  l'étude  de  l'histoire  du  christianisme,  et  son 
utilité  pour  l'époque  actuelle.  Paris,  i83a,  chez  T.  J.  Risler, 

■2. 


20  PREFACE. 

J'aurais  désiré  justifier  par  beaucoup  de  notes  ori- 
ginales les  diverses  parties  de  mon  récit  :  j'ai  craint 
que,  longues  et  fréquentes,  elles  n'interrompissent  le 
cours  de  la  narration  d'une  manière  désagréable  pour 
le  lecteur.  Je  me  suis  donc  borné  à  quelques  passages 
qui  me  paraissaient  propres  à  mieux  l'initier  à  l'his- 
toire que  je  raconte. 

J'adresse  cette  histoire  à  ceux  qui  aiment  à  voir  les 
choses  passées  simplement  comme  elles  furent,  et  no» 
à  l'aide  de  ce  verre  magique  du  génie  qui  les  colore, 
les  agrandit,  mais  quelquefois  aussi  les  diminue  ou 
les  altère.  Ce  n'est  ni  la  philosophie  du  dix-huitième 
siècle,  ni  le  romantisme  du  dix-neuvième,  qui  me 
fourniront  mes  jugements  et  mes  couleurs;  j'écris 
l'histoire  de  la  réformation  dans  l'esprit  de  cette  œuvre 
elle-même.  Les  principes,  a-t-on  dit,  ne  sont  pas  mo- 
destes. Leur  nature  est  de  dominer,  et  ils  en  reven- 
diquent imperturbablement  le  bénéfice.  Rencontrent- 
ils  sur  leur  chemin  d'autres  principes  qui  veuillent 
leur  contester  l'empire,  ils  leur  livrent  bataille  aussi- 
tôt. Un  principe  ne  se  repose  que  lorsqu'il  a  vaincu. 
Et  il  n'en  peut  être  autrement,  régner  est  sa  vie;  s'il 
ne  règne  pas,  il  est  mort.  Ainsi,  tout  en  déclarant 
que  je  ne  puis  ni  ne  veux  rivaliser  avec  d'autres  his- 
toriens de  la  réformation ,  je  fais  ma  réserve  pour  les 
principes  sur  lesquels  cette  histoire  repose ,  et  je  main- 
tiens inébraulablement  leur  supériorité. 

Jusqu'à  cette  heure  nous  ne  possédons  pas ,  ce  me 
semble,  en  français,  une  histoire  de  la  mémorable 
époque  qui  va  m'occuper.  Rien  n'annonçait  qu'une 
telle  lacune  dût  être  remplie  quand  j'ai  commencé 
cet  ouvrage.  Cette  circonstance  seule  a  pu  me  porter 


PREFACE.  2 1 

à  l'entreprendre,  et  je  l'allègue  ici  comme  ma  justifi- 
cation. La  lacune  existe  encoi-e;  et  je  demande  à  Celui 
duquel  procède  tout  ce  qui  est  bon,  de  faire  que  ce 
faible  travail  ne  demeure  pas  stérile  pour  quelques- 
uns  de  ceux  qui  le  liront. 

Aux  Eaux-Vives,  près  Genève ,  août   i835. 


HISTOIRE 


DK 


LA  RÉFORMATION 

DU  SEIZIÈME  SIÈCLE. 


LIVRE  PREMIER. 


ETAT   DES  CHOSES   AVANT  LA   REFORMATION. 


J_JE  monde  atïaibli  chancelait  sur  ses  bases  quand 
le  christianisme  parut.  Les  religions  nationales, 
qui  avaient  snffi  aux  pères,  ne  satisfaisaient  plus 
les  enfants.  La  nouvelle  génération  ne  pouvait  plus 
se  caser  dans  les  anciennes  formes.  Les  dieux  de 
toutes  les  uations,  transportés  dans  Rome,  y 
avaient  perdu  leurs  oracles,  comme  les  peuples 
y  avaient  perdu  leur  liberté.  Mis  face  à  face  dans 
leCapitole,  ils  s'étaient  mutuellement  détruits,  et 
leur  divinité  avait  disparu.  Un  grand  vide  s'était 
fait  dans  la  religion  du  monde. 


aZj  LE  CHRISTIANISME. 

Un  certain  déisme,  dépourvu  d'esprit  et  de  vie, 
surnagea  pendant  quelque  temps  au-dessus  de 
l'abîme  où  s'étaient  englouties  les  vigoureuses 
superstitions  des  anciens.  Mais,  comme  toutes  les 
croyances  négatives,  il  ne  pouvait  édifier.  Les 
étroites  nationalités  tombèrent  avec  leurs  dieux. 
Les  peuples  se  fondirent  les  uns  dans  les  autres. 
En  Europe,  en  Asie,  en  Afrique,  il  n'y  eut  plus 
qu'un  empire,  et  le  genre  humain  commença  à 
sentir  son  universalité  et  son  unité. 

Alors  la  Parole  fut  faite  chair. 

Dieu  parut  parmi  les  hommes,  et  comme  un 
homme,  afin  de  sauver  ce  qui  était  perdu.  En  Jé- 
sus de  Nazareth  habita  corporellement  toute  la 
plénitude  de  la  Divinité. 

C'est  ici  le  plus  grand  événement  des  annales 
du  monde.  Les  temps  anciens  l'avaient  préparé  : 
les  nouveaux  en  découlent.  Il  est  leur  centre,  leur 
lien  et  leur  unité. 

Dès  lors  toutes  les  superstitions  des  peuples, 
n'eurent  plus  aucun  sens,  et  les  minces  débris 
qu'elles  avaient  sauvés  du  grand  naufrage  de  l'in- 
crédulité s'engloutirent  devant  le  soleil  majestueux 
de  la  vérité  éternelle. 

Le  Fils  de  l'homme  vécut  trente-trois  années 
ici-bas,  guérissant  des  malades,  instruisant  des 
pécheurs,  n'ayant  pas  un  lieu  où  reposer  sa  tête, 
et  faisant  éclater,  au  sein  de  cet  abaissement,  une 
grandeur,  une  sainteté,  une  puissance,  une  divi- 
nité que  le  monde  n'avait  jamais  connues.  Il  souf- 
frit, il  mourut,  il  ressuscita,  il  monta  dans  les 
cieux.  Ses  disciples,  en  commençant  par  Jérusalem^ 


DELX    PRINCIPES    DISTIJNCTIFS.  2  0 

parcoururent  l'Empire  et  le  inonde,  annonçant 
partout  leur  Maître  comme  «  l'auteur  du  salut 
éternel.  »  Du  sein  d'un  peuple  qui  rejetait  Ions 
les  peuples  sortit  la  miséricorde  qui  les  appelait 
et  les  embrassait  tous.  Un  grand  nombre  d'Asiates, 
de  Grecs,  de  Romains,  conduits  jusqu'alors  par 
des  prêtres  aux  pieds  de  muettes  idoles,  crurent 
à  la  Parole.  Elle  éclaira  soudain  la  terre,  comme 
un  regard  du  soleil,  dit  Eusebe^  Un  souffle  de 
vie  commença  à  se  mouvoir  sur  ce  vaste  champ 
de  la  mort.  Un  nouveau  peuple,  une  nation  sainte 
se  forma  parmi  les  hommes;  et  le  monde  étonné 
contempla  dans  les  disciples  du  Galiléen  une  pu- 
reté, un  renoncement,  une  charité,  un  héroïsme, 
dont  il  avait  perdu  jusqu'à  l'idée. 

Deux  principes  distinguaient  surtout  la  nou- 
velle religion  de  tous  les  systèmes  humains  qu'elle 
chassait  devant  elle.  L'un  avait  rapport  aux  mi- 
nistres du  culte,  l'autre  aux  doctrines. 

Les  ministres  du  paganisme  étaient  presque  les 
dieux  auxquels  se  rapportaient  ces  religions  hu- 
maines. Les  prêtres  égyptiens,  gaulois,  gètes , 
germains,  bretons,  hindous,  menaient  les  peu- 
ples, aussi  longtemps  du  moins  que  les  yeux  des 
peuples  n'étaient  pas  ouverts.  Jésus-Christ  établit 
sans  doute  un  ministère,  mais  il  ne  fonda  point 
un  sacerdoce  particulier  :  il  détrôna  les  idoles 
vivantes  des  nations  ,  détruisit  une  hiérarchie 
superbe,  enleva  à  l'homme  ce  que  l'homme  avait 
enlevé  à  Dieu,  et  rétabht  l'âme  en   un  contact 

I    Ola  Ti;  /(Àtou  pcAr,.  (Hist.  Eccl.  II,  i.) 


:i6  DKl  X    PRINCIPES    DISTINCTIFS. 

immédiat  avec  la  source  divine  de  la  vérité,  en 
se  proclamant  seul  maître  et  seul  médiateur  : 
«  Christ  seul  est  votre  maître,  dit-il  :  pour  vous, 
vous  êtes  tous  frères  '.  » 

Quant  à  la  doctrine,  les  religions  humaines 
avaient  enseigné  que  le  salut  venait  de  l'homme. 
Les  religions  de  la  terre  avaient  fait  un  salut  ter- 
restre. Elles  avaient  dit  à  l'homme  que  le  ciel  lui 
serait  donné  comme  un  salaire;  elles  en  avaient 
fixé  le  prix,  et  quel  prix!  La  religion  de  Dieu 
enseigna  que  le  salut  venait  de  Dieu,  qu'il  était 
mi  don  du  ciel,  qu'il  émanait  d'une  amnistie,  d'une 
grâce  du  souverain  :  «  Dieu,  dit- elle,  a  donné  la 
vie  éternelle  ^.  » 

Sans  doute  le  christianisme  ne  peut  se  résumer 
dans  ces  deux  points;  mais  ils  semblent  dominer 
le  sujet,  surtout  quand  il  s'agit  d'histoire.  Et  dans 
l'impossibilité  on  nous  sommes  de  suivre  l'opposi- 
tion entre  la  vérité  et  l'erreur  dans  tous  ses  traits, 
nous  avons  du  choisir  les  plus  saillants. 

Tels  étaient  donc  deux  des  principes  constitu- 
tifs de  la  religion  qui  prenait  alors  possession  de 
l'Empire  et  du  monde.  Avec  eux  on  est  dans  les 
vrais  termes  du  christianisme,  hors  d'eux  le  chris- 
tianisme s'évanouit.  De  leur  conservation  ou  de 
leur  perte  dépendait  sa  chute  ou  sa  grandeur.  Ils 
sont  intimement  unis;  car  on  ne  peut  élever  les 
prêtres  de  l'Eglise  ou  les  œuvres  des  fidèles,  sans 
abaisser  Jésus-Christ  dans  sa  double  qualité  de 

1  Matf.  XXIIi ,  8. 

2  I    Jean  V,  1 1. 


FORMATION    L»E    LA    PAPALTE.  I""] 

médiateur  et  de  rédempteur.  L'un  de  ces  prin- 
cipes devait  dominer  l'histoire  de  la  religion , 
l'autre  devait  en  dominer  la  doctrine.  Ils  régnè- 
rent au  commencement  l'un  et  l'autre.  Voyons 
comment  ils  se  perdirent,  et  suivons  d'abord  les 
destinées  du  premier. 

L'Eglise  fut  au  commencement  un  peuple  de 
frères,  conduits  par  des  frères.  Tous  ensemble 
étaient  enseignés  de  Dieu,  et  chacun  avait  le  droit 
de  venir  puiser  pour  soi-même  à  la  source  divine 
de  la  lumière  ^  Les  Epîtres,  qui  décidaient  alors 
des  grandes  questions  de  doctrine,  ne  portaient 
pas  le  nom  pompeux  d'un  seul  homme,  d'un  chef. 
Les  saintes  Ecritures  nous  apprennent  qu'on  y 
lisait  simplement  ces  mots  :  «  Les  apôtres,  les  an- 
ciens et  les  frères,  à  nos  frères  *.  » 

Mais  déjà  les  écrits  mêmes  des  apôtres  nous 
annoncent  que,  du  milieu  de  ces  frères,  s'élèvera 
un  pouvoir  qui  renversera  cet  ordre  simple  et 
primitif^. 

Contemplons  la  formation  et  suivons  les  déve- 
loppements de  ce  pouvoir  étranger  à  l'Eglise. 

Paul,  de  Tarse,  l'un  des  plus  grands  apôtres  de 
la  religion  nouvelle,  était  arrivé  à  Rome,  capitale 
de  l'Empire  et  du  monde,  préchant  le  salut  qui 
vient  de  Dieu.  Une  Église  se  forma  à  côté  du  trône 
des  Césars.  Fondée  par  cet  apôtre,  elle  fut  com- 
posée d'abord  de  quelques  Juifs  convertis,  de 
quelques  Grecs  et  de  quelques  citoyens  de  Rome. 

1  Jean  VI,  45. 
•2  Act.  XV,  Î43. 
3  2  Thess.  II. 


28  PRIiMIERS    ENVAHISSEfllENTS. 

Elle  brilla  longtemps  comme  une  lumière  pure 
placée  sur  une  montagne.  Sa  foi  fut  partout  re- 
nommée; mais  bientôt  elle  dévia  de  son  état  pri- 
mitif. Ce  fut  par  de  petits  commencements  que 
les  deux  Rome  s'acheminèrent  à  la  domination 
usurpée  du  monde. 

Les  premiers  pasteurs  ou  évéques  de  Rome 
s'occupèrent  de  bonne  heure  de  la  conversion 
des  bourgs  et  des  villes  qui  environnaient  cette 
cité.  La  nécessité  où  se  trouvaient  les  évéques  et 
les  pasteurs  de  la  Campagne  de  Rome,  de  recou- 
rir, dans  des  cas  difficiles,  à  un  guide  éclairé,  et 
la  reconnaissance  qu'ils  devaient  à  l'Eglise  de  la 
métropole,  les  portèrent  à  demeurer  avec  elle 
dans  une  étroite  union.  On  vit  alors  ce  qui  s'est 
toujours  vu  en  des  circonstances  analogues  :  cette 
luîion  si  naturelle  dégénéra  bientôt  en  dépen- 
dance. Les  évéques  de  Rome  regardèrent  comme 
un  droit  la  supériorité  que  les  Églises  voisines 
leur  avaient  librement  concédée.  C'est  des  em- 
piétements des  pouvoirs  que  se  compose  eu 
grande  partie  l'histoire;  comme  la  résistance  de 
ceux  dont  les  droits  sont  envahis ,  en  forme  l'au- 
tre. La  puissance  ecclésiastique  ne  pouvait  échap- 
per à  l'enivrement  qui  pousse  tous  ceux  qui  sont 
élevés  à  vouloir  s'élever  plus  encore.  Elle  subit 
cette  loi  de  l'humanité. 

Néanmoins,  la  suprématie  de  l'évéque  romain 
se  bornait  alors  a  inspecter  les  Églises  qui  se  trou- 
vaient dans  le  territoire  soumis  civilement  au 
préfet  de  Rome  '.  Mais  le  rang  que  cette  ville  des 

1   Subiirbicaria  loca.  —  \  oyez  le  6^  canon  du  concile  de 


INFLUENCE    DE    ROME.  9,9 

empereurs  occupait  dans  le  monde  présentait  à 
l'ambition  de  son  premier  pasteur  des  destinées 
plus  vastes  encore.  La  considération  dont  jouis- 
saient dans  le  second  siècle  les  divers  évéques  de 
la  chrétienté,  était  proportionnée  au  rang  de  la 
ville  où  ils  résidaient.  Or,  Rome  était  la  plus 
grande,  la  plus  riche  et  la  plus  puissante  cité  du 
monde.  Elle  était  le  siège  de  TEmpire,  la  mère 
des  peuples  :  «  Tous  les  habitants  de  la  terre  lui 
appartiennent,  »  dit  Julien';  et  Claudien  la  pro- 
clame «  la  source  des  lois  ^.  » 

Si  Rome  est  la  reine  des  cités  de  l'univers,  pour- 
quoi son  pasteur  ne  serait-il  pas  le  roi  des  évé- 
ques? Pourquoi  l'Église  romaine  ne  serait-elle  pas 
mère  de  la  chrétienté?  Pourquoi  les  peuples  ne 
seraient-Us  pas  ses  enfants,  et  son  autorité,  leur 
loi  souveraine?  Il  était  facile  au  cœur  ambitieux 
de  l'homme  de  faire  de  tels  raisonnements.  L'am- 
bitieuse Rome  les  fit. 

Ainsi  Rome  païenne,  en  tombant,  envoya  à 
l'humble  ministre  du  Dieu  de  paix,  assis  au  mi- 
lieu de  ses  ruines,  les  titres  superbes  que  son  in- 
vincible épée  avait  conquis  sur  les  peuples  de  la 
terre. 

Les  évéques  des  diverses  parties  de  l'Empire, 

Nicée,  que  Rufin  (Hist.  ecclés.,  X,  6)  cite  ainsi  :  «  Et  ut  apud 
«  Alexaiidriam  et  in  urbe  Roma,  vetusta  consuetudo  servetur, 
«  ut  vel  ille  ^Egypti,  vel  hic  submbicariariim  ecclesiarum  sol- 
«  licitudinem  gerat,  etc.  » 

1  Julian. ,  Or.  I. 

2  Claud. ,  in  paneg.  Stilic. ,  lib.  3. 


3o       COOPÉRATION    DES    ÉVÊQIJI.S    KT    DES    PARTIS. 

entraînés  par  ce  cliarme  que  Rome  exerçait  de- 
puis des  siècles  sur  tous  les  peuples,  suivirent 
l'exemple  de  la  Campagne  de  Rome,  et  prêtèrent 
la  main  à  cette  œuvre  d'usurpation.  Ils  se  plurent 
à  rendre  à  l'évéque  de  Rome  quelque  chose  de 
l'honneur  qui  appartenait  à  la  ville  reine  du 
monde.  Il  n'y  avait  d'abord  dans  cet  honneur  au- 
cune dépendance.  Ils  traitaient  le  pasteur  romain 
d'égal  à  égal  ^  ;  mais  les  pouvoirs  usurpés  gros- 
sissent comme  les  avalanches.  Des  avis,  d'abord 
simplement  fraternels,  devinrent  bientôt,  dans  la 
bouche  du  pontife,  des  commandements  obliga- 
toires. Une  première  place  entre  des  égaux  devint 
à  ses  yeux  un  trône. 

Les  évéques  d'Occident  favorisèrent  l'entre- 
prise des  pasteurs  de  Rome,  soit  par  jalousie  en- 
vers les  évéques  d'Orient,  soit  parce  qu'ils  pré- 
féraient se  trouver  sous  la  suprématie  d'un  pape 
plutôt  que  sous  la  domination  d'une  puissance 
temporelle. 

D'un  autre  côté,  les  partis  théologiques  qui  dé- 
chiraient l'Orient,  cherchèrent,  chacun  de  leur 
côté,  à  intéresser  Rome  en  leur  faveur;  ils  atten- 
daient leur  triomphe  de  l'appui  de  la  principale 
Église  de  l'Occident. 

Rome  enregistrait  avec  soin  ces  requêtes,  ces 
intercessions ,  et  souriait  en  voyant  les  peuples 
se  jeter  d'eux-mêmes  dans  ses  bras.  Elle  ne  lais- 
sait passer  aucune  occasion  d'augmenter  et  d'é- 

I  Eusebius,  Hist.  eccl.,  1.  5,  c.  24;Socrat.,  Hist.  eccl.,c.  21; 
Cyprian.,  ep.  59,  72,  76. 


UNITÉ    EXTÉRIEURE    DE    l'ÉGLISE.  3i 

tendre  son  pouvoir.  Louanges,  flatteries,  compli- 
ments exagérés,  consultations  des  antres  Eglises, 
tout  devenait  à  ses  yeux  et  dans  ses  mains  des 
titres  et  des  documents  de  son  autorité.  Tel  est 
l'homme  sur  le  trône;  l'encens  l'enivre,  la  tête  lui 
tourne.  Ce  qu'il  a  est  à  ses  yeux  un  motif  pour 
obtenir  davantage  encore. 

La  doctrine  de  l'Eglise  et  de  la  nécessité  de  son 
unité  extérieure,  qui,  déjà  au  troisième  siècle, 
commençait  à  s'établir,  favorisa  les  prétentions 
de  Rome.  L'Eglise  est  avant  tout  l'assemblée  des 
sanctifiés  (i  Cor.,  i,  2),  l'assemblée  des  premiers- 
nés,  qui  sont  écrits  dans  les  Cieux  (Hébr.,  xii,  ^3). 
Cependant  l'Eglise  du  Seigneur  n'est  pas  simple- 
ment intérieure  et  invisible;  il  est  nécessaire 
qu'elle  se  manifeste  an  dehors,  et  c'est  en  vue  de 
cette  manifestation  que  le  Seigneur  a  institué  les 
sacrements  du  baptême  et  de  l'eucharistie.  L'Église 
devenue  extérieure  a  des  caractères  différents  de 
ceux  qui  la  distinguent  comme  Eglise  invisible. 
L'Eglise  intérieure,  qui  est  le  corps  de  Christ,  est 
nécessairement  et  perpétuellement  une.  L'Église 
visible  a  part  sans  doute  à  cette  unité  de  la  pre- 
mière; mais,  considérée  en  elle-même,  la  multi- 
phcité  est  un  caractère  que  lui  attribue  déjà  l'É- 
criture du  Nouveau  Testament.  Tandis  qu'elle  nous 
parle  d'une  Église  de  Dieu',  elle  mentionne,  quand 
il  s'agit  de  cette  Église  manifestée  au  dehors,  «les 
Eglises  de  Galatie,  les  Églises  de  Macédoine,  les 
Eglises  de  Judée,  toutes  les  Églises  des  saints^.  » 

1  I    Cor.  XV,  9.  —  1  Tim.  III,  i5. 

2  I  Cor.  XVI,  I.  —  2  Cor.  VIII,  i.  —Gai.  I,  ii  —  i  Cor. 
XIV,  33. 


3^  UNITÉ    INTÉRIHTJHF.    DE    l' ÉGLISE. 

Ces  Églises  diverses  peuvent  sans  cloute  recher- 
cher jusqu'à  un  certain  degré  une  union  exté- 
rieure; mais  si  ce  lien  leur  manque,  elles  ne  per- 
dent pourtant  rien  des  qualités  essentielles  de 
l'Église  de  Christ.  Le  grand  lien  qui  unissait  pri- 
mitivement les  membres  de  l'Église  était  la  foi 
vivante  du  cœur,  par  laquelle  tous  tenaient  à 
Christ  comme  à  leur  chef  commun.  Diverses  cir- 
constances contribuèrent  bientôt  à  faire  naître  et 
à  développer  l'idée  de  la  nécessité  d'une  unité 
extérieure.  Des  hommes  accoutumés  aux  liens 
et  aux  formes  politiques  d'une  patrie  terrestre  ^ 
transportèrent  quelques-unes  de  leurs  vues  et  de 
leurs  habitudes  dans  le  royaume  spirituel  et  éter- 
nel de  Jésus-Christ.  La  persécution,  impuissante 
à  détruire  et  même  à  ébranler  cette  société  nou- 
velle, fit  qu'elle  se  sentit  davantage  elle-même,  et 
qu'elle  se  forma  en  une  corporation  plus  compacte. 
A  l'erreur  qui  naquit  dans  des  écoles  théosophi- 
ques  ou  dans  des  sectes,  on  opposa  la  vérité  une 
et  universelle  reçue  des  apôtres  et  conservée 
dans  l'Église.  Cela  était  bien  tant  que  l'Église 
invisible  et  spirituelle  n'était  qu'une  avec  l'Église 
visible  et  extérieure.  Mais  bientôt  un  grand  di- 
vorce commença;  les  formes  et  la  vie  se  séparè- 
rent. L'apparence  d'une  organisation  identique  et 
extérieure  fut  peu  à  peu  substituée  à  l'unité  in- 
térieure et  spirituelle  qui  est  l'essence  de  la  reli- 
gion de  Dieu.  On  délaissa  le  parfum  précieux  de 
la  foi ,  et  l'on  se  prosterna  devant  le  vase  vide  qui 
l'avait  contenu.  La  foi  du  cœur  n'unissant  plus  les 
membres  de  l'Église,  on  chercha  un  autre  lien, 


UîîITE    INTERIEURE    DE    L  EGLISE.  53 

et  on  les  unit  à  laide  des  évéques,  des  archevê- 
ques, des  papes,  des  mitres,  des  cérémonies  et  des 
canons.  L'Église  vivante  s'étant  peu  à  peu  retirée 
dans  le  sanctuaire  écarté  de  quelques  âmes  so- 
litaires ,  on  mit  à  sa  place  l'Eglise  extérieure 
que  l'on  déclara,  avec  toutes  ses  formes,  d'insti- 
tution divine.  Le  salut  ne  jaillissant  plus  de  la 
Parole  désormais  cachée,  on  établit  qu'il  était 
transmis  par  le  moyen  des  formes  qu'on  avait  in- 
ventées, et  que  personne  ne  le  posséderait,  s'il 
ne  le  recevait  par  ce  canal.  Nul,  dit-on,  ne  peut 
par  sa  propre  foi  parvenir  à  la  vie  éternelle.  Le 
Christ  a  communiqué  aux  apôtres,  les  apôtres 
ont  communiqué  aux  évéques  l'onction  de  l'Es- 
prit saint  ;  et  cet  Esprit  ne  se  trouve  que  dans 
cet  ordre-là!  Primitivement,  quiconque  avait 
l'Esprit  de  Jésus-Christ  était  membre  de  l'Église; 
maintenant  on  intervertit  les  termes,  et  l'on  pré- 
tendit que  celui-là  seul  qui  était  membre  de  l'É- 
glise recevait  l'Esprit  de  Jésus-Christ \ 

En  même  temps  que  ces  idées  s'établissaient, 
la  distinction  entre  le  clergé  et  le  peuple  se  mar- 
quait toujours  plus.  Le  salut  des  âmes  ne  dépen- 
dait plus  seulement  de  la  foi  en  Christ,  mais 
aussi  et  très-particulièrement  de  l'union  avec 
l'Éghse.  Les  représentants  étales  chefs  de  l'Église 
recevaient  une  partie  de  la  confiance  qui  n'est  due 
qu'à  Jésus-Christ,  et  devenaient  pour  le  troupeau 
de  vrais  médiateurs.  L'idée  du  sacerdoce  universel 

I  Ubi  ecclesia,  ibi  et  spiritus  Dci.  —  Ubi  spiritus  Dei, 
illic  ecclesia.  (Irenaeiis.) 

L 


34  PRIMAUTÉ    13E    SAINT    PIERRE. 

(les  chrétiens  disparut  alors  peu  à  peu  ;  on  com- 
para les  serviteurs  de  l'Eglise  de  Christ  aux  prê- 
tres de  l'ancienne  alliance,  et  ceux  qui  se  sépa- 
raient de  l'évéque  furent  mis  sur  le  même  rang 
que  Coré,  Dathan  et  Abiram.  D'un  sacerdoce  par- 
ticulier, tel  qu'il  se  forma  alors  dans  l'Église,  à  un 
sacerdoce  souverain,  tel  que  Rome  le  réclame,  le 
pas  était  facile. 

En  effet,  dès  que  l'erreur  de  la  nécessité  d'une 
unité  visible  de  l'Eglise  fut  établie  ,  on  vit  s'élever 
une  autre  erreur,  celle  de  la  nécessité  d'une  re- 
présentation extérieure  de  cette  unité.  Bien  que 
l'on  ne  trouve  nulle  part  dans  l'Evangile  les  traces 
d'une  prééminence  de  saint  Pierre  sur  les  autres 
apôtres;  bien  que  l'idée  seule  de  primauté  soit 
contraire  aux  rapports  fraternels  qui  unissaient 
les  disciples,  et  à  l'esprit  même  de  la  dispensation 
évangélique ,  qui  au  contraire  appelle  tous  les  en- 
fants du  Père  à  se  servir  les  uns  les  autres,  en  ne 
reconnaissant  qu'un  seul  docteur  et  un  seul  chef; 
bien  que  Jésus  eût  fortement  tancé  ses  disciples, 
chaque  fois  que  des  idées  ambitieuses  de  préé- 
minence étaient  sorties  de  leur  cœur  charnel,  on 
inventa  et  l'on  appuya  sur  des  passages  mal  com- 
pris une  primauté  de  saint  Pierre ,  puis  on  salua 
dans  cet  apôtre  et  dans  son  prétendu  successeur 
à  Rome  les  représentants  visibles  de  l'unité  vi- 
sible ,  les  chefs  de  l'Église. 

La  constitution  patriarcale  contribua  aussi  à 
l'exaltation  de  la  papauté  romaine.  Déjà,  dans  les 
trois  premiers  siècles ,  les  Églises  des  métropoles 
avaient  joui  d'une  considération  particulière.  Le 


PATRIARCATS.  35 

concile  de  Nicée,  clans  son  sixième  canon,  signala 
trois  villes  dont  les  Eglises  avaient,  selon  lui ,  une 
ancienne  autorité  sur  celles  des  provinces  environ- 
nantes :  c'étaient  Alexandrie ,  Rome  et  Antioche. 
L'origine  politique  de  cette  distinction  se  trahit 
par  le  nom  même  que  l'on  donna  d'abord  à  l'évé- 
que  de  ces  cités  :  on  l'appela  Exarque ^  comme  le 
gouverneur  politique  ^  Plus  tard  on  lui  donna  le 
nom  plus  ecclésiastique  de  Patriarche.  C'est  dans 
le  concile  de  Constantinople  que  nous  trouvons 
ce  nom  pour  la  première  fois  employé  ;  mais  il 
l'est  alors  dans  un  sens  différent  de  celui  qu'il  re- 
çut plus  tard.  Ce  n'est  que  peu  avant  le  concile 
de  Chalcédoine  qu'on  l'attribua  exclusivement 
aux  grands  méti'opolitains.  Le  second  concile 
oecuménique  créa  un  nouveau  patriarcat,  celui  de 
Constantinople  même,  de  la  nouvelle  Rome,  de 
la  seconde  capitale  de  l'Empire.  L'Église  de  Ry- 
zance,  si  longtemps  obscure,  jouit  des  mêmes 
privilèges^  et  fut  mise  sur  le  même  rang  que 
l'Eglise  de  Rome  par  le  concile  de  Chalcédoine. 
Rome  partageait  alors  avec  ces  trois  Églises  la  su- 
prématie patriarcale.  Mais  quand  l'envahisse- 
ment de  Mahomet  eut  fait  disparaître  les  sièges 
d'Alexandrie  et  d'Antioche,  quand  le  siège  de 
Constantinople  déchut ,  et  plus  tard  même  se  sé- 
para de  l'Occident,  Rome  resta  seule,  et  les  cir- 
constances rallièrent  tout,  autour  de  son  siège  de- 
meuré dès  lors  sans  rival. 

I  Voyez  Canon  vSardic.  VI  ;  et  aussi  le  concile  de  Chalcé- 
doine ,  canons  Set  1 8 ,  ô  Içap/oç  ttJç  otoixviGEcoç. 


36  COOPÉRATION    DIS    PRINCES. 

Des  complices  nouveaux  et  ])lus  puissants  que 
tous  les  autres  vinrent  encore  à  son  aide.  L'igno- 
rance et  la  superstition  s'eraparèrent  de  l'Eglise, 
et  la  livrèrent  à  Rome ,  un  bandeau  sur  les  yeux 
et  les  mains  dans  les  fers. 

Cependant  celte  captivité  ne  s'accomplissait 
point  sans  combats.  Souvent  la  voix  des  Églises 
proclama  leur  indépendance.  Cette  voix  coura- 
geuse retentit  surtout  dans  l'Afrique  proconsu- 
laire et  dans  l'Orient  ^ 

Mais  Rome  trouva ,  pour  étouffer  les  cris  des 
Églises,  de  nouveaux  alliés.  Des  princes,  que  les 
orages  des  temps  faisaient  souvent  chanceler  sur 
leur  trône,  lui  offrirent  leur  appui,  si  elle  vou- 
lait, en  revanche,  les  soutenir.  Ils  lui  donnaient 
de  l'autorité  spirituelle,  pourvu  qu'elle  le  leur 
rendît  en  pouvoir  séculier.  Ils  lui  firent  bon  mar- 
ché des  âmes,  dans  l'espérance  qu'elle  les  aide- 

I  Cyprien,  évèque  de  Carthage,  dit  d'Etienne,  évique  de 
Rome  :  .  .  .  "  Magis  ac  niagis  ejus  errorem  denotabis,  qui  hae- 
reticorum  causam  contra  ciiristianos  et  contra  Ecclesiam  Dei 
asserrere  conatur.  . .  qui  unitatem  et  veritatem  de  divina  lege 
venientem  non  tenens. .  .  Consuetudo  sine  veritate,  vetustas 
erroris  est  (Epist.  74).  »  Firmilien,  évèque  de  Césarée  en  Cap- 
padoce  ,  dit  aussi  dans  la  seconde  moitié  du  troisième  siècle  : 
«  Eosautem  qui  Romse  sunt,  non  ea  in  omnibus  observare  quae 
sunt  ab  origine  tradita  et  frustra  auctoritatem  apostolorum 
praetendere.  .  .  Cx'terum  nos  (les  évèqucs  des  Eglises  d'Asie, 
plus  anciennes  que  celles  de  Rome)  veritati  et  consuetudinem 
jungimus,  et  consuetudini  Romanorum  ,  consuetudinem  sed 
veritatis  opponimus  ;  ab  initio  hoc  tenentes  quod  a  Christo  et 
ab  apostolo  traditum  est  (Cypr.  Ep.  75).  Ces  témoignages  sont 
d'une  grande  force. 


INFLUENCE    DES    BARBARES.  87 

rait  à  avoir  bon  marché  de  leurs  ennemis.  Le 
pouvoir  hiérarchique  qui  montait  et  le  pouvoir 
impérial  qui  descendait  s'appuyèrent  ainsi  l'un 
l'autre,  et  hâtèrent  par  cette  alliance  leur  double 
destinée. 

Rome  n'y  pouvait  perdre.  Un  édit  de  Théo- 
dose 11  et  de  Valentinien  III  proclama  l'évêque 
de  Rome  recteur  de  toute  l'Église  ^  Justinien 
rendit  une  ordonnance  semblable.  Ces  décrets  ne 
contenaient  pas  tout  ce  que  les  papes  préten- 
daient y  voir.  Mais,  dans  ces  temps  d'ignorance, 
il  leur  était  facile  de  faire  prévaloir  l'interpréta- 
tion qui  leur  était  la  plus  favorable.  La  domination 
des  empereurs  en  Italie  devenant  toujours  plus 
chancelante,  les  évéques  de  Rome  surent  en  pro- 
fiter pour  se  soustraire  à  leur  dépendance. 

Mais  déjà  étaient  sortis  des  forêts  du  INord  d'é- 
nergiques promoteurs  de  la  puissance  papale. 
Les  barbares  qui  avaient  envahi  l'Occident  et  y 
avaient  établi  leur  domicile,  après  s'être  enivrés 
de  sang  et  de  rapine,  durent  incliner  leur  farouche 
épée  devant  la  puissance  intellectuelle  qu'ils  ren- 
contrèrent. Tout  nouveaux  dans  la  chrétienté, 
ignorant  la  nature  spirituelle  de  l'Église,  ayant 
besoin  dans  la  religion  d'un  certain  appareil  exté- 
rieur, ils  se  prosternèrent,  à  demi  sauvages  et  à 
demi  païens,  devant  le  grand  prêtre  de  Rome. 
Avec  eux  l'Occident  fut  à  ses  pieds.  D'abord  les 
Vandales,  puis  les  Ostrogoths,  un  peu  plus  tard 
les  Rourguignons  et  les  Alains,  ensuite  les  Visi- 
goths,  enfin  les   Lombards  et  les    Anglo-Saxons 

I   Rector  totius  Ecclcsiae. 


38  ROME    INVOQUE    LES    FIIM*ICS. 

vinrent  fléchir  le  genou  devant  le  pontife  romain. 
Ce  furent  les  robustes  éj3aules  des  enfants  du  Nord 
idolâtre  qui  achevèrent  de  placer  sur  le  trône  su- 
prême de  la  chrétienté  l'un  des  pasteurs  des  bords 
du  Tibie. 

C'est  au  commencement  du  septième  siècle  que 
ces  choses  s'accomplissent  en  Occident;  précisé- 
ment à  la  même  époque  où  s'élève  en  Orient  la 
puissance  de  Mahomet,  prête  à  envahir  aussi  une 
partie  de  la  terre. 

Dès  lors,  le  mal  ne  cesse  de  croître.  On  voit, 
dans  le  huitième  siècle,  les  évêques  de  Rome  re- 
pousser d'une  main  les  empereurs  grecs,  leurs 
souverains  légitimes,  et  chercher  à  les  chasser 
de  l'Italie,  tandis  que  de  l'autre  ils  caressent  les 
majordomes  de  France,  et  demandent  à  cette 
puissance  nouvelle,  qui  commence  à  grandir  en 
Occident,  quelques-uns  des  débris  de  l'Empire. 
Rome  établit  son  autorité  usurpée  entre  l'Orient 
qu'elle  repousse  et  l'Occident  qu'elle  appelle.  Elle 
élève  son  trône  entre  deux  révoltes.  Effrayée  du 
cri  des  Arabes,  qui,  maîtres  de  l'Espagne,  se  van- 
tent d'arriver  bientôt  en  Italie  par  les  portes  des 
Pyrénées  et  des  Alpes,  et  de  faire  proclamer  sur 
les  sept  collines  le  nom  de  Mahomet;  épouvantée 
de  l'audace  d'Astolphe,  qui,  à  la  tête  de  ses 
Lombards ,  fait  entendre  les  rugissements  du 
lion  et  brandit  devant  les  portes  de  la  cité  éter- 
nelle son  épée,  menaçant  d'en  égorger  tous  les 
Romains  ',  Rome,  près  de  sa  ruine,  porte  en  son 

1  Fremcns  ut  leo.  .  .  asscrens  omncs  iino  gladio  jagulari. 
(A.nastasius  ,  Ribl.  Vit.  Pontif. ,  j).  83.) 


PUISSANCE  SÉCULIÈRE.  PEPIN  ET  CHARLEMAGNE.    3l) 

épouvante  les  regards  tout  autour  d'elle,  et  se 
jette  dans  les  bras  des  Francs.  L'usurpateur  Pepiu 
lui  demande  pour  sa  royauté  nouvelle  une  sanc- 
tion prétendue;  la  papauté  la  lui  donne,  et  obtient, 
en  revanche ,  qu'il  se  déclare  le  défenseur  de  la 
«  République  de  Dieu.  «Pépin  enlève  aux  Lom- 
bards ce  qu'ils  avaient  enlevé  à  l'Empereur;  mais 
au  lieu  de  le  rendre  à  ce  prince,  il  dépose  sur 
l'autel  de  saint  Pierre  les  clefs  des  villes  qu'il  a 
conquises,  et  jurant,  la  main  levée,  il  déclare 
que  ce  n'est  pas  pour  un  homme  qu'il  a  pris  les 
armes,  mais  pour  obtenir  de  Dieu  la  rémission 
de  ses  péchés  et  faire  hommage  à  saint  Pierre  de 
ses  conquêtes.  Ainsi  la  France  établit  la  puissance 
temporelle  des  papes. 

Charlemagne  paraît  ;  il  monte  une  première 
fois  à  la  basilique  de  Saiut-Pierre,  en  en  baisant 
dévotement  les  degrés.  Il  s'v  présente  une  seconde 
fois,  maître  de  tous  les  peuples  qui  formaient 
l'empire  d'Occident,  et  de  Rome  elle-même. 
Lé(m  III  croit  devoir  donner  le  titre  à  celui  qui 
a  déjà  la  puissance,  et  l'an  800,  à  la  fête  de  Noël, 
il  pose  sur  la  tête  du  fds  de  Pe}>in  la  couronne 
des  empereurs  de  Rome  ^  Dès  lors  le  pape  ap- 
partient à  l'empire  des  Francs;  ses  rapports  avec 
rOrient  sont  finis.  Il  se  détache  d'un  arbre  pourri 
qui  va  tomber,  pour  se  greffer  sur  un  sauvageon 
vigoureux.   Parmi   ces    races    germaniques   aux- 

I  Visum  est  et  ipsi  Apostolico  Leoni....  ut  ipsiim  Carolum, 
imperatorem  nominale  debuisset,  qui  ipsain  Romam  tenebat 
ubi  semper  Caesaies  sedere  soliti  erant  et  rcliquas  sedes. .... 
(Annalista  Larabecianus,  ad  an.  801.) 


4o  LKS    DÉCRÉTALKS. 

quelles  il  se  donne,  l'attend  un  avenir  auquel  il 
n'eût  jamais  osé  prétendre. 

Cliarlemagfne  ne  léijua  à  ses  faibles  successeurs 
que  des  débris  de  sa  puissance.  Au  neuvième  siè- 
cle, la  désunion  affaiblit  partout  le  pouvoir  civil. 
Rome  comprit  que  c'était  le  moment  pour  elle  de 
lever  la  tète.  Quand  l'Église  pouvait-elle  mieux  se 
rendre  indépendante  de  l'État  qu'à  cette  époque 
de  décadence,  où  la  couronne  que  Charles  porta 
se  trouvait  brisée,  et  où  ses  fragments  étaient 
épars  sur  le  sol  de  son  ancien  empire? 

Ce  fut  alors  que  parurent  les  fausses  décrétalcs 
d'Isidore.  Dans  ce  recueil  de  prétendus  décrets 
des  papes,  les  plus  anciens  évêques,  les  contem- 
porains de  Tacite  et  de  Quintilien,  parlaient  le 
latin  barbare  du  neuvième  siècle.  Les  coutumes 
et  les  constitutions  des  Francs  étaient  gravement 
attribuées  aux  Romains  du  temps  des  empereurs. 
Des  papes  y  citaient  la  Bible  dans  la  traduction 
latine  de  saint  Jérôme,  qui  avait  vécu  un,  deux 
ou  trois  siècles  après  eux.  Et  Victor,  évéque  de 
Rome,  Tan  192,  écrivait  à  Théophile,  qui  fut  ar- 
chevêque d'Alexandrie  en  385.  L'imposteur  qui 
avait  fabriqué  ce  recueil  s'efforçait  d'établir  que 
tous  les  évêques  tenaient  leur  autorité  de  l'évêque 
de  Rome,  qui  tenait  la  sienne  immédiatement  de 
Jésus-Christ.  Non-seulement  il  enregistrait  toutes 
les  conquêtes  successives  des  pontifes,  mais  en- 
core il  les  faisait  remonter  aux  temps  les  plus 
anciens.  Les  papes  n'eurent  pas  honte  de  s'ap- 
puyer de  cette  invention  méprisable.  Déjà  en  865, 
Nicolas  pi"  y  choisit  des  armes  *  pour  combattre 
y^i  "S^y^  Ej).  ad.  univer.  Episr.  Gall.  (Mausi  XV.) 

,.•    LIBRARY^ 


DÉSORDRES    DE    ROME.  4  • 

les  princes  et  les  évèques.  Cette  fable  effrontée 
fut,  jDendant  des  siècles,  l'arsenal  de  Rome. 

Néanmoins  les  vices  et  les  crimes  des  pontifes 
devaient  suspendre  pour  quelque  temps  les  effets 
des  décrétales.  La  papauté  signale  son  accès  à  la 
table  des  rois  par  des  libations  honteuses.  Elle  se 
prend  à  s'enivrer,  et  la  tète  lui  tourne  au  milieu 
des  débauches.  C'est  vers  ces  temps  que  la  tradi- 
tion place  sur  le  trône  papal  une  fille  nommée 
Jeanne,  réfugiée  à  Rome  avec  son  amant,  et  dont 
les  douleurs  de  l'enfantement  trahirent  le  sexe  au 
milieu  d'une  procession  solennelle.  Mais  n'aug- 
mentons pas  inutilement  la  honte  de  la  cour  des 
pontifes  romains.  Des  femmes  dissolues  régnèrent 
à  cette  époque  dans  Rome.  Ce  troue,  qui  préten- 
dait s'élever  au-dessus  de  la  majesté  des  rois,  s'a- 
baissait sous  la  fange  du  vice.  Tht'odora  et  Marozia 
installaient  et  destituaient  à  leur  gré  les  préten- 
dus maîtres  de  l'Église  de  Christ ,  et  plaçaient  sur 
le  trône  de  Pierre  leurs  amants,  leurs  fils  et  leurs 
petits-fils.  Ces  scandales  trop  véritables  ont  peut- 
être  doiHié  naissance  à  la  tradition  de  la  papesse 
Jeanne. 

Rome  devient  un  vaste  théâtre  de  désordres, 
dont  les  plus  puissantes  familles  de  l'Italie  se  dis- 
putent la  possession.  Les  comtes  de  Toscane  ont 
d'ordinaire  la  victoire.  En  io33,  celte  maison  ose 
mettre  sur  le  trône  pontifical ,  sous  le  nom  de 
Benoît  IX,  un  jeune  garçon  élevé  dans  la  débau- 
che. Cet  enfant  de  douze  ans  continue  comme 
pape  ses  horribles  turpitudes  ^  Un  parti  élit  à  sa 

I    "  C.ujiis  quidein    post   adepiiiin    s;ki  rdoîiiiin  vita  <{ii;mi 


4^  l'empereur  suzerain  uu  pape, 

place  Sylvestre  III.  Le  pape  Benoît ,  la  conscience 
chargée  d'adultères  et  la  main  teinte  du  sang  de 
ses  homicides  %  vend  enfin  la  papauté  à  un  ecclé- 
siastique de  Rome. 

Les  empereurs  d'Allemagne,  indignés  de  tant 
de  désordres,  en  nettoyèrent  Rome  avec  l'épée. 
L'Empire,  faisant  valoir  ses  firoits  suzerains, 
tira  la  triple  couronne  de  la  fange  où  elle  était 
tombée,  et  sauva  la  papauté  avilie,  en  lui  don- 
nant des  hommes  décents  pour  chefs.  Henri  III 
destitua  en  io46  les  trois  papes,  et  son  doigt, 
orné  de  l'anneau  des  patrices  romains,  désigna 
l'évéque  auquel  les  clefs  de  la  confession  de  saint 
Pierre  devaient  être  remises.  Quatre  papes,  tous 
Allemands  et  nommés  par  l'Empereur,  se  succé- 
dèrent. Quand  le  pontife  de  Rome  mourait,  les 
députés  de  cette  Église  paraissaient  à  la  cour  im- 
périale, comme  les  envoyés  des  autres  diocèses, 
pour  demander  un  nouvel  évèque.  L'E,mpereur 
vit  même  avec  joie  les  papes  réformer  des  abus, 
fortifier  l'Église,  tenir  des  conciles,  instituer  et 
destituer  des  prélats  en  dépit  des  monarques 
étrangers  :  la  papauté,  par  ces  prétentions,  ne 
faisait  qu'exalter  la  puissance  de  l'Empereur,  son 
seigneur  suzerain.  Mais  c  était  s'exposer  à  de 
grands  périls  que  de  permettre  de  tels  jeux.  Les 

«  turpis,  quam  fœda,  quamque  execramla  exstiterit,  horresco 
«  referre.  >'  (Desiderius,  abbé  de  Cassino,  plus  tard  pape  Vic- 
tor III,  De  miraculis  a  S.  Benedicto,  etc.,  lib.  3,  init.) 

«  i  Thcophylactus. . .  cum  post  multa  adulteria  et  homici- 
«  dia  manibus  suis  perpetrata,  etc.»  (Bonizo,  évèque  de  Sutri, 
^•nsuite  de  Plaisance,  Liber  ad  amicnin.) 


IIILDEBUAND.  4^ 

forces  que  les  papes  reprenaient  ainsi  peu  à  peu 
pouvaient  se  tourner  tout  à  coup  contre  l'Empe- 
reur lui-même.  Quand  la  béte  aurait  crû ,  elle 
déchirerait  le  sein  qui  l'avait  réchauffée.  Ce  fut  ce 
qui  arriva. 

Ici  commence  une  nouvelle  époque  pour  la  pa- 
pauté. Elle  s'élance  de  son  humiliation  ,  et  foule 
bientôt  aux  pieds  les  princes  de  la  terre.  L'élever, 
c'est  élever  l'Eglise,  c'est  agrandir  la  religion, 
c'est  assurer  à  l'esprit  la  victoire  sur  la  chair,  à 
Dieu  le  triomphe  sur  le  monde.  Telles  sont  ses 
maximes;  l'ambition  y  trouve  son  profit,  le  fana- 
tisme son  excuse. 

Toute  cette  nouvelle  tendance  est  personnifiée 
dans  un  homme  :  Hildebrand. 

Hildebrand  ,  tour  à  tour  indiscrètement  exalté 
ou  injustement  dénigré,  est  la  personnification 
du  pontificat  romain  en  sa  force  et  sa  gloire.  11  est 
l'une  de  ces  apparitions  normales  de  l'histoire,  qui 
renferment  en  elles  tout  un  ordre  de  choses  nou- 
velles, semblables  à  celles  qu'offrirent  en  d'autres 
sphères  Charlemagne,  Luther,  Napoléon. 

Louis  IX  prit  ce  moine  en  passant  à  Glugny,  et 
le  conduisit  à  Rome.  Dès  lors  Hildebrand  devint 
l'âme  de  la  papauté,  jusqu'à  ce  qu'il  fût  devenu  la 
papauté  même.  Il  gouverna  l'Église  sous  le  nom 
de  plusieurs  pontifes,  avant  de  régner  lui-même 
sous  celui  de  Grégoire  Yll.  Une  grande  idée  s'est 
emparée  de  ce  grand  génie.  Il  veut  fonder  une 
théocratie  visible,  dont  le  pape,  comme  vicaire 
de  Jésus-Christ,  sera  le  chef.  Le  souvenir  de  l'au' 


44  HILDEBRAND.    CKLIBAT. 

cienne  domination  universelle  de  Rome  païenne 
poursuit  son  imagination  et  anime  sa  ferveur.  Il 
veut  rendre  à  Rome  papale  ce  que  la  Rome  des 
empereurs  a  perdu.  «  Ce  que  Marins  et  César,  di- 
sent ses  flatteurs,  n'ont  pu  faire  par  des  torrents 
de  sang,  tu  l'accomplis  par  une  parole.  » 

Grégoire  VU  ne  fut  point  conduit  par  l'esprit 
du  Seigneur.  Cet  esprit  de  vérité,  d'humilité,  de 
douceur,  lui  fut  étranger.  Il  sacrifiait  ce  qu'il  sa- 
vait être  vrai,  quand  il  le  jugeait  nécessaire  à  ses 
desseins.  C'est  ce  qu'il  fit  en  particulier  dans  l'af- 
faire de  Rérenger.  Mais  un  esprit  bien  supérieur 
à  celui  du  vulgaire  des  pontifes,  une  conviction 
intime  de  la  justice  de  sa  cause,  l'animèrent  sans 
doute.  Hardi,  ambitieux,  inflexible  dans  ses  des- 
seins, il  fut  en  même  temps  habile  et  souple  dans 
l'emploi  des  moyens  qui  devaient  en  assurer  la 
réussite. 

Son  premier  travail  fut  de  constituer  la  milice 
de  l'Église.  Il  fallait  se  rendre  fort  avant  que  d'at- 
taquer l'Empire.  Un  concile  tenu  à  Rome  enleva 
les  pasteurs  à  leurs  familles ,  et  les  obligea  d'être 
tout  à  la  hiérarchie.  La  loi  du  célibat,  conçue, 
exécutée  sous  des  papes,  moines  eux-mêmes, 
changea  le  clergé  en  une  espèce  d'ordre  monas- 
tique. Grégoire  VII  prétendit  avoir  sur  tous  les 
évêques  et  prêtres  de  la  chrétienté  la  même  puis- 
sance qu'un  abbé  de  Cluny  exerçait  sur  l'ordre 
qu'il  présidait.  Les  légats  d'Hildebrand ,  qui  se 
comparaient  eux-mêmes  aux  proconsuls  de  l'an- 
cienne   Rome,  parcouraient    les  provinces  poiu' 

f 


HILDEBRAND.  LUTTE  AVEC  LEMPIRE.  4^ 

enlever  aux  pasteurs  leurs  épouses  légitimes,  et, 
s'il  le  fallait,  le  pape  lui-même  soulevait  la  popu- 
lace contre  les  ministres  mariés  '. 

Mais  Grégoire  se  proposait  surtout  d'émanci- 
per Rome  de  l'Empire.  Jamais  il  n'eût  osé  con- 
cevoir un  dessein   si  hardi,  si  les  discordes  qui 
troublaient  la  minorité  de  Henri  IV,  et  la  révolte 
des  princes  allemands  contre  ce  jeune  empereur, 
n'eussent   dû  en  favoriser  l'exécution.  Le   pape 
était  alors  comme  l'un  des  magnats  de  l'Empire. 
Unissant  sa  cause  à  celle  des  autres  grands  vas- 
saux ,  il  tire  parti  de  l'intérêt  aristocratique,  puis 
il  défend  à  tous  les  ecclésiastiques ,  sous   peine 
d'excommunication  ,  de  recevoir  de  l'Empereur 
l'investiture  de  leur  charge.  Il  brise  les  antiques 
liens  qui  unissent  les  Églises  et  leurs  pasteurs  à 
l'autorité  du  prince,  mais  c'est  pour  les  rattacher 
tous  au  trône  pontifical.  Il  prétend  y  enchaîner 
d'une  main  puissante  les  prêtres,  les  rois  et  les 
peuples,  et  faire  du  pape  un  monarque  universel. 
C'est  Rome  seule  que  tout  prêtre  doit  craindre, 
c'est  en  Rome  seule  qu'il  doit  espérer.  Les  royaumes 
et  les  principautés  de  la  terre  sont  son  domaine. 
Tous  les  rois  doivent  trembler  devant  les  foudres 
que  lance  le  Jupiter   de   la  Rome  moderne.  Mal- 
heur à  celui  qui  résiste  !  Les  sujets  sont  déliés  du 
serment  de  fidélité;  tout  le  pays  est  frappé  d'in- 

I  «  Hi  quocumque  prodennt,  clamores  insultantium ,  di- 
«gitos  ostendentium,  colaphos  pulsantium ,  perferunt.  Alii 
«  membris  mutilati;  alii  per  longos  cruciatus  superbe  ne- 
«  cati,  etc.  »  (Martene  et  Durand,  Thésaurus  nov.  Anecd.,  I, 


/f6      ÉMANCIP.  DU  PAPE,  SUCCESSEURS  d'hiLDEBRAND. 

terdit;  tout  culte  cesse;  les  temples  sont  fermés; 
les  cloches  sont  muettes;  les  sacrements  ne  sont 
plus  administrés,  et  la  parole  de  malédiction  at- 
teint jusqu'aux  morts  eux-mêmes,  auxquels  la 
terre,  à  la  voix  d'un  pontife  superbe,  refuse  la 
paix  des  tombeaux. 

Le  pape  soumis,  dès  les  premiers  jours  de  son 
existence,  d'abord  aux  empereurs  romains,  puis 
«ux  empereurs  francs,  enfin  aux  empereurs  ger- 
mains, fut  alors  émancipé,  et  marcha  pour  la 
première  fois  leur  égal ,  si  ce  n'est  même  leur 
maître.  Cependant  Grégoire  VII  fut  à  son  tour 
humilié  :  Rome  fut  prise;  Hildebrand  dut  s'enfuir. 
Il  mourut  à  Salerne  en  disant  :  (f  J'ai  aimé  la  jus- 
tice et  j'ai  haï  l'iniquité;  c'est  pourquoi  je  meurs 
dans  l'exil  ^  »  Qui  osera  accuser  d'hypocrisie  ces 
paroles  dites  aux  portes  du  sépulcre? 

Les  successeurs  de  Grégoire ,  semblables  aux 
soldats  qui  arrivent  après  une  grande  victoire,  se 
jetèrent  en  vainqueurs  sur  les  Eglises  asservies. 
L'Espagne  arrachée  à  l'islamisme,  la  Prusse  enle- 
vée aux  idoles,  tombèrent  dans  les  bras  du  prê- 
tre couronné.  Les  croisades  qui  s'accomplirent  à 
sa  voix  ,  répandirent  et  accrurent  partout  son 
autorité;  ces  pieux  pèlerins,  qui  avaient  cru  voir 
les  saints  et  les  anges  guider  leurs  troupes  armées, 
qui,  entrés  humblement,  à  pieds  nus,  dans  les 
murs  de  Jérusalem ,  brûlèrent  les  Juifs  dans  leur 
synagogue   et    arrosèrent  du   sang  de  plusieurs 

I  Dilexi  justitiam  et  odivi  iniquitatem,  propterea  morior 
in  exilio. 


LES    CROISADES.    l'ÉGLISE.  4? 

milliers  de  Sarrasins  les  lieux  où  ils  venaient  cher- 
cher les  traces  sacrées  du  Prince  de  la  paix,  por- 
tèrent dans  l'Orient  le  nom  du  pape,  que  l'on  n'y 
connaissait  plus,  depuis  que,  pour  la  snpt-ématie 
des  Francs,  il  avait  abandonné  celle  des  Grecs. 

D'un  autre  côté ,  ce  que  les  armes  de  la  répu- 
blique romaine  et  de  l'Empire  n'avaient  pu  faire, 
le  pouvoir  de  l'Eglise  l'accomplit.  Les  Allemands 
apportèrent  aux  pieds  d'un  évéque  les  tributs 
que  leurs  ancêtres  avaient  refusés  aux  plus  puis- 
sants généraux.  Leurs  princes,  en  devenant  empe- 
reurs, avaient  cru  recevoir  des  papes  une  cou- 
ronne; mais  les  papes  leur  avaient  donné  un  joug. 
Les  royaumes  de  la  chrétienté,  déjà  soumis  à  la 
puissance  spirituelle  de  Rome  ,  devinrent  mainte- 
nant ses  tributaires  et  ses  serfs. 

Ainsi  tout  est  changé  dans  l'Église. 

Elle  était  au  commencement  un  peuple  de  frè- 
res :  et  maintenant  une  monarchie  absolue  s'est 
établie  dans  son  sein.  Tous  les  chrétiens  étaient 
sacrificateurs  du  Dieu  vivant^,  ayant  pour  les 
conduire  d'humbles  pasteurs.  Mais  une  tête  su- 
perbe s'est  élevée  du  milieu  de  ces  pasteurs;  une 
bouche  mystérieuse  prononce  des  discours  pleins 
d'orgueil  ;  une  main  de  fer  contraint  tous  les  hom- 
mes ,  petits  et  grands,  riches  et  pauvres  ,  libres 
et  esclaves,  à  prendre  la  marque  de  son  pouvoir. 
La  sainte  et  primitive  égalité  des  âmes  devant 
Dieu  s'est  perdue.  La  chrétienté,  à  la  voix  d'un 
homme,  s'est  partagée  en  deux  camps  inégaux: 

I    i.  Pitn-re  II,  9. 


48  CORRUPTION     DE    LA    DOCTRINF,. 

d'un  côté  une  caste  de  prêtres  qui  ose  usurper  le 
nom  d'Église,  et  qui  se  prétend  revêtue,  aux  yeux 
du  Seigneur,  de  grands  privilèges;  de  l'autre,  de 
serviles- troupeaux,  réduits  à  une  aveugle  et  pas- 
sive soumission  ,  un  peuple  bâillonné  et  emmail- 
lotté,  livré  à  une  caste  superbe.  Toute  tribu, 
langue  et  nation  de  la  chrétienté  subit  la  domi- 
nation de  ce  roi  spirituel  qui  a  reçu  le  pouvoir  de 
vaincre. 


IL 


Mais  à  côté  du  principe  qui  devait  dominer 
l'histoire  du  christianisme,  s'en  trouvait  un  qui 
devait  en  dominer  la  doctrine.  C'était  la  grande 
idée  du  christianisme,  l'idée  de  grâce,  de  pardon, 
d'amnistie,  de  don  de  la  vie  éternelle.  Cette  idée 
supposait  dans  l'homme  un  éloignement  de  Dieu 
et  une  impossibilité  de  rentrer  par  lui-même  en 
communion  avec  cet  être  infiniment  saint.  L'op- 
position entre  la  vraie  et  la  fausse  doctrine  ne 
saurait  sans  doute  se  résumer  tout  entière  dans 
la  question  du  salut  par  la  foi  et  du  salut  par 
les  œuvres.  Néanmoins,  c'en  est  le  trait  le  plus 
saillant.  Il  y  a  plus  ;  le  salut ,  considéré  comme 
venant  de  l'homme ,  est  le  principe  créateur  de 
toutes  les  erreurs  et  de  tous  les  abus.  Ce  furent 
les  excès  produits  par  cette  erreur  fondamentale 
qui  amenèrent  la  réformation ,  et  ce  fut  par  la 
profession  du  principe  contraire  qu'elle  fut  opé- 
rée. Il  faut  que  ce  trait  ressorte  et  soit  en  saillie 
dans  une  introduction  à  l'histoire  de  la  réforme. 


GRA.CK.     LA     FOr    MORTE.  ^9 

Le  salut  par  grâce,  tel  était  donc  le  second  ca- 
ractère qui  distinguait  essentiellement  la  religion 
de  Dieu  de  toutes  les  religions  humaines.  Qu'était- 
il  devenu?  l'Église  avait-elle  gardé  comme  un  dé- 
pôt précieux  cette  grande  et  primordiale  pensée? 
Suivons-en  l'histoire. 

Les  habitants  de  Jérusalem,  de  l'Asie,  de  la 
Grèce  et  de  Rome,  au  siècle  des  premiers  empe- 
reurs, entendirent  cette  bonne  nouvelle  :  «Vous 
«  êtes  sauvés  par  grâce ,  par  la  foi ,  c'est  le  don 
«  de  Dieu  ^  »  Et  à  cette  voix  de  paix ,  à  cet  évan- 
gile, à  cetle  parole  puissante,  beaucoup  d'âmes 
coupables  crurent  ,  furent  rapprochées  de  Celui 
qui  est  la  source  de  la  paix,  et  de  nombreuses 
Eglises  chrétiennes  se  formèrent  au  milieu  des 
générations  abâtardies  du  siècle. 

Mais  bientôt  on  fit  une  grande  méprise  sur  la 
nature  de  la  foi  qui  sauve,  La  foi ,  selon  saint 
Paul,  est  le  moyen  par  lequel  tout  l'être  du 
croyant,  son  intelligence,  son  cœur,  sa  volonté, 
entrent  en  possession  du  salut,  que  l'incarnation 
et  la  mort  du  Fils  de  Dieu  lui  ont  acquis.  Jésus- 
Christ  est  saisi  par  la  foi,  et  dès  lors  il  devient 
tout  pour  l'homme  et  dans  l'homme.  Il  commu- 
nique une  vie  divine  à  la  nature  humaine,  et 
l'homme  ainsi  renouvelé,  dégagé  de  la  puissance 
de  l'égoïsme  et  du  péché ,  a  de  nouvelles  affections 
et  fait  de  nouvelles  œuvres.  La  foi,  dit  la  théolo- 
gie pour  exprimer  ces  idées,  est  l'appropriation 
subjective  de  l'œuvre  objective  de  Christ.  Si  la  foi 

I  Éphés.  II. 

L  /i 


5o  LES    ŒUVRES.    UJNITÉ    ET    DUALITE, 

n'est  pas  une  appropriation  du  salut,  elle  n'est 
rien  ;  toute  l'économie  chrétienne  est  troublée  , 
les  sources  de  la  vie  nouvelle  sont  scellées,  le 
christianisme  est  renversé  par  sa  base. 

Ce  fut  ce  qui  arriva.  Ce  côté  pratique  de  la  foi 
fut  peu  à  peu  oublié.  Bientôt  elle  ne  fut  plus 
que  ce  qu'elle  est  encore  pour  plusieurs,  un  acte 
de  l'intelligence ,  une  simple  soumission  à  une 
autorité  supérieure. 

De  cette  première  erreur  en  découla  nécessai- 
rement une  seconde.  La  foi  étant  ainsi  dépouillée 
de  son  caractère  pratique,  il   fut  impossible  de 
dire  qu'elle  sauve  seule  ;    les   œuvres  ne  venant 
plus  après  elle,  force  fut  de  les  mettre  à  côté;  et 
la  doctrine  que  l'homme  est  justifié  par  la  foi  et 
par  les  œuvres  entra  dans  l'Eglise.  A  l'unité  chré- 
tienne, qui  renferme  sous  le  même  principe  la 
justification  et  les  œuvres,  la  grâce  et  la  loi,  le 
dof^me  et  le  devoir,  succéda  cette  triste  dualité, 
qui  fait  de  la  religion  et  de  la  morale  deux  choses 
tout  à  fait  distinctes,  cette   funeste  erreur  qui, 
en  séparant  ce  qui ,  pour  vivre,  doit  être  uni,  en 
mettant  l'âme  d'un  côté  et  le  corps  de  l'autre, 
cause  la  mort.  La  parole  de  l'apôtre ,  retentissant 
à  travers  tous  les  siècles,  dit  :  «  Vous  avez  com- 
fc  mencé  par  l'esprit ,  et  vous  finissez  maintenant 
«  par  la  chair!  » 

Une  autre  grande  erreur  vint  encore  troubler 
la  doctrine  de  la  grâce  ;  ce  fut  le  pélagianisme. 
Pelage  prétendit  que  la  nature  humaine  n'est 
point  déchue,  qu'il  n'y  a  point  de  corruption 
héréditaire ,  et  qu'ayant  reçu  le  pouvoir  de  faire 


LE    PELAGIANISME.  DI 

le  bien ,  l'homme  n'a  qu'à  le  vouloir  pour  l'ac- 
complir ^  Si  le  bien  consiste  en  quelques  actions 
extérieures,  Pelage  a  raison.  Mais  si  l'on  regarde 
aux  principes  d'où  ces  actes  extérieurs  provien- 
nent, alors  on  retrouve  partout  dans  l'homme 
l'égoisme,  l'oubli  de  Dieu,  la  souillure,  l'impuis- 
sance. La  doctrine  pélagienne ,  repoussée  de  l'É- 
glise par  Augustin,  quand  elle  s'était  avancée  en 
face,  se  représenta  bientôt  de  côté,  comme  semi- 
pélagianisme  et  sous  le  masque  de  formules  au- 
gustiniennes.  L'erreur  se  répandit  avec  une  rapi- 
dité étonnante  dans  la  chrétienté.  Le  danger  de  ce 
système  se  manifesta  surtout  en  ce  que,  mettant 
le  bien  au  dehors  et  non  au  dedans,  il  fit  attacher 
un  grand  prix  à  des  œuvres  extérieures,  à  des 
observances  légales,  à  des  actes  de  pénitence. 
Plus  on  faisait  de  ces  pratiques,  plus  on  était 
saint;  avec  elles  on  gagnait  le  ciel,  et  bientôt  on 
crut  voir  des  hommes  (  idée  très-étonnante  assu- 
rément) qui  allaient  en  sainteté  au  delà  du  né- 
cessaire. 

Le  pélagianisme,  en  même  temps  qu'il  corrom- 
pit la  doctrine,  fortifia  la  hiérarchie;  de  la  même 
main  dont  il  abaissa  la  grâce,  U  éleva  l'Église: 
car  la  grâce,  c'est  Dieu,  et  l'Église,  c'est  l'homme. 

Plus  nous  reconnaîtrons  que  tout  le  monde 
est  coupable  devant  Dieu,  plus  aussi  nous  nous 
attacherons  uniquement  à  Jésus-Christ  comme  à 
la  seule  source  de  la  grâce.  Comment  pourrions- 

I  Velle  et  esse  ad  homiiiem  referenda  sunt,  quia  de  arbi- 
trii  fonte  descendunt.fPelagius  in  Aug-,  de  Gratia  Dei,  cap.  4.) 


5-2  LE    SALIT    AUX    :>IAINS    DES    PRETRES. 

nous  alors  placer  l'Église  sur  le  même  rang  que 
lui,  puisqu'elle  n'est  que  l'ensemble  de  tous  ceux 
qui  se  trouvent  dans  la  même  misère  naturelle  ? 
Mais  dès  que  nous  attribuons  à  l'homme  une 
sainteté  propre,  un  mérite  personnel,  tout 
change.  Les  ecclésiastiques,  les  moines  sont  con- 
sidérés comme  les  moyens  les  plus  naturels  de 
recevoir  les  grâces  de  Dieu.  Ce  fut  ce  qui  arriva 
après  Pelage.  Le  salut  olé,  des  mains  de  Dieu, 
tomba  dans  la  main  des  prêtres.  Ceux-ci  se  mi- 
rent à  la  place  du  Seigneur;  et  les  âmes  avides  de 
pardon  ne  durent  plus  regarder  vers  le  ciel,  mais 
vers  l'Eglise ,  et  surtout  vers  son  prétendu  chef. 
Le  pontife  de  Roiiie  fut  en  place  de  Dieu  aux  es- 
prits aveuglés.  De  là  la  grandeur  des  papes  et 
d'indicibles  abus.  Le  mal  alla  plus  loin.  Le  péla- 
gianisme,  en  établissant  que  l'homme  peut  at- 
teindre à  la  sanctification  parfaite,  prétendit  aussi 
que  les  mérites  des  saints  et  des  martyrs  peuvent 
être  appliqués  à  l'Eglise.  On  attribua  même  une 
vertu  particulière  à  leur  intercession.  On  leur 
adressa  des  prières;  on  invoqua  leur  secours  dans 
toutes  les  détresses  de  la  vie,  et  une  véritable 
idolâtrie  succéda  ainsi  à  l'adoration  du  Dieu  vi- 
vant et  vrai. 

En  même  temps  le  pélaj2[ianisme  multiplia  les 
rites  et  les  cérémonies.  L'homme,  slimaginant 
qu'il  pouvait  et  qu'il  devait  par  de  bonnes  œu- 
vres se  rendre  digne  de  la  grâce,  ne  vit  rien  de 
plus  propre  à  la  mériter  que  les  actes  du  culte. 
La  loi  cérémonielle  se  compliqua  à  l'infini,  et  fut 
bientôt  mise  au  moins  à  l'égal  de  la   loi  morale. 


LES    PÉNITENCES.  53 

Ainsi  la  conscience  des  chrétiens  fut  de  nouveau 
chargée  d'un  joug  qui  avait  été  déclaré  insup- 
portable au  temps  des  apôtres  ^ 

Mais  ce  fut  surtout  par  le  système  de  la  péni- 
tence, qui  découla  du  pélagianisme,  que  le  chris- 
tianisme fut  dénaturé.  La  pénitence  avait  consisté 
d'abord  dans  certains  signes  publics  de  repentir, 
que  l'Église  avait  demandés  à  ceux  qu'elle  avait 
exclus  pour  cause  de  scandales,  et  qui  désiraient 
être  de  nouveau  reçus  dans  son  sein. 

Peu  à  peu  la  pénitence  s'étendit  à  tous  les  pé- 
chés ,  même  aux  plus  secrets ,  et  elle  fut  considérée 
comme  une  espèce  de  châtiment  auquel  il  fallait 
se  soumettre  pour  acquérir,  par  l'absolution  des 
prêtres,  le  pardon  de  Dieu. 

La  pénitence  ecclésiastique  fut  ainsi  confondue 
avec  la  repentance  chrétierme ,  sans  laquelle  il 
ne  peut  y  avoir  ni  justification  ni  sanctification. 
A^u  lieu  d'attendre  le  pardon  uniquement  de 
Christ  parla  foi,  on  l'attendit  principalement  de 
l'Église  par  les  œuvres  de  la  pénitence. 

On  attacha  beaucoup  d'importance  aux  mar- 
ques extérieures  de  la  repentance,  aux  larmes, 
aux  jeûnes,  aux  macérations,  et  on  oublia  la  ré- 
génération intérieure  du  cœur,  qui  constitue 
seule  une  vraie  conversion. 

Comme  la  confession  et  les  œuvres  de  la  péni- 
tence sont  plus  faciles  que  l'extirpation  du  péché 
et  que  l'abandon  du  vice ,  plusieurs  cessèrent  de 
lutter  contre  les  convoitises  de  la  chair,  et  pré- 

1   Actes  dos  Apôtres,  XV,  lo. 


d4  flagellations,  les  indulgences. 

férèrent  les  satisfaire  au  prix  de  quelques  macé- 
rations. 

Les  œuvres  de  la  pénitence  substituées  au  salut 
de  Dieu  se  multiplient  dans  l'Église,  depuis  Ter- 
tvillien  jusqu'au  treizième  siècle.  Il  faut  jeûner, 
aller  pieds  nus,  ne  pas  porter  de  linge,  etc.  ;  ou 
bien  quitter  sa  maison  et  sa  patrie  pour  des  con- 
trées lointaines;  ou  bien  encore,  renoncer  au 
monde  et  embrasser  l'état  monastique. 

Dans  le  onzième  siècle,  on  joint  à  tout  cela  les 
flagellations  volontaires  ;  elles  deviennent  plus 
tard  dans  l'Italie,  alors  violemment  agitée,  une 
vraie  manie.  Nobles  et  vilains,  jeunes  et  vieux, 
et  jusqu'à  des  enfants  de  cinq  ans,  vont  deux  à 
deux,  par  centaines,  par  milliers,  et  par  dizaines 
de  milliers ,  à  travers  les  villages ,  les  bourgs  et 
les  villes,  ne  portant  pour  vêtement  qu'un  tablier 
lié  par  le  milieu  du  corps ,  et  visitent  en  proces- 
sion les  églises  au  plus  fort  de  l'hiver.  Armés  d'un 
fouet,  ils  se  flagellent  impitoyablement,  et  les 
rues  retentissent  de  cris  et  de  gémissements  qui 
arrachent  des  larmes  à  ceux  qui  les  entendent. 

Cependant ,  bien  avant  que  le  mal  fût  venu  à 
un  tel  degré,  les  hommes,  accablés  par  les  prê- 
tres, avaient  soupiré  après  la  délivrance.  Les  prê- 
tres eux-mêmes  avaient  compris  que  ,  s'ils  n'y 
portaient  remède ,  leur  puissance  usurpée  leur 
échapperait.  Ils  inventèrent  donc  le  système  d'é- 
change ,  célèbre  sous  le  nom  d'indulgences.  Ils 
dirent:  «  Vous  ne  pouvez,  ô  pénitents!  accom- 
«  plir  les  tâches  qui  vous  sont  imposées.  Eh  bien, 
a  nous,  prêtres   de   Dieu   et  vos  pasteurs,  nous 


MÉRITES    SURÉROGATOIRES.  55 

«  prendrons  sur  nous  ce  pesant  fardeau.  Pour  un 
«c  jeûne  de  sept  semaines,  dit  Regino,  abbé  de 
♦c  Prum ,  on  payera,  si  l'on  est  riche,  vingt  sous; 
«  si  on  l'est  moins,  dix  sous;  si  l'on  est  pauvre, 
«  trois  sous;  ainsi  de  suite  pour  autre  chose  \  » 
Des  voix  courageuses  s'élevèrent  contre  ce  com- 
merce ,  mais  en  vain. 

Le  pape  découvrit  bientôt  les  avantages  qu'il 
pouvait  tirer  de  ces  indulgences.  Le  docteur  irré- 
fragable, Alexandre  de  Haies,  inventa,  dans  le 
treizième  siècle,  une  doctrine  bien  propre  à  assu- 
rer cette  vaste  ressource  de  la  papauté.  Une  bulle 
de  Clément  VII  la  déclara  article  de  foi.  Jésus- 
Christ,  dit-on,  a  fait  bien  plus  qu'il  n'était  néces- 
saire pour  réconcilier  les  hommes  avec  Dieu.  Une 
seule  goutte  de  son  sang  eût  suffi  pour  cela.  Mais 
il  en  a  beaucoup  versé ,  afin  de  fonder  pour  son 
Eglise  un  trésor  que  l'éternité  même  ne  saurait 
épuiser.  Les  mérites  surérogatoires  des  sainls,  le 
prix  des  œuvres  qu'ils  ont  faites  au  delà  de  leur 
obligation, ont  encore  augmenté  ce  trésor.  La  garde 
et  l'administration  en  ont  été  confiées  au  vicaire 
de  Jésus-Christ  sur  la  terre.  11  applique  à  chaque 
pécheur,  pour  les  fautes  commises  après  le  bap- 
tême, ces  mérites  de  Jésus-Christ  et  des  saints, 
selon  la  mesure  et  dans  la  quantité  que  ses  péchés 
le  rendent  nécessaire.  Qui  oserait  attaquer  un 
usage  d'une  aussi  sainte  origine? 

Bientôt  se  déploie  et  se  complique  cette  incon- 
cevable industrie.  Les  philosophes   d'Alexandrie 

I   Libri  duo  de  ecclesiasticis  disciplinis. 


56  LE    PURGATOIRE.    TAXE. 

avaient  parlé  d'un  feu  dans  lequel  les  hommes  de- 
vaient être  purifiés.  Plusieurs  anciens  docteurs 
avaient  admis  cette  idée.  Rome  déclara  doctrine 
de  l'Eglise  cette  opinion  philosophique.  Le  pape 
réunit  par  une  bulle  le  purgatoire  à  son  domaine. 
Il  arrêta  que  l'homme  y  expierait  ce  qu'il  n'aurait 
pu  expier  ici-bas ,  mais  que  les  indulgences  pour- 
raient délivrer  les  âmes  de  cet  état  intermédiaire 
où  leurs  péchés  devaient  les  retenir.  Thomas  d'A- 
quin  l'exposa  dans  sa  fameuse  Somme  théologi- 
que. On  n'épargna  rien  pour  remplir  les  esprits 
d'épouvante;  on  peignit  avec  d'horribles  couleurs 
les  tourments  que  fait  endurer  le  feu  purificateur 
à  ceux  qui  en  deviennent  la  proie.  On  voit  encore 
de  nos  jours,  dans  bien  des  pays  de  la  catholicité, 
de  ces  tableaux  exposés  dans  les  temples  ou  dans 
les  carrefours,  où  de  pauvres  âmes,  du  milieu  de 
flammes  ardentes,  invoquent  avec  angoisse  quel- 
que secours.  Qui  eût  pu  refuser  l'argent  rédemp- 
teur qui,  en  tombant  dans  le  trésor  de  Rome, 
devait  racheter  l'âme  de  tant  de  souffrances  ? 

Peu  après,  pour  régulariser  ce  trafic,  on  in- 
venta (  ce  fut  probablement  Jean  XXII  }  la  fa- 
meuse et  scandaleuse  taxe  des  indulgences,  dont 
on  a  plus  de  quarante  éditions.  Les  oreilles  les 
moins  délicates  seraient  offensées  si  l'on  répétait 
toutes  les  horreurs  qui  s'y  trouvent.  L'inceste 
coûtera,  s'il  n'est  pas  connu,  cinq  gros,  et  s'il  est 
connu,  six  gros.  Tel  prix  pour  le  meurtre,  tel  pour 
l'infanticide,  pour  l'adultère,  pour  le  parjure, 
pour  le  vol  avec  effraction,  etc.  — -  k  O  honte  de 
«  Rome  !»  s'écrie  Claudius   d'Esperse,  théologien 


lU  BILES.  5'^ 

romain;  et  nous  ajoutons  :  O  honte  de  l'huma- 
nité! car  on  ne  peut  rien  reprocher  à  Rome  qui 
ne  retombe  sur  l'homme  lui-même.  Rome,  c'est 
l'humanité  exaltée  dans  quelques-uns  de  ses  mau- 
vais penchants.  Nous  disons  cela  pour  être  vrai  : 
nous  le  disons  aussi  pour  être  juste. 

Roniface  VIII ,  le  plus  hardi  et  le  plus  ambitieux 
des  papes  après  Grégoire  Vil ,  sut  faire  plus  en- 
core que  ses  devanciers. 

Il  publia,  l'an  i3oo,  une  bulle  par  laquelle  il 
annonça  à  l'Eglise  que,  tous  les  cent  ans,  tous 
ceux  qui  se  rendraient  à  Rome  y  obtiendraient 
une  indulgence  plénière.  D'Italie,  de  Sicile,  de  Sar- 
daigne,  de  Corse,  de  France,  d'Espagne,  d'Alle- 
magne, de  Hongrie,  de  toutes  parts,  on  accourut. 
Des  vieillards  de  soixante  et  de  soixante-dix  ans 
se  mettaient  en  chemin ,  et  l'on  compta  à  Rome 
dans  un  mois  jusqu'à  deux  cent  mille  pèlerins. 
Tous  ces  étrangers  apportaient  de  riches  offrandes. 
Le  pape  et  les  Romains  virent  se  remplir  leurs 
trésors. 

Rientôt  l'avidité  romaine  plaça  chaque  jubilé  à 
cinquante,  plus  tard  à  trente -trois,  et  enfin  à 
vingt-cinq  années.  Puis,  pour  la  plus  grande  com- 
modité des  acheteurs  et  le  plus  grand  profit  des 
marchands,  on  transporta  de  Rome  sur  toutes  les 
places  de  la  chrétienté ,  et  le  jubilé  et  ses  indul- 
gences. Il  n'était  plus  besoin  de  sortir  de  chez  soi. 
Ce  que  d'autres  avaient  été  chercher  au  delà  des 
Alpes,  chacun  pouvait  l'acheter  à  sa  porte. 
Le  mal  ne  pouvait  devenir  plus  grand. 
Alors  le  réformateur  se  leva. 


58  LA    PAPAUTÉ     ET    LE    CHRISTIANISME. 

Nous  avons  vu  ce  qu'était  devenu  le  principe 
qui  devait  dominer  l'histoire  du  christianisme; 
nous  venons  de  voir  ce  que  devint  celui  qui  de- 
vait en  dominer  la  doctrine  :  tous  deux  s'étaient 
perdus. 

Établir  une  caste  médiatrice  entre  l'homme  et 
Dieu,  et  faire  acheter  par  des  oeuvres,  par  des  pé- 
nitences et  à  prix  d'argent ,  le  salut  que  Dieu 
donne,  voilà  la  papauté. 

Ouvrir  à  tous,  par  Jésus-Christ,  sans  médiateur 
humain,  sans  ce  pouvoir  qui  s'appelle  l'Eglise,  un 
accès  libre  au  grand  don  de  la  vie  éternelle  que 
Dieu  fait  à  l'homme ,  voilà  le  christianisme  et  la 
réformation. 

La  papauté  est  un  mur  immense,  élevé  par  le 
travail  des  siècles  entre  l'homme  et  Dieu.  Si  quel- 
qu'un veut  le  franchir,  qu'il  paye  ou  qu'il  souffre. 
Et  encore  ne  le  franchira-t-il  pas. 

La  réformation  est  la  puissance  qui  a  renversé 
cette  muraille,  qui  a  rendu  Christ  à  l'homme,  et 
qui  lui  a  fait  ainsi  un  sentier  uni  pour  venir  à  son 
Créateur. 

La  papauté  interpose  l'Église  entre  Dieu  et 
l'homme. 

Le  christianisme  et  la  réformation  font  rencon- 
trer Dieu  et  l'homme  face  à  face. 

La  papauté  les  sépare.  L'Évangile  les  unit. 

Après  avoir  ainsi  tracé  l'histoire  de  la  décadence 
et  de  l'anéantissement  des  deux  grands  principes 
qui  devaient  distinguer  la  rehgion  de  Dieu  de 
toutes  les  religions  des   hommes  ,  voyons  quels 


ÉTAT    DE    LA    CHRÉTIENTÉ.  59 

turent  quelques-uns  des  résultats  de  cette  immense 
transformation. 

Mais  rendons  d'abord  quelque  honneur  à  cette 
Église  du  moyen  âge  qui  succéda  à  celle  des 
Apôtres  et  des  Pères,  et  qui  précéda  celle  des  ré- 
formateurs. L'Église  demeura  l'Église,  bien  que 
déchue  et  toujours  plus  captive.  C'est  dire  qu'elle 
fut  toujours  Tamie  la  plus  puissante  de  l'homme. 
Ses  mains,  quoique  liées,  purent  encore  bénir. 
De  grands  serviteurs  de  Jésus-Christ,  qui  furent 
pour  les  doctrines  essentielles  de  vrais  protes- 
tants, répandirent,  durant  ces  siècles,  une  lumière 
bienfaisante;  et  dans  le  plus  humble  couvent,  dans 
la  plus  obscure  paroisse,  il  se  trouva  de  pauvres 
moines  et  de  pauvres  prêtres  pour  soulager  de 
grandes  douleurs.  L'Église  catholique  ne  fut  pas 
la  papauté.  Celle-ci  eut  le  rôle  d'oppresseur,  et 
celle-là  celui  d'opprimée.  La  réformation  ,  qui  dé- 
clara la  guerre  à  l'une,  vint  délivrer  l'autre.  Et,  il 
faut  le  dire,  la  papauté  elle-même  fut  quelquefois, 
dans  les  mains  de  Dieu  qui  fait  sortir  le  bien  du 
mal ,  un  contre-poids  nécessaire  à  la  puissance  et 
à  l'ambition  des  princes. 

m. 

Voyons  maintenant  l'état  de  l'Église,  avant  la 
réformation. 

Le  peuple  de  la  chrétienté  n'attendait  plus  d'un 
Dieu  vivant  et  saint  le  don  gratuit  de  la  vie  éter- 
nelle. Il  devait  donc,  pour  l'obtenir,  recourir  à 
tous  les  moyens  que  pouvait  inventer  une  imagi- 
nation superstitieuse  ,  craintive  et  alarmée.  Le  ciel 


bO  RELIGION. 


se  remplit  de  saints  et  de  médiateurs  qui  devaient 
solliciter  cette  grâce.  La  terre  se  remplit  d'œuvres 
pies,  de  sacrifices,  de  pratiques  et  de  cérémonies 
qui  devaient  la  mériter.  Voici  le  tableau  que  nous 
fait  de  la  religion  à  cette  époque,  un  homme  qui 
fut  longtemps  moine,  et  plus  tard  compagnon 
d'œuvre  de  Luther,  Myconius  : 

«  IjCs  souffrances  et  les  mérites  de  Christ  étaient 
«  traités  comme  une  vaine  histoire  ou  comme  les 
«  fables  d'Homère.  Il  n'était  pas  question  de  la  foi 
«  par  laquelle  on  s'assure  la  justice  du  Sauveur  et 
'(  l'héritage  de  la  vie  éternelle.  Christ  était  un  juge 
«  sévère  prêt  à  condamner  tons  ceux  qui  ne  re- 
«  courraient  pas  à  l'intercession  des  saints  ou  aux 
«  indulgences  des  papes.  A  sa  place  figuraient 
«comme  intercesseurs,  d'abord  la  Vierge  Marie, 
«  semblable  à  la  Diane  du  paganisme;  et  puis  des 
«  saints  dont  les  papes  augmentaient  sans  cesse  le 
«  catalogue.  Ces  médiateurs  n'accordaient  leurs 
«  prières  que  si  l'on  avait  bien  mérité  des  ordres 
«  fondés  par  eux.  Pour  cela  il  fallait  faire,  non  pas 
«  ce  que  Dieu  commande  dans  sa  Parole,  mais  un 
«  grand  nombre  d'œuvres  inventées  par  les  moi- 
«  nés  et  parles  prêtres,  et  qui  rapportaient  beaii- 
«  coup  d'argent.  C'étaient  des  A.ve-Maria,  des  priè- 
«  resde  sainte  Ursule ,  de  sainte  Brigitte.  Il  fallait 
«  chanter,  crier  jour  et  nuit.  Il  y  avait  autant  de 
«  lieux  de  pèlerinage  que  de  montagnes ,  de  forêts 
«  ou  de  vallées.  Mais  l'on  pouvait  avec  de  l'argent 
«  racheter  ces  peines.  On  apportait  donc  aux  coû- 
te vents  et  aux  prêtres  de  l'argent  et  tout  ce  qui 
«  pouvait  avoir  quelque  valeur,   des  poulets,  des 


RKLIQUES.  Gr 

«  oies,  des  canards,  des  œufs,  de  la  cire,  du  cliau- 
«  me,  du  beurre,  du  fromage.  Alors  les  chants 
«  retentissaient,  les  cloches  sonnaient,  les  parfums 
«  remplissaient  le  sanctuaire,  les  sacrifices  étaient 
«  offerts,  les  cuisines  regorgeaient,  les  verres  se 
«heurtaient,  et  les  messes  terminaient  et  recou- 
«  vraient  toutes  ces  œuvres  pies.  Les  évèques  ne 
«  prêchaient  pas,  mais  ils  consacraient  les  prêtres, 
'(les  cloches,  les  moines,  les  églises,  les  chapel- 
«les,  les  images,  les  livres,  les  cimetières;  et 
«  tout  cela  fournissait  de  grands  revenus.  Des  os, 
«  des  bras,  des  pieds  étaient  conservés  dans  des 
«  boîtes  d'argent  ou  d'or  :  on  les  donnait  à  baiser 
«pendant  la  messe;  et  cela  aussi  rapportait  un 
«  grand  profit. 

«  Tous  ces  gens  maintenaient  que  le  pape,  étant 
«  à  la  place  de  Dieu  ' ,  ne  pouvait  se  tromper,  et 
«  ils  ne  souffraient  aucune  contradiction  ^.  w 

A  l'église  de  tous  les  Saints,  à  Wittemberg,  on 
faisait  voir  un  morceau  de  l'arche  de  Noé,  un  peu 
de  suie  provenant  de  la  fournaise  des  trois  jeunes 
hommes,  un  morceau  de  bois  de  la  crèche  de  Jé- 
sus-Christ, des  cheveux  de  la  barbe  du  grand 
Christophe,  et  dix- neuf  mille  autres  reliques  de 
plus  ou  moins  grand  prix.  A  Schaffouse,  on  mon- 
trait l'haleine  de  saint  Joseph  que  Nicodème  avait 
reçue  dans  son  gant.  Dans  le  Wurtemberg  on 
rencontrait  un  vendeur  d'indulgences  débitant  sa 
marchandise,  la  tète  ornée  dune  grande  plume 

1  2  Thess.  II,  4. 

1  Myconiiis,  Hist.  de  la  réform.;  et  Seckeudorf,  Hist.  du 
liitlu'ranisme. 


02   •  RIRF.S    DK    PAQUES. 

tirée  de  l'aile  de  l'archange  Michel  '.  Mais  il  n'é- 
tait pas  nécessaire  d'aller  chercher  au  loin  ces 
précieux  trésors.  Des  fermiers  de  reliques  par- 
couraient le  pays.  Ils  les  colportaient  dans  les 
campagnes,  comme  on  l'a  fait  plus  tard  des  sain- 
tes Ecritures,  et  les  apportaient  aux  fidèles  dans 
leurs  maisons,  pour  leur  épargner  les  frais  et  la 
peine  du  pèlerinage.  On  les  exposait  avec  pompe 
dans  les  églises.  Ces  colporteurs  errants  payaient 
une  certaine  somme  aux  propriétaires  des  reli- 
ques, et  leur  donnaient  tant  pour  cent  de  leurs 
profits....  Le  royaume  des  cieux  avait  disparu,  et 
les  hommes  avaient  élevé  à  sa  place  sur  la  terre 
un  honteux  marché. 

Aussi  un  esprit  profane  avait- il  envahi  la  reli- 
gion ;  et  les  souvenirs  les  plus  sacrés  de  l'Eglise, 
les  temps  qui  appelaient  le  plus  les  fidèles  au  re- 
cueillement et  à  l'amour,  étaient  déshonorés  par  des 
bouffonneries  et  des  profanations  toutes  païennes. 
Les  «  rires  de  Pâques»  tenaient  une  grande  place 
dans  les  actes  de  l'Église.  La  fête  de  la  résurrec-  * 
tion  de  Jésus- Christ  devant  être  célébrée  avec 
joie,  on  recherchait  dans  les  sermons  tout  ce  qui 
pouvait  exciter  les  rires  du  peuple.  Tel  prédica- 
teur chantait  comme  un  coucou;  tel  autre  sifflait 
comme  une  oie.  L'un  traînait  à  l'autel  un  laïque 
revêtu  d'un  froc;  un  second  récitait  les  histoires 
les  plus  indécentes;  un  troisième  racontait  les 
tours  de  l'apotre  saint  Pierre,  entre  autres  com- 
ment au  cabaret  il  avait  trompé  son  hôte  en  ne 

I   MùUer's  Reliqiiicn,  3*  vol.,  p.  2'Jt. 


MOEURS. 


63 


payant  pas  son  écotV  Le  bas  clergé  profitait  de 
l'occasion  pour  tourner  en  ridicule  ses  supérieurs. 
Les  temples  étaient  changés  en  tréteaux  et  les  prê- 
tres en  bateleurs. 

Si  telle  était  la  religion,  que  devaient  être  les 
mœurs  ? 

Sans  doute  la  corruption  n'était  pas  alors  uni- 
verselle. H  ne  faut  point  l'oublier;  l'équité  le  de- 
mande. On  vit  jaillir,  de  la  réformation  même, 
une  abondance  de  piété,  de  justice  et  de  force. 
L'action  spontanée  de  la  puissance  de  Dieu  en  fut 
la  cause.  Mais  comment  nier  qu'il  avait  à  l'avance 
déposé  les  germes  de  cette  vie  nouvelle  dans  le  sein 
de  l'Église?  Si,  de  nos  jours,  on  rassemblait  toutes 
les  immoralités ,  toutes  les  turpitudes  qui  se  com- 
mettent dans  un  seul  pays,  cette  masse  de  cor- 
ruption nous  effrayerait  sans  doute  encore.  Néan- 
moins, le  mal  eut  à  cette  époque  des  caractères, 
une  généralité  qu'il  n'a  pas  eus  depuis  lors.  Et 
surtout  ,  l'abomination  désolait  les  lieux  saints 
comme  il  ne  lui  a  plus  été  donné  de  le  faire  depuis 
les  jours  de  la  réformation. 

La  vie  avait  déchu  avec  la  foi.  La  nouvelle  du 
don  de  la  vie  éternelle  est  la  puissance  de  Dieu 
pour  régénérer  les  hommes.  Otez  le  salut  que  Dieu 
donne ,  vous  ôtez  la  sanctification  et  les  œuvres. 
Ce  fut  ce  qui  arriva. 

La  doctrine  et  le  débit  des  indulgences  provo- 
quaient puissamment  au  mal  un  peuple  ignorant. 
Il  est  vrai  que,  selon  l'Église,  les  indulgences  ne 

I   OEcolamp. ,  De  risii  paschali. 


G4  CORRUPTION.    DÉSORDRES    Dl.S    PRÊTRES. 

pouvaient  être  utiles  qu'à  ceux  qui  promettaient 
de  se  corriger  et  qui  tenaient  leur  parole.  Mais 
qu'attendre  d'une  doctrine  inventée  en  vue  du 
profit  qu'on  espérait  en  retirer?  Les  vendeurs 
d'indulgences  étaient  naturellement  tentés,  afin 
de  mieux  débiter  leur  marchandise,  de  présenter 
la  chose  au  peuple  de  la  manière  la  plus  propre 
à  l'attirer  et  à  le  séduire.  Les  savants  eux-mêmes 
ne  comprenaient  pas  trop  cette  doctrine.  Tout  ce 
que  la  multitude  y  voyait,  c'est  que  les  indul- 
gences permettaient  de  pécher  :  et  les  marchands 
ne  s'empressaient  pas  de  dissiper  une  erreur  si 
favorable  à  la  vente. 

Que  de  désordres  et  de  crimes  dans  ces  siècles 
ténébreux,  où  l'impunité  s'acquérait  à  prix  d'ar- 
gent! Que  pouvait-on  craindre,  quand  une  petite 
contribution  pour  bâtir  une  église  délivrait  des 
vengeances  du  monde  à  venir?  Quel  espoir  de 
renouvellement,  quand  il  n'y  avait  plus  commu- 
nication entre  Dieu  et  l'homme,  et  que  l'homme, 
éloigné  du  Dieu  qui  est  esprit  et  vie,  ne  se  mou- 
vait plus  qu'au  milieu  de  petites  cérémonies,  de 
grossières  pratiques,  dans  une  atmosphère  de 
mort? 

Les  prêtres  étaient  les  premiers  soumis  à  cette 
influence  corruptrice.  En  voulant  s'élever,  ils  s'é- 
taient abaissés.  Ils  avaient  voulu  ravir  à  Dieu  un 
rayon  de  sa  gloire  et  le  placer  dans  leur  sein  ; 
mais  leur  tentative  avait  été  vaine,  et  ils  n'y 
avaient  caché  qu'un  levain  de  corruption  dérobé 
à  la  puissance  du  mai.  Les  annales  du  temps  four- 
millent de  scandales.  En  plusieurs  lieux ,  on  aimait 


DÉSORDRES    DES    PRETRES.  65 

à  voir  un  piètre  entretenir  une  femme,  afin  que 
les  femmes  mariées  fussent  en  sûreté  contre  leurs 
séductions'.  Que  de  scènes  humiliantes  présen- 
tait alors  la  maison  d'un  pasteur!  Le  malheureux 
soutenait  la  mère  et  les  enfants  qu'elle  lui  avait 
donnés  avec  la  dîme  et  les  aumônes  ^.  Sa  cons- 
cience était  troublée;  il  rougissait  devant  le  peu- 
ple, devant  ses  domestiques,  devant  Dieu.  La 
mère  craignant,  si  le  prêtre  venait  à  mourir,  de 
tomber  dans  le  dénûment,  se  pourvoyait  quel- 
quefois à  l'avance  :  elle  volait  dans  sa  propre 
maison.  Son  honneur  était  perdu.  Ses  enfants 
étaient  pour  etle  une  accusation  toujours  vivante. 
Méprisés  de  tous,  ils  se  jetaient  dans  les  querelles 
et  dans  les  débauches.  Voilà  la  maison  du  prê- 
tre ....  Ces  scènes  affreuses  étaient  une  instruc- 
tion dont  le  peuple  savait  profiter  ^. 

Les  campagnes  étaient  le  théâtre  de  nombreux 
excès.  Les  lieux  où  résidaient  les  ecclésiastiques 
étaient  souvent  des  repaires  de  dissolution.  Cor- 
neille A.drien  à  Bruges  *,  l'abbé  Trinkler  à  Cappel  ^, 
imitaient  les  mœurs  de  l'Orient  :  ils  avaient  aussi 
leurs  harems.  Des  prêtres,  s'associant  à  de  mé- 
chantes gens,  fréquentaient  les  cabarets,  jouaient 
aux  dés,  et  couronnaient  leurs  orgies  par  les  que- 
relles et  le  blasphème  ^. 

I   Nicol.  De  Clemangis,  de  praesiilib.  simoniacis. 

1  Paroles  de  Seb.  Stor. ,  pasteur  de  Lichstall  en  i5u4. 

3  Fùsslin  Beytraege,  II,  224. 

4  Metern.  Nederl.  Hist.  VIII. 

5  Hotlinger,  Hist.  Eccl.  IX,  3o5. 

6  Mand.  du  ')  mars  i5i  7,  de  Hugo,  évèque  de  Constance. 

l.  5 


66  DÉSORDRES    DES    ÉVÉQIJES. 

Le  conseil  de  Schaffhouse  leur  défendit  la  danse 
publique,  excepté  en  cas  de  noces,  et  le  port  de 
deux  espèces  d'armes  ;  il  ordonna  aussi  qu'on  dé- 
pouillât de  leurs  habits  ceux  que  l'on  trouverait 
dans  une  maison  de  mauvaises  mœurs  ^  Dans 
l'archevêché  de  Mayence,  ils  sautaient  durant  la 
nuit  par-dessus  les  murailles,  ils  faisaient  du 
bruit  et  toutes  sortes  de  désordres  dans  les  au- 
berges et  dans  les  cabarets,  et  ils  brisaient  les 
portes  et  les  serrures  *.  En  plusieurs  lieux ,  le 
prêtre  payait  à  l'évêque  une  certaine  taxe  pour 
la  femme  avec  laquelle  il  vivait,  et  par  chaque 
enfant  qu'il  avait  d'elle.  Un  évêque  allemand ,  se 
trouvant  un  jour  à  un  grand  festin,  dit  publi- 
quement que  dans  une  année  onze  mille  prêtres 
s'étaient  présentés  chez  lui  à  cet  effet.  Érasme  le 
rapporte  ^. 

Si  l'on  montait  dans  l'ordre  hiérarchique ,  la  cor- 
ruption n  était  pas  moins  grande.  Les  dignitaires 
de  rÉgiise  préféraient  le  tumulte  des  camps  aux 
chants  des  autels.  Savoir,  la  lance  à  la  main,  con- 
traindre ceux  qui  les  entouraient  à  l'obéissance, 
était  l'une  des  premières  qualités  des  évéques. 
Baudouin  ,  archevêque  de  Trêves ,  sans  cesse  en 
guerre  avec  ses  voisins  et  ses  vassaux ,  rasait  leurs 
châteaux,  bâtissait  des  forts,  et  ne  pensait  qu'à 
agrandir  son  territoire.  Certain  évêque  d'Eich- 
stadt,  lorsqu'il  rendait  la  justice  ,  portait  sous  son 

I   Miillei's  R-eliq.,  III,  aSi. 
a   Steiibing,  Ciesch.  der  Nass.  Oran.  Lande. 
3  «  Uno  anno  ad  se  delata  undeciin  millia  sacerdotum  pa- 
lam  conciibinarioriim.  »  (P^rasmi  0pp.,  lom.  IX,  p.  Aoi.) 


DÉSORDRES    DES    PAPES.  6^ 

habit  une  cotte  de  mailles,  et  tenait  en  main  une 
grande  épée.  Il  avait  coutume  de  dire  qu'il  détiait 
cinq  Bavarois ,  pourvu  qu'ils  l'attaquassent  sans 
fraude  '.  Partout  les  évéques  étaient  en  guerre  con- 
tinuelle avec  leurs  villes.  Les  bourgeois  deman- 
daient la  liberté,  les  évêques  voulaient  une  obéis- 
sance absolue.  Si  ceux-ci  remportaient  la  victoire, 
ils  punissaient  la  révolte  en  immolant  à  leur  ven- 
geance de  nombreuses  victimes;  mais  la  flamme 
de  l'insurrection  brillait  au  moment  même  où  l'on 
pensait  l'avoir  étouffée. 

Et  quel  spectacle  offrait  le  trône  pontifical  aux 
temps  qui  précédèrent  immédiatement  la  réforma- 
tion !  Rome ,  il  faut  le  dire  ,  ne  vit  pas  souvent  tant 
de  honte. 

Rodrigue  Borgia,  après  avoir  vécu  avec  une 
dame  romaine, avait  continué  le  même  commerce 
illégitime  avec  une  fille  de  cette  dame,  Roza  Va- 
nozza,  et  eu  avait  eu  cinq  enfants.  Il  était  à  Rome 
cardinal,  archevêque,  vivant  avecVanozza,  avec 
d'autres  encore,  fréquentant  les  églises  et  les  hô- 
pitaux, quand  la  mort  d'Innocent  YIII  rendit  va- 
cant le  siège  pontifical.  Il  sut  l'obtenir  en  achetant 
chaque  cardinal  à  un  certain  prix.  Quatre  mulets 
chargés  d'argent  entrèrent  publiquement  dans  le 
palais  du  plus  influent  de  tous ,  du  cardinal  Sforza. 
Borgia  fut  fait  pape  sous  le  nom  d'Alexandre  VI, 
et  se  réjouit  d'être  ainsi  parvenu  au  faîte  des 
plaisirs. 

Le  jour  de   son  couronnement ,  il   fit  son  fils 

I  Schmidt,  Gescli.  Hor  Dentschen,  tom.  IV. 

5. 


6S  r;\£    FAMILLK    DE    PAPK. 

César,  jeune  homme   de   mœurs  féroces  et  dis- 
solues,  archevêque    de   Valence    et    évéque    de 
Pampelune.  Puis  il   célébra   dans   le  Vatican   les 
noces  de  sa  fille  Lucrèce  par  des  fêtes  auxquelles 
assista  sa  maîtresse  Julia  Bella ,  et  qu'égayèrent 
des  comédies  et  des  chansons  déshonnétes.  «  Tous 
«  les  ecclésiastiques ,   dit  un  historien  '  ,  avaient 
«  des  maîtresses,  et  tous  les  couvents  de  la  capi- 
«  taie  étaient  des  maisons  de  mauvaise  vie.  »  César 
Borgia  épousa  le  parti  des   Guelfes;  et   quand, 
avec  leur  aide,  il  eut  anéanti  les  Gibelins,  il  se 
tourna  contre   les   Guelfes  eux-mêmes  et  les  en- 
gloutit   à  leur  tour.    Mais    il  voulait  être  seul  à 
partager  toutes  ces  dépouilles.  L'an  1497,  Alexan- 
dre donna  à   son   fils   aîné    le    duché    de   Béné- 
vent.  Le  duc  disparut.  Un  marchand  de  bois  des 
bords   du  Tibre,   George   Schiavoni ,   avait   vu, 
pendant  la  nuit,  jeter  un  cadavre  dans  le  fleuve; 
mais  il  n'avait   rien  dit  :  c'était  chose  ordinaire. 
On  retrouva  le  cadavre  du  duc.  Son  frère  César 
avait  été  l'auteur  de  sa  mort  ^.  Ce  n'était  pas  as- 
sez :  un  beau-frère   l'offusquait  encore;  un  jour, 
César  le  fit  frapper  sur  l'escalier  même  du  palais 
pontifical.  On  le  transporta  ensanglanté  dans  ses 
appartements.  Sa  femme  et  sa  sœur  ne  le  quit- 
taient pas,  et,  craignant  le  poison  de  César,  elles 
lui    préparaient   de    leurs  propres  mains  ses  ali- 
ments. Alexandre  plaça  des  gardes  à  sa  porte;  mais 

1  Infessura. 

2  Araazzô  il  fratello  ducha  di  (iandia  e  lo  fa  biitar  iijI  Te- 
vere.  (Manuscrit  de  Capello,  anihassadenr  à  Rome  en    i5oo, 

extrait  pni   Rankr/' 


IINK    FAMILLE    DE    PAPE.  69 

César  se  moquait  de  ces  précautions,  et  comme 
le  pape  allait  voir  son   gendre  :  «  Ce  qui  ne  se 
«  fait  pas  à  dîner,  se  fera  à  souper,  »  lui  dit  Cé- 
sar. Un  jour,  en  effet,  il  pénétra  dans  la  chambre 
du  convalescent,  en  chassa  sa  femme  et  sa  sœur, 
appela  son  bourreau  Michilotto,  le  seul  homme 
auquel  il  témoignât  quelque  confiance,  et  fit  étran- 
gler  son   beau-frère   sous  ses  yeux  K   Alexandre 
avait  un  favori,  Peroto,dont  la  faveur  importu- 
nait aussi  le  jeune  duc.  Il  le  poursuivit  ;  Peroto  se 
réfugia  sous  le  manteau  pontifical,  et  enlaça  le  pape 
de  ses  bras.  César  le  frappa,  et  le  sang  de  la  vic- 
time rejaillit  sur  le  visage  du  pontife^.  «  Le  pape, 
M  ajoute  le  témoin  contemporain  de  ces  scènes, 
«  aime  son  fils  le  duc  et  en  a  grande  peur.  »  César 
fut  l'homme  le  plus  beau  et  le  plus  fort  de  son 
siècle.  Six  taureaux  sauvages  tombaient  facilement 
sous  ses   coups  dans  un  combat.  Chaque  matin 
on  trouvait  dans  Rome  des  gens  assassinés  pen- 
dant la   nuit.  Le  poison  consumait  ceux  que  le 
glaive  ne   pouvait  atteindre.  Nul  n'osait  se  mou- 
voir ni   respirer  dans  Rome,  tremblant  que  son 
tour  ne  vînt.  César  Borgia  a  été  le  héros  du  crime. 
Le  lieu  sur  la  terre  où  l'iniquité  a  atteint  de  telles 
hauteurs ,    c'est   le    trône   des    pontifes.    Quand 
l'homme  s'est  livré  aux  puissances  du  mal,  plus  il 
prétend  être  élevé  devant  Dieu,  plus  il  s'enfonce 
dans  les  abîmes  de  l'enfer.  Les  fêtes  dissolues  que 

1  Intro  in  caméra....  fe  ussir  la  moylie  e  sorella.  ..  cstraii- 
golô  ditozovene.  (Manuscrit  de  Capello,  ambassadeur  à  Ron)e 
en  i5oo,  extrait  par  Ranke.) 

2  Adeo  il  sangiie  li  saltô  in  la  faza  <lel  papa.  (Ibid.) 


^O  UNE    FAMILLE     DE    PAPE. 

le  pape ,  son  fils  César  et  sa  fille  Lucrèce  se 
donnaient  dans  le  palais  pontifical,  ne  peuvent  se 
décrire,  et  l'on  ne  peut  y  penser  sans  horreur. 
Les  bocages  impurs  de  l'antiquité  n'en  virent 
peut-être  pas  de  semblables.  Des  historiens  ont 
accusé  Alexandre  et  Lucrèce  d'inceste;  mais  ce 
fait  ne  paraît  pas  suffisamment  prouvé.  Le  pape 
ayant  préparé  des  poisons  à  un  riche  cardinal 
dans  une  petite  boîte  de  confitures  qui  devait 
être  servie  après  un  somptueux  repas,  le  cardinal 
averti  gagna  le  maître  d'hôtel,  et  la  boîte  empoi- 
sonnée ayant  été  placée  devant  Alexandre,  il  en 
mangea  et  mourut  '.  «  La  ville  entière  accourut, 
«  et  ne  put  se  rassasier  de  contempler  cette  vipère 
«  morte  ^.  » 

Tel  était  l'homme  qui  occupait  le  siège  ponti- 
fical au  commencement  du  siècle  dans  lequel  la 
réformation  éclata. 

Ainsi  le  clergé  avait  déconsidéré  et  la  religion  et 
lui-même.  Aussi  une  voix  puissante  pouvait-elle 
s'écrier  :  a  L'état  ecclésiastique  est  opposé  à  Dieu 
«  et  à  sa  gloire.  Le  peuple  le  sait  bien ,  et  c'est  ce 
«■  que  ne  montrent  que  trop  tant  de  chansons,  de 
«  proverbes  et  de  moqueries  contre  les  prêtres , 
«  qui  ont  cours  parmi  les  gens  du  commun ,  et 
«  toutes  ces  peintures  de  moines  et  de  prêtres  que 
«  l'on  voit  sur  toutes  les  murailles  et  jusque  sur 
Il  les  cartes  à  jeu  :  chacun  éprouve  du  dégoût 
«  lorsqu'il   aperçoit   ou  qu'il  entend  de   loin   un 

i   E  messe  la  scutola  veneuata  avante  il  papa.  (Sanato.) 
2  Gordon,  Tomasi,  Infessura,  Giiicciardini,  etc. 


INSTRUCTION.  7I 

u  ecclésiastique.  >^  C'est  Luther  qui  parle  ainsi». 

Le  mal  s'était  répandu  dans  tous  les  rangs  :  une 
efficace  d'erreur  avait  été  envoyée  aux  hommes  ; 
la  corruption  des  mœurs  répondait  à  la  corrup- 
tion de  la  foi  ;  un  mystère  d'iniquité  pesait  sur 
l'Église  asservie  de  Jésus-Christ. 

Une  autre  conséquence  découlait  nécessaire- 
ment de  l'oubli  dans  lequel  était  tombée  la  doc- 
trine fondamentale  de  l'Évangile.  L'ignorance  de 
l'esprit  élait  la  compagne  de  la  corruption  du  cœur. 
Les  prêtres  ayant  pris  en  leurs  mains  la  distribu- 
tion d'un  salut  qui  n'appartient  qu'à  Dieu,  avaient 
un  titre  suffisant  au  respect  des  peuples.  Qu'a- 
vaient-ils besoin  d'étudier  les  saintes  lettres?  Il  ne 
s'agissait  plus  d'expliquer  les  Écritures,  mais  de 
donner  des  diplômes  d'indulgence;  et  il  n'était  pas 
besoin  pour  ce  ministère  d'avoir  acquis  avec  peine 
beaucoup  de  savoir. 

On  choisissait  pour  prédicateurs  dans  les  cam- 
pagnes, dit  Wimpheling,  des  misérables  que  l'on 
avait  auparavant  enlevés  à  la  mendicité,  et  qui 
avaient  été  cuisiniers,  musiciens,  chasseurs,  gar- 
çons d'écurie,  et  pis  encore*. 

Le  haut  clergé  lui-même  était  souvent  plongé 
dans  une  grande  ignorance.  Un  évêque  de  Dun- 
feld  s'estimait  heureux  de  n'avoir  jamais  appris 
ni  le  grec  ni  l'hébreu.  Les  moines  prétendaient 
que  toutes  les  hérésies  provenaient  de  ces  lan- 

1  Da  man  anlale  "VVànde,  auf  allerley  Zeddel,  ziiletzt  auch 
auf  den  Kartenspielen,  Pfaffen  nnd  Mùnche  malete.  (L.  Epp. 
11,674.) 

2  Apologia  pro  Rep.  Christ. 


72  IGiNORANCE.    CICÉRONIENS. 

giies  ,  et  surtout  du  grec.  «  Le  Nouveau  Tesla- 
«  ment,  disait  l'un  d'eux  ,  est  un  livre  rempli  de 
«  serpents  et  d'épines.  Le  grec,  continuait-il,  est 
'<  une  nouvelle  langue  récemment  inventée,  et 
«  dont  il  faut  bien  se  garder.  Quant  à  l'hébreu, 
«  mes  chers  frères,  il  est  certain  que  tous  ceux 
«  qui  l'apprennent  deviennent  juifs  à  l'instant 
«  même.  »  Heresbach,  ami  d'Érasme,  écrivain  res- 
pectable ,  rapporte  ces  paroles.  Thomas  Linacer, 
savant  et  célèbre  ecclésiastique  ,  n'avait  jamais  lu 
le  Nouveau  Testament.  Dans  ses  derniers  jours 
(en  i5i/\),  il  s'en  fit  apporter  un  exemplaire; 
mais  aussitôt  il  le  jeta  loin  de  lui  avec  un  ju- 
rement, parce  qu'en  l'ouvrant  il  était  tombé  sur 
ces  paroles  :  «  Mais  moi  je  vous  dis,  ne  jurez  en 
«  aucune  manière.  »  Or,  il  était  grand  jureur. 
«  Ou  bien  ceci  n'est  pas  l'Évangile,  dit-il ,  ou  bien 
«  nous  ne  sommes  pas  chrétiens^  !  »  La  faculté  de 
théologie  de  Paris  elle-même  ne  craignait  pas  de 
dire  alors  devant  le  parlement  :  «C'en  est  fait  de 
^(  la  religion  ,  si  l'on  permet  l'étude  du  grec  et  de 
((  l'hébreu.  » 

S'il  y  avait  çà  et  là,  parmi  les  ecclésiastiques, 
quelques  connaissances ,  ce  n'était  pas  dans  les 
saintes  lettres.  Les  Cicéroniens  d'Italie  affectaient 
un  grand  mépris  pour  la  Bible  à  cause  de  son  style  ; 
de  prétendus  prêtres  de  l'Église  de  Jésus-Christ 
traduisaient  les  écrits  des  saints  hommes  inspirés 
par  l'Esprit  de  Dieu  en  style  de  Virgile  et  d'Ho- 
race, afin  de  rendre   leurs  paroles  agréables  aux 

i    Miillrr's  Kcliq.,    tom.  III ,  p.  9,5  ■^ 


CICÉRONIEN5.  ']3 

oreilles  de  la  bonne  société.  Le  cardinal  Bembus, 
au  lieu  An  Saint-Esprit ,  écrivait  le  soujfle  du  Zé- 
phire  céleste;  au  lieu  de  remettre  les  péchés ,  flé- 
chir les  mânes  et  les  dieux  soui>erains,  et  au  lieu 
de  Christ ,  fils  de  Dieu,  Minen^e  sortie  du  front  de 
Jupiter.  Ayant  trouvé  un  jour  le  respectable  Sa- 
dolet  occupé  d'une  traduction  de  l'Épître  aux  Ro- 
mains :  «  Laisse  là  ces  enfantillages,  lui  dit-il;  de 
«  telles  inepties  ne  conviennent  pas  à  un  homme 
«  grave  '.  » 

Voilà  quelques-unes  des  conséquences  du  sys- 
tème qui  pesait  alors  sur  la  chrétienté.  Ce  tableau 
rend  évidentes,  sans  doute,  et  la  corruption  de  l'E- 
glise et  la  nécessité  d'une  réformation.  C'est  ce 
que  nous  nous  sommes  proposé  en  l'esquissant. 
liCS  doctrines  vitales  du  christianisme  avaient 
presque  entièrement  disparu,  et,  avec  elles,  la 
vie  et  la  lumière  qui  constituent  l'essence  de  la 
religion  de  Dieu.  Les  forces  du  corps  de  l'Église 
s'étaient  dissipées.  Le  corps  était  affaibli,  épuisé,  et 
se  trouvait  étendu ,  presque  sans  vie,  sur  cette  par- 
tie du  monde  que  l'Empire  romain  avait  occupée. 


IV. 


Les  maux  qui  affligeaient  alors  la  chrétienté, 
la  superstition  ,  l'incrédulité  ,  l'ignorance ,  de 
vaines  spéculations  ,  la  corruption  des  mœurs  ,• 
fruits  naturels  du  cœur  de  l'homme ,  n'étaient 
pas  nouveaux  sur  la  terre.  Souvent  ils  avaient  fi- 

I   Felieri,  Mon.  iucd. ,  p.  400. 


74       J^ATlJRE  IMPÉRISSABLE    DU    CHRISTIANISME. 

guré  dans  l'histoire  des  peuples.  Ils  avaient  atta- 
qué ,  surtout  dans  l'Orient,  diverses  religions,  qui 
avaient  eu  leurs  jours  de  gloire.  Ces  religions 
énervées  avaient  succombé  à  ces  maux ,  étaient 
tombées  sous  ces  coups ,  et  aucune  ne  s'en  était 
jamais  relevée. 

Le  christianisme  doit-il  maintenant  subir  le 
même  sort  ?  Se  perdra-t-il  comme  ces  antiques 
religions  des  peuples?  Le  coup  qui  leur  donna 
la  mort  sera-t-il  assez  fort  pour  lui  ôter  la  vie? 
N'y  aura-t-il  rien  qui  le  sauve?  Ces  puissances 
ennemies  qui  l'accablent,  et  qui  ont  déjà  renversé 
tant  de  cultes  divers ,  pourront-elles  bien  s'as- 
seoir sans  contradiction  sur  les  ruines  de  l'Éçilise 
de  Jésus-Christ? 

Non.  11  y  a  dans  le  christianisme  ce  qui  n'était 
dans  aucune  des  religions  des  peuples.  11  ne  pré- 
sente pas  ,  comme  elles,  certaines  idées  générales, 
mêlées  de  traditions  et  de  fables,  destinées  à  suc- 
comber tôt  ou  tard  sous  les  attaques  de  la  raison 
humaine;  il  renferme  une  vérité  pure,  fondée  sur 
des  faits  capables  de  soutenir  Texamen  de  tout 
esprit  droit  et  éclairé.  Le  christianisme  ne  se  pro- 
pose pas  seulement  d'exciter  dans  l'homme  cer- 
tains sentiments  religieux  vagues ,  dont  le  pres- 
tige, une  fois  dissipé,  ne  saurait  plus  renaître;  il 
a  pour  but  de  satisfaire,  et  il  satisfait  réellement, 
tous  les  besoins  religieux  de  la  nature  humaine, 
quel  que  soit  le  degré  de  développement  auquel 
elle  soit  parvenue.  Il  n'est  pas  l'œuvre  de 
l'homme,  dont  le  travail  passe  et  s'efface;  il  est 
l'œuvre  de  Dieu   qui  maintient  ce  qu'il  crée  ;  et 


DEUX    LOIS    DE    DIEU.  7D 

il  a  pour  gage  de  sa  durée  les  promesses  de  son 
divin  ciief. 

11  est  impossible  que  l'humanité  se  mette  jamais 
au-dessus  du  christianisme.  Et  si  même  pendant 
quelque  temps  elle  a  cru  pouvoir  se  passer  de  lui , 
il  lui  apparaît  bientôt  avec  une  nouvelle  jeunesse 
et  une  nouvelle  vie,  comme  le  seul  moyeu  de 
guérison  pour  les  âmes  :  les  peuples  dégénérés  se 
retournent  alors ,  avec  une  ardeur  toute  nouvelle , 
vers  ces  vérités  antiques,  simples  et  puissantes , 
qu'ils  ont  dédaignées  à  l'heure  de  leur  étourdis- 
se ment. 

Le  christianisme  déploya  en  effet  au  seizième 
siècle  le  même  pouvoir  régénérateur  qu'il  avait 
exercé  au  premier.  Après  quinze  siècles,  les  mê- 
mes vérités  produisirent  les  mêmes  effets.  Aux 
jours  de  la  réformation  ,  comme  au  temps  de  Paul 
et  de  Pierre,  l'Evangile,  avec  une  force  invinci- 
ble, renversa  d'immenses  obstacles.  Sa  puissance 
souveraine  manifesta  son  efficace  du  nord  jusqu'au 
midi ,  parmi  les  nations  les  plus  diverses  quant  à 
leurs  mœurs ,  à  leur  caractère ,  à  leur  développe- 
ment intellectuel.  Alors,  comme  au  temps  d'E- 
tienne et  de  Jacques  ,  il  alluma  le  feu  de  l'enthou- 
siasme et  du  sacrifice  dans  des  nations  éteintes , 
et  les  éleva  jusqu'au  martyre. 

Comment  cette  vivification  de  l'Église  et  du 
monde  s'accomplit-elle? 

On  put  observer  alors  deux  lois  par  lesquelles 
Dieu  gouverne  en  tout  temps  le  monde. 

D'abord  il  prépare  lentement  et  de  loin  ce  qu'il 
veut  accomplir.  Il  a  les  siècles  pour  le  faire. 


7^  FORCE    APPARENTE    DE    ROME. 

Ensuite,  quand  le  temps  est  venu,  il  opère  les 
p!iis  grandes  choses  par  les  plus  petits  moyens.  Il 
agit  ainsi  dans  la  nature  et  dans  l'histoire.  Quand 
il  veut  faire  croître  un  arbre  immense,  il  dépose 
un  petit  grain  dans  la  terre;  quand  il  veut  renou- 
veler son  Église,  il  se  sert  du  plus  chétif  instru- 
ment pour  accomplir  ce  que  les  empereurs,  les 
savants  et  les  hommes  éminents  de  l'Église  n'ont 
pu  faire.  Bientôt  nous  chercherons  et  nous  dé- 
couvrirons cette  petite  semence,  qu'une  main  di- 
vine plaça  dans  la  terre  aux  jours  de  la  réforme. 
Nous  devons  maintenant  discerner  et  reconnaître 
les  divers  moyens  par  lesquels  Dieu  prépara  cette 
grande  révolution. 

A  l'époque  où  la  réformation  était  près  d'écla- 
ter, Rome  paraissait  en  paix  et  en  sûreté.  On  eût 
dit  que  rien  ne  pouvait  plus  la  troubler  dans  son 
triomphe;  de  grandes  victoires  avaient  été  rem- 
portées par  elle.  Les  conciles  généraux,  ces  cham- 
bres hautes  et  basses  de  la  catholicité,  avaient  été 
soumis.  Les  Vaudois,  les  Hussites  avaient  été  com- 
primés. Aucune  université,  excepté  peut-être  celle 
de  Paris,  qui  élevait  quelquefois  la  voix  quand  ses 
rois  lui  en  donnaient  le  signal,  ne  doutait  de  l'in- 
faillibilité des  oracles  de  Rome.  Chacun  semblait 
avoir  pris  son  parti  de  sa  puissance.  Le  haut  clergé 
préférait  donner  à  un  chef  éloigné  la  dixième  par- 
tie de  ses  revenus,  et  consommer  tranquillement 
les  neuf  autres,  plutôt  que  de  tout  hasarder  pour 
une  indépendance  qui  lui  coûterait  cher  et  lui 
rapporterait  peu.  Le   bas  clergé,  amorcé  par  la 


OPPOSITfDlX    CACHÉ».     DKCADF.NGE.  77 

perspective  de  places  brillantes  que  rambition 
lui  faisait  imaginer  et  découvrir  dans  le  lointain, 
achetait  volontiers  par  un  peu  d'esclavage  l'attente 
flatteuse  qu'il  chérissait.  D'ailleurs,  il  était  pres- 
que partout  tellement  opprimé  par  les  chefs  de 
la  hiérarchie,  qu'il  pouvait  à  peine  se  débattre 
sous  leurs  mains  puissantes,  et  bien  moins  encore 
se  relever  hardiment  et  leur  tenir  tête.  Le  peuple 
fléchissait  le  genou  devant  l'autel  romain  ;  et  les 
rois  eux-mêmes ,  qui  commençaient  en  secret  à 
mépriser  l'évéque  de  Rome,  n'eussent  osé  porter 
sur  son  pouvoir  une  main  que  le  siècle  eût  appe- 
lée sacrilège. 

.  Mais  si  l'opposition  semblait  au  dehors  s'être 
ralentie,  ou  même  avoir  cessé,  quand  la  réforma- 
tion éclata,  sa  force  avait  crû  intérieurement.  Si 
nous  considérons  de  plus  près  Féditice ,  nous  dé- 
couvrons plus  d'un  symptôme  qui  en  présageait 
la  ruine.  Les  conciles  généraux,  en  tombant, 
avaient  réparulu  leurs  principes  dans  l'Église  et 
porté  la  division  dans  le  camp  de  leurs  adver- 
saires. Les  défenseurs  de  la  hiérarchie  s'étaient 
partagés  en  deux  partis  :  ceux  qui  soutenaient  le 
système  de  la  domination  papale  absolue  ,  d'après 
les  principes  d'Hildebrand ,  et  ceux  qui  voulaient 
un  gouvernement  papal  constitutionnel,  offrant 
des  garanties  et  des  libertés  aux  Eglises. 

Mais  il  y  avait  plus  encore  :  dans  tous  les  par- 
tis, la  foi  à  l'infaillibilité  de  l'évéque  romain  était 
fortement  ébranlée.  Si  nulle  voix  ne  s'élevait  pour 
l'attaquer,  c'est  que  chacun  cherchait  plutôt  à  re- 
tenir avec  anxiété  le  peu  de  foi  qu'il  avait  encore. 


'yS  TRIPLE    OPPOSITION.    ROIS    ET    PEUPLES. 

On  craignait  la  moindre  secousse ,  parce  qu'elle 
devait  renverser  l'édifice.  La  chrétienté  retenait 
son  souffle;  mais  c'était  pour  prévenir  un  désas- 
tre, au  milieu  duquel  elle  eût  craint  de  périr.  Dès 
le  moment  où  l'homme  tremble  d'abandonner  une 
persuasion  longtemps  vénérée,  c'est  que  déjà  il 
ne  la  possède  plus.  Et  il  ne  gardera  pas  longtemps 
encore  l'apparence  même  qu'il  veut  maintenir. 

La  réformation  avait  été  peu  à  peu  préparée, 
par  la  providence  de  Dieu,  dans  trois  mondes  dif- 
férents :  dans  le  monde  politique  ,  dans  le  monde 
ecclésiastique,  dans  le  monde  littéraire.  Les  rois 
et  les  peuples,  les  chrétiens  et  les  théologiens, 
les  lettrés  et  les  savants,  contribuèrent  à  amener 
la  révolution  du  seizième  siècle.  Parcourons  cette 
triple  opposition  ,  en  terminant  par  celle  des  let- 
trés, qui  fut  la  plus  puissante  peut-être  dans  les 
temps  qui  précédèrent  immédiatement  la  réforme. 
D'abord  ,  quant  aux  peuples  et  aux  rois ,  Rome 
avait  à  leurs  yeux  beaucoup  perdu  de  son  ancien 
crédit.  L'Église  en  était  elle-même  la  première 
cause.  Les  erreurs  et  les  superstitions  qu'elle  avait 
introduites  dans  le  christianisme  n'étaient  pas 
proprement  ce  qui  lui  avait  porté  un  coup  fatal.  Il 
eût  fallu  que  la  chrétienté  fût  placée  au-dessus  de 
l'Église,  quant  au  développement  intellectuel  et 
religieux,  pour  pouvoir  la  juger  à  cet  égard.  Mais 
il  y  avait  un  ordre  de  choses  qui  se  trouvait  à  la 
portée  des  laïques ,  et  ce  fut  là  que  l'Église  fut 
jugée.  Elle  était  devenue  terrestre.  Cet  empire 
sacerdotal  qui  dominait  les  peuples,  et  qui  ne 
pouvait  subsister  qu'au  moyen  des  illusions  de  ses 


TKA^JSFORMATION     DE    L  EGLISE.  79 

sujets,  et  en  ayant  pour  couronne  une  auréole, 
avait  oublié  sa  nature,  laissé  le  ciel  et  ses  sphères 
de  lumière  et  de  gloire,  pour  se  plonger  dans  les 
vulgaires  intérêts  des  bourgeois  et  des  princes. 
Représentants  nés  de  l'esprit,  les  prêtres  l'avaient 
échangé  pour  la  chair.  Ils  avaient  abandonné  les 
trésors  de  la  science  et  la  puissance  spirituelle  de 
la  parole  ,  pour  la  force  brutale  et  le  clinquant  du 
siècle. 

La  chose  s'était  passée  assez  naturellement- 
C'était  bien  l'ordre  spirituel  que  l'Église  avait  d'a- 
bord prétendu  défendre.  Mais  pour  le  protéger 
contre  la  résistance  et  les  attaques  des  peuples, 
elle  avait  eu  recours  aux  moyens  terrestres,  aux 
armes  vulgaires ,  dont  une  fausse  prudence  l'avait 
portée  à  s'emparer.  Quand  une  fois  l'Eglise  s'était 
mise  à  manier  de  telles  armes,  c'en  avait  été  fait 
de  sa  spiritualité.  Son  bras  n'avait  pu  devenir 
temporel,  sans  que  son  cœur  le  devînt  aussi. Bien- 
tôt ou  vit  en  apparence  l'inverse  de  ce  qui  avait 
été  d'abord.  Après  avoir  voulu  employer  la  terre 
pour  défendre  le  ciel ,  elle  employa  le  ciel  pour 
défendre  la  terre.  Les  formes  théocratiques  ne 
furent  plus  dans  ses  mains  que  des  moyens  d'ac- 
complir des  entreprises  mondaines.  Les  offrandes 
que  les  peuples  venaient  déposer  devant  le  sou- 
verain pontife  de  la  chrétienté  servaient  à  en- 
tretenir le  luxe  de  sa  cour  et  les  soldats  de  ses 
armées.  Sa  puissance  spirituelle  lui  servait  d'é- 
chelons pour  mettre  sous  ses  pieds  les  rois  et  les 
peuples  de  la  terre.  Le  charme  tomba ,  et  la  puis- 
sance de  l'Église  fut  perdue,  dès  que  les  hommes 


Bo  Ll      PAPE    JLGÉ    KN     ITALIE- 

du  siècle  purent  dire  d'elle  :  «  Elle  est  devenue 
comme  nous.  » 

Les  grands  furent  les  premiers  à  examiner  les 
titres  de  cette  puissance  imaginaire  '.  Cet  examen 
eût  peut-être  suffi  pour  renverser  Rome.  Mais,  par 
bonheur  pour  elle,  l'éducation  des  princes  se 
trouvait  partout  dans  les  mains  de  ses  adeptes. 
Ceux-ci  inspiraient  à  leurs  augustes  élèves  des 
sentiments  de  vénération  pour  le  pontife  romain. 
Les  chefs  des  peuples  croissaient  dans  le  sanctuaire 
de  l'Eglise.  Les  princes  d'une  portée  ordinaire  ne 
savaient  jamais  en  sortir  entièrement.  Plusieurs 
n'aspiraient  même  qu'à  s'y  retrouver  au  moment 
de  leur  mort.  On  aimait  mieux  mourir  sous  un 
froc  que  sous  une  couronne. 

L'Italie,  cette  pomme  de  discorde  de  l'Europe, 
fut  peut-être  ce  qui  contribua  le  plus  à  éclairer  les 
rois.  Ils  durent  entrer  avec  les  papes  dans  des 
alliances  qui  concernaient  le  prince  temporel  de 
l'Etat  de  l'Eglise,  et  non  i'évéque  des  évêques. 
Les  rois  furent  très-étomiés  de  voir  les  papes  prêts 
à  sacrifier  les  droits  qui  appartenaient  au  pontife, 
pour  conserver  quelques  avantages  du  prince.  Ils 
aperçurent  que  ces  prétendus  organes  de  la  vérité 
avaient  recours  à  toutes  les  petites  ruses  de  la 
politique,  à  la  tromperie,  à  la  dissimulation,  au 
parjure  ^.  Alors  tomba  le  bandeau  que  l'éducation 
avait  attaché  sur  les  yeux  des  princes.  Alors  l'a- 
droit Ferdinand  d'Aragon  essaya  ruse  contre  ruse. 

1  Adrien  Baillet ,  Histoire   des  démêlés  de  Boniface  VIII 
avec  Philippe  le  Bel.  (Paris,  1708.) 
1  Guicciardini,  Histoire  d'Italie. 


DÉCOUVERTES    DES    ROIS    ET    DES    PEUPLES.       8l 

Alors  l'impétueux  Louis  XII  fit  frapper  une  mé- 
daille avec  cette  légende  :  Perdam  Bahylonis  no- 
men^ .  Et  l'honnête  Maximilien  d'Autriche,  péné- 
tré de  douleur  en  apprenant  la  trahison  de  Léon  X, 
disait  ouvertement  :  «  Ce  pape  aussi  n'est  plus 
«  pour  moi  quini  scélérat.  Maintenant  je  puis  dire 
«  qu'aucun  pape,  dans  toute  ma  vie,  ne  m'a  tenu 
«  sa  foi  et  sa  parole.  .  .  .  J'espère,  si  Dieu  le  veut, 
«  que  celui-ci  sera  le  dernier'.  » 

Les  rois  et  les  peuples  commençaient  aussi  alors 
à  sentir  avec  impatience  le  pesant  fardeau  que  les 
papes  leur  imposaient.  Ils  demandaient  que  Rome 
les  délivrât  des  dîmes,  des  tributs,  des  annates  qui 
consumaient  leurs  forces.  Déjà  la  France  avait  op- 
posé à  Rome  la  pragmatique  sanction,  et  les  chefs 
de  l'Empire  la  réclamaient  pour  eux.  L'Empereur 
prit  part,  en  i5ii,  au  concile  de  Pise,  et  même  il 
eut  quelque  temps  l'idée  d'accaparer  pour  lui  la 
papauté.  Mais,  parmi  les  chefs  des  peuples,  nul  ne 
fut  aussi  utile  à  la  réformation  que  celui  dans  les 
États  duquel  elle  devait  commencer. 

De  tous  les  électeurs,  le  plus  puissant  était  alors 
Frédéric  de  Saxe ,  surnommé  le  Sage.  Parvenu,  en 
1487,  au  gouvernement  des  Etats  héréditaires  de 
sa  famille,  il  avait  reçu  de  l'Empereur  la  dignité 
électorale;  et,  en  149^,  ayant  entrepris  un  pèle- 
rinage à  Jérusalem ,  il  y  avait  été  armé  «  chevalier 
du  Saint -Sépulcre.  »  L'autorité  dont  il  jouissait, 
ses  richeSvSes,  sa  libéralité,  relevaient  au-tlessus  de 

I  Je  perdrai  le  nom  de  Babylone. 
a  Scultet.  Annal,  ad.  an.  i52o. 

L  6 


82  FRÉDÉRIC    LE    SAGE. 

ses  égaux.  Dieu  le  choisit  pour  être  comme  un 
arbre,  à  l'abri  duquel  la  semence  de  la  vérité  pût 
pousser  sou  premier  jet,  saus  être  déracinée  par 
les  tempêtes  du  dehors  ^ 

Nul  n'était  phis  ))ropre  à  ce  noble  ministère. 
Frédéric  possédait  l'estime  générale  et  avait  en 
particulier  toute  la  confiance  de  l'Empereur,  Il  le 
remplaçait  même  quand  MaximiHen  était  absent 
de  l'Empire.  Sa  sagesse  ne  consistait  pas  dans  les 
pratiques  habiles  d'une  politique  rusée,  mais  dans 
une  prudence  éclairée  et  prévoyante,  dont  la  pre- 
mière loi  était  de  ne  jamais  porter  atteinte  par  in- 
térêt aux  lois  de  l'honneur  et  de  la  religion. 

En  même  temps,  il  sentait  en  son  cœur  la  puis- 
sance de  la  Parole  de  Dieu.  Un  jour  que  le  vicaire 
général  Staupitz  se  trouvait  avec  lui,  la  conversa- 
tion tomba  sur  ceux  qui  font  entendre  au  peuple 
de  vaines  déclamations  :  «  Tous  les  discours,  dit 
«  l'Électeur,  qui  ne  sont  remplis  que  de  subtilités 
a  et  de  traditions  humaines,  sont  admirablement 
«  froids,  sans  nerf  et  sans  force,  puisque  l'on  ne 
«  peut  rien  avancer  de  subtil  qu'une  autre  subti- 
K  lité  ne  puisse  détruire.  L'Écriture  sainte  seule  est 
«  revêtue  de  tant  de  puissance  et  de  majesté,  que, 
«  détruisant  toutes  nos  savantes  machines  à  raison- 
«  nement,  elle  nous  presse  et  nous  oblige  à  dire  : 
«  Jamais  homme  n'a  ainsi  parlé.  »  Staupitz  ayant 
témoigné  qu'il  se  rangeait  tout  à  fait  à  cet  avis, 
^Électeur  lui  tendit  cordialement  la  main,  et  lui 

1  Qui  prae  niiiUis  pollebat  principibus  aliis,  aiictoritate, 
opibus,  potr>nti;i  ,  liboralitnto  ot  magnificentia.  (Cochlœus. 
Acta  L. ,  p.  3.) 


MODÉRATION    ET    ATTENTE.    LES    PEUPLES.  83 

dit  :  «  Promettez-moi  que  vous  penserez  toujours 
«  de  même  '.  » 

Frédéric  était  précisément  le  prince  qu'il  fallait 
au  commencement  de  la  réformation.  Trop  de 
faiblesse  de  la  part  des  amis  de  cette  œuvre  eût 
permis  de  l'étouffer.  Trop  de  précipitation  eût  fait 
trop  tôt  éclater  Forage ,  qui,  dès  son  origine,  com- 
mença sourdement  à  se  former  contre  elle.  Fré- 
déric fut  modéré,  mais  fort.  Il  eut  cette  vertu 
chrétienne  que  Dieu  a  demandée  de  tout  temps 
à  ceux  qui  adorent  ses  voies  :  il  attendit  Dieu.  Il 
mit  en  pratique  le  sage  avis  de  Gamaliel  :  S/  ce 
dessein  est  un  ouvrage  îles  Jionimes,  il  se  détruira 
de  lui-même.  S'il  vient  de  Dieu ,  vous  ne  pourrez  le 
détruire"^.  «Les  choses,  disait  ce  prince  à  l'un  des 
«  hommes  les  plus  éclairés  de  son  temps ,  à  Spen- 
«  gler  de  Nuremberg,  en  sont  venues  à  un  tel 
*f  point,  que  les  hommes  ne  peuvent  plus  rien  y 
«  faire;  Dieu  seul  doit  agir.  C'est  pourquoi  nous 
«  remettons  en  ses  mains  puissantes  ces  grands 
«  événements,  qui  sont  trop  difficiles  pour  nous.  « 
La  Providence  fut  admirable  dans  le  choix  qu  elle 
fit  d'un  tel  prince  pour  protéger  son  œuvre  nais- 
sante. 

V. 

Les  découvertes  faites  par  les  rois  avaient  agi 
peu  à  peu  sur  les  peuples.  Les  plus  sages  com- 
mencèrent à  s'habituer  à  l'idée  que  l'évéque  de 

1  Luth.  Epp. 

2  Actes  V, 


84  LES    PEUPLES,    l'empire. 

Rome  était  un  simple  homme,  et  même  quelque- 
fois un  très-méchant  homme.  On  se  prit  à  soup- 
çonner qu'il  n'était  pas  plus  saint  que  les  évéques, 
dont  la  réputation  était  très-équivoque.  La  licence 
des  papes  indigna  la  chrétienté,  et  la  haine  du 
nom  romain  s'étahlit  dans  le  coeur  des  nations  ^ 

En  même  temps  des  causes  nombreuses  ren- 
daient plus  facile  l'affranchissement  de  diverses 
contrées  de  l'Occident.  Jetons  un  coup  d'oeil  sur  ce 
qu'elles  étaient  alors. 

L'Empire  était  une  confédération  dedivers  États, 
qui  avaient  à  leur  tète  un  empereur,  mais  dont 
chacun  exerçait  la  souveraineté  sur  son  propre 
territoire.  La  diète  impériale,  composée  de  tous 
les  princes  ou  États  souverains,  exerçait  le  pou- 
voir législatif  pour  l'ensemble  du  corps  germa- 
nique. L'Empereur  devait  ratifier  les  lois,  décrets 
ou  recez  de  cette  assemblée,  et  était  chargé  de 
leur  application  et  de  leur  exécution.  Les  sept 
princes  les  plus  puissants  avaient,  sous  le  titre 
d'électeurs,  le  privilège  de  décerner  la  couronne 
impériale. 

Le  nord  de  l'Allemagne,  habité  principalement 
par  l'ancienne  race  saxonne,  avait  acquis  le  plus 
de  liberté.  L'Empereur,  sans  cesse  attaqué  par  les 
Turcs  dans  ses  possessions  héréditaires,  devait 
ménager  ces  princes  et  ces  peuples  courageux,  qui 
lui  étaient  alors  nécessaires.  Des  villes  libres,  au 
nord,  à  l'ouest,  au  sud  de  l'Empire,  étaient  par- 

I  "  Odium  romani  nominis,  penitus  iiiKxum  esse  multa- 
«  mm  gentium  animis  opinor,  ob  ea,  quse  vulgo  de  moribus 
»  ejus  urbis  jactaïUur.  »  (Erasmi  Epp.  lib.  XII,  p.  634.) 


PRÉPARATIONS    PROVIDENTIELLES.  85 

venues,  par  leur  commerce,  leurs  manufactures, 
leurs  travaux  en  tous  genres,  à  un  haut  degré  de 
prosjîérité,  et  par  cela  même  d'indépendance.  La 
puissante  maison  d'Autriche,  qui  portait  la  cou- 
ronne impériale,  tenait  sous  sa  main  la  plupart 
des  États  du  midi  de  l'Allemagne,  et  surveillait  de 
près  tous  leurs  mouvements.  Elle  s'apprêtait  à 
étendre  sa  domination  sur  tout  l'Empire,  et  plus 
loin  encore,  quand  la  réformation  vint  mettre  à 
ses  envahissements  une  digue  puissante  et  sauva 
l'indépendance  européenne. 

Comme  la  Judée,  où  le  christianisme  naquit,  se 
trouvait  au  milieu  de  l'ancien  monde ,  ainsi  l'Alle- 
magne était  au  centre  de  la  chrétienté.  Elle  se 
présentait  à  la  fois  aux  Pays-Bas,  à  l'Angleterre,  à 
la  France,  à  la  Suisse,  à  l'Italie,  à  la  Hongrie,  à  la 
Bohême,  à  la  Pologne,  au  Danemark  et  à  tout  le 
Nord.  C'était  dans  le  cœur  de  l'Europe  que  devait 
se  développer  le  principe  de  la  vie,  et  c'étaient  ses 
battements  qui  devaient  faire  circuler  à  travers 
toutes  les  artères  de  ce  grand  corps  le  sang  géné- 
reux destiné  à  en  vivifier  tous  les  membres. 

La  constitution  particulière  que  l'Empire  avait 
reçue,  conformément  aux  dispensations  de  la  Pro- 
vidence, favorisait  la  propagation  d'idées  nouvelles. 
Si  l'Allemagne  avait  été  une  monarchie  propre- 
ment dite  ,  telle  que  la  France  ou  l'Angleterre,  la 
volonté  arbitraire  du  souverain  eut  suffi  pour 
arrêter  longtemps  les  progrès  de  l'Evangile.  Mais 
elle  était  une  confédération.  La  vérité  combattue 
dans  un  État  pouvait  être  reçue  avec  faveur  dans 
un  autre. 


86      PAIX.  IMPULSION  DE  LA  REFORME.  TIERS  ETAT. 

La  paix  intérieure  que  Maximilien  venait  d'assu- 
rer à  l'Empire  n'était  pas  moins  favorable  à  la  ré- 
formation.  Longtemps  les  nombreux  membres  du 
corps  germanique  s'étaient  plu  à  s'entre-déchirer. 
On  n'avait  vu^  que  troubles ,  discordes ,  guerres  , 
sans  cesse  renaissantes ,  voisins  contre  voisins , 
villes  contre  villes  ,  seigneurs  contre  seigneurs. 
Maximilien  avait  donné  de  solides  bases  à  l'ordre 
public,  en  instituant  la  chambre  impériale ,  ap- 
pelée à  juger  tous  les  différends  entre  les  divers 
États.  Les  peuples  germaniques,  après  tant  de 
troubles  et  d'inquiétudes,  voyaient  commencer 
une  ère  nouvelle  de  sûreté  et  de  repos.  Néanmoins 
l'Allemagne,  quand  Luther  parut,  offrait  encore 
à  l'œil  observateur  ce  mouvement  qui  agite  la 
mer  après  un  temps  prolongé  d'orages.  Le  calme 
n'était  pas  assuré.  Le  premier  souffle  pouvait  faire 
éclater  de  nouveau  la  tempête.  Nous  en  verrons 
plus  d'un  exemple.  La  réformation,  en  imprimant 
une  impulsion  toute  nouvelle  aux  peuples  ger- 
maniques, détruisit  pour  toujours  les  anciennes 
causes  d'agitation.  Elle  mit  fin  au  système  de 
barbarie  qui  avait  dominé  jusqu'alors,  et  donna  à 
l'Europe  un  système  nouveau. 

En  même  temps  la  religion  de  Jésus-Christ  avait 
exercé  sur  l'Allemagne  une  influence  qui  lui  est 
propre.  Le  tiers  état  y  avait  pris  de  rapides  déve- 
loppements. On  voyait  dans  les  diverses  contrées 
de  l'Empire,  dans  les  villes  libres  en  particulier» 
de  nombreuses  institutions  propres  à  développer 
cette  masse  imposante  du  peuple.  Les  arts  y  fleu- 
rissaient. La  bourgeoisie  se  livrait  en  sécurité  aux 


CARACTÈRE    NATIOINAL.    JOUG    DU    PAPE.  87 

tranquilles  travaux  et  aux  douces  relations  de  la 
vie  sociale.  Elle  devenait  de  plus  en  plus  accessible 
nux  lumières.  Elle  acquérait  ainsi  toujours  plus 
de  considération  et  d'autorité.  Ce  n'étaient  pas  des 
magistrats  appelés  souvent  à  faire  plier  leur  con- 
duite à  des  exigences  politiques,  ou  des  nobles, 
amateurs  avant  tout  de  la  gloire  des  armes,  ou  im 
clergé  avide  et  ambitieux  ,  exploitant  la  religion 
comme  sa  propriété  exclusive,  qui  devaient  fonder 
en  Allemagne  la  réformation.  Elle  devait  être  l'af- 
faire  de  la  bourgeoisie,  du  peuple,  de  la  nation 
tout  entière. 

Le  caractère  particulier  des  Allemands  devait 
seprèter  spécialement  à  une  réformation  religieuse. 
Une  fausse  civilisation  ne  l'avait  pas  délavé.  Les 
semences  précieuses  que  la  crainte  de  Dievi  dépose 
dans  un  peuple  n'avaient  point  été  jetées  au  vent. 
Les  mœurs  antiques  subsistaient  encore.  On  re- 
trouvait en  Allemagne  cette  droiture,  cette  fidélité, 
cet  amour  du  travail,  cette  persévérance,  cette 
disposition  religieuse,  qu'on  y  reconnaît  encore,  et 
qui  présage  à  l'Évangile  plus  de  succès  que  le  ca- 
ractère léger,  moqueur  ou  grossier  d'autres  peu- 
ples de  notre  Europe. 

Les  peuples  allemands  avaient  reçu  de  Rome 
le  grand  élément  de  la  civilisation  moderne,  la 
foi.  Culture,  connaissances,  législation,  tout,  sauf 
leur  courage  et  leurs  armes,  leur  était  venu  de  la 
ville  sacerdotale.  Des  liens  étroits  avaient  attaché 
dès  lors  l'Allemagne  à  la  papauté.  La  première 
était  comme  une  conquête  spirituelle  de  la  se- 
conde, et  l'on  sait  ce  que  Rome  a  toujours  su  faire 


88  ÉTAT    DE    l'empire. 

de  ses  conquêtes.  Les  autres  peuples ,  qui  avaiene 
possédé  la  foi  et  la  civilisation  avant  que  le  pon- 
tife romain  existât,  étaient  demeurés  vis-à-vis  de 
lui  dans  une  plus  grande  indépendance.  Mais  cet 
assujettissement  des  Germains  ne  devait  servir 
qu'à  rendre  la  réaction  plus  puissante  au  moment 
du  réveil.  Quand  les  yeux  de  l'Allemagne  s'ouvri- 
ront, elle  déchirera  avec  indignation  les  langes 
dans  lesquels  on  l'a  tenue  si  longtemps  captive. 
L'asservissement  qu'elle  a  eu  à  subir  lui  donnera 
un  plus  grand  besoin  de  délivrance  et  de  liberté, 
et  de  robustes  champions  de  la  vérité  sortiront  de 
cette  maison  de  force  et  de  discipline,  où,  depuis 
des  siècles,  tout  son  peuple  est  renfermé. 

Il  y  avait  alors  en  Allemagne  quelque  chose 
qui  ressemblait  assez  à  ce  que  la  politique  de  nos 
jours  a  appelé  «  un  système  de  bascule.  »  Quand 
le  chef  de  l'Empire  était  d'un  caractère  fort,  sa 
puissance  augmentait;  quand  au  contraire  il  était 
faible,  l'influence  et  l'autorité  des  princes  et  des 
électeurs  croissaient.  Jamais  ceux-ci  ne  s'étaient 
sentis  plus  forts  contre  leur  chef  qu'au  temps  de 
Maximilien,  à  l'époque  de  la  réformalion.  Et  le 
chef  ayant  pris  parti  contre  elle,  on  comprend 
combien  cette  circonstance  fut  favorable  à  la  pro- 
pagation de  l'Évangile. 

De  plus ,  l'Allemagne  s'était  lassée  de  ce  que 
Rome  appelait,  par  dérision,  «  la  patience  des 
«  Germains.  »  Ceux-ci  avaient,  en  effet,  montré 
beaucoup  de  patience  depuis  les  temps  de  Louis 
de  Bavière.  Dès  lors  les  empereurs  avaient  posé  les 
armes ,  et  la  tiare  s'était  placée  sans  contradiction 


OPPOSITION     A    ROMF.    LA    BOURGEOISIE.  89 

au-dessus  de  la  couronne  des  Césars.  Mais  le  com- 
bat n'avait  guère  fait  que  se  déplacer.  Il  était  des- 
cendu de  quelques  étages.  Ces  mêmes  luttes,  dont 
les  empereurs  et  les  papes  avaient  donné  le  spec- 
tacle au  monde,  se  renouvelèrent  bientôt  en  petit , 
dans  toutes  les  villes  de  l'Allemagne ,  entre  les  évè- 
ques  et  les  magistrats.  La  bourgeoisie  avait  ramassé 
le  glaive  qu'avaient  laissé  tomber  lescbefs  de  l'Em- 
pire. Déjà  en  1329,  les  bourgeois  de  Francfort- 
sur-l'Oder  avaient  tenu  tête  avec  intrépidité  à  tous 
leurs  supérieurs  ecclésiastiques  ;  excommuniés 
pour  être  demeurés  fidèles  au  margrave  Louis, 
ils  étaient  restés  vingt-huit  ans  sans  messe,  sans 
baptême,  sans  mariage,  sans  sépulture  sacerdo- 
tale. Lors  de  la  rentrée  des  moines  et  des  prêtres, 
ils  en  avaient  ri  comme  d'une  farce  et  d'une  co- 
médie. Tristes  écarts  sans  doute,  mais  dont  le 
clergé  était  lui-même  la  cause.  A  l'époque  de  la 
réformation ,  l'opposition  entre  les  magistrats  et  les 
ecclésiastiques  s'était  accrue.  A  tout  moment  les 
privilèges  et  les  prétentions  temporelles  du  clergé 
amenaient  entre  ces  deux  corps  des  frottements 
et  des  chocs. 

Mais  ce  n'était  pas  seulement  parmi  les  bourg- 
mestres ,  les  conseillers  et  les  secrétaires  de  villes 
que  Rome  et  le  clergé  trouvaient  des  adversaires. 
Vers  le  même  temps  la  colère  fermentait  dans  le 
peuple.  Elle  éclata  déjà  en  i5o2,  dans  les  con- 
trées du  Rhin  ;  et  les  paysans,  indignés  du  joug 
qu'appesantissaient  sur  eux  leurs  souverains  ec- 
clésiastiques ,  formèrent  alors  entre  eux  ce  qu'on 
a  nommé  l'alliance  des  souliers.    • 


90  SUISSE. 

Ainsi  partout,  en  haut  et  en  bas  ,  retentissait 
un  bruit  sourd ,  précurseur  de  la  foudre  qui  allait 
bientôt  éclater.  L'Allemagne  paraissait  mûre  pour 
l'œuvre  dont  le  seizième  siècle  avait  reçu  la  tâche. 
La  Providence,  qui  marche  lentement,  avait  tout 
préparé;  et  les  passions  mêmes  que  Dieu  con- 
damne, devaient  être  tournées  par  sa  main  puis- 
sante à  l'accomplissement  de  ses  desseins. 

Voyons  ce  qu'étaient  les  autres  peuples. 

Treize  petites  républiques,  placées  avec  leurs 
alliés  au  centre  de  l'Europe,  dans  des  montagnes 
qui  en  sont  comme  la  citadelle,  formaient  un 
peuple  simple  et  courageux.  Qui  eût  été  chercher 
dans  ces  obscures  vallées  ceux  que  Dieu  choisirait 
pour  être  ,  avec  des  enfants  des  Germains ,  les 
libérateurs  de  l'Église?  Qui  eût  pensé  que  de  pe- 
tites villes  inconnues,  sortant  à  peine  de  la  barba- 
rie, cachées  derrière  des  monts  inaccessibles,  aux 
extrémités  de  lacs  qui  n'avaient  aucun  nom  dans 
l'histoire,  passeraient,  en  fait  de  christianisme, 
avant  Jérusalem,  Antioche,  Ephèse ,  Corinthe  et 
Rome?  Néanmoins,  ainsi  le  voulut  celui  qui  veut 
qu'une  pièce  de  terre  soit  arrosée  de  pluie ,  et 
qu'une  autre  pièce,  sur  laquelle  il  n'a  point  plu, 
demeure  desséchée  ^ 

D'autres  circonstances  eiicore  paraissaient  de- 
voir entourer  de  nombreux  écueils  la  marche  de 
la  réformation  au  sein  des  populations  helvétiques. 
Si  dans  une  monarchie  on  avait  à  redouter  les  em- 
pêchements du  pouvoir,  on  avait  à  craindre  dans 
une  démocratie  la  précipitation  du  peuple. 

1   Amos. 


VALEUR,    LIBERTÉ.  9» 

Mais  la  Suisse  avait  eu  aussi  ses  préparations. 
G  était  un  arbre  sauvage,  mais  généreux,  qui  avait 
été  gardé  au  fond  des  vallées  pour  y  greffer  un 
jour  un  fruit  d'une  grande  valeur.  I.a  Providence 
avait  répandu  parmi  ce  peuple  nouveau  des  prin- 
cipes de  courage,  d'indépendance  et  de  liberté, 
destinés  à  développer  tout  leur  pouvoir  quand 
l'heure  de  la  lutte  avec  Rouie  sonnerait.  Le  pape 
avait  donné  aux  Suisses  le  titre  de  protecteurs 
de  la  liberté  de  l'Eglise.  Mais  ils  semblaient  avoir 
pris  cette  dénomination  d'honneur  dans  un  tout 
autre  sens  que  le  pontife.  Si  leurs  soldats  gar- 
daient le  pape  près  de  l'ancien  Capitole,  leurs 
citoyens,  an  sein  des  A.lpes,  gardaient  avec  soin 
leurs  libertés  religieuses  contre  les  atteintes  du 
pape  et  du  clergé.  Il  était  défendu  aux  ecclésias- 
tiques d'avoir  recours  à  luie  juridiction  étrangère. 
La  «  lettre  des  prêtres»  (Pfaffenbrief ,  iSyo)  était 
une  énergique  protestation  de  la  liberté  suisse 
contre  les  abus  et  la  puissance  du  clergé.  Zurich 
se  distinguait  entre  tons  ces  Etats  par  son  opposi- 
tion courageuse  aux  prétentions  de  Rome.  Ge- 
nève, à  l'autre  extrémité  de  la  Suisse,  luttait  avec 
son  évéque.  Ces  deux  villes  se  signalèrent  entre 
toutes  dans  la  grande  lutte  que  nous  avons  en- 
trepris de  décrire. 

Mais  si  les  villes  helvétiques,  accessibles  à  toute 
amélioration ,  devaient  être  entraînées  des  pre- 
mières dans  le  mouvement  de  la  réforme ,  il  ne 
devait  pas  en  être  ainsi  des  peuples  des  montagnes. 
Les  lumières  n'étaient  pas  parvenues  jusque-là. 
Ges  cantons,  fondateurs  de  la  liberté  suisse,  fiers 


92  PETITS    CANTOWS-    ITALIE. 

du  rôle  qu'ils  avaient  rempli  clans  la  grande  lutte 
de  l'indépendance,  n'étaient  pas  disposés  à  imiter 
facilement  leurs  cadets  de  la  plaine.  Pourquoi 
changer  cette  foi  avec  laquelle  ils  avaient  chassé 
l'Autriche  et  qui  avait  consacré  par  des  autels 
toutes  les  places  de  leurs  triomphes?  Leurs  prêtres 
étaient  les  seuls  conducteurs  éclairés  auxquels  ils 
pussent  avoir  recours;  leur  culte,  leurs  fêtes ,  fai- 
saient diversion  à  la  monotonie  de  leur  vie  tran- 
quille ,  et  rompaient  agréablement  le  silence  de 
leurs  paisibles  retraites.  Ils  demeurèrent  fermés 
aux  innovations  religieuses. 

En  passant  les  Alpes,  nous  nous  trouvons  dans 
cette  Italie  qui  était,  aux  yeux  du  grand  nombre, 
la  terre  sainte  de  la  chrétienté.  D'où  l'Europe 
eût-elle  attendu  le  bien  de  l'Église,  si  ce  n'est  de 
l'Italie,  si  ce  n'est  de  Rome?  La  puissance  qui 
amenait  tour  à  tour  sur  le  siège  pontifical  tant  de 
caractères  divers,  ne  pouvait-elle  pas  un  jour  y 
placer  un  pontife  qui  devînt  un  instrument  de 
bénédictions  pour  les  héritages  du  Seigneur?  Si 
même  on  devait  désespérer  des  pontifes,  n'y  avait- 
il  pas  là  des  évêques,  des  conciles,  qui  réforme- 
raient l'Eglise  ?  Il  ne  sort  rien  de  bon  de  Nazareth  : 
mais  de  Jérusalem,  mais  de  Rome!.  .  Telles  pou- 
vaient être  les  pensées  des  hommes;  mais  Dieu 
pensa  tout  autrement.  Il  dit  :  Que  celui  qui  est 
souillé  y  se  souille  encore  ^ ,  et  il  abandonna  l'Italie 
à  ses  injustices.  Cette  terre  d'une  antique  gloire 
était  tour  à  tour  en  proie  à  des  guerres  intestines 

1  Apoc,  XXïI. 


ORSTVCLES    A    L\    RÉFORME.  ^3 

et  à  des  invasions  étrangères.  Les  ruses  de  la 
politique,  la  violence  des  factions,  l'agitation  des 
armes  paraissaient  devoir  seules  y  dominer  ,  et 
semblaient  en  bannir  pour  longtemps  l'Évangile 
et  sa  paix. 

D'ailleurs,  l'Italie  brisée,  hachée,  sans  unité, 
paraissait  peu  propre  à  recevoir  une  impulsion 
commune.  Chaque  frontière  était  une  barrière 
nouvelle  où  la  vérité  serait  arrêtée. 

Et  si  la  vérité  devait  venir  du  Nord,  comment 
les  Italiens,  d'un  goût  si  raffiné,  et  d'une  vie  so- 
ciale à  leurs  yeux  si  exquise,  eussent-ils  pu  con- 
descendre à  recevoir  quelque  chose  des  barbares 
Germains?  Des  hommes  qui  admiraient  l'élé- 
gance d'un  sonnet  bien  cadencé  plus  que  la  ma- 
jesté et  la  simplicité  des  Ecritures,  étaient-ils  un 
sol  propice  à  la  semence  de  la  Parole  de  Dieu  ? 
Une  fausse  civilisation  est,  de  tous  les  divers 
états  des  peuples,  celui  qui  répugne  le  plus  à 
l'Evangile. 

Enfin ,  quoi  qu'il  en  fût,  Rome  demeurait  Rome 
pour  l'Italie.  Non-seulement  la  puissance  tempo- 
relle des  papes  portait  les  divers  partis  italiens 
à  rechercher  à  tout  prix  leur  alliance  et  leur  fa- 
veur ,  mais  encore  la  domination  universelle  de 
Rome  offrait  plus  d'un  avantage  à  l'avarice  et  à 
la  vanité  des  autres  Etats  ultramontains.  Dès  qu'il 
s'agissait  d'émanciper  de  Rome  le  reste  du  monde, 
l'Italie  redeviendrait  l'Italie  ;  les  querelles  domesti- 
ques ne  prévaudraient  pas  en  faveur  du  système 
étranger;  et  il  suffirait  d'atteintes  portées  au  chef 
de  la  famille  péninsulaire  ,  pour  ranimer  aussitôt 


C)4  ESPAGNF. 

les  affections  et  les  intérêts  communs  longtemps 
assoupis. 

La  réformation  avait  donc  peu  de  chance  de  ce 
côté-là.  Néanmoins  il  se  trouva  aussi  au  delà  des 
monts  des  âmes  préparées  pour  recevoir  la  lumière 
évangélique ,  et  l'Italie  ne  fut  pas  alors  entièrement 
déshéritée. 

L'Espagne  avait  ce  que  n'avait  pas  l'Italie ,  un 
peuple  sérieux,  noble  et  d'un  esprit  religieux. 
De  tout  temps  ce  peuple  a  compté  parmi  les 
membres  de  son  clergé  des  hommes  de  piété  et 
de  science,  et  il  était  assez  éloigné  de  Rome  pour 
pouvoir  facilement  secouer  son  joug.  Il  est  peu 
de  nations  où  l'on  pût  espérer  plus  raisonna- 
blement un  renouvellement  de  ce  christianisme 
primitif,  que  l'Espagne  avait  peut-être  reçu  de 
saint  Paul  lui-même.  Et  pourtant  l'Espagne  ne  se 
leva  point  parmi  les  peuples.  Elle  fut  destinée  à 
accomplir  cette  parole  de  la  sagesse  divine  :  Les 
premiers  seront  les  derniers.  Diverses  circonstances 
préparaient  ce  triste  avenir. 

L'Espagne,  vu  sa  position  isolée  et  son  éloigne- 
ment  de  l'Allemagne ,  ne  devait  ressentir  que  de 
faibles  secousses  de  ce  grand  tremblement  de 
terre  qui  agita  si  violemment  l'Empire.  Elle  avait 
d'ailleurs  à  s'occuper  de  trésors  bien  différents  de 
ceux  que  la  Parole  de  Dieu  présentait  alors  aux 
peuples.  Le  nouveau  monde  éclipsa  le  monde  éter- 
nel. Une  terre  toute  neuve,  et  qui  semblait  être 
d'argent  et  d'or,  enflammait  toutes  les  imagina- 
tions. Un  désir  ardent  de  s'enrichir  ne  laissait  pas 
de  place  dans  un  cœur  espagnol  à  de  plus  nobles 


ESPAGNE,    OBSTACLES.  9.) 

pensées.  Un  clergé  puissant,  ayant  à  sa  disposition 
des  échafauds  et  des  trésors,  dominait  dans  la  pé- 
ninsule. L'Espagnol  rendait  volontiers  à  ses  prêtres 
une  servile  obéissance,  qui,  le  déchargeant  de 
toute  préoccupation  spirituelle  ,  le  laissait  libre  de 
se  livrer  à  ses  passions  et  de  courir  le  chemin  des 
richesses,  des  découvertes  et  des  continents  nou- 
veaux. Victorieuse  des  Maures ,  elle  avait,  au  prix 
du  sang  le  plus  noble ,  fait  tomber  le  croissant 
des  murs  de  Grenade  et  de  beaucoup  d'autres  cités, 
et  planté  à  sa  place  la  croix  de  Jésus-Christ.  Ce 
grand  zèle  pour  le  christianisme,  qui  paraissait 
devoir  donner  de  vives  espérances,  tourna  con- 
tre la  vérité.  Comment  l'Espagne  catholique,  qui 
avait  vaincu  l'infidélité,  ne  s'opposerait-elle  pas  à 
l'hérésie  ?  Comment  ceux  qui  avaient  chassé  Maho- 
met de  leurs  belles  contrées  ,  y  laisseraient-ils  pé- 
nétrer Luther?  Leurs  rois  firent  même  davantage  : 
ils  armèrent  des  flottes  contre  la  réformation;  ils 
allèrent,  pour  la  vaincre,  la  chercher  en  Hollande 
et  en  Angleterre.  Mais  ces  attaques  firent  grandir 
les  nations  assaillies;  et  bientôt  leur  puissance 
écrasa  l'Espagne.  Ainsi  ces  régions  catholiques 
perdirent  par  la  réformation  cette  prospérité  tem- 
porelle même  qui  leur  avait  fait  primitivement 
rejeter  la  liberté  spirituelle  de  l'Évangile.  Néan- 
moins, c'était  un  peuple  généreux  et  fort  que 
celui  qui  habitait  au  delà  des  Pyrénées.  Plusieurs 
de  ses  nobles  enfants,  avec  la  même  ardeur,  mais 
avec  plus  de  lumière  que  ceux  qui  avaient  livré 
leur  sang  aux  fers  des  Arabes,  vinrent  déposer  l'of- 
frande de  leur  vie  sur  les  bûchers  de  l'Inquisition. 


(j6  PORTUGAL.     FRANCE.    PREPARATIONS. 

Il  eu  était  à  peu  près  du  Portugal  comme  de 
l'Espagne  :  Emmanuel  l'Heureux  lui  donnait  un 
«  siècle  d'or,  »  qui  devait  le  rendre  peu  propre  au 
renoncement  que  l'Evangile  exige.  La  nation  por- 
tugaise, se  précipitant  sur  les  routes  récemment 
découvertes  des  Indes  orientales  et  du  Brésil,  tour- 
nait le  dos  à  l'Europe  et  à  la  réformation. 

Peu  de  pays  semblaient  devoir  être  plus  dispo- 
sés que  la  France  à  recevoir  la  doctrine  évangéli- 
que.  Toute  la  vie  intellectuelle  et  spirituelle  du 
moyen  âge  s'était  presque  concentrée  en  elle.  On 
eût  dit  que  les  sentiers  y  étaient  partout  battus 
pour  une  grande  manifestation  de  la  vérité.  Les 
hommes  les  plus  opposés  ,  et  dont  l'influence  avait 
été  la  plus  puissante  sur  les  peuples  français,  se 
trouvaient  avoir  quelque  affinité  avec  la  réforma- 
tion. Saint  Bernard  avait  donné  l'exemple  de  cette 
foi  du  cœur,  de  cette  piété  intérieure ,  qui  est  le 
plus  beau  trait  de  la  réforme.  Abélard  avait  porté 
dans  l'étude  de  la  théologie  ce  principe  rationnel 
qui,  incapable  de  construire  ce  qui  est  vrai,  est 
puissant  pour  détruire  ce  qui  est  faux.  De  nom- 
breux prétendus  hérétiques  avaient  ravivé  dans  les 
provinces  françaises  les  flammes  de  la  Parole  de 
Dieu.  L'université  de  Paris  s'était  posée  en  face 
de  l'Église,  et  n'avait  pas  craint  de  la  combattre. 
Au  commencement  du  quinzième  siècle,  les  Clé- 
mangis  et  les  Gerson  avaient  parlé  avec  hardiesse. 
La  pragmatique  sanction  avait  été  un  grand  acte 
d'indépendance  et  paraissait  devoir  être  le  palla- 
dium des  libertés  gallicanes.  Les  nobles  français, 
si  nombreux,  si  jaloux  de  leur  prééminence,  et 


rSPÉRANCES    TROMPÉES.  Ç)"^ 

qui,  à  cette  époque,  venaient  de  se  voir  enlever 
peu  à  peu  leurs  privilèges  au  profit  de   la  puis- 
sance royale,  devaient  se  trouver  disposés  en  fa- 
veur d'une  révolution  religieuse  qui  pouvait  leur 
rendre  un   peu  de  l'indépendance  qu'ils  avaient 
perdue.    Le  peuple,  vif,  intelligent,  susceptible 
d'émotions  généreuses,  était  accessible,  autant  ou 
plus  que  tout  autre,  à  la  vérité.  Il  semblait  que 
la  réformation  dût  être,  en  ces  contrées,  comme 
Tenfantemeut  qui  couronnerait  le  long  travail  de 
plusieurs  siècles.  Mais  le  char  de  la  France,  qui , 
depuis  tant  de  générations,  semblait  se    précipi- 
ter dans  le  même  sens,  tourna  brusquement  au 
moment  de  la  réforme,  et  prit  une  direction  toute 
contraire.  Ainsi  le  voulut   Celui  qui  conduit  les 
nations  et  leurs  chefs.  Le   prince  qui   était  alors 
assis  sur  le  char,  qui  tenait  les  rênes ,  et  qui ,  ama- 
teur des  lettres,  semblait,  entre  tous  les  chefs  de 
la  catholicité,  devoir  être  le  premier  à  seconder 
la  réforme,  jeta  son  peuple  dans  une  autre  voie. 
Les-.symptômes  de  plusieurs  siècles   furent  trom- 
peurs, et  l'élan  imprimé  à  la  France  vint  échouer 
contre  l'ambition  et  le  fanatisme  de  ses  rois.  Les 
Valois  la  privèrent  de  ce  qui  devait  lui  apparte- 
nir. Peut-être,  si  elle  avait  reçu  l'Evangile,  fùt- 
elle  devenue  trop  puissante.  Dieu  voulut  prendre 
des  peuples  plus  faibles,  et  des  peuples  qui  n'é- 
taient pas  encore,  pour  en  faire  les  dépositaires 
de  la  vérité.  La  France,  après  avoir  été  presque 
réformée,  se  retrouva  finalement   catholique-ro- 
maine. L'épée  des  princes,  mise  dans  la  balance 
là  ftt  peacher  vers  Rome.  Hélas  !  un  autre  glaive  , 

'  7 


98  PAYS-BAS.    ANGLETERRE. 

celui  des  réformés  eux-mêmes,  assura  la  perte  de 
la  réformation.  Les  mains  qui  s'habituèrent  à  l'é- 
pée  se  désapprirent  de  prier.  C'est  par  le  sang  de 
ses  confesseurs,  et  non  par  celui  de  ses  adversai- 
res, que  l'Evangile  triomphe. 

Les  Pays-Bas  étaient  alors  une  des  contrées  les 
plus  florissantes  de  l'Europe.  On  y  trouvait  un 
peuple  industrieux,  éclairé  parles  nombreux  rap- 
ports qu'il  soutenait  avec  les  diverses  parties  du 
monde ,  plein  de  courage ,  passionné  pour  son 
indépendance,  ses  privilèges  et  sa  liberté.  Aux 
portes  de  l'Allemagne,  il  devait  être  l'un  des  pre- 
miers à  entendre  le  bruit  de  la  réformation.  Deux 
parties  bien  distinctes  composaient  ces  provinces. 
L'une,  plus  au  sud,  regorgeait  de  richesses;  elle 
céda.  Comment  toutes  ces  manufactures  portées  à 
la  plus  haute  perfection,  comment  cet  immense 
commerce  par  terre  et  par  mer,  comment  Bruges, 
ce  grand  entrepôt  du  négoce  du  Nord,  Anvers, 
cette  reine  des  cités  commerçantes,  eussent-ils  pu 
s'accommoder  d'une  lutte  longue  et  sanglante 
pour  des  questions  de  foi?  Au  contraire,  les  pro- 
vinces septentrionales,  défendues  par  leurs  du- 
nes, la  mer,  leurs  eaux  intérieures,  et  plus  en- 
core par  la  simplicité  de  leurs  mœurs,  et  la 
résolution  de  tout  perdre  plutôt  que  l'Évangile , 
non-seulement  sauvèrent  leurs  franchises,  leurs 
privilèges  et  leur  foi,  mais  encore  conquirent 
leur  indépendance  et  une  glorieuse  nationalité. 

L'Angleterre  ne  semblait  guère  promettre  ce 
qu'elle  a  tenu  depuis.  Refoulée  du  continent,  où 
elle   s'était   longtemps    obstinée   à  conquérir    la 


\ngleti:rre.    Ecosse.  99 

France,  elle  commençait  à  porter  ses  regards  vers 
l'Océan,  comme  vers  le  royaume  qui  devait  être 
le  vrai  but  de  ses  conquêtes,  et  dont  l'héritage  lui 
était  réservé.  Convertie  à  deux  reprises  au  chris- 
tianisme, une  fois  sous  les  anciens  Bretons,  une 
seconde  fois  sous  les  Anglo-Saxons,  elle   payait 
alors  très-dévotement  à  Rome  le  denier  annuel  de 
Saint-Pierre.  Cependant  elle  était  réservée  à  de 
hautes  destinées.   Maîtresse  de  l'Océan ,  et   pré- 
sente à  la  fois  dans  toutes  les  parties  du  globe  , 
elle  devait  être  un  jour,  avec  un  peuple  qu'elle 
enfanterait,  la  main  de   Dieu  pour  répandre  les 
semences  de  la  vie  dans  les  îles  les  plus  lointaines 
et  sur  les  plus  vastes  continents.  Déjà  quelques 
circonstances   préludaient   à    ses    destinées;    de 
grandes  lumières  avaient  brillé  dans  les  îles  bri- 
tanniques, et  il  en  restait  quelques  lueurs.  Une 
foule  d'étrangers,  artistes,  négociants,  ouvriers, 
venus   des   Pays-Bas,  de  l'Allemagne,  et  d'autres 
contrées  encore,  remplissaient  leurs  cités  et  leurs 
ports,   l^es  nouvelles  idées  religieuses  y  seraient 
donc   facilement  et   promptement  transportées. 
Enfin  l'Angleterre  avait  alors  pour  roi  un  prince 
bizarre,  qui,  doué  de  quelques  connaissances  et 
de  beaucoup  de  courage,  changeait  à  tout  mo- 
ment de  projets  et  d'idées,  et  tournait  de  côté  et 
d'autre,  suivant  la  direction  dans  laquelle  souf- 
flaient ses  violentes  passions.  11  se   pouvait  que 
l'une  des  inconséquences  de  Henri  VIII  fût  un  jour 
favorable  à  la  réforme. 

L'Ecosse  était  alors  agitée  par  les  partis.  Un  roi 
de  cinq  ans,  une  reine  régente,  des  grands  ambi- 

7- 


lOO  LE    NORD.    RUSSIF.    POLOGNE. 

tieux, un  clergé  influent,  travaillaient  en  tous  sens 
cette  nation  courageuse.  Elle  devait  néanmoins 
briller  un  jour  au  premier  rang  parmi  celles  qui 
recevraient  la  réforraation. 

Les  trois  royaumes  du  nord,  le  Danemark,  la 
Suède  et  la  Norw^ége,  étaient  unis  sous  un  scep- 
tre commun.  Ces  peuples  rudes  et  amateurs  des 
armes  semblaient  avoir  peu  de  rapports  avec  la 
doctrine  de  l'amour  et  de  la  paix.  Cependant,  par 
leur  énergie  même,  ils  étaient  peut-être  plus  dis- 
posés que  les  peuples  du  midi  à  recevoir  la  force 
de  la  doctrine  évangélique.  Mais,  fils  de  guerriers 
et  de  pirates,  ils  apportèrent,  ce  semble,  un  ca- 
ractère trop  belliqueux  dans  la  cause  protestante: 
leur  épée  la  défendit  plus  tard  avec  héroïsme. 

La  Russie,  acculée  à  l'extrémité  de  l'Europe, 
n'avait  que  peu  de  relations  avec  les  autres  États. 
D'ailleurs,  elle  appartenait  à  la  communion  grec- 
que. La  réformation  qui  s'accomplit  dans  l'Eglise 
d'Occident,  n'exerça  que  peu  ou  point  d'influence 
sur  celle  d'Orient. 

La  Pologne  semblait  bien  préparée  à  une  ré- 
forme. Le  voisinage  des  chrétiens  de  la  Bohème 
et  de  la  Moravie  l'avait  disposée  à  recevoir  l'im- 
pulsion évangélique,  que  le  voisinage  de  l'Alle- 
magne devait  promptement  lui  communiquer. 
Déjà  en  i5oo,  la  noblesse  de  la  grande  Pologne 
avait  demandé  la  coupe  pour  le  peuple,  en  en  ap- 
pelant aux  usages  de  l'Église  primitive.  La  liberté 
dont  on  jouissait  dans  ses  villes,  l'indépendance 
de  ses  seigneurs,  en  faisaient  ini  refuge  assuré  pour 
des  chrétiens  persécutés  dans  leur  patrie.  La  vé- 


BOHEME.   HONGRIE.  THEOLOGIE  ROMAINE,        lOI 

rite  qu'ils  y  apportaient  y  fut  reçue  avec  joie  par 
un  grand  nombre  de  ses  habitants.  C'est  un  des 
pays  où,  de  nos  jours,  elle  a  le  moins  de  confes- 
seurs. 

La  flamme  de  réformation  qui,  depuis  long- 
temps, avait  lui  en  Bohême,  y  avait  été  presque 
éteinte  dans  le  sang.  Néanmoins,  de  précieux  dé- 
bris, échappés  au  carnage,  subsistaient  encore 
pour  voir  le  jour  que  Hus  avait  pressenti. 

I^  Hongrie  avait  été  déchirée  par  des  guerres 
intestines,  sous  le  gouvernement  de  princes  sans 
caractère  et  sans  expérience,  qui  avaient  fini  par 
attacher  à  l'Autriche  le  sort  de  leur  peuple,  en 
plaçant  cette  maison  puissante  parmi  les  héritiers 
de  leur  couronne. 

Tel  était  l'état  de  l'Europe  au  commencement 
du  seizième  siècle,  qui  devait  opérer  une  si  puis- 
sante transformation  dans  la  société  chrétienne. 


VI. 


Nous  avons  signalé  l'état  des  peuples  et  des 
princes  :  nous  passons  aux  préparations  de  la 
Kéforme  qui  se  trouvaient  dans  la  théologie  et 
dans  l'Église. 

Le  singulier  système  de  théologie  qui  s'était 
établi  daiîs  l'Eglise,  devait  contribuer  puissam- 
ment à  ouvrir  les  yeux  de  la  nouvelle  génération. 
Fait  poiM'  un  siècle  de  ténèbres,  comme  s'il  eût 
dû  subsister  éternellement,  ce  système  devait 
être  dépassé  et  déchiré  de  toutes  parts,  dès  que 
le  siècle  grandirait.  C'est  ce  qui  arriva.  Les  papes 


FOi  THÉOLOGIE    SCOLASTIQUE. 

avaient  ajouté  tantôt  ceci,  tantôt  cela,  à  la  doc- 
trine chrétienne.  Ils  n'avaient  changé  ou  ôté  que 
ce  qui  ne  pouvait  cadrer  avec  leur  hiérarchie  ; 
ce  qui  ne  se  trouvait  pas  contraire  à  leur  plan 
pouvait  rester  jusqu'à  nouvel  ordre.  Il  y  avait  dans 
ce  système  des  doctrines  vraies,  telles  que  la  ré- 
demption, la  puissance  de  l'Esprit  de  Dieu,  dont 
un  théologien  habile ,  s'il  s'en  trouvait  alors,  pou- 
vait faire  usage  pour  combattre  et  pour  renverser 
toutes  les  autres.  L'or  pur  mêlé  au  plomb  vil  dans 
le  trésor  du  Vatican  pouvait  facilement  faire  dé- 
couvrir la  fraude.  Il  est  vrai  que  si  quelque  adver- 
saire courageux  s'en  avisait,  le  van  de  Rome  reje- 
tait aussitôt  ce  grain  pur.  Mais  ces  condamnations 
mêmes  ne  faisaient  qu'augmenter  le  chaos. 

Il  était  immense,  et  la  prétendue  unité  n'était 
qu'un  vaste  désordre.  A  Rome  il  y  avait  les  doc- 
trines de  la  Cour  et  les  doctrines  de  l'Eglise.  La 
foi  de  la  métropole  différait  de  la  foi  des  provin- 
ces. Darjs  les  provinces  encore,  la  diversité  allait 
à  l'infini.  11  y  avait  la  foi  des  princes,  la  foi  des 
peuples  et  la  foi  des  ordres  religieux.  On  y  distin- 
guait les  opinions  de  tel  couvent,  de  tel  district, 
de  tel  docteur  et  de  tel  moine. 

La  véiité,  pour  passer  en  paix  les  temps  où 
Rome  l'eût  écrasée  de  son  sceptre  de  fer,  avait  fait 
comme  l'insecte  qui  de  ses  fils  forme  la  chrysa- 
lide dans  laquelle  i!  se  renferme  pour  la  mauvaise 
saison.  Et,  chose  assez  singulière,  les  instruments 
dont  cette  vérité  divine  s'était  servie  à  cette  fin , 
avaient  été  les  scolastiques  tant  décriés.  Ces  in- 
dustrieux artisans  de  pensées  s'étaient  mis  à  ef- 


RKSTES    DK     VIE, 


io3 


ftler  toutes  les  idées  théologiques,  et  de  tous  ces 
fils  ils  avaient  fait  un  réseau,  sous  lequel  il  eût 
été  difficile  à  de  plus  habiles  que  leurs  contem- 
porains de  reconnaître  la  vérité  dans  sa  pureté 
première.  On  peut  trouver  dommage  que  l'insecte 
plein  de  vie  et  quelquefois  brillant  des  plus  belles 
couleurs  s'enferme,  en  apparence  inanimé,  dans 
sa  coque  obscure;  mais  cette  enveloppe  le  sauve. 
Il  en  fut  de  même  de  la  vérité.  Si,  aux  jours 
de  sa  puissance,  la  politique  intéressée  et  ombra- 
geuse de  Rome  l'eut  rencontrée  toute  nue,  elle 
l'eût  tuée,  ou  du  moins  elle  eût  tenté  de  le  faire. 
Déguisée,  comme  elle  le  fut,  par  les  théologiens 
du  temps,  sous  des  subtilités  et  des  distinctions 
sans  fin ,  les  papes  ne  l'aperçurent  pas ,  ou  com- 
prirent qu'en  cet  état  elle  ne  pouvait  leur  nuire. 
Ils  prirent  sous  leur  protection  les  ouvriers  et 
leur  œuvre.  Mais  le  printemps  pouvait  venir,  où 
la  vérité  cachée  lèverait  la  tête,  et  jetterait  loin 
d'elle  les  fils  qui  la  recouvraient.  Ayant  pris  dans 
sa  tombe  apparente  de  nouvelles  forces ,  on  la 
verrait,  aux  jours  de  sa  résurrection,  remporter  la 
victoire  sur  Rome  et  sur  ses  erreurs.  Ce  printemps 
arriva.  En  même  temps  que  les  absurdes  enveloppes 
des  scolastiques  tombaient  l'une  après  l'autre  sous 
des  attaques  habiles,  et  aux  rires  moqueurs  de  la 
nouvelle  génération,  la  vérité  s'eii  échappait,  toute 
jeune  et  toute  belle. 

Ce  n'était  pas  seulement  des  écrits  des  scolasti- 
ques que  sortaient  de  puissants  témoignages  ren- 
dus à  la  vérité.  Le  christianisme  avait  mêlé  par- 


lO/i  JUSTIFICATION    PAU     LA    FO[. 

tout  quelque  chose  de  sa  vie  à  la  vie  des  peuples. 
L'Eglise  du  Christ  était  un  bâtiment  dégradé  ; 
mais  en  creusant  on  retrouvait  en  partie  dans  ses 
fondements  le  roc  vif  sur  lequel  il  avait  été  pri- 
mitivement construit.  Plusieurs  institutions  qui 
dataient  des  beaux  temps  de  l'Église,  subsistaient 
encore,  et  ne  pouvaient  manquer  de  faire  naître 
dans  bien  des  âmes  des  sentiments  évangéliques 
opposés  à  la  superstition  dominante.  Les  hommes 
inspirés,  les  anciens  docteurs  de  l'Église,  dont  les 
écrits  se  trouvaient  déposés  dans  plusieurs  biblio- 
thèques ,  faisaient  entendre  çà  et  là  une  voix  so- 
litaire. Elle  fut,  on  peut  l'espérer,  écoutée  en 
silence  par  plus  d'une  oreille  attentive.  Les  chré- 
tiens, n'en  doutons  pas,  et  que  cette  pensée  est 
douce!  eurent  bien  des  frères  et  des  sœurs  dans 
ces  monastères,  où  trop  facilement  Ton  ne  voit 
autre  chose  que  l'hypocrisie  et  la  dissolution. 

L'Église  était  tombée,  parce  que  la  grande  doc- 
trine de  la  justification  par  la  foi  au  Sauveur  lui 
avait  été  enlevée.  11  fallait  donc  que  cette  doctrine 
lui  fut  rendue,  pour  qu'elle  se  relevât.  Dès  que 
cette  vérité  fondamentale  était  rétablie  dans  la 
chrétienté ,  toutes  les  erreurs  et  les  pratiques  qui 
avaient  pris  sa  place,  toute  cette  multitude  de 
saints,  d'œuvres  pies,  de  pénitences,  de  messes, 
d'indulgences,  etc.,  devaient  disparaître.  Aussitôt 
qu'on  reconnaissait  le  seul  médiateur  et  son  seul 
sacrifice,  tous  les  autres  médiateurs  et  les  autres 
sacrifices  s'effaçaient.  «Cet  article  de  la  justifica- 
«  tion ,  dit  un  homme  qu'on  peut  regarder  connue 


TÉMOINS    DE    LA    VÉRITÉ.    CLAUDE.  Io5 

«  éclairé  sur  la  matière  ' ,  est  ce  qui  crée  l'Eglise , 
«la  nourrit,  l'édifie,  la  conserve  et  la  défend. 
«  Personne  ne  peut  bien  enseigner  dans  l'Église , 
«ni  résister  avec  succès  à  un  adversaire,  s'il  ne 
«  demeure  pas  attaché  à  cette  vérité.  C'est  là,  ajoute 
«  l'écrivain  que  nous  citons,  en  faisant  allusion  à 
«  la  première  prophétie ,  c'est  là  le  talon  qui  écrase 
«  la  tète  du  serpent,  y» 

Dieu,  qui  préparait  son  œuvre,  suscita,  pen- 
dant tout  le  cours  des  siècles,  une  longue  suite 
de  témoins  de  la  vérité.  Mais  cette  vérité  à  la- 
quelle ces  hommes  généreux  rendaient  témoi- 
gnage, ils  n'en  eurent  pas  une  connaissance  assez 
claire,  ou  du  moins  ils  ne  surent  pas  l'exposer 
d'une  manière  assez  distincte.  Incapables  d'ac- 
complir l'œuvre,  ils  furent  ce  qu'ils  devaient  être 
pour  la  préparer.  Ajoutons  cependant  que  s'ils 
n'étaient  pas  prêts  pour  l'œuvre,  l'œuvre  aussi 
n'était  pas  prête  pour  eux.  La  mesure  n'était  pas 
encore  comblée  ;  les  siècles  n'avaient  point  encore 
accompli  le  cours  qui  leur  était  prescrit;  le  besoin 
du  vrai  remède  n'était  point  encore  assez  généra- 
lement senti. 

A  peine  Rome  eut-elle  usurpé  le  pouvoir,  qu'il 
se  forma  contre  elle  une  puissante  opposition  qui 
traversa  le  moyen  âge. 

L'archevêque  Claude  de  Turin ,  dans  le  neuvième 
siècle;  Pierre  de  Bruys,  son  disciple  Henri,  Ar- 
nold de  Bresce ,  dans  le  douzième  siècle ,  en  France 
et  en  Italie,  cherchent  à  rétablir  l'adoration  de 

I    Liilhcr  à  Bifuliii.s. 


I06  LES    MYSTIQUES.    LES    VAUDOIS. 

Dieu  en  esprit  et  en  vérité  :  mais  pour  la  plupart 
ils  cherchent  trop  cette  adoration  dans  l'absence 
des  images  et  des  pratiques  extérieures. 

Les  mystiques ,  qui  ont  existé  dans  presque  tous 
les  âges  ,  recherchant  en  silence  la  sainteté  du 
cœur,  la  justice  de  la  vie  et  une  tranquille  commu- 
nion avec  Dieu,  jettent  des  regards  de  tristesse  et' 
d'effroi  sur  les  désolations  de  TÉglise.  Ils  s'abstien- 
nent avec  soin  des  querelles  de  l'école  et  des  discus- 
sions inutiles,  sous  lesquelles  la  véritable  piété  avait 
été  ensevelie.  Ils  tâchent  de  détourner  les  hommes 
du  vain  mécanisme  du  culte  extérieur,  du  bruit 
et  de  l'éclat  des  cérémonies,  pour  les  amener  à  ce 
repos  intime  d'une  âme  qui  cherche  tout  son  bon- 
heur en  Dieu.  Ils  ne  peuvent  le  faire  sans  heurter 
de  toutes  parts  les  opinions  accréditées,  et  sans 
dévoiler  la  plaie  de  l'Eglise.  Mais  en  même  temps 
ils  n'ont  point  une  vue  claire  de  la  doctrine  de  la 
justification  par  la  foi. 

Bien  supérieure  aux  mystiques  pour  la  pureté 
de  la  doctrine,  les  Vaudois  forment  une  longue 
chaîne  de  témoins  de  la  vérité.  Des  hommes  plus 
libres  que  le  reste  de  l'Église  paraissent  avoir  dès 
les  temps  anciens  habité  les  sommités  des  Alpes 
du  Piémont;  leur  nombre  fut  accru  et  leur  doc- 
trine fut  épurée  parles  disciples  de  Valdo.  Du  haut 
de  leurs  montagnes,  les  Vaudois  protestent,  pen- 
dant uue  suite  de  siècles,  contre  les  superstitions 
de  Rome'.  «  ils  combattent  pour  l'espérance  vi- 
ce vante  qu'ils  ont  en  Dieu  uar  Ohrist,  pour  la  régé- 

1    IS'obla  Le V coll. 


VALDO.    WICLFFF.    HLS.  lO? 


«  iiération  et  le  renouvellement  intérieur  par  la 
«  foi,  l'esjiérance  et  la  charité,  pour  les  mérites  de 
«  Jésus-Christ  et  la  toute-suffisance  de  sa  grâce  et 
«  de  sa  justice ^  » 

Opendant  cette  vérité  première  de  la  justifica- 
tion du  pécheur,  cette  doctiine  capitale,  qui  de- 
vait surgir  du  milieu  de  leurs  doctrines  comme 
le  Mont-Blanc  du  sein  des  Alpes,  ne  domine  pas 
assez  tout  leur  système.  La  cime  n'en  est  pas  assez 
élevée. 

Pierre  Vaud  ou  Yaldo,  riche  négociant  de  Lyon 
(i  170),  vend  tous  ses  biens  et  les  dorme  aux  pau- 
vres. Il  seujble,  ainsi  .que  ses  amis,  avoir  eu  pour 
but  de  rétablir  dans  la  vie  la  perfection  du  chris- 
tianisme primitif.  Il  commence  donc  aussi  par  les 
branches  et  non  par  les  racines.  Néanmoins ,  sa 
parole  est  puissante,  parce  qu'il  en  appelle  à  l'É- 
criture, et  elle  ébranle  la  hiérarchie  romaine  jus- 
que dans  ses  fondements. 

Wicleff  paraît  en  i36o  en  Angleterre,  et  en 
appelle  du  pape  à  la  Parole  de  Dieu  :  mais  la  vé- 
ritable plaie  intérieure  du  corps  de  l'Église  n'est  à 
ses  yeux  que  l'un  des  nombreux  symptômes  de 
son  mal. 

Jean  Hus  parle  en  Bohème,  un  siècle  avant 
que  Luther  parle  en  Saxe.  Il  semble  pénétrer  plus 
avant  que  ses  devanciers  dans  l'essence  de  la  vérité 
chrétienne.  Il  demande  à  Christ  de  lui  faire  la 
grâce  de  ne  se  glorifier  que  dans  sa  croix  et  dans 
l'opprobre  inappréciable  de  ses  souffrances.  Mais 

1   Traité  de  l'Anthechrist,  contfinporain  de  la  Noble  L((uii 


Io8  HUS.  PRÉDICTIOW. 

il  attaque  moins  les  erreurs  de  l'Église  romaine 
que  la  vie  scandaleuse  du  clergé.  Néanmoins  il  fut, 
si  l'on  peut  ainsi  dire,  le  Jean  -  Baptiste  de  la  ré- 
formation.  Les  flammes  de  son  bûcher  allumèrent 
dans  l'Eglise  un  feu  qui  répandit  au  milieu  des  té- 
nèbres un  éclat  immense,  et  dont  les  lueurs  ne 
devaient  pas  si  promptement  s'éieindre. 

Jean  Hus  fit  plus  :  des  paroles  prophétiques  sor- 
tirent du  fond  de  son  cachot.  Il  pressentit  qu'une 
véritable  réformation  de  l'Église  était  imminente. 
Déjà  quand,  chassé  de  Prague,  il  avait  été  obligé 
d'errer  dans  les  champs  de  la  Bohème,  où  une 
foule  immense,  avide  de  ses  paroles,  suivait  ses  pas, 
il  s'était  écrié  :  «Les  méchants  ont  commencé  par 
«  préparer  à  l'oie  "  de  perfides  filets.  Mais  si  l'oie 
«même,  qui  n'est  qu'un  oiseau  domestique,  un 
«  animal  paisible,  et  que  son  vol  ne  porte  pas  bien 
«  haut  dans  les  airs,  a  pourtant  rompu  leurs  lacs, 
«  d'autres  oiseaux,  dont  le  vol  s'élèvera  hardiment 
«  vers  les  cieux,  les  rompront  avec  bien  plus  de 
«  force  encore.  Au  lieu  d'une  oie  débile,  la  vérité 
«  enverra  des  aigles  et  des  faucons  au  regard  per- 
«  çanl  ^.  w  Les  réformateurs  accomplirent  cette 
prédiction. 

Et  quand  le  vénérable  prêtre  eut  été  appelé  par 
ordre  de  Sigismond  devant  le  concile  de  Cons» 
tance,  quand  il  eut  été  jeté  en  prison,  la  cha- 
pelle de  Bethléhem  où  il  avait  annoncé  l'Évangile, 
et  les  triomphes  futurs  du  Christ,  l'occupèrent  da- 

1    Hiiss  signifie  oie  en  langue  bolit-nie. 

X  Kpist.  J.  lluss,  tcinpoK'  an;irheniatis  scriplae. 


HUS.    PRÉDICTION.  I  OC) 

vantage  que  sa  défense.  Une  nuit,  le  saint  martyr 
crut  voir,  du  fond  de  son  cachot ,  les  images  de 
Jésus-Christ  qu'il  avait  fait  peindre  sur  les  murs  de 
son  oratoire,  effacées  par  le  pape  et  par  les  évèques. 
Ce  songe  l'afflige  ;  mais  le  lendemain  il  voit  plu- 
sieurs peintres  occupés  à  rétablir  les  images  en 
plus  grand  nombre  et  avec  plus  d'éclat.  Ce  travail 
achevé, "les  peintres,  entourés  d'un  grand  peuple, 
s'écrient  :  «  Que  maintenant  viennent  papes  et 
«  évèques  !  ils  ne  les  effaceront  plus  jamais.  »  Et 
plusieurs  peuples  se  réjouissaient  dans  Bethléhem, 
et  moi  avec  eux,  ajoute  Jean  Hus.  —  «  Occupez- 
«  vous  de  votre  défense  plutôt  que  de  rêves,  »  lui 
dit  son  fidèle  ami,  le  chevalier  de  Chlum  ,  auquel 
il  avait  communiqué  ce  songe.  —  «Je  ne  suis  pas 
«  un  rêveur,  répondit  Hus;-  mais  je  tiens  ceci  pour 
a  certain,  que  l'image  de  Christ  ne  sera  jamais  elfa- 
«  cée.  Ils  ont  voulu  la  détruire  ;  mais  elle  sera  peinte 
«  de  nouveau  dans  les  coeurs  par  des  prédicateurs 
«  qui  vaudront  mieux  que  moi.  La  nation  qui  aime 
«  Christ  s'en  réjouira.  Et  moi,  me  réveillant  d'entre 
«  les  morts,  et  ressuscitant  pour  ainsi  dire  du  sé- 
«  pulcre,  je  tressaillirai  d'une  grande  joie  ^  » 

Un  siècle  s'écoula;  et  le  flambeau  de  l'Evangile, 
rallumé  par  les  réformateurs,  éclaira  en  effet  plu- 
sieurs peuples  qui  se  réjouirent  de  sa  lumière. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  parmi  ceux  que 
l'Eglise  de  Rome  regarde  comme  ses  adversaires, 
que  se  fait  entendre  en  ces  siècles  une  parole  de 
vie.  La  catholicité  elle-même,  disons-le  pour  notre 

I   Hiiss  Epp.  sub  temp.  concilii  srriptae. 


I  lO    LE  PROTESTANTISME   AVANT  LA  RÉFORMATFON. 

consolation,  compte  dans  son  sein  de  nombreux 
témoins  de  la  vérité.  L'édifice  primitif  a  été  con- 
sumé; mais  un  feu  généreux  couve  sous  ses  cen- 
dres, et  l'on  voit  de  temps  en  temps  de  brillantes 
étincelles  s'en  échapper. 

C'est  une  erreur  de  croire  que  le  christianisme 
n'a  existé,  jusqu'à  la  Réformation,  que  sous  la 
forme  catholique- romaine,  et  que  ce  fut  alors 
seulement  qu'une  partie  de  TÉglise  revêtit  la  forme 
du  protestantisme. 

Parmi  les  docteurs  qui  précédèrent  le  seizième 
siècle,  un  grand  nombre  sans  doute  penchèrent 
vers  le  système  que  le  concile  de  Trente  proclama 
en  i562;  mais  plusieurs  aussi  inclinèrent  vers  les 
doctrines  professées  à  Augsbourg,  en  i53o,  par 
les  protestants;  et  la  plupart  peut-être  oscillèrent 
entre  ces  deux  pôles. 

Anselme  de  Canterbury  établit  comme  essence 
du  christianisme  les  doctrines  de  l'incarnation  et 
de  l'expiation  '  ;  et  dans  un  écrit,  où  il  enseigne  à 
mourir,  il  dit  au  mourant  :  «  Regarde  uniquement  au 
«  mérite  de  Jésus-Christ.  »  Saint  Bernard  proclame 
d'une  voix  puissante  le  mystère  de  la  Rédemption. 
«Si  ma  faute  vient  d'un  autre,  dit-il,  pourquoi 
ma  justice  ne  me  serait -elle  pas  aussi  octroyée? 
Certainement  il  vaut  mieux  pour  moi  qu'elle  me 
soit  donnée,  que  si  elle  m'était  innée*.  »  Plusieurs 
scolastiques  ,  et  plus  tard  le  chancelier   Gerson, 

I   Cur  Dcus  homo? 

"x  Et  sane  mihi   tutior  donata  (|uain  innata.  (De  ciTOribiis 
Abaelardi ,  cap.  6.) 


ARNOLDI,    UTENHEIM,    MARTIN,  III 

attaquent  avec  force  des  erreurs  et  des  abus  de 

l'Église. 

Mais  pensons  surtout  à  ces  milliers  d'âmes  obs- 
cures, inconnues  du  monde,  qui  ont  pourtant 
possédé  la  véritable  vie  de  Christ. 

Un  moine,  nommé  Arnoldi,  fait  chaque  jour 
dans  sa  tranquille  cellule  cette  fervente  prière  ; 
«  O  mon  Seigneur  Jésus-Christ!  je  crois  que  tu  es 
«  seul  ma  rédemption  et  ma  justice  ^  » 

Un  pieux  évèque  de  Bâle,  Christophe  de  Uten- 
heim ,  fait  écrire  son  nom  sur  un  tableau  peint 
sur  verre,  qui  est  encore  à  Bàle,  et  l'entoure  de 
cette  devise  qu'il  veut  toujours  avoir  sous  les  yeux  : 
«  Mon  espérance  c'est  la  croix  de  Christ;  je  cher- 
ce  che  la  grâce  et  non  les  œuvres  ^.  « 

Un  pauvre  chartreux,  le  frère  Martin,  écrit  une 
touchante  confession  dans  laquelle  il  dit:  «  ODieu 
«  très-charitable  1  je  sais  que  je  ne  puis  être  sauvé 
«  et  satisfaire  ta  justice  autrement  que  par  le  mé- 
«  rite ,  la  passion  très-innocente  et  la  mort  de  ton 
«  Fils  bien-aimé.  .  .  .  Pieux  Jésus!  tout  mon  salut 
«  est  dans  tes  mains.  Tu  ne  peux  détourner  de  moi 
«  les  mains  de  ton  amour,  car  elles  m'ont  créé, 
«  m'ont  formé,  m'ont  racheté.  Tu  as  inscrit  mon 
«  nom  d'un  style  de  fer,  avec  une  grande  miséri- 
<c  corde  et  d'une  manière  ineffaçable,  sur  ton  côté, 
a  sur  tes  mains  et  sur  tes  pieds,  etc. ,  etc.  w  Puis  le 
bon  chartreux  place  sa  confession  dans  une  boîte 

I  «  Credo  quod  tu  ,  mi  Domine  Jesu-Christe,  soins  es  mea 
jiistida  et  redemptio  ...»  (Leibnitz  script.  Brunsw.,  III, 
396.) 

%  '<  Spes  ïTiea  crnx  Christi  ;  gratiam  ,  non  opéra  qiifero.  >» 


112  NOUVEAUX    TEMOINS    DANS    L  EGLISE. 

de  bois,  et  renferme  la  boîte  dans  un  trou  qu'il 
fait  à  la  muraille  de  sa  celiide'. 

La  piété  de  frère  Martin  n'aurait  jamais  été  con- 
nue, si  l'on  n'eût  trouvé  sa  boîte  le  ar  décembre 
1776,  en  abattant  un  vieux  corps  de  logis  qui 
avait  fait  partie  du  couvent  des  chartreux  de  Bâie. 
Que  de  couvents  ont  recelé  de  tels  trésors! 

Mais  ces  saints  hommes  n'avaient  que  pour  eux- 
mêmes  cette  foi  si  touchante,  et  ils  ne  savaient 
pas  la  communiquer  à  d'autres.  Vivant  dans  la  re- 
traite, ils  pouvaient  dire  plus  ou  moins  ce  que  le 
bon  frère  Martin  écrivit  dans  sa  boîte  :  «  Et  sihœc 
prœdicta  confiteri  non  possiin  lingua ,  confiteor  ta- 
men  corde  et  scripto.  Si  je  ne  puis  confesser  ces 
choses  de  la  langue,  je  les  confesse  du  moins  de 
la  plume  et  du  cœur.  »  La  parole  de  la  vérité  était 
dans  le  sanctuaire  de  quelques  âmes  pieuses  ;  mais, 
pour  nous  servir  d'une  expression  de  l'Evangile, 
elle  ne  courait  pas  dans  le  monde. 

Cependant ,  si  l'on  ne  confessait  pas  toujours 
hautement  la  doctrine  du  salut,  on  ne  craignait 
pas  du  moins,  dans  le  sein  même  de  l'Eglise  de 
Rome,  de  se  prononcer  ouvertement  contre  les 
abus  qui  la  déshonoraient. 

A  peine  les  conciles  de  Constance  et  de  Bâle, 
où  Hus  et  ses  disciples  ont  été  condamnés,  ont- 
ils  eu  lieu,  que  cette  noble  série  de  témoins  con- 
tre Rome,  que  nous  avons  signalés,  recommence 

I  «  Scions  posse  me  aliter  non  salvari  et  tibi  satisfacere  nisi 
«  per  meritum,  etc.  »  (Voyez,  pour  ces  citations  et  d'autres 
semblables,  Flacius,  Catal.  Test.  Veritatis;  WoUii  Lect.  me- 
morabilcs;  Miiller's  Reliquien,  etc.,  etc.) 


THOMAS  CONECTE.  LE  CARDINAL   DE  CRAYN.       Il3 

avec  plus  d'éclat.  Des  hommes  d'uQ  esprit  géné- 
reux, révoltés  des  abominations  de  la  papauté, 
s'élèvent  comme  les  prophètes  de  l'Ancien  Testa- 
ment, et  font  comme  eux  retentir  une  voix  fou- 
droyante ;  mais  aussi  ils  partagent  leur  sort.  Leur 
sang  rougit  les  échafauds,  et  leurs  cendres  sont 
jetées  dans  les  airs. 

Thomas  Conecte  ,  carmélite  ,  paraît  dans  les 
Flandres.  Il  déclare  «  qu'il  se  fait  à  Rome  des  abo- 
«  minations,  que  l'Eglise  a  besoin  de  réformation, 
«  et  que  faisant  le  service  de  Dieu,  il  ne  faut  pas 
a  craindre  les  excommunications  du  pape  ^  »  La 
Flandre  l'écoute  avec  enthousiasme,  Rome  le 
brûle  en  i432,  et  ses  contemporains  s'écrient  que 
Dieu  l'a  exalté  dans  son  ciel  *. 

André ,  archevêque  de  Crayn  et  cardinal ,  se 
trouvant  à  Rome  comme  ambassadeur  de  l'Em- 
pereur, est  consterné  en  voyant  que  la  sainteté 
papale,  à  laquelle  il  avait  dévotement  cru,  n'est 
qu'une  fable  ;  et  dans  sa  simplicité  ,  il  adresse  à 
Sixte  IV  des  représentations  évangéliques.  On  lui 
répond  par  la  moquerie  et  la  persécution.  Alors 
(1482)  il  veut  assembler  à  Bâle  un  nouveau  con- 
cile. «  Toute  l'Église  universelle,  s'écrie-t-il,  est 
ce  ébranlée  parles  divisions,  les  hérésies,  les  pé- 
(c  chés,  les  vices,  les  injustices,  les  erreurs  et  des 
«  maux  innombrables,  en  sorte  qu'elle  est  près 
«  d'être  engloutie  par  l'abîme  dévorant  de  la  con- 

1  Bertrand  d'Argentré,  Histoire  de  Bretaigne,  Paris,  161 8, 
p.  788. 

2  nie  summovivit  Olympo.  (Baptista  Mantuanus,  de  Beata 
vita ,  in  fine.) 

I.  8 


Il4  INSTITORIS.     SAVONAROLA. 

«  damnation  \  C'est  pourquoi  nous  indiquons  un 
«  concile  général  pour  la  réformation  de  la  foi 
«  catholique  et  l'amendement  des  mœurs.  »  Jeté 
en  prison  à  Bâle,  l'archevêque  de  Crayn  y  mou- 
rut. L'inquisiteur  qui  s'éleva  le  premier  contre 
lui,  Henri  Institoris,  prononça  cette  parole  re- 
marquable :  «  Le  monde  tout  entier  crie  et  de- 
«  mande  un  concile  ;  mais  il  n'est  aucune  puis- 
«  sance  humaine  qui  puisse  réformer  l'Église  par 
«  un  concile.  Le  Très-Haut  trouvera  un  autre 
«  moyen,  qui  nous  est  maintenant  inconnu,  bien 
«  qu'il  soit  à  la  porte,  et,  par  ce  moyen,  l'Eglise 
«  sera  ramenée  à  son  état  primitif'.  »  Cette  pro- 
phétie remarquable,  prononcée  par  un  inquisi- 
teur, à  l'époque  même  de  la  naissance  de  Luther, 
est  la  plus  belle  apologie  de  la  réformation. 

Le  dominicain  Jérôme  Savonarola,  peu  après 
son  entrée  dans  l'ordre  à  Bologne,  en  147^,  se 
livre  à  de  constantes  prières,  au  jeûne,  aux  ma- 
cérations ,  et  s'écrie  :  «  O  toi  qui  es  bon ,  dans  ta 
«  bonté  enseigne-moi  tes  justices  ^.  »  Transporté  à 
Florence,  en  1489,  il  prêche  avec  force  :  sa  voix 
est  pénétrante,  son  visage  enflammé,  son  action 
d'une  beauté  entraînante.  «  Il  faut,  s'écrie-t-il , 
«  renouveler  l'Eglise  !  »Et  il  professe  îe  grand  prin- 

I  A  sorbente  gurgite  damnationis  subtrahi.  (J.  H.  Hottin- 
geri  Hist.  Eccl.  saeciil. ,  XV,  p.  34?.) 

1  Alium  modum  Altissimus  procurabit,  riobis  quideni  pro 
mine  incognitum,  licet  heu  prœ  foribus  existât,  ut  ad  pristi- 
numstatum  Ecclesia  redeat.  (Ibid. ,  p.  4i3.) 

3  Bonus  es  tu,  et  in  bonitate  tua,  doce  me  jiistificationes 
tuas.  (Batesius,  Vitse  selectoriim  Vironim ,.  Lond.  i68i  ,  pag, 

il2.) 


S.WONAROLA.    JUSTIFICATION    PAR    LA     FOI.        Il5 

cipe  qui  seul  peut  lui  rendre  la  vie.  «Dieu,  dit-il, 
«  remet  à  l'homme  le  péché,  et  le  justifie  par  mi- 
«  séricorde.  Autant  il  y  a  de  justes  sur  la  terre,  au- 
«  tant  il  y  a  de  compassions  dans  le  ciel;  car  per- 
«  sonne  n'est  sauvé  par  ses  œuvres.  Nul  ne  peut  se 
«  glorifier  en  lui-même ,  et  si  en  présence  de  Dieu, 
c(  on  demandait  à  tous  les  justes  :  Avez -vous  été 
«  sauvés  par  votre  propre  force?  tous  s'écrieraient 
«  d'une  voix  :  Non  pas  à  nous ,  Seigneur  !  mais  à 
«  ton  nom,  donne  gloire  ! — C'est  pourquoi,  ô  Dieu  ! 
«je  cherche  ta  miséricorde  et  je  ne  t'apporte  pas 
«  ma  justice  ;  mais  quand  par  grâce  tu  me  justifies, 
rt  alors  ta  justice  m'appartient;  car  la  grâce  est  la 
«justice  de  Dieu.  —  Aussi  longtemps,  ô  homme! 
«  que  tu  ne  crois  pas ,  tu  es  à  cause  du  péché  privé 
«  de  la  grâce.  —  O  Dieu  !  sauve-moi  par  ta  justice, 
«  c'est-à-dire,  en  ton  Fils,  qui  seul  est  trouvé  juste 
«  parmi  les  hommes^  !  »  Ainsi  la  grande  et  sainte 
doctrine  de  la  justification  par  la  foi  réjouit  le  cœur 
de  Savonarola.  En  vain  les  présidents  des  Eglises 
s'opposent-ils  à  lui  ^  ;  il  sait  que  les  oracles  de  Dieu 
sont  au-dessus  de  l'Eglise  visible,  et  qu'il  faut  les 
prêcher  avec  elle ,  sans  elle  ou  malgré  elle.  «  Fuyez, 
«  s'écrie-t-il ,  loin  de  Babylone  !  «  et  c'est  Rome 
qu'il  entend  désigner  ainsi.  Bientôt  Rome  lui  ré- 
pond à  sa  manière.  En  1^97  ■>  le  scandaleux 
Alexandre  VI  lance  un  bref  contre  lui,  et  en  1498, 
la  torture  et  le  bûcher  font  justice  du  réformateur. 

1  MeditationesinPsalmos;  Prediche  sopra  il  Salmo  :  Quam 
bonus  Israël,  etc.  Sermones  supra  Archam  Noe,  etc. 

2  Inter  omnes  vero    persecntores,  potissimum  Ecclesiae 
pi-îesides.  (Batesius,  p.  118,} 

8, 


I  îG  JEAN    VITRAIRE.    JEAN    LAILLFER. 

Le  franciscain  Jean  Vitraire,  de  Tournay,  dont 
l'esprit  monastique  ne  semble  pas  d'une  bien 
haute  portée,  s'élève  pourtant  avec  force  contre  la 
corruption  de  l'Eglise.  «  Il  vaudrait  mieux  couper 
«  la  gorge  à  son  enfant,  dit-il  %  que  de  le  mettre 
«  en  religion  non  réformée. — Se  ton  curé,  ou  au- 
«  cun  prestre,  tiennent  femmes  en  leurs  maisons, 
«  vous  devez  aller  en  leur  maison  et  par  force 
«  tirer  la  femme,  ou  autrement,  confusiblement 
«  hors  de  sa  maison.  —  Il  y  a  aucuns,  qui  dient 
«  aucunes  oraisons  de  la  Yierge  Marie,  à  fin  que 
«  à  l'heure  de  la  mort,  ils  puissent  voir  la  Vierge 
«  Marie.  Tu  verras  le  Diable ,  non  pas  la  Vierge 
«  Marie.  »  On  exigea  une  rétractation,  et  le  moine 
céda  en  i49^- 

Jean  Laillier,  docteur  de  la  Sorbonne,  s'élève, 
en  1484  j  contre  la  domination  tyrannique  de  la 
hiérarchie.  «Tous  les  ecclésiastiques,  dit-il,  ont 
«  reçu  de  Christ  un  égal  pouvoir.  —  L'Eglise  ro- 
te maine  n'est  point  le  chef  des  autres  Églises.  — 
«  Vous  devez  garder  les  commandements  de  Dieu 
«  et  des  apostres  :  et  au  regard  du  commande- 
«  ment  de  tous  ses  évéques  et  autres  seigneurs 
«  d'Église....  tout  autant  que  de  paille;  ils  ont  dé- 
v  truit  l'Église  par  leurs  vaverferies  =*. —  Les  pré- 
«  très  de  l'Église  orientale  ne  pèchent  point  en 
«  soy  mariant,  et  croy  que  ainsi  ne  ferions-nous 
«  en  l'Église  occidentale,  se  nous  nous  marions. — 
«  Depuis  saint  Sylvestre,  l'Église  romaine  n'est 

1  D'Argentré,  Collectio  judiciorum  de  novis  erroribiis.  II, 
p.  3/40. 

2  Ibidem. 


JEAN    DE    WEiiA.LlA.  1^7 

«  plus  l'Église  de  Christ,  mais  une  Église  d'état  et 
«  d'argent.  — On  n'est  point  tenu  de  croire  aux 
«  Légendes  des  saincts  ,  plus  que  aux  Chroniques 
«  de  France.  » 

Jean  de  Wesalia,  docteur  en  théologie  à  Erfurt, 
homme  plein  d'esprit  et  de  vie,  attaque  les  er- 
reurs sur  lesquelles  la  hiérarchie  repose,  et  pro- 
clame la  sainte  Écriture,  source  unique  de  la  foi. 
«  Ce  n'est  pas  la  religion  qui  nous  sauve  (c'est-à- 
«  dire  l'état  monastique),  dit-il  à  des  moines,  mais 
«  c'est  la  grâce  de  Dieu.—  Dieu  a  établi  de  toute 
«  éternité  un   livre  dans  lequel  il   a  inscrit  tous 
«  ses  élus.  Quiconque  n'y  est  pas  inscrit  ne  le  sera 
«  pas  éternellement  ;  et  quiconque  y  est  inscrit 
«  n'en  verra  jamais  son  nom  effacé.  —  C'est  par 
«  la  grâce  seule  de  Dieu  que  les  élus  sont  sauvés. 
«  Celui  que  Dieu  veut  sauver  en  lui   donnant  sa 
«  grâce ,  sera  sauvé ,  quand  même  tous  les  prêtres 
«  du  monde  voudraient  le  condamner  et  l'excom- 
«  munier.   Et  celui   que  Dieu   veut  condamner, 
«  quand  même  tous  voudraient  le  sauver,  trou- 
«  vera  pourtant  sa  condamnation  ^  —  Par  quelle 
«  audace  les  successeurs  des  apôtres  ordonnent- 
«  ils,  non  ce  que  Christ  a  prescrit  dans  ses  saints 
«livres,   mais  ce   qu'ils  imaginent  eux-mêmes, 
«  emportés  qu'ils  sont  par  la  soif  de  l'argent  ou  la 
«  fureur  de  commander? —  Je  méprise  le  pape, 
«  l'Église  et  les  conciles,  et  je  loue  Jésus-Christ.  » 
Wesalia,  parvenu  peu  à  peu  à  ces  convictions, 

I  Et  quem  Deus  vult  damnai  c,  si  omnes  vellent  hune  sal- 
vare,  adhuc  iste  damnarelur.  (Paraduxa  damnata,  etc.,  i749' 
Moguntix.) 


Il8  JEAN    DE    GOCH.    JEAN    WESSEL. 

les  professe  courageusement  du  haut  de  la  chaire; 
et  il  entre  en  rapport  avec  les  envoyés  des  hus- 
sites.  Faible,  courbé  par  l'âge,  consumé  par  la 
maladie,  se  traînant  appuyé  sur  son  bâton,  ce 
courageux  vieillard  comparaît,  d'un  pas  chance- 
lant, devant  l'inquisition,  et  meurt  dans  ses  ca- 
chots en  1482. 

Jean  de  Goch,  prieur  à  Malines,  exalta  vers  le 
même  temps  la  liberté  chrétienne  comme  l'âme 
de  toutes  les  vertus.  Il  accusa  de  pélagianisme  la 
doctrine  dominante,  et  nomma  Thomas  d'Aquin 
le  prince  de  l'erreur,  «  La  seule  Écriture  canoni- 
«  que,  dit-il,  mérite  une  foi  certaine,  et  a  une 
«  irréfragable  autorité.  —  Les  écrits  des  anciens 
«  Pères  n'ont  d'autorité  qu'autant  qu'ils  sont  con- 
«  formes  à  la  vérité  canonique  ^  — Ce  proverbe 
«  vulgaire  est  véritable  :  «  Ce  qu'un  moine  ose  en- 
«  treprendre ,  Satan  rougirait  de  le  penser.  » 

Mais  le  plus  remarquable  de  ces  avant-coureurs 
de  la  Réformation  fut  sans  doute  Jean  Wessel , 
surnommé  a  la  lumière  du  monde,  »  homme  plein 
de  courage  et  d'amour  pour  la  vérité ,  qui  fut 
docteur  en  théologie,  successivement  à  Cologne, 
à  J^ouvain ,  à  Paris ,  à  Heidelberg  et  à  Groningue, 
et  dont  Luther  dit  :  «  Si  j'avais  1  u  plus  tôt  ses  écrits, 
«  mes  ennemis  pourraient  croire  que  Luther  a 
«  tout  puisé  dans  Wessel,  tellement  son  esprit  et 
«  le  mien  sont  d'accord  ^.  »  —  «  Saint  Paul  et  saint 

1  Antiquorum  Patrum  scripta  tantiim  habcut  auctoritatis, 
quantum  canonicse  veritati  sunt  conformia.  (Epist.  Apologet. 
Anvers ,  i52i.) 

2  Adeo  spiritus  utriiisquc  concordai.  (Farago  Wcsseli,  in 
praef.) 


JKAN    WESSEL.  I  I9 

«  Jacques,  dit  Wessel,  disent  des  choses  diverses, 
«  mais  non  contraires.  L'un  et  l'autre  pensent  que 
a  le  juste  vit  de  la  foi ,  mais  d'une  foi  qui  opère 
«  par  la  charité.  Celui  qui,  entendant  l'Evangile, 
<c  croit ,  désire ,  espère ,  se  confie  en  la  bonne 
«  nouvelle,  et  aime  Celui  qui  le  justifie  et  le  béa- 
te tifie,  se  donne  alors  entièrement  à  Celui  qu'il 
«  aime,  et  ne  s'attribue  rien,  puisqu'il  sait  que  de 
«  son  propre  fonds  il  n'a  rien  ^  —  La  brebis  doit 
«  distinguer  les  choses  dont  on  la  paît,  et  éviter  un 
«  aliment  corrompu,  quand  même  il  est  offert 
«  par  le  pasteur  lui-même.  Le  peuple  doit  suivre 
«  les  pasteurs  dans  les  pâturages;  mais  quand  ce 
«  n'est  plus  dans  les  pâturages  qu'ils  le  condui- 
«  sent,  ils  ne  sont  plus  pasteurs;  et  alors,  puis- 
«  qu'ils  sont  hors  d'office,  le  troupeau  n'est  plus 
«  tenu  à  leur  obéir.  Nul  n'agit  plus  efficacement 
«  pour  la  destruction  de  l'Eglise  qu'un  clergé 
«  corrompu.  Tous  les  chrétiens,  même  les  der- 
«  niers,  même  les  plus  simples,  sont  tenus  de 
«  résister  à  ceux  qui  détruisent  l'Église  ^.  Il  ne 
«  faut  accomplir  les  préceptes  des  prélats  et  des 
«  docteurs  que  dans  la  mesure  prescrite  par  saint 
«  Paul  (i  Thess. ,  v,  21),  savoir  en  tant  que,  sié- 
«  géant  dans  la  chaire  de  Moïse,  ils  parlent  selon 

1  Extentus  totus  et  propensus  in  eum  quem  amat,  a  quo 
crédit,  cupit,  sperat,  confidit,  justificatur,  nihil  sibi  ipsi  tri- 
buit,  qui  scit  nihil  habere  ex  se.  (De  Magnit.  passionis,  cap. 
XL\I,  Opéra,  p.  553.) 

2  Nenio  magis  Ecclesiam  destriiit,  quam  corruptus  clerus. 
Deslruentibus  Ecclesiam  oinnes  Christiani  teneutur  resistcre. 
(De  potestate  Eccles.  Opp. ,  p.  76g.) 


I20        PROTESTANTISME    A.VANT    LA    RÉFORME. 

«  Moïse.  Nous  sommes  les  serviteurs  de  Dieu  et 
t(  non  du  pape ,  selon  ce  qui  est  dit  :  Ta  adoreras 
«  le  Seigneur  ton  Dieu  et  tu  le  serviras  lui  seul. — 
«  Le  Saint-Esprit  s'est  réservé  de  réchauffer,  de 
«  vivifier,  de  conserver,  d'augmenter  l'unité  de 
«  l'Eglise,  et  il  ne  l'a  pas  abandonnée  au  pontife 
«  de  Rome,  qui  souvent  ne  s'en  soucie  nuUe- 
«  ment. — Le  sexe  même  n'empêche  pas  que  la 
«  femme,  si  elle  est  fidèle,  prudente,  et  si  elle  a  la 
«  charité  répandue  dans  le  cœur,  puisse  sentir, 
«  juger ,  approuver  ,  conclure ,  par  un  jugement 
«  que  Dieu  ratifie.  » 

Ainsi,  à  mesure  que  la  Réformation  s'approche , 
se  multiplient  aussi  les  voix  qui  proclament  la  vé- 
rité. On  dirait  que  l'Eglise  a  à  cœur  de  démontrer 
que  la  Réformation  existait  avant  Luther.  Le  pro- 
testantisme naquit  dans  l'Église  le  jour  même  où 
y  parut  le  germe  de  la  papauté,  comme  dans  le 
monde  politique  les  principes  conservateurs  ont 
existé  du  moment  même  où  le  despotisme  des 
grands  ou  les  désordres  des  factieux  ont  levé  la 
tête.  Le  protestantisme  même  fut  quelquefois  plus 
fort  que  la  papauté  dans  les  siècles  qui  précédè- 
rent la  Réformation.  Qu'est-ce  que  Rome  pou- 
vait opposer  à  tous  les  témoins  que  nous  venons 
d'entendre ,  dans  le  moment  où  leur  voix  par- 
courait la  terre? 

Mais  il  y  avait  plus.  La  Réformation  non-seu- 
lement était  dans  les  docteurs,  elle  était  encore 
dans  le  peuple.  Les  doctrines  de  Wiklef,  par- 
ties d'Oxford,  s'étaient  répandues  dans  toute  la 
chrétienté,  et  avaient  conservé  des  adhérents  en 


LES    FRÈRES    BOHÈMES.  121 

Bavière,  en  Souabe,  en  Franconie,  en  Prusse. 
En  Bohême,  du  sein  des  discordes  et  des  guerres, 
était  enfin  sortie  une  paisible  et  chrétienne  com- 
munauté, qui  rappelait  l'Éghse  primitive,  et  qui 
rendait  témoignage  avec  beaucoup  de  vie  au 
grand  principe  de  l'opposition  évangélique,  que 
c(  Christ  lui-même  est  le  roc  sur  lequel  l'Eglise  est 
«  bâtie,  et  non  Pierre  et  son  successeur.  »  Apparte- 
nant également  aux  races  germaniques  et  aux 
races  slaves,  ces  simples  chrétiens  avaient  des 
missionnaires  au  milieu  des  diverses  nations  qui 
parlaient  leurs  langues,  pour  y  gagner  sans  bruit 
des  sectateurs  à  leurs  opinions.  Nicolas  Russ ,  à 
Bostock,  visité  deux  fois  par  eux,  commença,  en 
i5ii  ,  à  prêcher  publiquement  contre  le  pape  ^ 

Cet  état  de  choses  est  important  à  signaler. 
Quand  la  sagesse  d'en  haut  proférera  à  plus  haute 
voix  encore  ses  enseignements,  il  y  aura  partout 
des  intelligences  et  des  cœurs  pour  l'entendre. 
Quand  le  semeur,  qui  n'a  cessé  de  parcourir  l'E- 
glise, sortira  pour  une  nouvelle  et  plus  grande 
semaille,  il  y  aura  de  la  terre  préparée  à  recevoir 
son  grain.  Quand  la  trompette  que  l'ange  de  l'al- 
liance n'a  cessé  de  faire  retentir,  donnera  des 
sons  plus  éclatants,  plusieurs  se  prépareront  au 
combat. 

Déjà  l'Eglise  a  le  sentiment  que  l'heure  du 
combat  s'approche.  Si  plus  d'un  philosophe  an- 
nonça de  quelque  manière  dans  le  siècle  dernier 

I   Wolfii  Lecl.  memorab.  II,  p.  27. 


111  PROPHÉTIE    DK    PROLÈS. 

la  révolution  qui  allait  le  terminer,  nous  étonne- 
rons-nous que  plusieurs  docteurs  aient  prévu  à  la 
fin  du  quinzième  siècle  la  Réformation  imminente 
qui  allait  renouveler  l'Église  ? 

Le  provincial  des  augustins ,  André  Proies ,  qui 
pendant  près  d'un  demi-siècle  présida  cette  con- 
grégation, et  qui,  avec  un  inébranlable  courage, 
maintint  dans  son  ordre  les  doctrines  de  saint 
Augustin ,  réuni  avec  ses  frères  dans  le  couvent 
de  Himmelspforte,  près  de  Wernigerode,  s'arrê- 
tait souvent  au  moment  où  la  parole  de  Dieu 
était  lue,  et  s'adressant  aux  moines  attentifs,  il 
leur  disait  :  «  Frères  !  vous  entendez  le  témoignage 
«  de  la  sainte  Écriture  !  Elle  déclare  que  par  la 
«  grâce  nous  sommes  tout  ce  que  nous  sommes, 
«  et  que  par  elle  seule  nous  avons  tout  ce  que 
«  nous  avons.  D'où  viennent  donc  tant  de  ténè- 

«  bres  et  tant  d'horribles  superstitions  ? O 

«  frères  !  le  christianisme  a  besoin  d'une  grande 
*<  et  courageuse  Réformation,  et  déjà  je  la  vois 
«  s'approcher.  »  Alors  les  moines  s'écriaient  : 
«  Pourquoi  ne  commencez-vous  pas  vous-même 
«  cette  Réformation  et  ne  vous  opposez-vous  pas 
«  à  tant  d'erreurs?  —  Vous  voyez,  ô  mes  frères, 
«  répondait  le  vieux  provincial,  que  je  suis  chargé 
«  d'années  et  faible  de  corps,  et  que  je  n'ai  point 
«la  science,  le  talent,  l'éloquence  qu'une  si 
«  grande  chose  requiert.  Mais  Dieu  suscitera  un 
«  héros  qui,  par  son  âge,  ses  forces,  ses  talents, 
«  sa  science,  son  génie  et  son  éloquence,  occupera 
«  le  premier  rang.  Il  commencera  la  Réformalion  , 


PROPHÉTIE    DU    FRANCISCAIN    d'iSEJNAC.         12^ 

«  il  s'opposera  à  l'erreur,  et  Dieu  lui  donnera  un 
a  courage  tel  qu'il  osera  résister  aux  grands  '.  » 
Un  vieux  moine  de  Himmelspforte  ,  qui  avait 
souvent  entendu  ces  paroles,  les  a  rapportées  à 
Flacius.  C'était  dans  l'ordre  même  dont  il  était 
provincial  que  le  héros  chrétien  annoncé  par 
Proies  devait  paraître. 

Un  moine ,  nommé  Jean  Hilten ,  se  trouvait 
dans  le  couvent  des  franciscains  à  Isenac,  en 
Thuringe.  Jl  étudiait  avec  soin  le  prophète  Da- 
niel et  l'Apocalypse  de  saint  Jean  ;  il  écrivit  même 
sur  ces  livres  un  commentaire,  et  censura  les 
plus  criants  abus  de  la  vie  monacale.  Les  moines, 
irrités ,  le  jetèrent  en  prison.  Son  âge  avancé  et 
la  saleté  de  son  cachot  le  firent  tomber  dangereu- 
sement malade;  il  demanda  le  frère  gardien.  A 
peine  celui-ci  fut-il  arrivé,  que,  sans  écouter  le 
prisonnier  et  enflammé  de  colère,  il  se  mit  à  le 
reprendre  durement  de  sa  doctrine,  qui  était  en 
opposition,  ajoute  la  chronique,  avec  la  cuisine 
des  moines.  Alors  le  franciscain,  oubliant  sa  ma- 
ladie et  poussant  de  profonds  soupirs ,  dit  :  «  Je 
«  supporte  tranquillement  vos  injures  pour  l'a- 
V  mour  de  Christ;  car  je  n'ai  rien  dit  qui  pût 
«  ébranler  l'état  monastique,  et  je  n'ai  fait  que 
«  reprendre  les  plus  notables  abus.  Mais,  conti- 
«  nua-t-il  (  selon  ce  que  Mélanchton  nous  rapporte 
«  dans  son  apologie  de  la  Confession  de  Foi 
«  d' Augsbourg) ,  il  en  viendra  un  autre,  Van  du 
«  Seigneur  mil  cinq  cent  seize  :  celui-là  vous  dé- 

I  Excitabit  Dominus  heroem,  aetate,  viribus.  .  .  .  (Flacii 
Catal.  testiuni  veritatis,  p.  843.) 


124       TROISIEME    PREPARATION.    LES    LETTRES. 

«  triiira,  et  vous  ne  pourrez  lui  résister^.  »  Jean 
Hilten,  qui  avait  annoncé  la  fin  du  inonde  pour 
l'an  i65i  ,  se  trompa  moins  en  désignant  l'année 
où  paraîtrait  le  futur  réformateur.  Bientôt  il  na- 
quit à  une  petite  distance  de  son  cachot;  il  com- 
mença à  étudier  dans  cette  ville  même  d'Isenac, 
où  le  moine  était  prisonnier,  et  entreprit  publi- 
quement la  Réformation ,  un  an  seulement  plus 
tard  que  le  franciscain  ne  l'avait  dit. 

VIL 

Ainsi  les  princes  et  les  peuples,  les  membres 
vivants  de  l'Eglise  et  les  théologiens,  travaillaient 
chacun  dans  leur  sphère  à  préparer  l'œuvre  que 
le  seizième  siècle  allait  manifester.  Mais  la  Réfor- 
mation devait  avoir  un  autre  auxiliaire,  les  lettres. 

L'esprit  humain  croissait.  Ce  seul  fait  devait 
amener  son  affranchissement.  Qu'une  jeune  se- 
mence tombe  près  d'une  vieille  muraille,  l'arbuste 
en  grandissant  la  renversera. 

Le  pontife  de  Rome  s'était  fait  le  tuteur  des 
peuples ,  et  sa  supériorité  d'intelligence  le  lui 
avait  rendu  facile.  Longtemps  il  les  avait  tenus 
dans  un  état  de  minorité;  mais  maintenant  ils  le 
débordaient  de  toutes  parts.  Cette  tutelle  véné- 
rable, qui  avait  pour  cause  première  les  principes 
de  vie  éternelle  et  de  civilisation  que  Rome  avait 
communiqués  aux  nations  barbares,  ne  pouvait 
plus  s'exercer  sans  opposition.  Un  redoutable  ad- 
versaire  s'était  posé  vis-à-vis  d'elle  pour  la  con- 

I  Alius  quidam  veniet.  .  . .  ,^^Apoloyia  Conf.  Aiig.  XIII,  de 
votis  monasticis.) 


RENAISSANCE    DES    LETTRES. 


25 


trôler.  La  tendance  naturelle  de  l'esprit  humain 
à  se  développer ,  à  examiner ,  à  connaître ,  avait 
donné  naissance  à  ce  nouveau  pouvoir.  Les  yeux 
de  l'homme  s'ouvraient  :  il  demandait  compte  de 
chaque  pas  à  ce  conducteur  longtemps  respecté, 
sous  la  direction  duquel  on  l'avait  vu  marcher  sans 
mot  dire,  tant  que  ses  yeux  avaient  été  fermés. 
L'âge  de  l'enfance  était  passé  pour  les  peuples  de 
la  nouvelle  Europe  :  l'âge  mûr  commençait.  A  la 
naïve  simplicité,  disposée  à  tout  croire,  avaient 
succédé  un  esprit  curieux,  une  raison  impatiente 
de  connaître  les  fondements  des  choses.  On  se  de- 
mandait dans  quel  but  Dieu  avait  parlé  au  monde, 
et  si  des  hommes  avaient  le  droit  de  s'établir  mé- 
diateurs entre  Dieu  et  leurs  frères. 

Une  seule  chose  aurait  pu  sauver  l'Église  :  c'é- 
tait de  s'élever  encore  plus  haut  que  les  peuples. 
Marcher  à  leur  niveau  n'était  pas  assez.  Mais  il  se 
trouva,  au  contraire,  qu'elle  leur  fut  grandement 
inférieure.  Elle  se  mit  à  descendre,  en  même 
temps  qu'ils  se  mirent  à  monter.  Quand  les  hommes 
commencèrent  à  s'élever  vers  le  domaine  de  l'in- 
teUigence,  le  sacerdoce  se  trouva  absorbé  dans 
des  poursuites  terrestres  et  des  intérêts  humains. 
C'est  un  phénomène  qui  s'est  souvent  renouvelé 
dans  l'histoire.  Les  ailes  avaient  crû  à  l'aiglon;  et 
il  n'y  eut  personne  qui  eût  la  main  assez  haute 
pour  l'empêcher  de  prendre  son  vol. 

Ce  fut  dans  l'Italie  que  l'esprit  humain  prit  le 
premier  essor. 

La  scolastique  et  la  poésie  romantique  n'y  avaient 
jamais  régné  sans  obstacle.  Il  était  toujours  resté 


1^6  SOUVENIR    d'antiquité    EN    ITALIE. 

en  Italie  un  souvenir  d'antiquité.  Ce  souvenir  se 
ranima  avec  beaucoup  de  force  vers  la  fin  du 
moyen  âge  ,  et  bientôt  il  donna  aux  esprits  une 
impulsion  toute  nouvelle. 

Déjà  dans  le  quatorzième  siècle,  le  Dante  et  Pé- 
trarque remettaient  en  honneur  les  anciens  poètes 
de  Rome,  en  même  temps  que  le  premier  plaçait 
dans  son  enfer  les  papes  les  plus  puissants,  et  que 
le  second  réclamait  avec  hardiesse  la  constitution 
primitive  de  l'Eglise.  Au  commencement  du  quin- 
zième siècle,  Jean  de  Ravenne  enseignait  avec  éclat 
la  littérature  latine  à  Padoue  et  à  Florence,  et 
Ghrysoloras  interprétait  les  beaux  génies  de  la 
Grèce,  à  Florence  et  à  Pavie. 

Tandis  que  la  lumière  sortait  en  Europe  des 
prisons  où  elle  avait  été  retenue  captive,  l'Orient 
envoyait  à  TOccident  de  nouvelles  lueurs.  L'éten- 
dard des  Osmanlis,  planté  en  i453  sur  les  murs 
de  Constantinople,  en  avait  fait  fuir  les  savants. 
Ils  avaient  transporté  en  Italie  les  lettres  de  la 
Grèce.  Le  flambeau  des  anciens  ralluma  les  es- 
prits éteints  depuis  tant  de  siècles.  George  de 
Trébizonde,  Argyropolos,  Bessarion,  Lascaris, 
Chalcondylas  et  beaucoup  d'autres  remplissaient 
l'Occident  de  leur  amour  pour  la  Grèce  et  ses 
plus  beaux  génies.  Le  patriotisme  des  Italiens  en 
fut  ému;  et  il  parut  en  Italie  un  grand  nombre 
de  savants  ,  parmi  lesquels  brillent  Gasparino , 
Aurispa,  Aretin ,  Poggio ,  Valla,  qui  s'efforcèrent 
de  remettre  aussi  en  honneur  l'antiquité  romaine. 
11  y  eut  alors  un  grand  jet  de  lumière,  et  Rome 
dut  en  souffrir. 


INFLUENCE    DES    HUMANISTES.  1  27 

La  passion  de  l'antiquité  qui  s'empara  des  hu- 
manistes ébranla  dans  les  esprits  les  plus  élevés 
l'attachement  à  l'Église,  car:  «  nul  ne  peut  servir 
deux  maîtres.  »  En  même  temps  les  études  aux- 
quelles on  se  livra,  mirent  à  la  disposition  des  sa- 
vants, des  moyens  tout  nouveaux,  inconnus  des 
scolastiques,  pour  examiner  et  juger  les  enseigne- 
ments de  l'Église.  Retrouvant  dans  la  Bible,  bien 
plus  que  dans  les  œuvres  des  théologiens,  les 
beautés  qui  les  ravissaient  dans  les  auteurs  classi- 
ques, les  humanistes  furent  tout  disposés  à  mettre 
la  Bible  au-dessus  des  docteurs.  Ils  réformèrent  le 
goût  et  préparèrent  ainsi  la  réformation  de  la  foi. 

Les  lettrés,  il  est  vrai,  protestaient  hautement 
que  leur  science  ne  portait  aucune  atteinte  à  la 
croyance  de  l'Église;  cependant  ils  attaquèrent  les 
scolastiques  bien  avant  les  réformateurs ,  et  tour- 
nèrent en  ridicule  ces  barbares,  ces  «Teutons,  >; 
qui  avaient  vécu  sans  vivre  '.  Quelques-uns  même 
proclamèrent  les  doctrines  de  l'Évangile  et  mirent 
la  main  sur  ce  que  Rome  avait  de  plus  cher.  Déjà 
le  Dante,  tout  en  adhérant  à  bien  des  doctrines 
romaines,  avait  proclamé  la  puissance  de  la  foi, 
comme  le  firent  les  réformateurs.  «  C'est  la  foi 
«  véritable,  avait-il  dit,  qui  nous  rend  bourgeois 
«  du  ciel  \  La  foi,  selon  la  doctrine  évangéUque  , 
«  est  le  principe  de  vie;  elle  est  l'étincelle  qui 
«  s'étendant  toujours  plus,  devient  une  flamme 
«  vivante  et  luit  en  nous,  comme  l'étoile  dans  les 

I   Qui  ne  viventes  quidem  vivebant.  (Politiani  Epp.  IX,  '3.) 
1  Parad.  XXIY,  /,',. 


laS  CHRISTIA?fISME   DD    U.VNTE.    VALLA. 

«  cieux.  Sans  la  foi,  il  n'y  a  ni  bonne  œuvre,  ni 
te  vie  honnête ,  qui  puissent  nous  être  en  aide. 
«  Quelque  grand  que  soit  le  péché,  les  bras  de  la 
fc  grâce  divine  sont  plus  grands  encore,  et  ils 
'(  embrassent  tout  ce  qui  se  tourne  vers  Dieu^ 
«  L'âme  n'est  pas  perdue  par  l'anathème  des  pon- 
ce tifes ,  et  l'éternelle  charité  peut  encore  venir  à 
«  elle,  tant  que  l'espérance  fleurit^.  De  Dieu,  de 
«  Dieu  seul  vient  notre  justice,  par  la  foi.  »  Et  par- 
lant de  l'Eglise  ,  le  Dante  s'écrie  :  «  O  ma  barque  ! 
«  que  tu  es  mal  chargée!  O  Constantin!  quel  grand 
«  mal  n'a  pas  engendré,  je  ne  dis  pas  ta  conver- 
(c  sion ,  mais  cette  offrande  que  le  riche  père  reçut 
«  alors  de  toi  !  » 

Plus  tard,  Laurent  Valla  applique,  aux  opinions 
de  l'Eglise,  l'étude  de  l'antiquité;  il  nie  l'authen- 
ticité de  la  correspondance  entre  Christ  et  le  roi 
Abgar;  il  rejette  la  tradition  sur  la  formation  du 
Symbole  des  Apôtres;  et  il  sape  les  bases  sur  les- 
quelles repose  le  prétendu  héritage  que  les  papes 
tiennent  de  Constantin  ^. 

Cependant  cette  grande  lumière  que  l'étude  de 
l'antiquité  fit  jaillir  dans  le  quinzième  siècle,  était 

I  Orribil  furon  li  peccati  miei; 

Ma  la  bontà  intiuita  ha  si  gran  braccia , 
Che  prende  ciô  che  si  rivolve  a  lei. 

(Purgator.  III,  121-124-) 
a  Per  lor  nialadizion  si  non  si  perde. 

Che  non  possa  tornar  l'eterno  amore, 
Mentre  che  la  speranza  ha  fior  del  verde. 
^Ibid.,  1 34-1 36.) 
3  De  ementita  Constantini  donatione  declamatio  ad  Papam. 
Opp.  Basil.  1543. 


INCRÉDULITÉ    EN    ITALIE.  120 

propre  à  détruire,  mais  ne  l'était  pas  à  édifier. 
Ce  n'est  ni  à  Homère,  ni  à  Virgile ,  qu'il  pouvait 
être  donné  de  sauver  l'Église,  Le  réveil  des  lettres, 
des  sciences  et  des  arts,  ne  fut  point  le  principe 
de  la  Réformation.  Le  paganisme  des  poètes,  en 
reparaissant  en  Italie,  confirma  plutôt  le  paga- 
nisme du  cœur.  Le  scepticisme  de  l'école  d'Aris- 
tote  et  le  mépris  de  tout  ce  qui  ne  tenait  pas  à  la 
philologie  s'emparèrent  de  beaucoup  de  lettrés  , 
et  engendrèrent  une  incrédulité  qui ,  tout  en  af- 
fectant de  se  soumettre  à  l'Église,  attaquait  néan- 
moins les  vérités  les  plus  importantes  de  la 
religion.  Pierre  Pomponatius,  le  plus  fameux  re- 
présentant de  cette  tendance  impie,  enseignait, 
à  Bologne  et  àPadoue,  que  l'immortalité  de  l'âme 
et  la  providence  sout  des  problèmes  philosophi- 
ques '.  Jean  François  Pic ,  neveu  de  Pic  de  la  Mi- 
randole,  parle  d'un  pape  qui  ne  croyait  pas  en 
Dieu",  et  d'un  autre  qui,  ayant  avoué  à  l'un  de 
ses  amis  son  incrédulité  quant  à  l'immortalité  de 
l'âme,  apparut  après  sa  mort,  pendant  la  nuit ,  à 
ce  même  ami,  et  lui  dit:  «Ah!  le  feu  éternel  qui 
«  me  consume  ne  me  fait  que  trop  sentir  l'im- 
«  mortalité  de  cette  âme  qui,  selon  moi,  devait 
«  mourir  avec  le  corps  !  »  Ceci  rappelle  cette  fa- 
meuse parole,  adressée,  à  ce  que  l'on  assure,  par 
Léon  X,  à  son  secrétaire  Bembo  :  «  Tous  les  siècles 
«  savent  assez  de  quelle  utilité  a  été  à  nous  et  aux 

I  De  immortalitate  animae,  de  praedestinatione  et  provi- 
dentia,  etc. 

1  Qui  nullum  Deum  credens.  (J.  F.  Pici  de  Fide.  0pp.  II, 
p.  820.) 

I-  9 


l3o  PHILOSOPHIE  PLATONICIENNE. 

«  nôtres,  cette  fable  du  Christ  ^ »  De  futiles 

superstitions  étaient  attaquées  ;  mais  c'était  l'in- 
crédulité au  ris  dédaigneux  et  moqueur  qui  s'éta- 
blissait à  leur  place.  Se  rire  de  tout,  même  de  ce 
qu'il  y  a  de  plus  saint,  était  de  mode  et  la  marque 
d'un  esprit  fort.  On  ne  voyait  dans  la  religion 
qu'un  moyen  de  gouverner  le  peuple.  «  J'ai  une 
«  crainte,  s'écriait  Érasme  en  i5i6,  c'est  qu'avec 
a  l'étude  de  la  littérature  ancienne,  ne  reparaisse 
«  le  paganisme  ancien.  » 

On  vit  alors,  il  est  vrai,  comme  après  les  mo- 
queries du  temps  d'Auguste,  et  comme,  de  nos 
jours,  après  celles  du  siècle  dernier,  percer  et 
paraître  une  nouvelle  philosophie  platonicienne  , 
qui  attaqua  cette  imprudente  incrédulité,  et  cher- 
cha, comme  la  philosophie  actuelle,  à  inspirer 
quelque  respect  pour  le  christianisme  et  à  rani- 
mer dans  les  coeurs  le  sentiment  religieux.  Les 
Médicis  favorisèrent  à  Florence  ces  efforts  des 
platoniciens.  Mais  ce  ne  sera  jamais  une  religion 
philosophique  qui  régénérera  l'Eglise  et  le  monde. 
Orgueilleuse,  dédaignant  la  prédication  de  la 
croix,  prétendant  ne  voir  dans  les  dogmes  chré- 
tiens que  des  figures  et  des  symboles  ,  incompré- 
hensible pour  la  majorité  des  hommes,  elle  pourra 
se  perdre  dans  un  enthousiasme  mystique,  mais 
elle  sera  toujours  impuissante  pour  réformer  et 
pour  sauver. 

Que  fût-il  donc  arrivé  si  le  vrai  christianisme 
n'eût  pas  reparu  dans  le  monde,  et  si  la  foi  n'eût 

1   Ea  (le  Christo  fabula.  (Mornaei  Hist.  Papatus,  p.  820.) 


COMMENCEMENT  DES  LETTRES    EN    ALLEMAGNE.     l3l 

pas  rempli  de  nouveau  les  cœurs  de  sa  force  et 
de  sa  sainteté?  La  Réformation  sauva  la  religion 
et  avec  elle  la  société.  Si  TÉglise  de  Rome  avait 
eu  à  cœur  la  gloire  de  Dieu  et  la  prospérité  des 
peuples,  elle  eût  accueilli  la  Réformation  avec 
joie.  Mais  que  faisait  cela  à  un  Léon  X? 

Cependant  un  flambeau  ne  pouvait  être  allumé 
en  Italie,  sans  que  ses  lueurs  ne  se  fissent  voir  au 
delà  des  Alpes.  Les  affaires  de  l'Église  établissaient 
des  rapports  continuels  entre  la  Péninsule  et  les 
autres  parties  de  la  chrétienté.  Les  barbares  senti- 
rent bientôt  la  supériorité  et  l'orgueil  des  Ita- 
liens, et  ils  commencèrent  à  rougir  eux-mêmes 
de  ce  qu'ils  écrivaient  et  parlaient  si  mal.  Quelques 
jeunes  nobles,  un  Dalberg,  un  Langen,  un  Spie- 
gelberg,  enflammés  du  désir  de  connaître,  pas- 
sèrent en  Italie,  et  rapportèrent  en  Allemagne 
la  science ,  les  grammaires  et  les  classiques  tant 
désirés,   qu'ils  communiquèrent  à  leurs   amis'. 
Bientôt  parut  un  homme  d'une  intelligence  distin- 
guée, Rodolphe  Agricola ,  auquel   sa  science  et 
son  génie  procurèrent  une  aussi  grande  vénéra- 
tion que  s'il  eût  été  du  siècle  d'Auguste  ou  de  ce- 
lui de  Périclès.  L'ardeur  de  son  esprit  et  les  fa- 
tigues de  l'école  le  consumèrent  en  peu  d'années. 
Mais ,^ dans  son  commerce  intime,  s'étaient  for- 
més de  nobles  disciples  qui  portèrent  dans  toute 
l'Allemagne  le  feu  de  leur  maître.  Souvent  réunis 
autour  de  lui,  ils  avaient  déploré  ensemble  les 

I  Hamelmann  ,  Relatio  hist.  C'est  à  tort  que  cette  première 
impulsion  est  attribuée  à  Thomas  a  Kempis.  (Delprat  over 
G.  Groote,  p.  280.) 

9- 


l32  JEUNESSE    DES    ÉCOLES.    IMPRIMERIE. 

ténèbres  de  l'Eglise,  et  s'étaient  demandé  pour- 
quoi saint  Paul  répète  si  souvent  que  les  hommes 

sont  justes  par  la  foi  et  non  par  les  œuvres  ^ 

On  vit  bientôt  se  rassembler,  aux  pieds  de  ces 
docteurs  nouveaux,  une  jeunesse  grossière,  qui 
vivait  d'aumônes,  qui  étudiait  sans  livres,  et  qui, 
partagée  en  sociétés  de  prêtres  de  Bacchus,  d'ar- 
quebusiers, et  d'autres  encore,  se  rendait  en 
troupes  désordonnées ,  de  ville  en  ville  et  d'école 
en  école.  N'importe,  ces  bandes  étranges  étaient 
le  commencement  d'un  public  lettré;  peu  à  peu 
les  chefs-d'œuvre  de  l'antiquité  sortaient  des 
presses  de  l'Allemagne  et  remplaçaient  les  scolas- 
tiques;  et  l'imprimerie,  découverte  à  Mayence  en 
i44o^  multipliait  les  voix  énergiques  qui  récla- 
maient contre  la  corruption  de  l'Eglise ,  et  celles 
non  moins  puissantes  qui  appelaient  l'esprit  hu- 
main dans  de  nouveaux  sentiers. 

L'étude  de  la  littérature  ancienne  eut,  en  Alle- 
magne, des  effets  tout  différents  de  ceux  qu'elle 
eut  en  Italie  et  en  France.  Cette  étude  y  fut  mêlée 
avec  la  foi.  L'Allemagne  chercha  aussitôt  dans  la 
nouvelle  culture  littéraire  le  profit  que  la  religion 
pouvait  en  retirer.  Ce  qui  n'avait  produit  chez  les 
uns  qu'un  certain  raffinement  d'esprit,  minutieux 
et  stérile,  pénétra  toute  la  vie  des  autres,  échauffa 
leurs  cœurs,  et  les  prépara  à  une  meilleure  lu- 
mière. Les  premiers  restaurateurs  des  lettres,  en 
Italie  et  en  France ,  se  signalèrent  par  uiie  con- 
duite légère,  souvent  même  immorale.  En  Alle- 

i  Ficle  justos  esse.  (Melancht.  Decl.  I,  602.) 


CARACTÈRE    DES   LETTRES    EN    ALLEMAGNE.       I  33 

magne,  leurs  successeurs,  animés  d'un  esprit 
grave,  recherchèrent  avec  zèle  tout  ce  qui  est 
vrai.  L'Italie,  offrant  son  encens  à  la  littérature 
et  à  la  science  profanes,  vit  naître  une  opposition 
incrédule.  L'Allemagne,  occupée  d'une  profonde 
théologie  et  repliée  sur  elle-même ,  vit  naître  une 
opposition  pleine  de  foi.  Là  on  sapait  les  fonde- 
ments de  l'Église ,  ici  on  les  rétablissait.  Il  se 
forma  dans  l'Empire  une  réunion  remarquable 
d'hommes  libres ,  savants  et  généreux,  au  milieu 
desquels  brillaient  des  princes,  et  qui  s'efforçaient 
de  rendre  la  science  utile  à  la  religion.  Les  uns 
apportaient  à  l'étude  la  foi  humble  des  enfants  ; 
d'autres  un  esprit  éclairé  ,  pénétrant ,  disposé 
peut-être  à  dépasser  les  bornes  d'une  liberté  et 
d'une  critique  légitimes;  mais  les  uns  et  les  autres 
contribuèrent  à  déblayer  les  parvis  du  temple 
obstrués  par  tant  de  superstitions. 

Les  théologiens  moines  s'aperçurent  du  danger, 
€t  se  mirent  à  pousser  des  clameurs  contre  ces 
mêmes  études  qu'ils  avaient  tolérées  en  Italie  et 
en  France,  parce  qu'elles  y  marchaient  unies  à  la 
légèreté  et  à  la  dissolution.  11  se  forma  parmi  eux 
une  conjuration  contre  les  langues  et  les  sciences; 
car  derrière  elles  ils  avaient  aperçu  la  foi.  Un 
moine  mettait  quelqu'un  en  garde  contre  les  hé- 
résies d'Erasme.  «  En  quoi,  lui  demanda-t-on , 
«  consistent-elles  ?  »  Il  avoua  qu'il  n'avait  pas  lu 
l'ouvrage  dont  il  parlait,  et  ne  sut  alléguer  qu'une 
chose,  savoir  :  «qu'il  était  écrit  en  trop  bon  la- 
«  tin.  » 

Il  y  eut  bientôt  guerre  ouverte  entre  les  dis- 


l34    LES  LETTRÉS  ET  LES  SCOLA8TIQUES. 

ciples  des  lettres  et  les  théologiens  scolastiques. 
Ceux-ci  voyaient  avec  effroi  le  mouvement  qui 
s'opérait  clans  le  domaine  de  Tintelligence,  et 
pensaient  que  l'immobilité  et  les  ténèbres  seraient 
la  garde  la  plus  sûre  de  l'Église.  C'était  pour  sau- 
ver Rome  qu'ils  combattaient  la  renaissance  des 
lettres;  mais  ils  contribuèrent  ainsi  à  la  perdre. 
Rome  y  fut  pour  beaucoup.  Un  instant  égarée 
sous  le  pontificat  de  Léon  X,  elle  abandonna  ses 
vieux  amis  et  serra  dans  ses  bras  ses  jeunes  ad- 
versaires. La  papauté  et  les  lettres  formèrent  un 
accord  qui  semblait  devoir  rompre  l'antique  al- 
liance du  monachisme  et  de  la  hiérarchie.  Les 
papes  ne  s'aperçurent  pas  au  premier  abord  que 
ce  qu'ils  avaient  pris  pour  un  jouet  était  un  glaive 
qui  pouvait  leur  donner  la  mort.  De  même,  dans 
le  siècle  dernier,  on  vit  des  princes  accueillir  à 
leur  cour  une  politique  et  une  philosophie  qui, 
s'ils  en  eussent  subi  toute  l'iniiuence,  auraient 
renversé  leurs  trônes.  L'alliance  ne  dura  pas 
longtemps.  Les  lettres  avancèrent, sans  se  soucier 
nullement  de  ce  qui  pouvait  porter  atteinte  à  la 
puissance  de  leur  patron.  Les  moines  et  les  sco- 
lastiques comprirent  qu'abandonner  le  pape  c'é- 
tait s'abandonner  eux-mêmes.  Et  le  pape,  malgré 
le  patronage  passager  qu'il  accorda  aux  beaux- 
arts,  n'en  prit  pas  moins,  quand  il  comprit  le 
danger,  les  mesures  les  plus  opposées  à  l'esprit  du 
temps. 

Les  universités  se  défendirent  tant  qu'elles  pu- 
rent contre  l'invasion  des  nouvelles  lumières.  Co- 
logne chassa  Rhagius;  Leipzig,  Celtes;  Rostock , 


UN    NOUVEAU    MONDE. 


35 


Hermann  von  dem  Busch.  Cependant  les  nou- 
veaux docteurs,  et  avec  eux  les  anciens  classi- 
ques, s'établirent  peu  à  peu,  et  souvent  avec 
l'aide  des  princes ,  dans  ces  hautes  écoles.  Bientôt 
l'on  vit  s'y  former,  en  dépit  des  scolastiques,  des 
sociétés  de  grammairiens  et  de  poètes.  Tout  dut 
devenir  latin  et  grec,  jusqu'au  nom  même  de  ces 
lettrés;  car  comment  les  amis  de  Sophocle  et  de 
Virgile  eussent  -  ils  pu  s'appeler  Rrachenber- 
ger  ou  Schwarzerd?  Un  esprit  d'indépendance 
souffla  en  même  temps  sur  toutes  les  universités. 
On  n'y  vit  plus  les  écoliers,  à  façon  séminariste, 
leurs  livres  sous  le  bras,  marcher  sagement,  res- 
pectueusement et  les  yeux  baissés,  derrière  leurs 
maîtres.  La  pétulance  d'un  Martial  et  d'un  Ovide 
avait  passé  dans  ces  nouveaux  disciples  des  Mu- 
ses. Ils  accueillirent  avec  transport  les  railleries 
que  l'on  faisait  pleuvoir  sur  les  théologiens  dia- 
lectiques; et  les  chefs  du  mouvement  littéraire 
furent  accusés  quelquefois  de  favoriser  et  même 
de  susciter  les  désordres  des  étudiants. 

Ainsi  un  nouveau  monde ,  sorti  de  l'antiquité , 
s'était  formé  au  milieu  du  monde  du  moyen  âge. 
Les  deux  partis  devaient  en  venir  aux  mains  ; 
une  lutte  était  imminente.  Ce  fut  le  plus  tran- 
quille des  champions  des  lettres,  un  vieillard 
près  d'achever  sa  paisible  carrière ,  qui  l'en- 
gagea. 

Pour  que  la  vérité  triomphât,  il  fallait  d'abord 
que  les  armes  par  lesquelles  elle  devait  vaincre, 
fussent  sorties  des  arsenaux  où  depuis  des  siècles 
elles  étaient   enfouies.   Ces   armes,    c'étaient  les 


i36  heuchlin. 

saintes  écritures  du  Vieux  et  du  JN  ou  veau  Testa- 
ment. Il  fallait  ranimer  dans  la  chrétienté  l'amour 
et  l'étude  des  saintes  lettres  grecques  et  hébraï- 
ques. L'homme  que  la  providence  de  Dieu  choi- 
sit pour  cette  oeuvre,  se  nommait  Jean  Reuchlin. 
Une  très-belle  voix  d'enfant  se  faisait  remarquer 
dans  le  chœur  de  l'église  de  Pforzheim.  Elle  attira 
l'attention  du  margrave  de  Bade.  C'était  celle  de 
Jean  Reuchlin,  jeune  garçon,  de  manières  agréa- 
bles et  d'un  caractère  enjoué,  fils  d'un  honnête 
bourgeois  du  lieu.  Le  margrave  lui  accorda  bien- 
tôt toute  sa  faveur,  et  le  choisit  en  1743  pour  ac- 
compagner son  fils  Frédéric  à  l'université  de  Paris. 
Le  fils  de  l'huissier  de  Pforzheim  arriva  avec  le 
prince,   le  cœur  transporté  de  joie,   dans  cette 
école,  la  plus  célèbre  de  tout  l'Occident.  11  y  trouva 
le  Spartiate  Hermonymos,  Jean  Weissel,  la  lumière 
du  monde  y  et  il  eut  ainsi  l'occasion  d'étudier  sous 
des  maîtres  habiles  le  grec  et  l'hébreu,  dont  il  n'y 
avait   alors  aucun   professeur   en   Allemagne,  et 
dont  un  jour  il  devait  être  le  restaurateur  dans  la 
patrie  de  la  Réformation.  Le  jeune  et  pauvre  Alle- 
mand copiait  pour  des  étudiants  riches  les  chants 
d'Homère,  les  discours   d'Isocrate,  et  il   gagnait 
ainsi  de  quoi  continuer  ses  études  et  s'acheter  des 
livres. 

Mais  voici  d'autres  choses  qu'il  entend  de  la  bou- 
che de  Weissel,  et  qui  font  sur  son  esprit  une  im- 
pression puissante  :  «  Les  papes  peuvent  se  trom- 
«  per.  Toutes  satisfactions  d'hommes  sont  \ui 
«  blasphème  contre  Christ,  qui  a  réconcilié  et  jus- 
«  tifié  parfaitement  l'espèce  humaine.  A  Dieu  seul 


REUCHLIN    EN    ITA.LIE.  187 

«  appartient  le  pouvoir  de  donner  une  entière  ab- 
«  solution.  Il  n'est  pas  nécessaire  de  confesser  ses 
«  péchés  aux  prêtres.  11  n'y  a  point  de  purga- 
«  toire ,  à  moins  que  ce  ne  soit  Dieu  lui-même, 
«  qui  est  un  feu  dévorant  et  qui  purifie  de  toute 
«  souillure.  » 

A  peine  âgé  de  vingt  ans,  Reuchlin  enseigne  à 
Baie  la  philosophie ,  le  grec  et  le  latin  ;  et  l'on  en- 
tend, ce  qui  était  alors  un  prodige,  un  Allemand 
parler  grec. 

Les  partisans  de  Rome  commencent  à  s'inquié- 
ter, en  voyant  des  esprits  généreux  fouiller  dans 
ces  antiques  trésors.  «  Les  Romains  font  la  moue, 
«  disait  Reuchlin,  et  poussent  des  cris,  prétendant 
(c  que  tous  ces  travaux  littéraires  sont  contraires  à 
a  la  piété  romaine,  puisque  les  Grecs  sont  schis- 
«  matiques.  Oh!  que  de  peines ,  que  de  souffrances 
«  à  endurer,  pour  ramener  enfin  l'Allemagne  à  la 
«  sagesse  et  à  la  science!  » 

Bientôt  après,  Eberhardde  Wurtemberg  appela 
Reuchlin  à  Tubingue,  pour  être  l'ornement  de 
cette  université  naissante.  En  i483,  il  le  mena 
avec  lui  en  Italie.  Chalcondylas ,  Aurispa ,  Jean  Pic 
de  la  Mirandole,  devinrent  à  Florence  ses  com- 
pagnons et  ses  amis.  A  Rome,  lorsque  Eberhard 
reçut  du  pape,  entouré  de  ses  cardinaux,  une  au- 
dience solennelle,  Reuchlin  prononça  un  discours 
d'une  latinité  si  pure  et  si  élégante  ,  que  l'assem- 
blée, qui  n'attendait  rien  de  pareil  d'un  barbare 
Germain,  fut  dans  le  plus  grand  étonnement,  et 
que  le  pape  s'écria  :  «  Certainement  cet  homme 


I  38  REUCHLIN    EN    ITALIE. 

«  mérite  d'être  mis  à  côté  des  meilleurs  orateurs 
«  de  la  France  et  de  l'Italie.  » 

Dix  ans  plus  tard,  Reuchlin  fut  obligé  de  se  ré- 
fugier à  Heidelberg ,  à  la  cour  de  l'électeur  Phi- 
lippe, pour  échapper  à  la  vengeance  du  successeur 
d'Eberhard.  Philippe,  d'accord  avec  Jean  de  Dal- 
berg,  évéque  deWorms,  son  ami  et  son  chancelier, 
s'efforçait  de  répandre  les  lumières,  qui  commen- 
çaient à  poindre  de  toutes  parts  en  Allemagne. 
Dalberg  avait  fondé  une  bibliothèque,  dont  l'u- 
sage était  permis  à  tous  les  savants.  Reuchlin  fit 
sur  ce  nouveau  théâtre  de  grands  efforts  pour  dé- 
truire la  barbarie  de  son  peuple. 

Envoyé  à  Rome  par  l'Électeur,  en  1498,  pour 
une  importante  mission,  il  profita  de  tout  le  temps 
et  de  tout  l'argent  qui  lui  restèrent,  soit  pour  faire 
de  nouveaux  progrès  dans  la  langue  hébraïque, 
auprès  du  savant  israéhte  Abdias  Sphorne,  soit 
pour  acheter  tout  ce  qu'il  put  trouver  de  manus- 
crits hébreux  et  grecs,  avec  le  dessein  de  s'en  ser- 
vir, comme  autant  de  flambeaux,  pour  accroître 
dans  sa  patrie  le  jour  qui  commençait  à  paraître. 

Un  Grec  illustre,  Argyropolos,  expliquait  dans 
cette  métropole  à  un  auditoire  nombreux  les  an- 
tiques merveilles  de  la  littérature  de  son  peuple. 
Le  savant  ambassadeur  se  rend  avec  sa  suite  à  la 
salle  où  ce  docteur  enseignait,  et  au  moment  où 
il  y  entre,  il  salue  le  maître,  et  déplore  le  malheur 
de  la  Grèce  expirante  sous  les  coups  des  Ottomans. 
L'Hellène  étonné  demande  à  l'Allemand  :  «  D'où 
«  es-tu,  et  comprends-tu  le  grecPw  Reuchlin  ré- 
pond :  «Je  suis  un  Germain,  et   je  n'ignore  pas 


SES    TRAVAUX.  1^9 

«  entièrement  ta  langue.  »  Sur  la  demande  d'Argy- 
ropolos ,  il  lit  et  explique  un  morceau  de  Thucy- 
dide, que  le  professeur  avait  en  ce  moment  sous 
les  yeux.  Alors  Argyropolos ,  saisi  d'étonnement 
et  de  douleur,  s'écrie  :  «Hélas!  hélas!  la  Grèce 
ic  chassée  et  fugitive  est  allée  se  cacher  au  delà  des 
«  Alpes! » 

C'est  ainsi  que  les  fils  de  la  rude  Germanie  et 
ceux  de  l'antique  et  savante  Grèce  se  rencontraient 
dans  les  palais  de  Rome,  que  l'Orient  et  l'Occi- 
dent se  donnaient  la  main  dans  ce  rendez -vous 
du  monde,  et  que  l'un  versait  dans  les  hras  de 
l'autre  ces  trésors  intellectuels  qu'il  avait  sauvés 
en  toute  hâte  de  la  barbarie  des  Ottomans.  Dieu, 
quand  ses  desseins  le  demandent,  rapproche  en 
un  instant  par  quelque  grande  catastrophe  ce  qui 
semblait  devoir  demeurer  toujours  éloigné. 

A  son  retour  en  Allemagne,  Reuchlin  put 
rentrer  en  Wurtemberg.  C'est  alors  surtout  qu'il 
accomplit  ces  travaux  qui  furent  si  utiles  à  Lu- 
ther et  à  la  Réformation.  Cet  homme  qui,  comme 
comte  palatin,  occupait  une  place  éminente  dans 
l'Empire,  et  qui,  comme  philosophe,  contribua  à 
abaisser  Aristote  et  à  élever  Platon,  fit  un  dic- 
tionnaire latin  qui  fit  disparaître  ceux  des  scolas- 
tiques,  composa  une  grammaire  grecque,  qui 
facilita  beaucoup  l'étude  de  cette  langue,  tra- 
duisit et  expliqua  les  psaumes  pénitentiaux ,  cor- 
rigea la  Vulgate,  et,  ce  qui  fit  surtout  son  mé- 
rite et  sa  gloire,  publia,  le  premier  en  Allemagne, 
une  grammaire  et  un  dictionnaire  hébraïques  ; 
Reuchlin  rouvrit  par  ce  travail  les  livres  si  long- 


l4o  SON    INFLUENCE    EN    ALLEMAGNE. 

temps  fermés  de  l'ancienne  alliance,  et  éleva 
ainsi  un  monument,  comme  il  le  dit  lui-même, 
«  plus  durable  que  l'airain.  » 

Mais  ce  n'était  pas  seulement  par  ses  écrits, 
c'était  aussi  par  sa  vie  que  Reuchlin  cherchait  à 
avancer  le  règne  de  la  vérité.  D'une  taille  élevée, 
d'un  extérieur  imposant,  d'un  abord  affable,  il  ga- 
gnait aussitôt  la  confiance  de  ceux  avec  lesquels 
il  avait  affaire.  Sa  soif  de  connaissance  n'était  égalée 
que  par  son  zèle  à  communiquer  ce  qu'il  avait  ap- 
pris. Il  n'épargnait  ni  argent  ni  peine,  pour  faire 
arriver  en  Allemagne  les  éditions  des  classiques, 
au  moment  où  elles  sortaient  des  presses  de  l'Ita" 
lie;  et  ainsi  le  fils  d'un  huissier  faisait  plus  pour 
éclairer  son  peuple,  que  de  riches  municipalités 
ou  de  puissants  princes.  Son  influence  sur  la 
jeunesse  était  grande,  et  qui  peut  mesurer  à  cet 
égard  tout  ce  que  lui  doit  la  Réformation?  Nous 
n'en  citerons  qu'un  exemple.  Un  jeune  homme, 
son  cousin,  fils  d'un  artiste,  célèbre  comme  fabri- 
cant d'armes,  nommé  Schwarzerd^  vint  loger  chez 
sa  sœur  Elisabeth,  afin  d'étudier  sous  sa  direction. 
Reuchlin,  rempli  de  joie  en  voyant  le  génie  et 
l'application  du  jeune  disciple,  l'adopta.  Conseils, 
présents  de  livres,  exemples,  il  n'épargna  rien 
pour  faire  de  son  parent  un  homme  utile  à  l'Eglise 
et  à  la  patrie.  Il  se  réjouissait  de  voir  son  œuvre 
prospérer  sous  ses  yeux,  et  trouvant  le  nom  alle- 
mand de  Schwarzerd  trop  barbare ,  il  le  traduisit 
en  grec,  selon  la  coutume  du  temps,  et  nomma 
le  jeune  étudiant  Melanchton.  C'est  l'illustre  ami 
de  Luther. 


MYSTIQUE.  LUTTE   AVEC    LES  DOMINICAINS.      ll[l 

Cependant  les  études  grammaticales  ne  pou- 
vaient suffire  à  Reuchlin.  A  l'instar  des  docteurs 
juifs,  ses  maîtres,  il  se  mit  à  étudier  la  mystique 
de  la  parole.  «  Dieu  est  esprit,  dit-il,  la  Parole  est 
«  un  souffle,  l'homme  respire,  Dieu  est  la  parole. 
«  Les  noms  qu'il  s'est  donné  à  lui-même  sont  un 
«  écho  de  l'Éternité  '.  »  Comme  les  cabalistes,  il 
pensait  arriver  de  symbole  en  symbole,  de  forme 
en  forme,  à  la  dernière  et  plus  pure  de  toutes  les 
formes,  à  celle  qui  domine  le  règne  de  l'Esprit  =. 

Ce  fut  tandis  que  Reuchlin  se  perdait  dans  ces 
paisibles  et  abstraites  recherches,  que  l'inimitié 
des  scolastiques  l'entraîna  tout  à  coup  ,  et  bien 
malgré  lui,  dans  une  guerre  violente  qui  fut  l'un 
des  préludes  de  la  Réformation. 

Il  y  avait  à  Cologne  un  rabbin  baptisé,  nommé 
Pfefferkorn,intimement  lié  avec  l'inquisiteur  Hoch- 
straten.  Cet  homme  et  les  dominicains  soUicitèrent 
et  obtinrent  de  l'empereur  Maximilien ,  peut-être 
dans  de  bonnes  intentions,  un  ordre  en  vertu 
duquel  les  Juifs  devaient  apporter  tous  leurs  livres 
hébreux  (la  Rible  exceptée)  à  la  maison  de  ville 
du  lieu  où  ils  résidaient.  Là  ces  écrits  devaient 
être  brûlés.  On  alléguait  pour  motif  qu'ils  étaient 
remplis  de  blasphèmes  contre  Jésus-Christ.  Il  ffiut 
avouer  qu'ils  étaient  au  moins  pleins  d'inepties,  et 
que  les  Juifs  eux-mêmes  n'eussent  pas  perdu  grand', 
chose  à  l'exécution  qu'on  préméditait. 

L'Empereur  invita  Reuchlin  à  donner  son  avis 
sur  ces  ouvrages.  Le  savant  docteur  désigna  ex- 

1  De  verbo  mirifico. 

2  De  arte  cabalistica. 


l42  LUTTE    AVEC    LES    DOMINICAINS. 

pressément  les  livres  écrits  contre  le  christianisme, 
les  livrant  au  sort  qu'on  leur  destinait;  mais  il 
chercha  à  sauver  les  autres  :  «  Le  meilleur  moyen 
«  de  convertir  les  Israélites,  ajouta-t-il,  serait  d'é- 
«  tablir  dans  chaque  université  deux  maîtres  de 
«  langue  hébraïque,  qui  enseignassent  aux  théolo- 
«  giens  à  lire  la  Bible  en  hébreu  et  à  réfuter  ainsi 
«  les  docteurs  de  ce  peuple.  »  Les  Juifs  obtinrent 
par  suite  de  cet  avis  qu'on  leur  restituât  leurs  livres. 

Le  prosélyte  et  l'inquisiteur,  semblables  à  des 
corbeaux  affamés  qui  voient  échapper  leur  proie , 
poussèrent  alors  des  cris  de  fureur.  Ils  choisirent 
divers  passages  de  l'écrit  de  Reuchlin,  en  dénatu- 
rèrent le  sens,  proclamèrent  l'auteur  hérétique, 
l'accusèrent  d'avoir  une  inclination  secrète  pour 
le  judaïsme,  et  le  menacèrent  des  chaînes  de  l'in- 
quisition. Reuchlin  se  laissa  d'abord  épouvanter. 
Mais  ces  hommes  devenant  toujours  plus  orgueil- 
leux et  lui  prescrivant  des  conditions  honteuses, 
il  publia  en  1 5 1  3  une  «  Défense  contre  ses  détrac- 
«  leurs  de  Cologne ,  »  dans  laquelle  il  dépeignit 
tout  ce  parti  sous  de  vives  couleurs. 

Les  dominicains  jurent  d'en  tirer  vengeance, 
et  espèrent,  par  un  coup  d'autorité,  raffermir 
leur  puissance  chancelante.  Hochstraten  dresse  à 
Mayence  un  tribunal  contre  Reuchlin.  Les  écrits 
du  savant  sont  condamnés  aux  flammes.  Alors  les 
novateurs,  les  maîtres  et  les  disciples  de  la  nou- 
velle école  ,  se  sentant  tous  attaqués  dans  la  per- 
sonne de  Reuchlin,  se  lèvent  commeun  seul  homme. 
Les  temps  étaient  changés.  L'Allemagne  et  les 
lettres  n'étaient  pas  l'Espagne  et  l'inquisition.  Le 


LUTTE    AVEC    LES    DOMINICAINS.  l43 

grand  mouvement  littéraire  avait  créé  une  opinion 
publique.  Le  haut  clergé  lui-même  était  presque 
envahi  par  elle.  Reuchlin  en  appelle  à  Léon  X. 
Ce  pape  ,  qui  n'aimait  pas  beaucoup  les  moines 
ignorants  et  fanatiques,  remet  toute  l'affaire  à  l'é- 
véque  fie  Spire  ;  celui-ci  déclare  Reuchlin  innocent, 
et  condamne  les  moines  aux  frais  du  procès.  Les 
dominicains,  ces  soutiens  de  la  papauté,  recou- 
rent, pleins  de  colère,  à  l'infaillible  décision  de 
Rome,  et  Léon  X,  ne  sachant  que  faire  entre  ces 
deux  puissances  adverses,  rend  un  mandat  de  su- 
persedendo. 

L'union  des  lettres  avec  la  foi  forme  un  des 
traits  de  la  Réformation,  et  la  distingue,  soit  de 
l'établissement  du  christianisme ,  soit  du  renouvel- 
lement religieux  des  jours  actuels.  Les  chrétiens 
contemporains  des  apôtres  eurent  contre  eux  la 
culture  de  leur  siècle;  et,  à  quelques  exceptions 
près, il  en  est  de  même  pour  ceux  de  notre  temps. 
La  majorité  des  hommes  lettrés  fut  avec  les  ré- 
formateurs. L'opinion  même  leur  fut  favorable. 
L'œuvre  y  gagna  en  étendue  :  peut-être  y  perdit- 
elle  en  profondeur. 

Luther,  reconnaissant  toutce  qu'avait  faitReuch- 
lin  ,  lui  écrivit,  peu  après  sa  victoire  sur  les  domi- 
nicains :  «  Le  Seigneur  a  agi  en  toi,  afin  que  la  lii- 
«  mière  de  l'Ecriture  sainte  commençât  à  reluire 
«  dans  cette  Germanie  où ,  depuis  tant  de  siècles  , 
«  hélas!  elle  était  non  -  seulement  étouffée,  mais 
«  tout  à  fait  éteinte  ^  » 

I  MaïVita  J.  Reuchlin.  [Francf.,  1687.) Mayerhoff,!. Reuch- 
lin und  seine  Zeit.  (Berlin,  i83o.) 


l44  ÉRASME. 

VIII. 

Mais  déjà  avait  paru  un  homme,  qui  regarda 
comme  la  grande  affaire  de  sa  vie  d'attaquer  la 
scolastique  des  universités  et  des  couvents,  le  grand 
écrivain  de  l'opposition,  au  commencement  du 
seizième  siècle. 

Reuchlin  n'avait  pas  encore  douze  ans,  quand 
naquit  ce  premier  génie  de  ces  temps.  Un  homme 
plein  de  vivacité  et  d'esprit,  appelé  Gérard,  natif 
de  Gouda  dans  les  Pays-Bas,  aimait  la  fille  d'un 
médecin,  nommée  Marguerite.  Les  principes  du 
christianisme  ne  dirigeaient  point  sa  vie,  ou  tout 
au  moins  la  passion  les  fit  taire.  Ses  parents  et 
neuf  frères  voulaient  le  contraindre  à  embrasser 
l'état  monastique.  Il  s'enfuit,  laissant  celle  qu'il 
aimait  sur  le  point  de  devenir  mère,  et  se  rendit  à 
Rome.  La  coupable  Marguerite  mit  au  monde  un 
fils.  Gérard  n'en  apprit  rien,  et,  quelque  temps 
après,  il  reçut  de  ses  parents  la  nouvelle  que  celle 
qu'il  avait  aimée  n'était  plus.  Saisi  de  douleur,  il 
se  fit  prêtre  et  se  consacra  entièrement  au  service 
de  Dieu.  Il  revint  en  Hollande.  Elle  vivait  encore! 
Marguerite  ne  voulut  pas  se  marier  à  un  autre. 
Gérard  resta  fidèle  à  ses  vœux  sacerdotaux.  Leur 
affection  se  concentra  sur  leur  jeune  fils.  La  mère 
en  avait  pris  le  soin  le  plus  tendre.  Le  père ,  après 
son  retour,  l'envoya  à  l'école,  quoiqu'il  n'eût  alors 
que  quatre  ans.  Il  n'en  avait  pas  treize,  lorsque 
son  maître  Sinthemius  de  Deventer,  l'embrassant 
un  jour  plein  de  joie,  s'écria  :  «  Cet  enfant  atteindra 


ÉRASME    CHANOOE.     V    PARIS.  1^5 

«les  plus  hautes  sommités  de  la  science!  »  C'était 
Érasme  de  Rotterdam. 

Vers  ce  temps,  sa  mère  mourut,  et  peu  après, 
son  père,  accablé  de  douleur,  la  suivit  dans  la 
tombe. 

Le  jeune  Érasme  %  demeuré  seul  au  monde,  té- 
moigna une  vive  aversion  pour  la  vie  monacale , 
que  ses  tuteurs  voulaient  le  contraindre  à  embras- 
ser, mais  avec  laquelle,  dès  sa  naissance,  il  fut, 
pourrait-on  dire,  toujours  en  opposition.  A  la  fin, 
on  le  persuada  d'entrer  dans  un  couvent  de  cha- 
noines réguliers,  et  à  peine  l'eut-il  fait  qu'il  se  sen- 
tit comme  accablé  sous  le  poids  de  ses  vœux.  Il 
retrouva  un  peu  de  liberté,  et  nous  le  voyons  bien- 
tôt à  la  cour  de  l'archevêque  de  Cambrai,  et  plus 
tard  à  l'université  de  Paris.  Il  y  poursuivit  ses  étu- 
des dans  une  grande  misère,  mais  avec  l'application 
la  plus  infatigable.  Dès  qu'il  pouvait  se  procurer 
quelque  argent,  il  l'employait  à  acheter,  d'abord 
des  auteurs  grecs ,  et  ensuite  des  habits.  Souvent  le 
pauvre  Hollandais  recourait  en  vain  à  la  générosité 
de  ses  protecteurs  :  aussi,  plus  tard,  sa  plus  grande 
joie  fut-elle  de  soutenir  des  jeunes  gens  studieux 
mais  pauvres.  Appliqué  sans  relâche  à  la  recher- 
che de  la  vérité  et  de  la  science,  il  n'assistait  qu'à 
contre-cœur  aux  disputes  scolastiques,  et  il  recu- 
lait devant  l'étude  de  la  théologie,  craignant  d'y 
découvrir  quelques  erreurs,  et  d'être  bientôt  dé- 
noncé comme  hérétique. 

I  II  s'appelait  proprement  Gerhard ,  comme  son  j)ère.  I! 
traduisit  ce  nom  hollandais  en  latin  (Didier,  Désiré},  et  en 
j^rcc  {Érasme). 

I.  lO 


l46  SOIS    GtJVJE.     SA    Rl'PUTATlOA. 

Ce  fut  alors  qu'Érasme  commença  à  se  sentir 
lui-même.  11  sut  trouver  dans  l'étude  des  anciens 
une  justesse  et  une  élégance  de  style  qui  le  pla- 
cèrent bien  au-dessus  de  tout  ce  que  Paris  avait 
de  plus  illustre.  Il  se  mit  à  enseigner  et  gagna  ainsi 
des  amis  puissants;  il  publia  quelques  écrits,  et 
s'entoura  ainsi  d'admiration  et  d'applaudissements. 
Il  comprit  ce  que  le  public  aimait,  et  secouant  les 
derniers  liens  de  la  scolastique  et  du  cloître,  il  se 
jeta  tout  entier  dans  la  littérature,  répandant  dans 
tous  ses  écrits  ces  observations  pleines  de  finesse, 
cet  esprit  net,  vif,  éclairé,  qui  à  la  fois  enseigne  et 
amuse. 

L'habitude  du  travail,  qu'il  contracta  à  cette 
époque ,  lui  demeura  toute  la  vie  ;  mérne  dans  ses 
voyages,  qu'il  faisait  ordinairement  à  cheval,  il 
n'était  point  oisif.  Il  composait  en  route,  en  che- 
vauchant à  travers  les  campagnes,  et,  arrivé  à 
l'hôtellerie,  il  couchait  par  écrit  ses  pensées.  C'est 
ainsi  qu'il  fit  son  fameux  Eloge  de  la  folie  "^  dans 
un  voyage  d'Italie  en  Angleterre. 

Érasme  s'acquit  de  bonne  heure  une  grande  ré- 
putation parmi  les  savants.  Mais  les  moines,  irri- 
tés, lui  vouèrent  une  haine  violente.  Recherché 
des  princes,  il  était  inépuisable,  lorsqu'il  s'agissait 
de  trouver  des  excuses  pour  échapper  à  leurs  in- 
vitations. Il  aimait  mieux  gagner  sa  vie  avec  l'im- 
primeur Frobenius,  en  corrigeant  des  livres,  que 
de  se  trouver,  entouré  de  luxe  et  de  faveurs,  aux 


l'E'p-cVtovacop'aî.Scpt  éditions  do  cet  écrit  furent  enlevées 
en  pen  de  mois. 


SON    INFLUENCE.    ATTAQUE    POPULAIRE.         1^7 

cours  magnifiques  de  Charles-Qiiint,deHenri  VIII, 
de  François  F'",  ou  que  de  ceindre  sa  tète  du  cha- 
peau de  cardinal  qui  lui  fut  offert  ^ 

Depuis  iSog  il  enseigna  à  Oxford.  Il  vint  en  i5i6 
à  Baie;  il  s'y  fixa  en  iSai. 

Quelle  a  été  son  influence  sur  la  réformation? 

Elle  a  été  trop  exaltée  d'un  côté,  et  trop  dé- 
préciée de  l'autre.  Érasme  n'a  jamais  été  et  n'eût 
jamais  pu  être  un  réformateur;  mais  il  a  préparé 
les  voies  à  d'autres.  Non-seulement  il  répandit  dans 
son  siècle  l'amour  de  !a  science  et  un  esprit  de  re- 
cherche et  d'examen  qui  en  mena  d'autres  bien 
plus  loin  qu'il  n'alla  lui-même;  mais  encore  il  sut, 
protégé  par  de  grands  prélats  et  par  de  puissants 
princes,  dévoiler  et  combattre  les  vices  de  l'Eglise 
par  les  plus  piquantes  satires. 

Erasme  attaqua  eu  effet  de  deux  manières  les 
moines  et  les  abus.  Il  veut  d'abord  de  sa  part  une 
attaque  populaire.  Ce  petit  homme  blond  ,  dont  les 
yeux  bleus  à  demi  fermés  observaient  finement 
tout  ce  qui  se  présentait  à  lui,  sur  la  bouche  duquel 
était  un  sourire  un  peu  moqneiir,  dont  le  maintien 
était  timide  et  embarrassé,  et  qu'un  souffle  eût  pu, 
semblait- il,  renverser,  versait  partout  une  élé- 
gante et  mordante  amertume  contre  la  théologie 
et  la  dévotion  de  son  siècle;  son  caractère  natu- 
rel et  les  événements  de  sa  vie  l'avaient  rendue 
sa  disposition  habituelle.  Dans  des  écrits  même  où 
l'on  n'eut  rien  attendu  de  semblable,  son  humeur 

1  A  piincipibus  facile  mihi  contingeret  forluna  ,  nisi  mihi 
iiiiniiim  dnlcis  csset  iibertas.  (Episr.  ad  Pirck.) 

lo. 


ll^8  DISCOURS    DE    LA    FOLIE.    LAZZIS. 

sarcastique  paraissait  tout  à  coup ,  et  il  immolait 
à  coups  d'épingle  ces  scolastiques  et  ces  moines 
ignorants,  auxquels  il  avait  déclaré  la  guerre.  Il  y 
a  de  grands  traits  de  ressemblance  entre  Voltaire 
elErasme.  Des  auteurs  qui  l'avaient  précédéavaient 
déjà  rendu  populaire  l'idée  de  cet  élément  de  folie, 
qui  s'est  glissé  dans  toutes  les  pensées  et  tous  les 
actes  de  la  vie  humaine.  Erasme  s'empara  de  cette 
idée.  11  introduisit  la  Folie  en  personne,  3Ioria, 
fille  de  Plutus,  née  dans  les  îles  Fortunées,  nourrie 
d'ivresse  et  d'impertinence,  et  reine  d'un  puissant 
empire.  Elle  en  fait  la  description.  Elle  peint 
successivement  tous  les  états  du  monde  qui  lui  ap- 
partiennent, mais  elle  s'arrête  surtout  aux  gens 
d'église,  qui  ne  veulent  point  reconnaître  ses  bien- 
faits ,  quoiqu'elle  les  comble  de  ses  faveurs.  Elle 
couvre  de  ses  lazzis  et  de  ses  moqueries  le  labyrin- 
the de  dialectique  où  les  théologiens  se  sont  per- 
dus, et  ces  syllogismes  bizarres  ,  dont  ils  préten- 
dent soutenir  l'Église.  Elle  dévoile  les  désordres , 
l'ignorance,  la  saleté,  le  ridicule  des  moines. 

«Ils  sont  tous  des  nôtres,  dit-elle,  ces  gens  qui 
vc  n'ont  pas  de  plus  grande  joie  que  de  raconter 
((  des  miracles  ou  d'entendre  des  mensonges  pro- 
«  digieux,  et  qui  s'en  servent  pour  charmer  les 
«  ennuis  des  autres,  et  pour  remplir  leurs  propres 
«  bourses  (je  parle  surtout  des  prêtres  et  des  pré- 
ce  dicateurs!)  Près  d'eux  se  trouvent  ceux  qui  se 
<(  sont  mis  dans  l'esprit  cette  folle  et  pourtant  si 
«  douce  persuasion,  que  s'ils  jettent  un  regard  sur 
«  un  morceau  de  bois* ou  sur  un  tableau,  repré. 
«  sentant  Polyphème  ouChristophore,  ils  ne  mour- 
«  ront  pas  ce  jour-là....  » 


DISCOUlîS    DE    LA.    iOLIE.     LES    SAINTS.  1 /^J 

«Hélas que  de  folies,  continue  Maria,  dont 

«  le   rouge  me  monte  presque  à   moi  -  même  au 
«  front!  Ne  voit-on  pas  chaque  pays  réclamer  son 
«  j-ft/zz^  particulier?  Chaque  misère  a  son  saint  et 
«  chaque  saint  sa  chandelle.  Cq  saint  \ous  soulage 
«  dans  les  maux  de  dents  ;  celui-ci  vous  assiste  au 
«  mal  d'enfant;  un  autre  vous  restitue  ce  qu'un 
«  voleur  vous  a  pris  ;  un  autre  vous  sauve  en  cas  de 
«  naufrage;  un  cinquième  protège  vos  troupeaux. 
«Il  en  est  qui  sont  puissants  dans  beaucoup  de 
«choses  à  la  fois,  et,  principalement  la  Vierge, 
«  mère  de  Dieu,  à  qui  le  vulgaire  attribue  presque 
«davantage  qu'au  Fils^  Au  milieu  de  toutes  ces 
«  folies,  si  quelque  odieux  sage  se  lève  et,  chantant 
«  la  contre-partie ,  dit  (ce  qui  est  la  vérité)  :  «  Vous 
«  ne  périrez  pas  misérablement,  si  vous  vivez  cliré- 
«  tiennement^.  —  Vous  rachèterez  vos  péchés ,  si  à 
«  l'argent  que  vous  donnez,  vous  ajoutez  la  haine 
«  du  mal,  des  larmes,  des  veilles  ,  des  prières,  des 
«jeûnes,  et  un  changement  complet  dans  votre 
«  manière  de  vivre.  —  Ce  saint  vous  sera  favorable 
«  si  vous  imitez  sa  vie»  ;  —  si  quelque  sage ,  dis-je, 
«  leur  crie  charitablement  ces  choses  aux  oreilles, 
«  oh!  de  quelle  félicité  ne  prive-t-il  pas  leurs  âmes, 
«  et  dans  quels  troubles,  dans  quelles  désolations 
«  ne  les  plonge-t-il  pas!  ....  L'esprit  de  l'homme 
«est  ainsi  fait,  que  l'imposture  a  beaucoup  plus 
«  de  prise  sur  lui  que  la  vérité^.  S'il  y  a  quelque 

1  Praecipue  Deipara  Virgo,  cui  vulgus  hominum  plus  propc 
tribuit  quam  Filio.  (Encomium  Moriae.  Opp.  IV,  p.  /|44.) 

2  Non  maie  peiibis  si  bene  vixeris.  (Ibid.) 

3  Sic  sculptus  est  hominis  animus,  ut  longe  magis  flK•i^♦ 


j5o  la  fol[e  et  les  papes. 

«  saint  plus  fabuleux  qu'un  autre,  un  saint  George , 
«  un  saint  Christophore ,  ou  une  sainte  Barbara, 
«  vous  verrez  qu'on  l'adorera  avec  une  dévotion 
c<  beaucoup  plus  grande  que  saint  Pierre,  que  saint 
a  Paiil ,  ou  que  Christ  lui-même  '.  » 

Au  reste,  la  Folie  n'en  reste  pas  là;  elle  attaque 
les  évéques  eux-mêmes,  «  qui  courent  plus  après 
l'or  qu'après  les  âmes,  et  qui  croient  avoir  fait 
assez  quand  ils  se  posent  avec  complaisance,  dans 
une  pompe  théâtrale,  comme  de  Saints  Pères,  aux- 
qtiels  l'adoration  appartient,  et  bénissent  ou  ana- 
thématisent.  »  La  fille  «  des  îles  Fortunées  )>  s'enhar- 
dit jusqu'à  s'attaquera  la  cour  de  Rome  et  au  pape 
lui-même,  qui  ne  prenant  pour  lui  que  les  diver- 
tissements, laisse  les  apôtres  Pierre  et  Paul  s'acquit- 
ter de  son  ministère.  «Ya-t-il,  dit-elle,  de  plus 
«redoutables  ennemis  de  l'Église  que  ces  pon- 
ce tifes  impies,  qui  permettent  par  leur  silence  que 
ce  l'on  abolisse  Jesus-Christ,  qui  le  lient  par  leurs 
ce  lois  mercenaires,  qui  le  falsifient  par  leurs  inter- 
«  prétations  forcées,  et  qui  Tétranglent  par  leur  vie 
«  empestée  ^?» 

Holbein  ajouta  à  téloge  de  la  Folie,  les  gravures 
les  plus  bizarres,  où  figurait  le  pape,  avec  sa  triple 
couronne.  Jamais  ouvrage  peut-être  ne  répondit  si 
bien  aux  besoins  d'une  époque.  On  ne  peut  dé- 

tjuam  veris  capiatur.  (Enconiiiim  Moriae.  0pp.  IV,  paj;.  45o.) 

1  Aut  ipsiim  Christum.  (Ibid.) 

2  Quasi  siut  ulli  hostes  ecclesiae  perniciosiorcs  quam  impii 
pontiiices,  quiet  silentio  Christum  sinunt  abolescere  et  quaes- 
tuariislegibus  alligant  et  coactis  interpretationibus  adultérant 
et  peslilentc  vita  jugulant.  (Ibid.) 


ATTAQUE    UK    LA    SCIFJNCE.    PRINCIPE.  l5l 

crire  l'impression  que  ce  petit  livre  produisit  dans 
la  chrétienté.  Il  en  parut  vingt-sept  éditions  pen- 
dant la  vie  d'Érasme;  il  fut  traduit  dans  toutes  les 
langues,  et  il  servit  plus  que  tout  autre  à  affermir 
l'esprit  du  siècle  dans  sa  tendance  antisacerdotale. 
Mais  à  l'attaque  populaire  du  sarcasme,  Érasme 
joignit  l'attaque  de  la  science  et  de  l'érudition. 
L'étude  des  lettres  grecques  et  latines  avait  ouvert 
de  nouvelles  perspectives  au  génie  moderne  qui 
commençait  à  se  réveiller  en  Europe.  Érasme  em- 
brassa avec  feu  l'idée  des  Italiens ,   que   c'était  à 
l'école  des  anciens  qu'il  fallait  étudier  les  sciences, 
et  que,renonrant  aux  livres  insuffisants  et  bizarres 
dont  on  s'était  servi  jusqu'alors,  il  fallait  aller  à 
Strabon  pour  la  géographie,  à  Hippocrate  pour 
la  médecine,  à  Platon  pour  la  philosophie,  à  Ovide 
pour  la  mythologie,  à  Pline  pour  l'histoire  natu- 
relle. Mais  il  fit  un  pas  de  plus  ;  ce  pas  était  celui 
d'un  géant,  et  devait  amener  la  découverte  d'un 
nouveau  monde,  plus  important  à  l'humanité  que 
celui    que    Colomb  venait    d'ajouter  à   l'ancien. 
Érasme  poursuivant  le  même  principe,  demanda 
que  l'on  n'étudiât  plus  la  théologie  dans  Scott  et 
Thomas  d'Aquin,  mais  qu'on  allât  pour  l'appren- 
dre, aux  Pères  de  l'Église,  et  avatit  tout  au  Nou- 
veau Testament.  Il  montra  qu'il  ne  fallait  même 
pas  s'en  tenir  à  la  Vulgate,  qui  fourmillait  de  fautes; 
et  il  rendit  à  la  vérité  un  service  immense  en  pu- 
bliant son  édition  critique  du  texte  grec  du  Nou- 
veau Testament,  texte  aussi  peu  connu  de  l'Occi- 
dent que  s'il  n'eût  pas  existé.  Cette  édition  parut  en 
i5i6  à  Bâle,  un  an  avant  la  Réformation.  Érasme 


I  5l  LE    iVaUVEAU  TESTAMENT    GREC. 

fit  ainsi  pour  le  Nouveau  Testament  ce  que  Reuch- 
lin  avait  fait  pour  l'Ancien.  Les  théologiens  purent 
dès  lors  lire  la  Parole  de  Dieu  dans  les  lansfues 
originales,  et  plus  tard  reconnaître  la  pureté  de 
la  doctrine  des  réformateurs. 

«  Je  veux,  dit  Érasme  en  publiant  son  Nouveau 
«  Testament,  ramener  à  son  origine  ce  froid  dis- 
«  puteur  de  mots ,  que  l'on  appelle  la  Théologie. 
«  Plût  à  Dieu  que  cet  ouvrage  portât  pour  le  chris- 
«  tianisme  autant  de  fruits  qu'il  m'a  cotité  de  peine 
«  et  d'application.  »  Ce  vœu  fut  accompli.  En  vain 
les  moines  s'écrièrent  :  «  Il  veut  corriger  le  Saint- 
«  Esprit! .  .  .  »  Le  Nouveau  Testament  d'Érasme  fit 
jaillir  une  vive  lumière.  Ses  paraphrases  sur  les 
épîtres  et  sur  les  évangiles  de  saint  Matthieu  et  de 
saint  Jean  ,  ses  éditions  de  Cyprien  et  de  Jérôme, 
ses  traductions  d'Origène,  d'Athanase,  de  Chry- 
sostôme,  sa  Fraie  théologie^ ,  son  Ecclésiaste'^ , 
ses  commentaires  sur  plusieurs  psaumes,  contri- 
buèrent puissamment  à  répandre  le  goût  de  la  Pa- 
role de  Dieu  et  de  la  pure  théologie.  L'effet  de  ses 
travaux  surpassa  ses  intentions  mêmes.  Reuchlin 
et  Érasme  rendirent  la  Bible  aux  savants  ;  Luther 
la  rendit  au  peuple. 

Cependant  Érasme  fit  pkis  encore;  en  ramenant 
à  la  Bible,  il  rappela  ce  qu'il  y  avait  dans  la  Bible. 
«  Le  but  le  plus  élevé  du  renouvellement  des  étu- 
«  des  philosophiques,  dit-il,  sera  d'apprendre  à 
«  connaître  le  simple  et  pur  christianisme  dans  la 

1    Ratio  verœ  theulogiœ. 

•À  Scu  de  ratione  co/icioiia/nli. 


SA    PROFESSION  DE  FOI.  1  53 

«  Bible.  «  Belle  parole!  et  plût  à  Dieu  que  les  or- 
ganes de  la  philosophie  de  nos  jours  comprissent 
aussi  bien  leur  mission  !  «  Je  suis  fermement  résolu, 
«  disait-il  encore ,  à  mourir  sur  l'étude  de  l'Ecri- 
«  lure:en  elle  est  ma  joie  et  ma  paix  ^  »«Le  som- 
«  maire  de  toute  la  philosophie  chrétienne  se  ré- 
«  duit  à  ceci,  dit -il  ailleurs:  Placer  toute  notre 
«  espérance  en  Dieu  qui ,  sans  notre  mérite  ,  par 
«  grâce,  nous  donne  tout  par  Jésus-Christ;  savoir 
«  que  nous  sommes  rachetés  par  la  mort  de  son 
«  Fils;  mourir  aux  convoitises  mondaines  et  mar- 
«  cher  d'une  manière  conforme  à  sa  doctrine  et 
«  à  son  exemple,  non-seulement  sans  nuire  à  per- 
«  sonne,  mais  encore  en  faisant  du  bien  à  tous; 
«  supporter  patiemment  l'épreuve  dans  l'espérance 
«  de  la  rémunération  future;  enfin ,  ne  nous  attri- 
«  buer  aucun  honneur  à  cause  de  nos  vertus  ,  mais 
«  rendre  grâce  à  Dieu  pour  toutes  nos  forces  et 
«  pour  toutes  nos  oeuvres.  Voilà  ce  dont  il  faut 
«pénétrer  l'homme,  jusqu'à  ce  que  cela  soit  de- 
«  venu  pour  lui  une  seconde  nature  '.  » 

Puis  s'élevant  contre  cette  masse  d'ordonnances 
de  l'Eglise  sur  les  habits,  les  jeûnes,  les  fêtes,  les 
vœux ,  le  mariage  ,  la  confession  ,  qui  oppriment 
le  peuple  et  enrichissent  les  prêtres ,  Érasme  s'é- 
crie :  «Dans  les  temples,  à  peine  pense-t-on  à 
«  interpréter  l'Évangile  ^.   La   bonne   partie   des 

1  Ad  Seivatiuni. 

2  Ad  Joh.  Sîechtam  1 5 1 9.  Haec  sunt  auimis hominum  incul- 
canda ,  sic,  ut  velut  in  naturam  transeant.  (Er.  Epp.  I,  p.  680. V 

3  In  templis  vix  vacat  Evangelium  interprctari.  (Annot.  ad 
Matth.  XI,  3o.  Jugutn  mcitm  suave.) 


id4  ses  travaux  et  son  influence. 

«  sermons  doit  être  conçue  au  gré  des  commissaires 
«  d'indulgences.  La  très-sainte  doctrine  de  Christ 
«  doit  être  supjDrimée  ou  interprétée  à  contre- 
«  sens  et  à  leur  profit.  Il  n'y  a  plus  aucune  es- 
«  pérance  de  guérison  ,  à  moins  que  Christ  Jui- 
a  même  ne  convertisse  les  cœurs  des  princes  et 
«des  pontifes,  et  ne  les  excite  à  rechercher  la 
«  piété  véritable.  » 

Les  ouvrages  d'Érasme  se  succédaient.  Il  tra- 
vaillait sans  cesse,  et  ses  écrits  étaient  lus,  tels  que 
sa  plume  venait  de  les  tracer.  Ce  mouvement, 
cette  vie  native,  cette  intelligence  riche,  fine,  spi- 
rituelle, hardie,  qui,  sans-arrière  pensée,  se  versait 
à  grands  flots  sur  ses  contemporains,  entraînait  et 
ravissait  l'immense  public  qui  dévorait  les  ou- 
vrages du  philosophe  de  Rotterdam.  Il  devint 
bientôt  l'homme  le  plus  influent  de  la  chrétienté, 
et  de  toute  part  on  vit  pleuvoir  sur  sa  tète  et  les 
pensions  et  les  couronnes. 

Si  nous  portons  nos  regards  sur  la  grande  ré- 
volution qui  plus  tard  renouvela  l'Eglise,  nous 
ne  pouvons  nous  empêcher  de  reconnaître  qu'E- 
rasme fut  pour  plusieurs  comme  un  pont  de 
passage.  Bien  des  hommes  qui  auraient  été  effrayés 
par  les  vérités  évangéliques  présentées  dans  toute 
leur  force  et  leur  pureté,  se  laissèrent  attirer  par 
lui,  et  devinrent  plus  tard  les  fauteurs  les  plus 
zélés  de  la  Réformation. 

Mais  par  cela  même  qu'il  était  bon  pour  pré- 
parer, il  ne  l'eût  pas  été  pour  accomplir.  «Erasme 
«  sait  très-bien  signaler  les  erreurs,  dit  Luther, 
«  mais  il    ne  sait  pas  enseigner  la  vérité.  »  L'E- 


SES    DEFAUTS.    DEUX    PARTIS.  1  55 

vangile  de  Christ  ne  fut  pas  le  foyer  où  s'alluma 
et  s'entretint  sa  vie,  le  centre  autour  duquel 
rayonna  son  activité.  Il  était  avant  tout  savant,  et 
seulement  ensuite  chrétien.  La  vanité  exerçait  sur 
lui  trop  de  pouvoir  pour  qu'il  eût  sur  son  siècle 
une  influence  décisive.  Il  calculait  avec  anxiété  les 
suites  que  chacune  de  ses  démarches  pourrait 
avoir  pour  sa  réputation.  Il  n'y  avait  rien  dont  il 
aimât  autant  à  parler  que  de  lui-même  et  de  sa 
gloire.  «  Le  pape ,  »  écrivait-il  à  un  ami  intime 
avec  une  vanité  puérile,  à  l'époque  où  il  se  dé- 
clara l'adversaire  de  Luther,  «  le  pape  m'a  envoyé 
«  un  diplôme  plein  de  bienveillance  et  de  témoi- 
«  gnages  d'honneur.  Son  secrétaire  me  jure  que 
«  c'est  quelque  chose  d'inouï,  et  que  le  pape  l'a 
«  diclé  lui-même  mot  à  mot.  » 

Erasme  et  Luther  sont  les  représentants  de 
deux  grandes  idées  quant  à  une  réforme ,  de 
deux  grands  partis  dans  leur  siècle  et  dans  tous 
les  siècles.  L'un  se  compose  des  hommes  d'une 
prudence  craintive;  l'autre  des  hommes  de  réso- 
lution et  de  courage.  Ces  deux  partis  existaient 
à  cette  époque,  et  ils  se  personnifièrent  dans  ces 
illustres  chefs.  Les  hommes  de  prudence  croyaient 
que  la  culture  des  sciences  théologiques  amè- 
nerait peu  à  peu  et  sans  déchirement  une  réforma- 
tion de  l'Église.  Les  hommes  d'action  pensaient 
que  des  idées  plus  justes  répandues  parmi  les  sa- 
vants ne  feraient  point  cesser  les  superstitions 
du  peuple,  et  que  corriger  tel  ou  tel  abus  était 
peu  de  chose,  si  toute  la  vie  de  l'Église  n'était 
pas  renouvelée. 


l56  UNE    RÉFORME    SANS    SECOUSSES. 

«  Une  paix  désavantageuse,  disait  Érasme ,  vaut 
«  mieux  encore  que  la  plus  juste  des  guerres  '.  » 
Il  pensait  (  et  que  d'Érasmes  n'ont  pas  vécu  dès 
lors  et  ne  vivent  pas  de  nos  jours!  ),  il  pensait 
qu'une  réformation  qui  ébranlerait  l'Église  cour- 
rait risque  de  la  renverser;  il  voyait  avec  effroi 
les  passions  excitées,  le  mal  se  mêlant  partout 
au  peu  de  bien  que  l'on  pourrait  faire,  les  insti- 
tutions existantes  détruites ,  sans  que  d'autres 
pussent  être  mises  à  leur  place,  et  le  vaisseau  de 
l'Eglise  faisant  eau  de  toutes  parts ,  englouti  au 
milieu  delà  tempête.  «  Ceux  qui  font  entrer  la  mer 
«  dans  de  nouvelles  lagunes  ,  disait-il,  font  souvent 
«une  œuvre  qui  les  trompe;  car  l'élément  re- 
«  doutable ,  une  fois  introduit ,  ne  se  porte  pas 
«  là  où  l'on  voulait  l'avoir,  mais  il  se  jette  où  il 
«lui  plaît,  et  cause  de  grandes  dévastations^. 
«  Quoi  qu'il  en  soit,  disait-il  encore,  que  les  trou- 
«  blés  soient  partout  évités!  Il  vaut  mieux  suppor- 
te ter  des  princes  impies  ,  que  d'empirer  le  mal  par 
«  des  innovations  ^.  » 

Mais  les  courageux  d'entre  ses  contemporains 
avaient  de  quoi  lui  répondre.  L'histoire  avait  suf- 
fisamment démontré  qu'une  exposition  franche  de 
la  vérité  et  un  combat  décidé  contre  le  mensonge 

1  Malo  hune ,  qualisqualis  est ,  rerum  humanarum  statum 
quàra  novos  excitari  tuinultus,  disait-il  encore.  (Erasm.  Epp. 
I,p.953.) 

2  Semel  admissuni  non  ea  fertur,  quâ  destinarat  admis- 
sor. .  .  .  (Ibid.) 

3  Praestat  ferre  principes  impios,  quam  novatis  rébus  {^ra- 
vius  malum  accersere.  .  .  (Ad  Matth.  XI,  3o.) 


ÉTAIT-ELLE    POSSIBLE?  J  D^ 

pouvaient  seuls  assurer  la  victoire.  Si  l'on  eût  usé 
de  ménagement,  les  artifices  de  la  politique,  les 
ruses  de  la  cour  papale  auraient  éteint  la  lumière 
dans  ses  premières  lueurs.  IN'avait-on  pas  depuis 
des  siècles  employé  tous  les  moyens  de  douceur? 
n'avait-on  pas  vu  conciles  sur  conciles  convoqués 
dans  le  dessein  de  réformer  l'Eglise?  Tout  avait 
été  inutile.  Pourquoi  prétendre  faire  de  nouveau 
une  expérience  si  souvent  déçue  ? 

Sans  doute ,  une  réforme  fondamentale  ne  pou- 
vait s'opérer  sans  déchirements.  Mais  quand  a-t-il 
paru  quelque  chose  de  grand  et  de  bon  parmi  les 
hommes,  qui  n'ait  causé  quelque  agitation  ?  Cette 
crainte  de  voir  le  mal  se  mêler  au  bien ,  si  elle 
était  légitime,  n'arrêterai t-elle  pas  précisément  les 
entreprises  les  plus  nobles  et  les  plus  saintes?  Il 
ne  faut  pas  craindre  le  mal  qui  peut  surgir  d'une 
grande  agitation,  mais  il  faut  se  fortifier  pour  le 
combattre  et  le  détruire. 

N'y  a-t-il  pas  d'ailleurs  une  différence  totale 
entre  la  commotion  qu'impriment  les  passions 
humaines  et  celle  qui  émane  de  l'Esprit  de  Dieu? 
L'une  ébranle  la  société,  mais  l'autre  la  raffermir. 
Quelle  erreur  que  de  s'imaginer,  comme  Erasme, 
que  dans  l'état  où  se  trouvait  alors  la  chrétienté, 
avec  ce  mélange  d'éléments  contraires ,  de  vérité 
et  de  mensonge,  de  mort  et  de  vie,  on  pouvait 
encore  prévenir  de^^violentes  secousses!  Cherchez 
à  fermer  le  cratère  du  Vésuve  quand  les  éléments 
irrités  s'agitent  déjà  dans  son  sein!  Le  moyen  âge 
avait  vu  plus  d'une  commotion  violente,  avec 
une   atmosphère  moins  grosse  d'orages  que    ne 


105  L  EGLISE    SANS    LA    llÉFORME. 

l'était  celle  du  temps  de  la  Réforraation.  Ce  n'est 
pas  à  arrêter  et  à  comprimer  qu'il  faut  penser 
alors,  mais  à  diriger  et  à  conduire. 

Si  la  Réformation  n'eût  pas  éclaté,  qui  peut  dire 
l'épouvantable  ruine  qui  l'eût  remplacée  ?  La  so- 
ciété, en  proie  à  mille  éléments  de  destruction, 
sans  éléments  régénérateurs  et  conservateurs , 
eût  été  effroyablement  bouleversée.  Certes  ,  c'eût 
bien  été  une  réforme  à  la  manière  d'Érasme,  et 
telle  que  la  révent  encore  de  nos  jours  beau- 
coup d'hommes  modérés,  mais  timides,  qui  eût 
renversé  la  société  chrétienne.  Le  peuple,  dé- 
pourvu de  cette  lumière  et  de  cette  piété  que  la 
Réformation  fit  descendre  jusque  dans  les  rangs 
les  plus  obscurs ,  abandonné  à  ses  passions  vio- 
lentes et  à  un  esprit  inquiet  de  révolte,  se  fût 
déchaîné  comme  l'animal  furieux  que  des  provo- 
cations excitent  et  dont  aucun  frein  ne  retient  plus 
la  colère. 

La  Réformation  ne  fut  autre  chose  qu'une  in- 
tervention de  l'Esprit  de  Dieu  parmi  les  hommes, 
un  règlement  que  Dieu  mit  en  la  terre.  Elle  put, 
il  est  vrai,  remuer  les  éléments  de  fermentation 
qui  sont  cachés  dans  le  cœur  humain  ;  mais  Dieu 
vainquit.  La  dochine  évangélique  ,  la  vérité  de 
Dieu  ,  pénétrant  dans  la  masse  des  peuples,  dé- 
truisit ce  qui  devait  périr,  mais  affermit  partout  ce 
qui  devait  être  maintenu.  La  Réformation  a  édifié 
dans  le  monde.  La  prévention  seule  a  pu  dire 
qu'elle  avait  abattu.  «  Le  soc  de  la  charrue, 
«  a-t-on  dit  avec  raison ,  en  parlant  de  l'œuvre 
«  de  la  réforme,  pourrait  aussi  penser  qu'il  nuit 


SA    TIMIDITÉ.  I  59 

«à  la  terre,  parce  qu'il  la  déchire;  il  ne  fait  que 
«'  la  féconder.  » 

Le  grand  principe  d'Érasme  était:  «Éclaire, 
«et  les  ténèbres  disparaîtront  d'elles-mêmes.  » 
Ce  principe  est  bon,  et  Luther  le  suivit.  Mais 
quand  les  ennemis  de  la  lumière  s'efforcent  de 
l'éteindre,  ou  d'enlever  le  flambeau  de  la  main 
qui  le  porte,  faudra-t-il,  pour  l'amour  de  la  paix  , 
les  laisser  faire?  faudra-t-il  ne  pas  résister  aux 
méchants? 

Le  courage  manqua  à  Érasme.  Or,  il  en  faut 
pour  opérer  une  réformalion,  aussi  bien  que  pour 
prendre  une  ville.  Il  y  avait  beaucoup  de  timidité 
dans  son  caractère.  Dès  sa  jeunesse,  le  nom  seul 
de  la  mort  le  faisait  trembler.  Il  prenait  pour  sa 
santé  des  soins  inouïs.  Nul  sacrifice  ne  lui  eût 
coûté  pour  s'enfuir  loin  d'un  lieu  où  régnait  une 
maladie  contagieuse.  Le  désir  de  jouir  des  com- 
modités de  la  vie  surpassait  sa  vanité  même,  et  ce 
fut  cette  raison  qui  lui  fit  rejeter  plus  d'une  offre 
brillante. 

Aussi  ne  prétendit-il  pas  au  rôle  de  réforma- 
teur. «Si  les  mœurs  corrompues  de  la  cour  de 
«  Rome  demandent  quelque  grand  et  prompt  re- 
«  mède  ,  disait-il ,  ce  n'est  ni  mon  affaire ,  ni  celle 
«  de  ceux  qui  me  ressemblent'.  »  Il  n'avait  point 
celte  force  de  la  foi  qui  animait  Luther.  Tandis 
que  celui-ci  était  toujours  prêt  à  laisser  sa  vie 
pour  la  vérité,  Érasme  disait  ingénument:  «  Que 


1   Ingens  aliqnod  et  pra?scns  remedium  ,  ccrte  mcum  non 
est.  (Er.  Epp.  1,  p.  653.1 


l6o  SON    IIS'DÉCISIOX. 

«  d'autres  prétendent  au  martyre  :  pour  moi ,  je  ne 
«  me  crois  pas  digne  de  cet  honneur  ^  Je  crains 
«que,  s'il  arrivait  quelque  tumulte,  je  n'imitasse 
«  Pierre  dans  sa  chute.  )i 

Par  ses  écrits,  par  ses  paroles,  Érasme,  plus 
que  tout  autre ,  avait  préparé  la  Réformation  ;  et 
puis,  quand  il  vit  arriver  la  tempête  qu'il  avait 
lui-même  suscitée  ,  il  trembla.  Il  eût  tout  donné 
pour  ramener  le  calme  d'autrefois ,  même  avec 
ses  pesantes  vapeurs.  Mais  il  n'était  plus  temps, 
la  digue  était  rompue.  On  ne  pouvait  arrêter  le 
fleuve  qui  devait  à  la  fois  nettoyer  et  fertiliser  le 
monde.  Erasme  fut  puissant  comme  instrument 
de  Dieu  :  quand  il  cessa  de  l'être ,  il  ne  fut  plus 
rien. 

A  la  fin  Erasme  ne  savait  plus  pour  quel  parti 
se  déclarer.  Aucun  ne  lui  plaisait,  et  il  les  crai- 
gnait tous.  «  Il  est  dangereux  de  parler,  disait-il, 
«  et  il  est  dangereux  de  se  taire,  w  Dans  tous  les 
grands  mouvements  religieux ,  il  y  a  de  ces  ca- 
ractères indécis,  respectables  à  quelques  égards, 
mais  qui  nuisent  à  la  vérité,  et  qui,  en  ne  voulant 
déplaire  à  personne,  déplaisent  à  tout  le  monde. 

Que  deviendrait  la  vérité,  si  Dieu  ne  suscitait  pas 
pour  elle  des  champions  plus  courageux?  Voici  le 
conseil  qu'Erasme  donna  à  Viglius  Zuichem, depuis 
président  de  la  cour  supérieure  à  Bruxelles,  sur 
la  manière  dont  il  devait  se  comporter  vis-à-vis  des 
sectaires  (car  c'est  ainsi  qu'il  appelait  déjà  les  ré- 

1  Ego  me  non  arbitrer  hoc  honore  dignum.  (Er.  Epp.  I, 
p.  653.) 


SON    INDECISION. 


i6i 


formateurs):  «  Mon  amitié  pour  toi  me  fait  désirer 
«  que  tu  te  tiennes  bien  loin  delà  contagion  des  sec- 
«  tes,  et  que  tu  ne  leur  fournisses  aucune  occasion 
«  dédire  queZuichem  est  des  leurs.  Si  tu  approuves 
a  leur  doctrine,  au  moins  dissimule,  et  surtout 
«  ne  dispute  point  avec  eux.  Un  jurisconsulte  doit 
«  finasser  avec  ces  gens  ,  comme  certain  mourant 
«  avec  le  diable.  Le  diable  lui  demanda:  Que  crois- 
«  tu?  Le  mourant  craignant ,  s'il  confessait  sa  foi, 
«  d'être  surpris  dans  quelque  hérésie ,  répondit  : 
«  Ce  que  croit  l'Église.  Le  premier  insista  :  Que 
«  croit  l'Eglise î'  L'autre  répondit  :  Ce  que  je  crois. 
«  Le  diable  encore  une  fois  :  Et  que  crois-tu  donc? 
«  Elle  mourant  de  nouveau:  Ce  que  croit  l'Église'.» 
Aussi  le  duc  George  de  Saxe ,  ennemi  mortel  de 
Luther,  ayant  reçu  d'Érasme  une  réponse  équi- 
voque à  une  question  qu'il  lui  avait  adressée, 
disait  :  «  Cher  Érasme',  lave-moi  la  fourrure  et  ne 
«  la  mouille  pas.»  Second  Curio,  dans  un  de  ses 
ouvrages  ,  décrit  deux  cieux  :  le  ciel  papiste 
et  le  ciel  chrétien.  Il  ne  trouve  Érasme  ni  dans 
l'un,  ni  dans  l'autre,  mais  il  le  découvre  se 
mouvant  sans  cesse  entre  eux  dans  des  cercles 
sans  fin. 

Tel  fut  Érasme.  Il  lui  manqua  cet  affranchisse- 
ment intérieur,  qui  rend  véritablement  libre. 
Qu'il  eût  été  différent,  s'il  s'était  abandonné  lui- 
même,  pour  se  donner  à  la  vérité!  Mais  après 
avoir  cherché  à  opérer  quelques  réformes  avec 
l'approbatiim  des  chefs    de  l'Église,   après  avoir 

1   Érasm.  Epp.  274. 

L  ,1 


Ih2  ERASME    SE    PERD    AUPRES    DE    TOUS. 

pour  Rome  abandonné  la  réformation  ,  quand  il 
vit  que  ces  deux  choses  ne  pouvaient  marcher  en- 
semble, il  se  perdit  auprès  de  tous.  D'un  côté, 
ses  palinodies  ne  purent  comprimer  la  colère  des 
partisans  fanatiques  de  !a  papauté.  Ils  sentaient 
le  mal  qu'il  leur  avait  fait,  et  ne  le  lui  pardon- 
naient pas.  Des  moines  impétueux  l'accablaient 
d'injures  du  haut  des  chaires.  Ils  l'appelaient  un 
second  Lucien,  un  renard  qui  avait  dévasté  la  vi- 
gne du  Seigneur.  Un  docteur  de  Constance  avait 
suspendu  le  portrait  d'Erasme  dans  son  cabinet, 
afin  de  pouvoir  à  chaque  instant  lui  cracher  au 
visage.  Mais  de  l'autre  côté,  Erasme,  abandonnant 
l'étendard  de  l'Evangile,  se  vit  privé  de  l'affection 
et  de  l'estime  des  hommes  les  plus  généreux  du 
temps  où  il  vécut,  et  dut  renoncer  sans  doute  à 
ces  consolations  célestes  que  Dieu  répand  dans 
les  cœurs  de  ceux  qui  se  comportent  en  bons  sol- 
dats de  Jésus-Christ.  C'est  au  moins  ce  que  sem- 
blent indiquer  ces  larmes  amères,  ces  veilles  pé- 
nibles, ce  sommeil  troublé,  ces  aliments  qui  lui 
deviennent  insipides  ,  ce  dégoût  pour  l'étude  des 
muses ,  autrefois  sa  seule  consolation ,  ce  front 
chagrin,  ce  visage  pâle,  ces  regards  tristes  et 
abattus ,  cette  haine  d'une  vie  qu'il  appelle  cruelle  , 
et  ces  soupirs  après  la  mort,  dont  il  parle  à  ses 
amis  ^  Pauvre  Érasme  ! 

Les  ennemis  d'Érasme  allèrent,  ce  nous  semble, 

1    ....   Vigiliae  moleslae,  somnus  irrequietus,  cibus  insi- 

pidus  omnis,  ipsum   quoque  musariîm  studium ipsa 

fronlis  meae  mœstitia,  vultus  palor,  oculonini  subtristis  de- 
jectio.  . .  .  (Erasm.  Epp.  1 ,  p.  i38o.) 


LES    NOBLES.    DIVERS    MOTIFS.  l63 

un  peu  au  delà  de  la  vérité,  quand  ils  s'écrièrent , 
au  moment  où  Luther  parut  :  «  Érasme  a  pondu 
Tœuf  et  Luther  l'a  couvé  '.  » 


IX. 


Ces  mêmes  symptômes  de  régénération  que  l'on 
voyait  parmi  les  princes,  lesévéqueset  les  savants, 
se  trouvaient  parmi  les  hommes  du  monde ,  les 
seigneurs,  les  chevaliers  et  les  gens  de  guerre.  La 
noblesse  allemande  joua  un  rôle  important  dans  la 
réformation.  Plusieurs  des  plus  illustres  fils  de  l'Al- 
lemagne formèrent  une  alliance  étroite  avec  les 
lettrés,  et,  enflammés  d'un  zèle  ardent,  quelque- 
fois emporté,  s'efforcèrent  de  délivrer  leur  peu- 
ple du  joug  de  Rome. 

Diverses  causes  devaient  contribuer  à  donner 
des  amis  à  la  réformation  dans  les  rangs  des  no- 
bles. Les  uns,  ayant  fréquenté  les  universités,  y 
avaient  reçu  dans  leur  cœur  ce  feu  qui  animait  les 
savants.  D'autres,  élevés  dans  des  sentiments  gé- 
néreux, avaient  l'âme  ouverte  à  la  belle  doctrine 
de  l'Évangile.  Plusieurs  trouvaient  à  la  réformation 
je  ne  sais  quoi   de  chevaleresque  qui   les  sédui- 

I  Les  OEuvres  d'Érasme  ont  été  publiées  par  Jean  Le  Clerc 
à  Liège,  i7o3,  en  dix  volumes  in-folio.  Pour  sa  vie,  voyez 
Burigny,  Vie  d'Érasme,  Paris,  17S7  ;  A  Mùller,  Lebeu  des 
Erasmus ,  Hamb.,  1828 ,  et  la  Biographie  insérée  par  Le  Clerc 
dans  sa  Bibliothèque  choisie.  Voyez  aussi  le  beau  et  conscien- 
cieux travail  de  M.  Nisard  (Revue  des  deux  mondes),  qui  me 
paraît  pourtant  s'être  trompé  dans  son  appréciation  d'Érasme 
et  de  Luther. 

1 1. 


l64  HUTTEN. 

sait  et  les  entraînait  après  elle.  D'antres  enfin , 
il  faut  bien  le  dire,  en  voulaient  an  clergé,  qui 
avait  puissamment  contribué,  sous  le  règne  de 
Maximilien  ,  à  leur  enlever  leur  antique  indépen- 
dance et  à  les  assujettir  aux  princes.  Remplis  d'en- 
thousiasme, ils  considéraient  la  réformation  com  me 
le  prélude  d'un  grand  renouvellement  politique; 
ils  croyaient  voir  l'Empire  sortir^de  cette  crise  avec 
une  splendeur  toute  nouvelle,  et  saluaient  un  état 
meilleur,  brillant  de  la  gloire  la  plus  pure,  prêt  à 
s'établir  dans  le  monde,  par  l'épée  des  chevaliers 
non  moins  que  par  la  Parole  de  Dieu^ 

Ulrich  de  Hûtlen  ,  que  l'on  a  surnommé  le  De- 
mosthène  de  l'Allemagne ,  à  cause  de  ses  Philip- 
piques  contre  la  papauté,  forme  comme  l'anneau 
qui  unit  alors  les  chevaliers  et  les  gens  de  lettres. 
11  brilla  par  ses  écrits  non  moins  que  par  son  épée. 
Issu  d'une  ancienne  famille  de  Franconie,  il  fut 
envoyé  à  onze  ans  au  couvent  de  Foulda,  où  il 
devait  devenir  moine.  Mais  Ulrich,  qui  ne  se  sen- 
tait point  de  penchant  pour  cet  état ,  s'enfuit  à 
seize  ans  du  couvent,  et  se  rendit  à  l'université 
de  Cologne ,  où  il  se  livra  à  l'étude  des  langues 
et  de  la  poésie.  11  mena  plus  tard  une  vie  er- 
rante, se  trouva,  en  i5i3,  au  siège  de  Padoue 
comme  simple  soldat,  vit  Rome  dans  tous  ses 
scandales ,  et  aiguisa  là  ces  traits  qu'il  lança  plus 
tard  contre  elle. 

1  «  Animus  ingens  et  ferox  ,  viribiis  pollens...  Nam  si  con- 
«  silia  et  conatus  Hutteni  non  defecissent,  quasi  nervi  copia- 
«  rum,  atqiie  potentiae,jam  mutatio  omnium  rerum  exstitisset, 
«  et  quasi  orbis  stalus  publici  fuisset  couversus.  v  (Camer.,  Vita 
Melanchtonis.) 


LIGUE   LETTREE. 


.65 


De  retour  en  Allemagne ,  Hûtten  composa  contre 
Rome  un  écrit  intitulé  :  la  Trinité  romaine.  Il  y 
dévoile  tous  les  désordres  de  cette  cour,  et  montre 
la  nécessité  de  mettre  fin  par  la  force  à  sa  tyran- 
nie. «  Il  y  a,  dit  un  voyageur  nommé  Vadiscus ^ 
«  qui  figure  dans  cet  écrit,  trois  choses  que  l'on 
«  rapporte  ordinairement  de  Rome  :  une  mauvaise 
«  conscience,  un  estomac  gâté  et  une  bourse  vide. 
«  Il  y  a  trois  choses  que  Rome  ne  croit  pas  : 
«  l'immortalité  de  l'âme,  la  résurrection  des  morts 
«  et  l'enfer.  Il  y  a  trois  choses  dont  Rome  fait 
<f  commerce  :  la  grâce  de  Christ ,  les  dignités  ec- 
«  clésiastiques  et  les  femmes.  »  La  publication  de 
cet  écrit  obligea  Ilùtten  à  quitter  la  cour  de  l'ar- 
chevêque de  Mayence,  où  il  se  trouvait  quand  il 
le  composa. 

L'affaire  de  Reuchlin  avec  les  dominicains  fut 
le  signal  qui  rassembla  tous  les  lettrés ,  les  ma- 
gistrats ,  les  nobles,  opposés  aux  moines.  La  dé- 
faite des  inquisiteurs,  qui ,  disait-on,  n'avaient 
échappé  à  une  condamnation  définitive  et  absolue 
qu'à  force  d'argent  et  d'intrigues  ,  avait  encouragé 
tous  leurs  adversaires.  Des  conseillers  d'Empire, 
des  patriciens  des  villes  les  plus  considérables  , 
Pickheimer  de  Nuremberg,  Peutinger  d'Augs- 
bourg,  Stuss  de  Cologne,  des  prédicateurs  disi- 
tingués,  tels  que  Capiton  et  OEcolampade,  des 
docteurs  en  médecine,  des  historiens,  tous  les 
littérateurs,  orateurs,  poètes,  à  la  tête  desquels 
brillait  Ulrich  de  Hùtten,  formèrent  cette  armée 
des  Reuchlinistes,  dont  la  liste  fut  même  publiée'. 

I  Exercitus  Reuchllnistarum ,  en  tête  de  la  collection  de 
lettres  adressées  à  ce  sujet  à  Reuchlin. 


l66       LETTRES    DE    QUELQUES    HOMMES    OBSCURS. 

La  production  la  plus  remarquable  de  cette  ligue 
lettrée  fut  la  fameuse  satire  populaire  intitulée  : 
Lettres  de  quelques  hommes  obscurs.  Les  princi- 
paux auteurs  de  cet  écrit  sont  Hûtten  et  l'un  de  ses 
amis  d'université,  Crotus  Robianus  ;  mais  il  estdiffi- 
cile  de  dire  lequel  des  deux  en  eut  la  première  idée, 
si  même  elle  ne  vint  pas  du  savant  imprimeur 
Angst,  et  si  Hùtten  travailla  déjà  à  lapremière  partie 
de  l'ouvrage.  Plusieurs  humanistes  réunis  dans  la 
forteresse  d'Ebernbourg  paraissent  avoir  mis  la 
main  à  la  seconde.  C'est  un  tableau  fait  à  grands 
traits,  une  caricature  peinte  quelquefois  d'une  ma- 
nière un  peu  grossière,  mais  pleine  de  vérité  et  de 
force,  d'une  ressemblance  frappante  et  de" couleur 
de  feu.  L'effet  fut  immense.  Des  moines,  adversaires 
de  Reuchlin ,  auteurs  supposés  de  ces  lettres,  s'y  en- 
tretiennent des  affaires  du  temps  et  des  sujets  tbéo- 
logiques,  à  leur  manière  et  dans  leur  barbare  latin. 
Ils  adressent  à  leur  correspondant,  Ortuin  Gratins, 
professeur  à  Cologne,  ami  de  Pfeflerkorn  ,  les 
questions  les  plus  niaises  et  les  plus  inutiles;  ils 
lui  donnent  les  marques  les  plus  naïves  de  leur 
lourde  ignorance,  de  leur  incrédulité  ,  de  leur 
superstition,  de  leur  esprit  bas  et  vulgaire,  de 
la  [grossière  gloutonnerie  avec  laquelle  ils  font 
de  leur  ventre  un  dieu ,  et  en  même  temps 
de  leur  orgueil  et  de  leur  zèle  fanatique  et  persé- 
cuteur. Ils  lui  racontent  plusieurs  de  leurs  aven- 
tures burlesques,  de  leurs  excès,  de  leur  dissolu- 
tion, et  divers  scandales  de  la  vie  d'Hochstraten  , 
de  Pfefferkorn  et  d'autres  chefs  de  leur  parti .  Le 
ton  ,  tantôt  hypocrite,  tantôt  niais  de  ces  lettres 


LEUR    EFFET.    SENTIMENT    DE    LUTHER.  167 

en  rend  la  lecture  très-comique.  Et  le  tout  est 
si  naturel ,  que  les  dominicains  et  les  franciscains 
d'Angleterre  reçurent  cet  écrit  avec  grande  appro- 
bation, et  crurent  qu'il  était  vraiment  composé 
dans  les  principes  de  leur  ordre  et  pour  sa  dé- 
fense. Un  prieur  du  Brabant ,  dans  sa  crédule 
simplicité,  en  fit  même  acheter  un  grand  nom- 
bre d'exemplaires,  et  les  envoya  en  présent  aux 
plus  distingués  d'entre  les  dominicains.  Les  moi- 
nes, toujours  plus  irrités,  sollicitèrent  du  pape 
une  bulle  sévère  contre  tous  ceux  qui  oseraient 
lire  ces  épîtres  ;  mais  Léon  X  s'y  refusa.  Ils  du- 
rent supporter  la  risée  générale  et  dévorer  leur 
colère.  Aucun  ouvrage  ne  porta  à  ces  colonnes 
du  papisme  un  coup  plus  terrible.  Mais  ce  n'était 
pas  avec  des  moqueries  et  des  satires  que  l'Evan- 
gile devait  triompher.  Si  l'on  eût  continué  à 
marcher  dans  cette  voie,  si  la  réformation  ,  au 
lieu  d'attaquer  l'erreur  avec  les  armes  de  Dieu, 
avait  eu  recours  à  l'esprit  moqueur  du  monde  ,  sa 
cause  était  perdue.  Luther  condamna  hautement 
ces  satires.  Un  de  ses  amis  lui  en  ayant  envoyé 
une,  intitulée  :  La  teneur  de  la  supplication  de 
Pasquin  ,  il  lui  répondit  :  «  Ces  inepties  que  tu 
«  m'as  envoyées  me  paraissent  avoir  été  composées 
«  par  un  esprit  sans  retenue.  Je  les  ai  communi- 
«  quées  à  une  réunion  d'amis ,  et  tous  en  ont 
«porté  le  même  jugement  ^  »  Et  en  parlant  du 
même  ouvrage,  il  écrit  à  un  autre  de  ses  corres- 
pondants :«  Cette  suppUcation  me  paraît  avoir  pour 

1  L.  Epp.  I,  p.  37. 


l68  HETTEN    .\    BRlTtEfLES. 

a  auteur  le  même  historien  qui  a  composé  les 
«  Lettres  des  hommes  obscurs.  J'approuve  ses  dé- 
«  sirs,  mais  je  n'approuve  pas  son  ouvrajje;  car  il 
«  ne  s'abstient  point  des  injures  et  des  outraiies  '.  » 
Ce  jugement  est  sévère,  mais  il  montre  quel  es- 
prit se  trouvait  en  I-uther.  et  combien  il  était 
au-dessus  de  ses  contemporains.  Il  faut  ajouter 
cependant  qu'il  ne  suivit  pas  toujours  de  si  sas^es 
maximes. 

Ulrich  ayant  dû  renoncer  à  la  protection  de 
l'archevêque  de  Mayence ,  rechercha  celle  de 
Charles-Quint,  qui  était  alors  brouillé  avec  le 
pape.  Il  se  rendit  en  conséquence  à  Bruxelles,  où 
Charles  tenait  sa  cour.  TNIais  loin  de  rien  obtenir, 
il  apprit  que  le  pape  avait  demandé  à  l'Empereur 
de  ren\oyer  à  Rome  pieds  et  mains  liés.  L  inqui- 
siteur Hochstraten ,  persécuteur  de  Reuchlin,  était 
un  de  ceux  que  Rome  avait  chargés  de  le  poursuivre. 
Indigné  qu'on  eût  osé  faire  une  telle  demande  à 
l'Empereur,  Ulrich  quitta  le  Brabant.  Sorti  de 
Bruxelles,  il  rencontra  Hochstraten  sur  le  çrand 
chemin.  U'inquisiteur,  effrayé,  tombe  à  genoux  et 
recommande  son  âme  à  Dieu  et  aux  saints.  «Nonî 
a  dit  le  chevalier,  je  ne  souille  pas  mon  glaive  de 
«  ton  sans^!  »  Il  lui  donna  quelques  coups  du  plat 
de  son  épée,  et  le  laissa  aller  en  paix. 

Hûtten  se  réfugia  dans  le  château  d'Ebernbourg, 
où  François  de  Sickingen  offrait  un  asile  à  tous 
ceux  qui  étaient  persécutés  parles  ultramontains. 
C'est  là  que  sou  zèle  brûlant  pour  1" affranchi sse- 

I   L.  Epi».  I,  p.  >8. 


SES    LETTRES.  1 69 

ment  de  sa  nation  lui  dicta  ces  lettres  si  remarqua- 
bles qu'il  adressa  à  Charles -Quint,  à  Frédéric, 
électeur  de  Saxe,  à  Albert,  archevêque  de  Mayence, 
aux  princes  et  à  la  noblesse,  et  qui  le  mettent  au 
premier  rang  des  écrivains.  C'est  là  qu'il  com- 
posa tous  ces  ouvrages  destinés  à  être  lus  et  com- 
pris par  le  peuple,  et  qui  répandirent  dans  toutes 
les  contrées  germaniques  l'horreur  de  Rome  et 
l'amour  de  la  liberté.  Dévoué  à  la  cause  du  réfor- 
mateur, son  dessein  était  de  porter  la  noblesse 
à  prendre  les  armes  en  faveur  de  l'Evangile,  et  à 
fondre  avec  le  glaive  sur  cette  Rome,  que  J.uther 
ne  voulait  détruire  que  par  la  Parole  et  par  la 
force  invincible  de  la  vérité. 

Cependant,  au  milieu  de  toute  cette  exaltation 
guerrière,  on  aime  à  retrouver  chez  Hùtten  des 
sentiments  tendres  et  délicats.  Lorsque  ses  parents 
moururent,  il  céda  à  ses  frères  tous  les  biens  de 
la  famille,  quoiqu'il  fût  l'ainé,  et  il  les  pria  même 
de  ne  point  lui  écrire  et  de  ne  lui  envoyer  aucun 
argent,  de  peur  que,  malgré  leur  innocence,  ils 
n'eussent  à  souffrir  de  ses  ennemis  et  ne  tombas- 
sent avec  lui  dans  la  fosse. 

Si  la  vérité  ne  peut  reconnaitre  en  Hùtten  un 
de  ses  enfants,  car  elle  ne  marche  jamais  sans  la 
sainteté  de  la  vie  et  la  charité  du  cœur,  elle  lui 
accordera  du  moins  une  mention  honorable 
comme  à  l'un  des  plus  redoutables  adversaires 
de  l'erreur  ^ 


i  Les  OEuvres  de  Hutloii  ont  été  publiées  à  Berlin  par  Miin- 
rhen,  iSai  à  iSaS,  en  cinq  volumes  in-8". 


170  SICKl^'GEN. 

On  peut  en  dire  autant  de  François  de  Sickin- 
gen,  son  illustre  ami  et  son  protecteur.  Ce  noble 
chevalier,  que  plusieurs  de  ses  contemporains  es- 
timaient digne  de  la  couronne  impériale,  brille 
au  premier  rang  parmi  les  guerriers  qui  furent  les 
antagonistes  de  Rome.  Tout  en  se  plaisant  au  bruit 
des  ai  mes,  il  était  rempli  d'ardeur  pour  les  sciences 
et  de  vénération  pour  ceux  qui  les  professaient. 
A  la  tète  d'une  armée  qui  menaçait  le  Wurtem- 
berg, il  ordonna,  dans  le  cas  où  l'on  prendrait 
Stuttgard  d'assaut ,  d'épargner  les  biens  et  la  mai- 
son du  grand  littérateur  Jean  Reuchlin.  Il  le  fit 
ensuite  appeler  dans  son  camp,  l'embrassa,  et 
lui  offrit  son  secours  dans  la  querelle  qu'il  avait 
avec  les  moines  de  Cologne.  Longtemps  la  che- 
valerie s'était  fait  gloire  de  mépriser  les  lettres. 
L'époque  que  nous  retraçons  nous  présente  un 
spectacle  nouveau.  Sous  la  pesante  cuirasse  des 
Sickingen  et  des  Hùtten ,  on  aperçoit  ce  mouve- 
ment des  intelligences  qui  commence  partout  à 
se  faire  sentir.  La  réformation  donne  au  monde, 
pour  ses  prémices,  des  guerriers  amis  des  arts 
de  la  paix. 

Hùtten,  réfugié,  à  son  retour  de  Bruxelles,  dans 
le  château  de  Sickingen ,  invita  le  valeureux  che- 
valier à  étudier  la  doctrine  évangélique,  et  lui 
expliqua  les  fondements  sur  lesquels  elle  repose, 
u  Et  il  y  a  quelqu'un ,  s'écria  Sickingen  tout  étonné, 
«  qui  ose  essayer  de  renverser  un  tel  édifice!..  .  . 
if  Qui  le  pourrait?.  .  .  >» 

Plusieurs  hommes,  célèbres  ensuite  comme  ré- 
formateurs, trouvèrent  un  refuge  dans  son  châ- 


GUERRE.  171 

teau;  entre  autres  Martin  Biicer,Aquila,Schwebel, 
QEcolampade ,  en  sorte  que  Hùtten  appelait  avec 
raison  Ebernbourg  «  l'hôtellerie  des  justes.»  OEco- 
lampade  devait  prêcher  chaque  jour  au  château. 
Cependant  les  guerriers  qui  y  étaient  réunis  fi- 
nissaient par  s'ennuyer  d'entendre  tant  parler  des 
douces  vertus  du  christianisme;  les  sermons  leur 
paraissaient  trop  longs ,  quelque  bref  qu'OEco- 
lampade  s'efforçât  d'être.  Ils  se  rendaient,  il  est 
vrai,  presque  tous  les  jours  à  l'église,  mais  ce  n'é- 
tait guère  que  pour  entendre  la  bénédiction  et 
faire  une  courte  prière,  en  sorte  qu'Œcolampade 
s'écriait  :  «  Hélas  !  la  Parole  est  semée  ici  sur  des 
«  rochers  !  » 

Bientôt  Sickingen,  voulant  servir  à  sa  manière 
la  cause  de  la  vérité,  déclara  la  guerre  à  l'arche- 
vêque de  Trêves,  «  afin,  disait -il,  d'ouvrir  une 
«  porte  à  l'Évangile.  »  En  vain  Luther,  qui  avait 
déjà  paru,  l'en  dissuada -t -il  :  il  attaqua  Trêves 
avec  cinq  mille  cavaliers  et  mille  fantassins.  Le 
courageux  archevêque,  aidé  de  l'Electeur  palatin 
et  du  landgrave  de  Hesse,  le  força  à  la  retraite. 
Au  printemps  suivant,  les  princes  alliés  l'attaquè- 
rent dans  son  château  de  Landstein.  Après  un 
sanglant  assaut,  Sickingen  fut  contraint  de  se 
rendre;  il  avait  été  blessé  mortellement.  Les  trois 
princes  pénètrent  dans  la  forteresse,  la  parcou- 
rent, et  trouvent  enfin  l'indomptable  chevalier 
dans  un  souterrain ,  couché  sur  son  lit  de  mort. 
Il  tend  la  main  à  l'Electeur  palatin  sans  paraître 
faire  attention  aux  princes  qui  l'accompagnent; 
mais  ceux-ci  l'accablent  de  demandes  et  de  repro- 


l'JT.  SA    MORT.    CRONBERG. 

ches  :  «  Laissez-moi  en  repos,  leur  dit-il,  car  il  faut 
c(  maintenant  que  je  me  prépare  à  répondre  à  un 

a  seigneur  plus  grand  que  vous  ! m  Lorsque 

Luther  apprit  sa  mort ,  il  s'écria  :  «  Le  Seigneur  est 
«  juste,  mais  admirable  !  Ce  n'est  pas  avec  le  glaive 
«  qu'il  veut  répandre  son  Evangile!  » 

Telle  fut  la  triste  fin  d'un  guerrier  qui,  comme 
empereur  ou  électeur,  eût  élevé  peut-être  l'Alle- 
magne à  un  haut  degré  de  gloire,  mais  qui,  ré- 
duit à  un  cercle  restreint,  dépensa  inutilement  les 
grandes  forces  dont  il  était  doué.  Ce  n'était  pas 
dans  l'esprit  tumultueux  de  ces  guerriers  que  la 
vérité  divine,  descendue  du  ciel,  était  venue  éta- 
blir sa  demeure.  Ce  n'était  pas  par  leurs  armes 
qu'elle  devait  vaincre;  et  Dieu,  en  frappant  de 
néant  les  projets  insensés  de  Sickingen,  mit  de 
nouveau  en  évidence  cette  parole  de  saint  Paul  : 
Les  armes  de  notre  guerre  ne  sont  pas  charnelles  : 
mais  elles  sont  puissantes  par  la  vertu  de  Dieu. 

Un  autre  chevalier,  Harmut  de  Cronberg,  ami 
de  Hûtten  et  de  Sickingen,  paraît  avoir  eu  plus  de 
sagesse  et  de  connaissance  de  la  vérité.  Il  écrivit 
avec  beaucoup  de  modestie  à  Léon  X,  l'invitant 
à  remettre  sa  puissance  teniporelle  à  celui  à  qui 
elle  appartenait,  à  savoir,  à  l'Empereur.  S'adressant 
à  ses  sujets  comme  un  père,  il  chercha  à  leur  faire 
comprendre  la  doctrine  de  l'Evangile,  et  les  exhorta 
à  la  foi,  à  l'obéissance  et  à  la  confiance  en  Jésus- 
Christ,  «qui,  ajoutait-il ,  est  le  seigneur  souverain 
«  (le  nous  tous.  »  Il  résigna  entre  les  mains  de 
l'Empereur  une  pension  de  deux  cents  ducats, 
«  parce  que,  disait-il,  il  ne  voulait  plus  servir  celui 


CRONBERG.  17^ 

«  qui  prétait  l'oreille  aux  ennemis  de  la  vérité.  » 
Nous  trouvons  quelque  part  de  lui  cette  parole , 
qui  nous  semble  le  placer  bien  au-dessus  de  Hùt- 
ten  et  de  Sickingen  :  «  Notre  docteur  céleste ,  le 
«  Saint-Esprit,  peut,  quand  il  le  veut,  enseigner 
«  dans  une  heure  bien  plus  de  la  foi  qui  est  en 
«Christ,  que  l'on  n'en  apprendrait  dans  dix  ans 
«  à  l'université  de  Paris.  » 

Ceux  qui  ne  cherchent  que  sur  les  degrés  des 
trônes  %  ou  dans  les  cathédrales  et  les  académies, 
des  amis  de  la  réformation ,  et  qui  prétendent 
qu'il  n'y  en  eut  pas  parmi  le  peuple,  sont  dans  une 
grave  erreur.  Dieu,  qui  préparait  le  cœur  des  sages 
et  des  puissants,  préparait  aussi  dans  les  retraites 
du  peuple  beaucoup  d'hommes  simples  et  hum- 
bles qui  devaient  devenir  un  jour  les  serviteurs 
de  sa  Parole.  L'histoire  du  temps  nous  montre  la 
fermentation  qui  animait  alors  les  classes  infé- 
rieures. La  tendance  de  la  littérature  populaire, 
avant  la  réformation,  était  directement  opposée 
à  l'esprit  dominant  dans  l'Église.  Dans  XEulen- 
spiegel,  célèbre  poésie  populaire  de  ce  temps  ,  on 
se  moque  sans  cesse  des  prêtres,  bétes  et  gloutons, 
qui  se  tiennent  des  sommehères,  des  chevaux  élé- 
gants et  dont  la  cuisine  regorge;  dans  le  «  Renard 
Reineke^  »  les  ménages  des  prêtres,  où  se  trouvent 
de  petits  enfants,  jouent  un  grand  rôle;  un  autre 
écrivain  populaire  tonne  de  toutes  ses  forces 
contre  ces  ministres  de  Christ  qui  montent  de 
grands  chevaux ,  mais  ne  veulent  pas  combattre 

1  Voyez  Chateaubriand ,  Études  historiques. 


174  HANS    SACHS. 

les  infidèles;  et  Jean  Rosenblut ,  dans  l'un  de  ses 
jeux  de  carnaval,  fait  paraître  l'empereur  turc  en 
personne,  pour  sermonner  convenablement  tous 
les  Etats  de  la  chrétienté. 

C'était  véritablement  dans  les  entrailles  du  peu- 
ple que  fermentait  alors  la  révolution  qui  devait 
bientôt  éclater.  Non-seulement  on  vit  des  jeunes 
gens  sortir  de  ces  langs  pour  occuper  ensuite 
les  premières  places  dans  l'Église,  mais  on  vit 
aussi  des  hommes  qui  restèrent  toute  leur  vie 
adonnés  aux  professions  les  plus  humbles,  contri- 
buer puissamment  au  grand  réveil  de  la  chrétienté. 
Nous  rappellerons  quelques  traits  de  la  vie  de  l'un 
d'eux. 

Un  fils  naquit,  le  5  novembre  i494i  à  un  tail- 
leur de  Nuremberg,  appelé  Hans  Sachs.  Ce  fils, 
nomme  Hans  (Jean),  comme  son  père,  après  avoir 
fait  quelques  études,  auxquelles  une  forte  maladie 
l'obligea  de  renoncer,  embrassa  l'état  de  cordon- 
nier. Le  jeune  Hans  profita  de  la  liberté  que  cette 
humble  profession  laissait  à  son  esprit,  pour  pé- 
nétrer dans  ce  monde  supérieur  qui  plaisait  à  son 
âme.  Depuis  que  les  chants  avaient  cessé  dans 
les  châteaux  des  preux,  ils  semblaient  avoir  cher- 
ché et  trouvé  un  asile  parmi  les  bourgeois  des 
joyeuses  cités  de  l'Allemagne.  Une  école  de  chant 
se  tenait  dans  l'église  de  Nuremberg.  Ces  exercices, 
auxquels  le  jeune  garçon  venait  mêler  sa  voix, 
ouvrirent  le  cœur  de  Hans  aux  impressions  reli- 
gieuses, et  contribuèrent  à  exciter  en  lui  le  goût 
de  la  poésie  et  de  la  musique.  Cependant  le  génie 
du   jeune   homme   ne  poiivait  longtemps  rester 


HANS    SACHS.  l']S 

renfermé  dans  les  murs  de  son  atelier.  Il  voulait 
voir  par  lui-même  ce  monde  dont  il  avait  lu  dans 
les  livres  tant  de  choses,  dont  ses  camarades  lui 
faisaient  tant  de  récits,  et  que  son  imagination 
peuplait  de  merveilles.  En  i5ii,  il  se  charge  de 
quelques  effets,  et  part,  se  dirigeant  vers  le  sud. 
Bientôt  le  jeune  voyageur,  qui  rencontre  sur  sa 
route  de  joyeux  camarades,  des  étudiants  courant 
le  pays,  et  bien  des  dangereux  attraits,  sent  com- 
mencer au  dedans  de  lui  un  redoutable  combat. 
I^es  convoitises  de  la  vie  et  ses  saintes  résolutions 
se  trouvent  en  présence.  Treuiblant  pour  l'issue, 
il  prend  la  fuite  et  va  se  cacher  dans  la  petite 
ville  de  Wels,  en  Autriche  (i5i3),  où  il  vit  dans 
la  retraite  et  se  livrant  à  la  culture  des  beaux-arts. 
L'empereur  Maximilien  vient  à  passer  par  cette 
ville  avec  une  suite  brillante.  Le  jeune  poëte  se 
laisse  entraîner  par  l'éclat  de  cette  cour.  Le  prince 
le  reçoit  dans  sa  vénerie,  et  Hans  s'oublie  de  nou- 
veau sous  les  voûtes  bruyantes  du  palais  d'Ins- 
brùck.  Mais  sa  conscience  crie  encore  une  fois  avec 
force.  Aussitôt  le  jeune  veneur  quitte  son  brillant 
uniforme  de  chasse,  il  part,  il  arrive  à  Schwatz, 
puis  à  Munich.  Ce  fut  là  qu'en  i5i4j  à  l'âge  de 
vingt  ans,  il  chanta  son  premier  hymne  «  à  l'hon- 
te neur  de  Dieu,»  sur  un  air  remarquable.  Il  fut 
couvert  d'applaudissements.  Partout  dans  ses  voya- 
ges il  avait  occasion  de  remarquer  de  nombreuses 
et  tristes  preuves  des  abus  sous  lesquels  la  religion 
était  étouffée. 

De  retour  à  Nuremberg,  Hans  s'établit,  se  ma- 
rie ,  devient  père  de  famille.  Lorsque  la  réforma- 


I'j6  FERMKNTATJOIV    GÉNÉRALE. 

tion  éclate,  il  prête  Toreille.  Il  saisit  cette  sainte 
Écriture  qui  lui  était  déjà  devenue  chère  comme 
poète ,  et  dans  laquelle  maintenant  il  cherche, 
non  plus  des  images  et  des  chants,  mais  la  lumière 
de  la  vérité.  Bientôt  c'est  à  cette  vérité  qu'il  con- 
sacre sa  lyre.  D'un  humble  atelier,  situé  devant 
l'une  des  portes  de  la  ville  impériale  de  Nurem- 
berg, sortent  des  accents  qui  retentissent  dans 
toute  l'Allemagne,  qui  préparent  les  esprits  à  une 
ère  nouvelle,  et  qui  rendent  partout  chère  au  peu- 
ple la  grande  révolution  qui  s'accomplit.  Les  can- 
tiques spirituels  de  Hans  Sachs,  et  sa  Bible  mise 
en  vers,  aidèrent  puissamment  cette  œuvre.  Il 
serait  peut-être  difficile  de  dire  qui  a  fait  le  plus 
pour  elle,  du  prince  électeur  de  Saxe,  administra- 
teur de  l'Empire,  ou  du  cordonnier  de  Nurem- 
berg. 

Ainsi  donc  il  y  avait  alors  quelque  chose  dans 
toutes  les  classes  qui  annonçait  une  réformation. 
De  tous  côtés  on  voyait  paraître  des  signes  et  se 
presser  des  événements  qui  menaçaient  de  ren- 
verser l'œuvre  des  siècles  de  ténèbres,  et  d'amener 
pour  les  hommes  «un  temps  nouveau.  »  La  forme 
hiérarchique  que  les  efforts  de  plusieurs  siècles 
avaient  imprimée  au  monde,  était  ébranlée  et  près 
de  se  rompre.  Les  lumières  dont  on  venait  de  faire 
la  découverte  avaient  répandu  dans  tous  les  pays, 
avec  une  inconcevable  rapidité,  une  multitude 
d'idées  nouvelles.  Dans  toutes  les  branches  de  la 
société,  on  voyait  se  mouvoir  une  nouvelle  vie. 
«O  siècle!.  .  .  s'écriait  Hiitten,  les  éludes  fleuris- 


FERMENT/VTIv  N     GÉNÉRALE.  I  77 

«  sent,  les  esprits  se  réveillent  :  c'est  une  joie^que 
«  de  vivre!.  ...»  Les  intelligences  des  hommes, 
qui  avaient  dormi  depuis  tant  ne  générations  , 
semblaient  vouloir  racheter  par  leur  activité  tout 
le  temps  qu'elles  avaient  perdu.  Les  laisser  oisives, 
sans  nourriture,  ou  ne  leur  présenter  d'autres[ali- 
ments  que  ceux  qui  avaient  longtemps  entretenu 
leur  languissante  vie,  eut  été^méconnaître  la  na- 
ture de  l'homme.  Déjà  l'esprit  humain  voyait  clai- 
rement ce  qui  était  et  ce  qui  devait  être,  et  il 
mesurait  d'un  regard  hardi  l'immense  abîme  qui 
séparait  ces  deux  mondes.  De  grands  princes  sié- 
geaient sur  le  trône;  l'antique  colosse  de  Rome 
chancelait  sous  son  poids;  !'ancien][esprit  de  che- 
valerie quittait  la  terre,  faisant  place  à  un  esprit 
nouveau,  qui  soufflait  à  la  fois  des  sanctuaires  du 
savoir  et  des  demeures  des  petits.  La  Parole  im- 
primée avait  pris  des  ailes  qui  la  portaient,  comme 
le  vent  porte  certaines  semences  ,  jusque  dans  les 
lieux  les  plus  éloignés.  La  découverte  des  deux 
Indes  élargissait  le  monde....  Tout  annonçait  une 
grande  révolution. 

Mais  d'où  viendra  le  coup  qui  fera  crouler  l'an- 
tique édifice,  et  sortir  de  ses  ruines  un  édifice 
nouveau?  Personne  ne  le  savait.  Qui  eut  plus  de 
sagesse  que  Frédéric?  qui  eut  plus  de  science  que 
ReuchUn  ?  qui  eut  plus  de  talent  qu'Érasme?  qui 
eut  plus  d'esprit  et  de  verve  que  Hiitten  ?  qui  eut 
plus  de  valeur  que  Sickingen?  qui  fut  plus  ver- 
tueux que  Cronberg?  Et  pourtant  ni  Frédéric,  ni 
Reuchlin,  ni  Érasme,  ni  Sickingen,  ni  Hûlten, 
ni  Cronberg....  Les  savants,  les  princes,  les  guer- 
L  12 


jyS  FERMENTATION    GÉNÉRALE. 

riers,  l'Eglise  elle-même,  tous  avaient  miné  quel- 
ques fondements;  mais  on  en  était  resté  là  :  et 
nulle  part  on  ne  voyait  paraître  la  main  puissante 
qui  devait  être  la  main  de  Dieu. 

Cependant  tous  avaient  le  sentiment  qu'elle 
devait  bientôt  se  montrer.  Quelques-uns  préten- 
daient en  avoir  trouvé  dans  les  étoiles  les  indices 
assurés.  Ceux-ci,  voyant  l'état  misérable  de  la  re- 
ligion, annonçaient  l'avènement  prochain  de  l'An- 
téchrist. Ceux-là,  au  contraire,  présageaient  une 
réformation  imminente.  Le  monde  attendait.  — 
Luther  parut. 


LIVRE  II. 

JEUNESSE,  CONVBRSION    ET    PBEMIEKS    TBAVàUX    DE    LUTHEB. 

i483  — l5l7. 


I. 

Tout  était  prêt.  Dieu,  qui  prépare  son  œuvre 
pendant  des  siècles ,  l'accomplit ,  quand  l'heure  est 
venue,  par  les  plus  faibles  instruments.  Faire  de 
grandes  choses  avec  les  plus  petits  moyens,  telle 
est  la  loi  de  Dieu.  Cette  loi ,  qui  se  voit  partout 
dans  la  nature,  se  retrouve  aussi  dans  l'histoire. 
Dieu  prit  les  réformateurs  de  l'Eglise  là  où  il  en 
avait  pris  les  apôtres.  Il  les  choisit  dans  cette  classe 
pauvre  qui,  sans  être  le  bas  peuple,  est  à  peine  la 
bourgeoisie.  Tout  doit  manifester  au  monde  que 
l'œuvre  est,  non  de  l'homme,  mais  de  Dieu.  Le 
réformateur  Zvsingle  sortit  de  la  cabane  d'un  ber- 
ger des  Alpes  ;  Mélanchton ,  le  théologien  de  la  ré- 
formation, de  la  boutique  d'un  armurier;  et  Luther, 
de  la  chaumière  d'un  pauvre  mineur. 

La  première  époque  de  la  vie  de  l'homme,  celle 
où  il  se  forme  et  se  développe  sous  la  main  de 
Dieu ,  est  toujours  importante.  Elle  l'est  surtout 
dans  la  carrière  de  Luther.  Toute  la  réformation 
est  déjà  là.  Les  diverses  phases  de  cette  œuvre  se 

1  2. 


l8o  ORIGIJVE    DE    LUTHER. 

succédèrent  dans  l'âme  de  celui  qui  en  fut  l'instru- 
ment, avant  de  s'accomplir  dans  le  monde.  La 
connaissance  de  la  réformation  qui  s'opéra  dans 
le  cœur  de  Luther  donne  seule  la  clef  de  la  ré- 
formation  de  l'Eglise.  Ce  n'est  que  par  l'étude  de 
l'œuvre  particulière  qu'on  peut  avoir  l'intelligence 
de  l'œuvre  générale.  Ceux  qui  négligent  la  pre- 
mière ne  connaîtront  de  la  seconde  que  les  formes 
et  les  dehors..  Ils  pourront  savoir  certains  événe- 
ments et  certains  résultats ,  mais  ils  ne  connaî- 
tront pas  la  nature  intrinsèque  de  ce  renouvelle- 
ment, parce  que  le  principe  de  vie  qui  en  fut 
l'àme  leur  demeurera  caché.  Etudions  donc  la 
réformation  dans  Luther^  avant  de  l'étudier  dans 
les  faits  qui  changèrent  la  chrétienté. 

Dans  le  village  de  Mora,  vers  les  forêts  de  laThu- 
ringe,  et  non  loin  des  lieux  ou  Boniface,  l'apôtre 
de  l'Allemagne,  commença  à  annoncer  l'Evangile, 
se  trouvait,  sans  doute  depuis  des  siècles,  une  fa- 
mille ancienne  et  nombreuse,  du  nom  de  Luther. 
Le  fils  aîné  héritait  toujours  de  la  maison  et  des 
champs  paternels ,  comme  c'est  l'usage  de  ces 
paysans  de  la  Thuringe,  tandis  que  les  autres  en- 
fants allaient  ailleurs  çà  et  là  chercher  leur  vie*. 
L'un  d'eux,  Jean  Luther,  épousa  la  lille  d'un  ha- 
bitant de  INeustadt,  dans  l'évéché  de  Wûrzbourg, 
Marguerite  Lindemann.  Les  deux  époux  quittè- 
rent les  campagnes  d'Isenac  et  vinrent  s'établir 
dans  la  petite  ville  d'Eisleben  en  Saxe,  pour  y  ga- 
gner leur  pain  à  la  sueur  de  leur  front. 

I   Vêtus  familia  est  et  late  propagata  mediocrium  hominum- 
(Melancht. ,  Vit.  Luth.) 


PARENTS    DE    LUTHER. 


l8l 


Seckendorff  rapporte,  sur  le  témoignage  de  Reb- 
han  ,  surintendant  à  Isenac  en  1601 ,  que  la  mère 
de  Luther,  croyant  son  terme  encore  éloigné, 
s'était  rendue  à  la  foire  d'Eisleben,  et  que,  contre 
son  attente,  elle  y  accoucha  d'un  fils.  Malgré  toute 
la  confiance  que  Seckendorff  mérite,  ce  récit  ne 
paraît  pas  exact;  en  effet,  aucun  des  plus  anciens 
historiens  de  Luther  n'en  a  fait  mention  ;  de  plus, 
il  y  a  près  de  vingt-quatre  lieues  de  Mora  à  Eisle- 
ben,  et  l'on  ne  se  décide  pas  facilement,  dans  l'état 
où  se  trouvait  la  mère  de  Luther,  à  franchir  une 
telle  distance,  pour  aller  à  la  foire  ;  enfin,  le  témoi- 
gnage de  Luther  lui-même  paraît  tout  à  fait  op- 
posé à  cette  assertion'. 

Jean  Luther  était  un  homme  droit,  ardent  au 
travail,  ouvert,  et  poussant  la  fermeté  de  carac- 
tère jusqu'à  l'opiniâtreté.  D'une  culture  d'esprit 
plus  relevée  que  la  plupart  des  hommes  de  sa 
classe,  il  lisait  beaucoup.  Les  livres  étaient  rares 
alors;  mais  Jean  ne  laissait  passer  aucune  occasion 
de  s'en  procurer.  Ils  étaient  ses  délassements  dans 
les  intervalles  de  repos  que  hii  laissait  un  travail 
rude  et  assidu.  Marguerite  possédait  les  vertus  qui 
parent  les  femmes  honnêtes  et  pieuses.  On  remar- 
quait surtout  sa  pudeur,  sa  crainte  de  Dieu  et  son 
esprit  de  prière.  Elle  était  regardée  par  les  mères 
de  famille  de  l'endroit  comme  un  modèle  qu'elles 
devaient  s'appliquer  à  suivre^. 

I  Ego  natus  siim  in  Eisleben,  baptisatusque  apud  Sanc- 
tum-Petrum  ibidem.  Parentes  mei  de  prope  Isenaco  illuc  mi- 
grarunt.  (L.  Epp.  I ,  p.  3go.) 

ï  Intuebanturque  in  eam  caeterae  honestae  mulieres,  ut  in 
exemplar  virtutum.  (Melancht. ,  Vita  Lutheri.) 


102  SA    NAISSANCE. 


On  ne  sait  pas  d'une  manière  précise  depuis 
combien  de  temps  Jes  deux  époux  étaient  établis 
à  Eisleben,  lorsque,  le  lo  novembre,  une  heure 
avant  minuit,  Marguerite  donna  le  jour  à  un  fils. 
Meianchton  interrogea  souvent  la  mère  de  son 
ami  sur  l'époque  de  la  naissance  de  celui-ci  :  «  Je 
«  me  rappelle  très-bien  le  jour  et  l'heure,  répon- 
«  dait-elle;  mais  pour  l'année,  je  n'en  suis  pas  cer- 
«  taine.  »  Mais  Jacques,  frère  de  Luther,  homme 
honnête  et  intègre,  a  rapporté  que,  selon  l'opi- 
nion de  toute  la  famille,  Martin  naquit  l'an  de 
Christ  i483,  le  lo  novembre,  veille  de  la  Saint- 
Martin  '.  La  première  pensée  des  pieux  parents 
fut  de  consacrer  à  Dieu  par  le  saint  baptême  l'en- 
fant qu'il  venait  de  leur  accorder.  Dès  le  lende- 
main, qui  se  trouvait  être  un  mardi,  le  père  porta 
son  fils  avec  reconnaissance  et  joie  à  l'église  de 
Saint-Pierre;  ce  fut  là  qu'il  reçut  le  sceau  de  sa 
consécration  au  Seigneur.  On  l'appela  Martin,  en 
mémoire  de  ce  jour. 

Le  jeune  Martin  n'avait  pas  encore  six  mois, 
lorsque  ses  parents  quittèrent  Eisleben ,  pour  se 
rendre  à  Mansfeld,  qui  n'en  est  éloigné  que  de 
cinq  lieues.  Les  mines  de  Mansfeld  étaient  alors 
très-célèbres.  Jean  Luther ,  homme  laborieux , 
sentant  qu'il  serait  peut-être  appelé  à  élever  une 
famille  nombreuse,  espérait  y  gagner  plus  facile- 
ment son  pain  et  celui  de  ses  enfants.  C'est  dans 
cette  ville  que  l'intelligence  et  les  forces  du  jeune 
Luther   reçurent   leur   premier  développement  ; 

I  Melancht. ,  Vita  Lutheri. 


PAUVRETE. 


l83 


c'est  là  que  son  activité  commença  à  se  montrer, 
et  que  son  caractère  se  prononça  dans  ses  paroles 
et  dans  ses  actions.  Les  plaines  de  Mansfeld,  les 
bords  du  Wipper,  furent  le  théâtre  de  ses  premiers 
ébats  avec  les  enfants  du  voisinage. 

Les  commencements  du  séjour  à  Mansfeld  fu- 
rent pénibles  pour  l'honnête  Jean  et  pour  sa  femme. 
Ils  y  vécurent  d'abord  dans  une  grande  pauvreté. 
«  Mes  parents,  dit  le  réformateur,  ont  été  très- 
«  pauvres.  Mon  père  était  un  pauvre  bûcheron,  et 
«  ma  mère  a  souvent  porté  son  bois  sur  le  dos , 
«  afin  d'avoir  de  quoi  nous  élever,  nous  autres  en- 
ce  fants.  Ils  ont  supporté  pour  nous  des  travaux 
«  rudes  jusqu'au  sang.»  L'exemple  de  parents  qu'il 
respectait,  les  habitudes  qu'ils  lui  inspirèrent,  ac- 
coutumèrent de  bonne  heure  Luther  au  travail 
et  à  la  frugalité.  Que  de  fois  sans  doute  il  accom- 
pagna sa  mère  dans  le  bois,  pour  y  ramasser  aussi 
son  petit  fagot! 

Il  y  a  des  promesses  faites  au  travail  du  juste, 
et  Jean  Luther  en  éprouva  la  réalité.  Ayant  acquis 
un  peu  plus  d'aisance,  il  établit  à  Mansfeld  deux 
fourneaux  de  forge.  Ce  fut  autour  de  ces  four- 
neaux que  grandit  le  jeune  Martin,  et  ce  fut  du 
produit  de  ce  travail  que  son  père  pourvut  plus 
tard  à  ses  études.  «  C'était  d'une  famille  de  mi- 
«neurs,  dit  le  bon  Mathesius,  que  devait  sortir 
«  le  fondeur  spirituel  de  la  chrétienté  :  image  de 
'(  ce  que  Dieu  voulait  faire  en  nettoyant  par  lui 
«  les  fils  de  Lévi  et  en  les  épurant  dans  ses  four- 
ce  neaux,  comme  l'or  '.  »  Respecté  de  tous  pour  sa 

I  Drumb  musste  dieser  geistliche  Schmelzer....  (Mathesius,. 
Historien.  i565,  p.  ^.] 


l84  LA    MAISOW    PATKRNELLE. 

droiture,  sa  vie  sans  tache  et  son  bon  sens,  Jean 
Luther  fut  fait  conseiller  de  Mansfeld,  caj3itale  du 
comté  de  ce  nom.  Une  trop  grande  misère  eût 
pu  appesantir  l'esprit  de  l'enfant;  l'aisance  de  la 
maison  paternelle  dilata  son  cœur  et  éleva  son 
caractère. 

Jean  profita  de  sa  nouvelle  situation  pour  re- 
chercher le  société  qu'il  préférait.  Il  faisait  grand 
cas  des  hommes  instruits,  et  il  invitait  souvent  à 
sa  table  les  ecclésiastiques  et  les  maîtres  d'école 
du  lieu.  Sa  maison  offrait  le  spectacle  de  ces  so- 
ciétés de  simples  bourgeois  qui  honoraient  l'Alle- 
magne au  commencement  du  seizième  siècle. 
C'était  un  miroir  où  venaient  se  réfléchir  les  nom.- 
breuses  images  qui  se  succédaient  sur  la  scène 
agitée  de  ce  temps-là.  L'enfant  en  profita.  Sans 
doute,  la  vue  de  ces  hommes,  auxquels  on  témoi- 
gnait tant  d'égards  dans  la  maison  de  son  père, 
excita  plus  d'une  fois  dans  le  cœur  du  jeune  Mar- 
tin le  désir  ambitieux  de  devenir  lui-même  un 
jour ,  maître  d'école  ou  savant. 

Dès  qu'il  fut  en  âge  de  recevoir  quelque  ensei- 
gnement, ses  parents  cherchèrent  à  lui  donner  la 
connaissance  de  Dieu,  à  lui  en  inspirer  la  crainte 
et  à  le  former  aux  vertus  chrétiennes.  Ils  met- 
taient tous  leurs  soins  à  cette  première  éducation 
domestique  '.  Cependant  ce  ne  fut  pas  à  cela  que 
se  borna  leur  tendre  sollicitude. 

Son  père,  désireux  de  lui  voir  acquérir  les  élé- 
ments des  connaissances  pour  lesquelles  il  avait 

I  «  Ad  agnitionem  et  timorem  Dei....  domestica  institutionc 
diligenter  adsuefecerunt.  »  (Melancht.,  Vit.  Luth /* 


SÉVÉRITÉ.  iSS 

tant  (l'estime,  invoqua  sur  lui  la  bénédiction  de 
Dieu  et  l'envoya  àTécole.  Martin  était  encore  très- 
petit.  Son  père  ,  ou  un  jeune  homme  de  Mansfeld, 
INicolasEmler,  le  portaient  souvent  dans  leurs  bras 
a  la  maison  de  George  Emile,  et  retournaient  en- 
suite l'y  chercher.  Emler  épousa  plus  tard  une 
sœur  de  Luther. 

La  piété  de  ses  parents,  leur  activité  ,  leur  vertu 
austère,  donnèrent  au  jeune  garçon  une  impul- 
sion heureuse  et  formèrent  en  lui  un  esprit  at- 
tentif et  grave.  Un  système  qui  employait  pour 
principaux  mobiles  les  châtiments  et  la  crainte, 
prévalait  alors  dans  l'éducation.  Marguerite,  tout 
en  approuvant  quelquefois  la  conduite  trop  sévère 
de  son  mari,  ouvrit  souvent  à  Martin  ses  bras 
maternels,  pour  le  consoler  au  milieu  de  ses  lar- 
mes. Cependant  elle-même  dépassait  aussi  les  pré- 
ceptes de  cette  sagesse  qui  nous  dit  :  Celui  qui 
(lime  son  fils  se  hâte  de  le  cJidtier.  Le  caractère 
impétueux  de  l'enfant  donnait  lieu  à  bien  des  cor- 
rections et  des  réprimandes.  «  Mes  parents ,  dit 
«  plus  tard  Luther,  m'ont  traité  durement,  ce  qui 
«  m'a  rendu  très-craintif.  Ma  mère  me  châtia  un 
«  jour  si  fort  pour  une  noisette ,  que  le  sang  en 
«  coula.  Ils  croyaient  de  tout  leur  cœur  bien  faire  ; 
«  mais  ils  ne  savaient  pas  discerner  les  esprits ,  ce 
«  qui  est  cependant  nécessaire  pour  savoir  quand, 
«  à  qui  et  comment  les  punitions  doivent  être  in- 
«  fligées  ^  » 

Le  pauvre  enfant  endurait  à  l'école  des  traite- 

I   Sed  non  poterant  discernere  ingénia,  secundum  quae  es- 
sent  temperandae  correctiones.  (L.  Opp.  W.  XXII,  p.  1785.) 


l86  PREMIÈRES    CONNAISSA-NCES. 

ments  non  moins  sévères.  Son  maître  le  fnstigea 
quinze  fois  de  suite  dans  une  matinée.  «  Il  faut, 
«  disait  Luther  en  rapportant  ce  fait,  fouetter  les 
cf  enfants,  mais  il  faut  en  même  temps  les  aimer.  » 
Avec  une  telle  éducation,  Luther  apprit  de  bonne 
heure  à  mépriser  les  agréments  d'une  vie  sensuelle. 
«  Ce  qui  doit  devenir  grand  doit  commencer  pe- 
«  titement,  »  remarque  avec  justesse  l'un  de  ses 
plus  anciens  historiens,  «  et  si  les  enfants  sont 
«  élevés  dès  leur  jeunesse  avec  trop  de  délicatesse 
«  et  de  prévenances,  on  leur  nuit  par  là  pour  toute 
«  leur  vie  '.  » 

Martin  apprit  quelque  chose  à  l'école.  On  lui 
enseigna  les  chapitres  du  catéchisme,  les  dix  com- 
mandements, le  symbole  des  apôtres,  l'oraison 
dominicale,  des  cantiques,  des  formules  de  prières, 
le  donat,  grammaire  latine  composée  dans  le  qua- 
trième siècle  parDonatus,  maître  de  saint  Jérôme, 
et  qui,  perfectionnée  dans  le  onzième  siècle  par 
un  moine  français  nommé  Remigius,  fut  long- 
temps en  grande  réputation  dans  toutes  les  éco- 
les ;  il  étudia  de  plus  le  Cisio-Janus,  calendrier 
très-singulier,  composé  dans  le  dixième  ou  le  on- 
zième siècle  ;  enfin  on  lui  apprit  tout  ce  qu'on 
savait  dans  l'école  latine  de  Mansfeld. 

Mais  l'enfant  ne  paraît  point  y  avoir  été  conduit 
à  Dieu.  Le  seul  sentiment  religieux  qu'on  pouvait 
alors  découvrir  en  lui  était  celui  de  la  crainte. 
Chaque  fois  qu'il  entendait  parler  de  Jésus-Christ, 
tl  pâlissait  d'épouvante;  car  on  ne  le  lui  avait  re- 

I  Was  gross  sol  werden ,  muss  klein  angehen.  (Mathesius, 
Hist.,  p.  3.) 


l'école  de  magdebourg.  187 

présenté  que  comme  un  juge  irrité.  Cette  crainte 
serviie,  qui  est  si  éloignée  de  la  vraie  religion ,  le 
prépara  peut-être  à  la  bonne  nouvelle  de  l'Evan- 
gile, et  à  cette  joie  qu'il  ressentit  plus  tard  ,  quand 
il  apprit  à  connaître  celui  qui  est  doux  et  hum- 
ble de  cœur. 

Jean  Luther  voulait  faire  de  son  fils  un  savant. 
Le  jour  nouveau  qui  commençait  partout  à  rayon- 
ner pénétrait  jusque  dans  la  maison  du  mineur 
de  Mansfeld,  et  y  excitait  des  pensées  d'ambition. 
Les  dispositions  remarquables,  l'application  per- 
sévérante de  son  fils,  faisaient  concevoir  à  Jean  les 
plus  belles  espérances.  Aussi,  lorsque  Martin  eut 
atteint,  en  1497?  l'âge  de  quatorze  ans,  son  père 
prit-il  la  résolution  de  se  séparer  de  lui ,  pour 
l'envoyer  à  Magdebourg,  à  l'école  des  Francis- 
cains. Marguerite  dut  y  consentir,  et  Martin  se 
prépara  à  quitter  le  toit  paternel. 

Magdebourg  fut  pour  Martin  comme  un  monde 
nouveau.  Au  milieu  de  nombreuses  privations  (car 
il  avait  à  peine  de  quoi  vivre),  il  examinait,  il 
écoutait.  Andréas  Proies,  provincial  de  l'ordre  des 
Augustins,  prêchait  alors  avec  beaucoup  de  cha- 
leur la  nécessité  de  réformer  la  religion  et  l'Eglise. 
Ce  ne  fut  pas  lui  cependant  qui  déposa  dans  l'âme 
du  jeune  homme  le  premier  germe  des  idées  qui 
s'y  développèrent  plus  tard. 

C'était  pour  Luther  le  temps  d'un  rude  appren- 
tissage. Lancé  dans  le  monde  à  quatorze  ans ,  sans 
amis  et  sans  protecteurs,  il  tremblait  devant  ses 
maîtres ,  et  ,  dans   les   heures  de  récréation  ,   il 


MISERE. 


cherchait  péniblement  sa  nourriture  avec  des  en- 
fants aussi  pauvres  que  lui.  «  Je  quêtais,  dit-il, 
«  avec  mes  camarades  quelque  peu  d'aliments,  afin 
«  d'avoir  de  quoi  pourvoir  à  nos  besoins.  Un  jour, 
M  dans  le  temps  où  l'Église  célèbre  !a  fête  de  la 
«  naissance  de  Jésus-Christ,  nous  parcourions  en- 
«  semble  les  villages  voisins,  allant  de  maison  en 
«  maison  et  chantant  à  quatre  voix  les  cantiques 
«  ordinaires  sur  le  petit  enfant  Jésus,  né  à  Beth- 
«  léhem.  Nous  nous  arrêtâmes  devant  une  demeure 
«  de  paysan  ,  isolée ,  au  bout  d'un  village.  liC 
«paysan,  nous  entendant  chanter  nos  hymnes 
«  de  Noël ,  sortit  avec  quelques  provisions  qu'il 
«  voulait  nous  donner,  et  demantla  d'une  grosse 
«  voix  et  d'un  ton  rude:  Où  êtes-vous,  garçons? 
«  Epouvantés  à  ces  paroles,  nous  nous  sauvâmes 
«  à  toutes  jambes.  Nous  n'avions  aucune  raison  de 
«  nous  effrayer,  car  le  paysan  nous  offrait  de  bon 
«  cœur  cette  assistance;  mais  nos  cœurs,  sans  doute, 
«  étaient  rendus  craintifs  par  les  menaces  et  la  ty- 
«  rannie  dont  les  maîtres  accablaient  alors  les  éco- 
«  liers ,  en  sorte  qu'un  subit  effroi  nous  avait 
«  saisis.  A  la  fin,  cependant,  le  paysan  nous  ap- 
te pelant  toujours,  nous  nous  arrêtâmes,  nous  lais- 
«  sâmes  nos  craintes,  nous  courûmes  vers  lui,  et 
«  nous  reçûmes  de  sa  main  la  nourriture  qu'il 
«  nous  destinait.  C'est  ainsi,  ajoute  Luther,  que 
«  nous  avons  coutume  de  trembler  et  de  nous  en- 
«  fuir,  quand  notre  conscience  est  coupable  et 
«  effrayée.  Alors  nous  avons  peur  même  d'un  se- 
«  cours  qu'on  nous  offre ,  et  de  ceux  qui  sont 


ISENA^C.  189 

«  nos  amis  et  qui  veulent  nous  faire  toute  sorte  de 
«  bien  ' ,  » 

Un  an  s'était  à  peine  écoulé,  lorsque  Jean  et 
Marguerite,  apprenant  combien  leur  fils  trouvait 
de  difficulté  à  vivre  à  Magdebourg,  l'envoyèrent 
à  Isenac ,  où  se  trouvait  une  école  célèbre  et  où 
ils  avaient  plusieurs  parents  ^.  Ils  avaient  d'autres 
enfants;  et  bien  que  leur  aisance  se  fût  accrue, 
ils  ne  pouvaient  entretenir  leur  fils  dans  une  ville 
étrangère.  Les  fourneaux  et  les  veilles  de  Jean  Lu- 
ther ne  faisaient  vivre  que  la  famille  deMansfeld. 
Il  espérait  que  Martin  ,  arrivé  à  Isenac ,  y  trouve- 
rait plus  facilement  de  quoi  subsister;  mais  il  n'y 
fut  pas  plus  heureux.  Ceux  de  ses  parents  qui 
habitaient  cette  ville  ne  se  soucièrent  pas  de  lui, 
ou  peut-être  que,  très-pauvres  eux-mêmes,  ils  ne 
pouvaient  lui  être  d'aucun  secours. 

Quand  l'écolier  était  pressé  par  la  faim  ,  il  de- 
vait, comme  à  Magdebourg,  se  joindre  à  ses  ca- 
marades d'études,  et  chanter  avec  eux  devant  les 
maisons  pour  obtenir  un  morceau  de  pain.  Cette 
habitude  du  temps  de  Luther  s'est  conservée  jus- 
qu'à nos  jours  dans  plusieurs  villes  d'Allemagne; 
quelquefois  les  voix  des  jeunes  garçons  y  forment 
un  chant  plein  d'harmonie.  Souvent  le  pauvre  et 
modeste  Martin  ne  recevait,  au  lieu  de  pain,  que 
de  dures  paroles.  Alors,  accablé  de  tristesse,  il 
versait  en  secret  bien  des  larmes,  et  ne  pensait 
qu'en  tremblant  à  l'avenir. 

I   Lutheri  Opéra  (Walch.),  II,  2'Î47' 

•X  Isenacum  enini  pêne  lotani  parentelam  meam  habet.  (L. 
Epp.  I,  p.  Sgo.) 


IQO  LA    SUNA-MITE. 

Un  jour,  entre  autres,  on  l'avait  déjà  repoussé 
de  trois  maisons ,  et  il  se  disposait  à  retourner  à 
jeun  à  son  gîte,  lorsque,  parvenu  sur  la  place 
Saint-George ,  il  s'arrêta ,  immobile  et  plongé  dans 
de  tristes  réflexions,  devant  la  maison  d'un  hon- 
nête bourgeois.  Faudra-t-il ,  faute  de  pain ,  qu'il 
renonce  aux  études  et  qu'il  aille  travailler  avec 

son  père  dans  les  mines  de  Mansfeld? Tout  à 

coup  une  porte  s'ouvre  ;  une  femme  paraît  sur 
le  seuil  :  c'est  l'épouse  de  Conrad  Cotta ,  la  fille 
du  bourgmestre  d'Ilefeld  \  Elle  s'appelait  Ur- 
sule. Les  chroniques  d'Isenac  l'appellent  «  la  pieuse 
Sunamite,  »  en  souvenir  de  celle  qui  retint  avec 
tant  d'instances  le  prophète  Elisée  à  manger  du 
pain  chez  elle.  La  Sunamite  chrétienne  avait  déjà 
remarqué  plus  d'une  fois  le  jeune  Martin  dans  les 
assemblées  des  fidèles;  elle  avait  été  touchée  de 
la  douceur  de  son  chant  et  de  sa  dévotion*.  Elle 
venait  d'entendre  les  paroles  dures  qu'on  avait 
adressées  au  pauvre  écolier,  et,  le  voyant  tout 
triste  devant  sa  porte,  elle  vint  à  son  aide,  lui 
fit  signe  d'entrer,  et  lui  servit  de  quoi  apaiser  sa 
faim. 

Conrad  approuva  la  bienfaisance  de  sa  femme; 
il  trouva  même  tant  d'agrément  dans  la  société 
du  jeune  Luther,  que,  quelques  jours  après,  il  le 
prit  entièrement  dans  sa  maison.  Dès  ce  moment 
ses  études  sont  assurées.  Il  n'est  point  obligé  de 
retourner  aux  mines  de  Mansfeld  et  d'enfouir  le 

1  Lingk's  Reiscgesoh.  Luth 

2  Dieweil  sic  urnb  seines  Singen  und  herzlichen  Gebets 
willen,  .  .  .  (Mathesius ,  p.  3.) 


LA    MAISON    DE    COTTA.    LES    ARTS.  I9I 

talent  que  Dieu  lui  a  confié.  Lorsqu'il  ne  savait 
plus  que  devenir,  Dieu  lui  a  ouvert  le  cœur  et 
la  porte  d'une  famille  chrétienne.  Cet  événement 
disposa  son  âme  à  cette  confiance  en  Dieu  que 
les  plus  fortes  tempêtes  ne  purent  dans  la  suite 
ébranler. 

Luther  trouva  dans  la  maison  de  Cotta  une  vie 
bien  différente  de  celle  qu'il  avait  jusqu'alors  con- 
nue. Il  y  eut  une  existence  douce  ,  exempte  de 
soucis  et  de  besoins  ;  son  esprit  devint  plus  serein , 
son  caractère  plus  gai ,  son  cœur  plus  ouvert.  Tout 
son  être  se  réveilla  aux  doux  rayons  de  la  charité, 
et  commença  à  s'ébattre,  de  vie,  de  joie,  de  bon- 
heur. Ses  prières  furent  plus  ardentes ,  sa  soif  de 
savoir  plus  grande  ;  il  fit  de  rapides  progrès. 

Aux  lettres  et  aux  sciences  il  ajouta  le  charme 
des  arts;  car  les  arts  aussi  grandissaient  en  Alle- 
magne. Les  hommes  que  Dieu  destine  à  agir  sur 
leurs  contemporains  sont  d'abord  eux-mêmes 
saisis  et  entraînés  par  toutes  les  tendances  de 
leur  siècle.  Luther  apprit  à  jouer  de  la  flûte  et  du 
luth.  Il  accompagnait  souvent  de  ce  dernier  ins- 
trument sa  belle  voix  d'alto  :  il  égayait  ainsi  son 
cœur  dans  ses  moments  de  tristesse.  Il  se  plaisail 
aussi  à  témoigner  par  ses  accords  sa  vive  recon- 
naissance à  sa  mère  adoptive,  qui  aimait  beaucoup 
la  musique.  Il  a  lui-même  aimé  cet  art  jusqu'à  sa 
vieillesse,  et  a  composé  les  paroles  et  le  chant  de 
quelques-uns  des  plus  beaux  cantiques  que  l'Al- 
lemagne possède.  Plusieurs  même  ont  passé  dans 
notre  langue. 

Temps  heureux  pour  le  jeune  homme!  Luther 


192  SOUVENIR    DK    CES    TEMPS. 

se  le  rappela  toujours  avec  émotion.  Un  fils  de 
Conrad  étant  venu,  bien  des  années  après,  étu- 
dier à  Wittemberg,  lorsque  le  pauvre  écolier  d'I- 
senac  était  devenu  le  docteur  de  son  siècle,  il  le 
reçut  .avec  joie  à  sa  table  et  sous  son  toit.  Il 
voulait  rendre  en  partie  au  fils  ce  qu'il  avait  reçu 
du  père  et  de  la  mère.  C'est  en  se  souvenant  de 
la  femme  chrétienne  qui  lui  avait  donné  du  pain 
quand  tout  le  monde  le  repoussait ,  qu'il  dit 
cette  belle  parole  :  «  Il  n'y  a  rien  sur  la  terre  de 
«  plus  doux  que  le  cœur  d'une  femme  où  ia  piété 
a  habite.  » 

Jamais  Luther  n'eut  honte  des  jours  où,  pressé 
par  la  faim,  il  mendiait  tristement  le  pain  néces- 
saire à  ses  études  et  à  sa  vie.  Bien  loin  de  là,  il 
pensait  avec  reconnaissance  à  cette  grande  pau- 
vreté de  sa  jeunesse.  Il  la  regardait  comme  un 
des  moyens  dont  Dieu  s'était  servi  pour  faire  de 
lui  ce  qu'il  devint  plus  tard,  et  il  lui  en  rendait 
grâces.  Les  pauvres  enfants  qui  étaient  obligés  de 
suivre  la  même  vie  touchaient  son  cœur.  «  Ne 
ic  méprisez  pas,  disait-il,  les  garçons  qui  cherchent, 
«  en  chantant  devant  les  portes ,  panem  propter 
«  Deum^  du  pain  pour  l'amour  de  Dieu  ;  moi  aussi, 
«  j'ai  fait  de  même.  11  est  vrai  que  plus  tard  mon 
(c  père  m'a  entretenu  avec  beaucoup  d'amour  et 
«de  bonté  à  l'université  d'Erfurt,  m'y  soutenant 
«  à  la  sueur  de  son  front  ;  toutefois,  j'ai  été  un 
K  pauvre  quêteur.  Et  maintenant ,  au  moyen  de 
«  ma  plume,  je  suis  venu  si  loin,  que  je  ne  vou- 
«  drais  pas  changer  de  fortune  avec  le  Grand- 
<f  Turc  lui-même.  Bien  plus,  quand  on  entasserait 


SES    KTUDES.    TRÉEOMUS.  IqS 

«  les  uns  sur  les  autres  tous  les  biens  de  la  terre, 
«  je  ne  les  prendrais  pas  en  échange  de  ce  que  j'ai. 
«  Et  cependant  je  n'en  serais  pas  au  point  où  je 
«me  trouve,  si  je  n'avais  été  à  l'école  et  si  je 
«  n'avais  appris  à  écrire.  »  Ainsi  le  grand  homme 
trouve  dans  ces  premiers  et  humbles  commen- 
cements, l'origine  de  sa  gloire.  11  ne  craint  pas  de 
rappeler  que  cette  voix,  dont  les  accenfs  firent 
tressaillir  l'Empire  et  le  monde,  sollicitait  naguère 
un  morceau  de  pain  dans  les  rues  d'une  pauvie 
cité.  Le  chrétien  se  complaît  dans  ces  souvenirs, 
parce  qu'ils  lui  rappellent  que  c'est  en  Dieu  qu'il 
doit  se  glorifier. 

La  force  de  son  intelligence  ,  la  vivacité  de  son 
imagination,  l'excellence  de  sa  mémoire,  lui  firent 
bientôt  devancer  tous  ses  compagnons  d'études  '. 
Il  fit  surtout  de  rapides  progrès  dans  les  langues 
anciennes,  dans  l'éloquence  et  dans  la  poésie.  H 
écrivait  des  discours,  il  faisait  des  vers.  Gai,  com- 
plaisant, ayant  ce  qu'on  appelle  un  bon  cœur,  il 
était  chéri  de  ses  maîtres  et  de  ses  camarades. 

Parmi  ses  professeurs  ,  il  s'attacha  particuliè- 
rement à  Jean  ïrébonius,  homme  savant,  d'un 
débit  agréable,  et  qui  avait  pour  la  jeunesse  ces 
égards  qui  sont  si  propres  à  l'encourager,  Mar- 
tin avait  remarqué  que  lorsque  ïrébonius  entrait 
dans  la  classe,  il  se  découvrait  la  tête  pour  saluer 
les  écoliers.  Grande  condescendance  en  ces  temps 
pédantesques  !  Cela  avait  plu   au  jeune  homme. 

I  Cumque  et  vis  ingcnii  acerrima  esset,et  imprimis  ad 
cloqueiitiam  idonca,celeriter  fequalibiis  suis  praeciirrit.  [Me- 
lancht.,  Vita  Luth.) 

L  i3 


194  l'université. 

Il  avait  compris  qu'il  valait  aussi  quelque  ciiose. 
Le  respect  du  maître  avait  rehaussé  l'élève  à  ses 
propres  yeux.  Les  collègues  de  Trébouius  ,  qui 
n'avaient  pas  la  même  habitude,  lui  ayant  un  jour 
témoigné  leur  étonnement  de  cette  extrême  con- 
descendance ,  il  leur  répondit ,  et  ceci  ne  frappa 
pas  moins  le  jeune  lAither  :  «  Il  y  a  parmi  ces 
«  jeunes  garçons  des  hommes  dont  Dieu  fera,  un 
«  jour,  des  bourgmestres,  des  chanceliers,  des  doc- 
«  teurs,  des  magistrats  Quand  même  vous  ne  les 
«  voyez  pas  encore  avec  les  signes  de  leurs  digni- 
«  tés  ,  il  est  juste  pourtant  que  vous  ayez  pour 
«  eux  du  respect.  »  Sans  doute  le  jeune  écolier 
étouta  avec  plaisir  ces  paroles,  et  peut-être  se 
vit- il  déjà  alors  un  bonnet  de  docteur  sur  la 
tête. 

IL 

Luther  avait  atteint  sa  dix -huitième  année. 
Il  avait  goûté  la  douceur  des  lettres;  il  brûlait 
du  désir  d'apprendre;  il  soupirait  après  une  uni- 
versité, et  souhaitait  de  se  rendre  à  l'une  de  ces 
sources  de  toutes  les  sciences,  où  il  pourrait  étan- 
cher  sa  soif  de  savoir  '.  Son  père  exigeait  qu'il 
étudiât  le  droit.  Plein  d'espérance  dans  les  talents 
de  son  fils,  il  voulait  qu'il  les  cultivât  et  qu'il  les 
fît  paraître  au  grand  jour.  Il  le  voyait  déjà  remplir 
des  fonctions  honorables  parmi  ses  concitoyens, 
gagner  la  faveur  des  princes  et  briller  sur  la  scène 

1  Degustata  igitur  litterarum  dulcedine,  uatura  flagrans 
ciipiditate  discendi,  appétit  academiam.  (Mel. ,  Vit.  Luth.) 


LA    SCOr.ASTIQTIE    ET    LES    CLASSIQUES.  1 94 

(In  monde.  11  fut  arrêté  que  le  jeune  homme  se 
rendrait  à  Erfurt. 

Luther  arriva  dans  cette  université,  Tan  i5oi. 
Jodocus,  surnommé  le   docteur  d'Isenac,  y  pro- 
fessait la  philosophie  scoiastique  avec  beaucoup 
de  succès.  Melanchton  regrette  que  l'on  n'ensei- 
gnât alors  à  Erfurt  qu'une  dialectique  hérissée  de 
difficultés.  Il  pense  que  si  Luther  y  avait  trouvé 
d'autres  professeurs,  si  on  lui  avait  enseigné  les 
disciplines  plus  douces  et  phis  tr.uiquilles  de   la 
vraie  philosophie,  cela  eût  pu  modérer  et  adoucir 
la  véhémence  de  sa  nature  ^.  Le  nouveau  disciple 
se  mit  donc  à  étudier  la  philosophie  du  moyen 
âge  dans  les  écrits  d'Occam,  de  Scot,  de  Bona- 
venture  et  de  Thomas  d'Aquin.  Plus  tard,  toute 
cette  scoiastique  lui  fut  en  horreur.  Il  tremblait 
d'indignation  lorsqu'on  prononçait  en  sa  présence 
le  nom  d'Aristote,  et  il  alla  jusqu'à  dire  que  si 
Aristote  n'était  pas  un   homme,  il  ne  craindrait 
pas  de  le   prendre  pour  le  diable.  Mais  son  esprit 
rtvide  de  doctrine  avait  besoin   de  meilleurs  ali- 
ments ;  il  se  mit  à  étudier  les  beaux   monuments 
de  l'antiquité,  les  écrits  de  Gicéron,  de  Virgile 
et  des  autres  classiques.  Il  ne  se  contentait  pas, 
comme  le  vulgaire  desé  tudiants,  d'apj)rendre  par 
cœur  les  productions  de  ces  écrivains;  il  cherchait 
surtout  à  approfondir  leurs  pensées,  à  se  pénétrer 
de  l'esprit  qui  les  animait,  à  s'approprier  leur  sa- 
gesse, à  comprendre  le  but  de  leurs  écrits,  et  à 

I   Et  fortassis  ad  leniendam  vehemcntiam  natiirse  nnliora 
stiulia  vprae  philosophia?.  . .  ,  (Mel.,  Vit.  Luth.) 

!3. 


igG  SA    PIÉTÉ. 

enrichir  son  intelligence  de  leurs  graves  sentences 
et  de  leurs  brillantes  images.  Il  interrogeait  sou- 
vent ses  professeurs ,  et  dépassa  bientôt  ses  con- 
disciples". Doué  d'une  mémoire  facile  et  d'une 
imagination  puissante,  tout  ce  qu'il  lisait  ou  en- 
tendait lui  restait  toujours  présent  à  l'esprit;  c'é- 
tait comme  s'il  l'eût  vu  lui-même.  «  Ainsi  brillait 
«  Luther  dès  sa  jeunesse.  Toute  l'université,  dit 
«  Mélanchton ,  admirait  son  génie  '*.  » 

Mais  déjà  à  cette  époque  ,  le  jeune  homme  de 
dix-huit  ans  ne  travaillait  pas  uniquement  à  cul- 
tiver son  intelligence  ;  il  avait  cette  pensée  sé- 
rieuse, ce  cœur  porté  en  haut,  que  Dieu  donne 
à  ceux  dont  il  veut  faire  ses  plus  zélés  serviteurs. 
Luther  sentait  qu'il  dépendait  de  Dieu  :  simple  et 
puissante  conviction ,  qui  est  à  la  fois  la  source 
d'une  profonde  humilité  et  de  grandes  actions.  Il 
invoquait  avec  ferveur  la  bénédiction  divine  sur 
ses  travaux.  Chaque  matin  il  commençait  la  jour- 
née par  la  prière  ;  puis  il  se  rendait  à  l'église  ; 
ensuite  il  se  mettait  à  l'étude,  et  il  ne  perdait  pas 
un  moment  dans  tout  le  cours  de  la  journée. 
«Bien  prier,  avait-il  coutume  de  dire,  est  plus 
«  qu'à  moitié  étudier  ^.  » 

Le  jeune  étudiant  passait  à  la  bibliothèque  de 
l'université  tous  les  moments  qu'il  pouvait  enlever 
à  ses  travaux  académiques.  Les  livres  étaient  en- 

1  Et  quidem  inter  primos,  ut  ingenio  studioque  ntiultos 
coaequalium  antecellebat.  (Cochlœus,  Acta  Lutheri,  p.  i.) 

2  Sic  igitur  in  juventute  erainebat,  ut  toti  academiae  Lu- 
theriingenium  admirationi  esset.  (Vita  Luth.) 

3  Fleissig  Gebet,  ist  uber  die  Helfft  studirt.  (Mathes,,  3.) 


DÉCOUVERTE.    LA    BIBLE.  I97 

core  rares,  et  c'était  pour  lui  un  grand  privilège 
(le  pouvoir  profiter  des  trésors  réunis  dans  cette 
vaste  collection.  Un  jour  (il  y  avait  alors  deux  ans 
qu'il  était  à  Erfurt,  et  il  avait  vingt  ans),  il  ou- 
vre l'un  après  l'autre  plusieurs  des  livres   de  la 
bibliothèque  ,  afin  d'en  connaître  les  auteurs.  Un 
volume  qu'il  a  ouvert  à  son  tour  frappe  son  at- 
tention. Il  n'en  a  point  vu  de  semblable  jusqu'à 
cette  heure.  Il  lit  le  titre.  .  .  c'est  une  Bible  !  livre 
rare,  inconnu  dans  ce  temps-là  ^  Son  intérêt  est 
vivement  excité  ;  il  se  sent  tout  rempli  d'admira- 
tion de  trouver  autre  chose  dans  ce  volume  que 
ces  fragments  d'évangiles  et  d'épîtres  que  l'Eglise 
a  choisis  pour  les  lire  au  peuple  dans  les  temples, 
chaque  dimanche  de  l'année.  Il  avait  cru  jusqu'a- 
lors que  c'était  là  toute  la  Parole  de  Dieu.  Et  voilà 
tant  de  pages,  tant  de  chapitres,  tant  de  livres, 
dont  il  n'avait  aucune  idée!  Son  cœur  bat  en  te- 
nant en  ses  mains  toute  cette   Ecriture  qui   est 
tlivinement  inspirée.  Il  parcourt  avec  avidité  et 
avec  des  sentiments  indicibles  toutes  ces  feuilles 
de  Dieu.  La  première  page  sur  laquelle  se  fixe  son 
attention  lui  raconte  l'histoire  d'Anne  et  du  jeune 
Samuel.  Il  lit,  et  son  âme  peut  à  peine  contenir  la 
joie  dont  elle  est  pénétrée.  Cet  enfant  que  ses  pa- 
rents prêtent  à  l'Éternel  pour  tous  les  jours  de  sa 
vie;  le  cantifjue  d'Anne,  où  elle  déclare  que  l'É- 
^  ternel  élève  le  pauvre  de  la  poudre  et  tire  l'indi- 
gent de   la  boue  ,  pour  le  faire  asseoir  avec  les 

I   Aufreiii  Zeyt,  wie  er  die  Biicher  fein  nacheinander  be- 
sicht. .  .  kombt  er  uber  die  lateinische  Biblia. . .  (Mathes.  3.) 


19^  I'^    BlBLf. 

principaux  ;  ce  jeune  garçon  Samuel  qui  grandit 
dans  le  temple  en  la  présence  de  l'Éternel;  toute 
cette  histoire,  toute  cette  parole  qu'il  a  décou- 
verte, lui  font  éprouver  quelque  chose  qu'il  n'a 
jamais  connu.  Il  retourne  chez  lui  le  cœur  plein. 
«  Oh!  pense-t-il,  si  Dieu  voulait  une  fois  me  dou- 
te ner  en  propre  un  tel  livre  M  »  Luther  ne  savait 
encore  ni  le  grec  ni  l'hébreu.  Il  est  peu  probable 
qu'il  ait  étudié  ces  langues  pendant  les  deux  ou 
trois  premières  années  de  son  séjour  à  l'univer- 
sité. C'était  en  latin  qu'était  cette  Bible  qui  l'avait 
transporté  de  joie.  Il  revint  bientôt  à  la  bibliothè- 
que pour  y  retrouver  son  trésor.  Il  lut  et  relut, 
et  puis,  dans  son  étonnement  et  sa  joie,  il  revint 
lire  encore.  Les  premières  lueurs  d'une  vérité  nou- 
velle se  levaient  alors  pour  lui. 

Ainsi  Dieu  lui  a  fait  trouver  sa  Parole.  Il  a  dé- 
couvert le  livre  dont  il  doit  un  jour  donner  à 
son  peuple  cette  traduction  admirable,  dans  la- 
quelle l'Allemagne,  depuis  trois  siècles,  lit  les 
oracles  de  Dieu.  Pour  la  première  fois  peut-être 
une  main  a  sorti  ce  volume  précieux  de  la  place 
qu'il  occupait  dans  la  bibliothèque  d'Erfurt.  Ce 
livre,  déposé  sur  les  rayons  incomius  d'une  salle 
obscure,  va  devenir  pour  tout  uu  peuple  le  livre 
de  vie.  La  réformation  était  cachée  dans  cette 
Bible-là. 

Ce  fut  dans  la  même  année  que  Luther  obtint 
le  premier  grade  académique,  celui  de  bachelier. 


1    Avidfj  percurrit,  cœpit(|ue  opcarc  ut  oliiii  taleiii  libruiu 
et  ipsc  nancisci  posset.  .  .  (M.  Adami  Vit.  tAitli. ,  p.  io3.) 


iM\LADl£.  199 

Les  travaux  excessifs  auxquels  il  s'était  livré 
pour  soutenir  ses  examens,  le  firent  tomber  dan- 
gereusement malade.  La  mort  sembla  s'approcher 
de  lui.  De  graves  pensées  occupaient  son  esprit. 
Il  croyait  que  son  existence  terrestre  allait  finir. 
On  plaignait  le  jeune  homme.  Il  était  dommage, 
pensait-on,  de  voir  tant  d'espérances  si  prompte- 
ment  éteintes.  Plusieurs  amis  venaient  le  visiter 
siu^  son  lit  de  maladie.  Dans  leur  nombre  se 
trouva  un  prêtre,  vieillard  vénérable,  qui  avait 
suivi  avec  intérêt  l'étudiant  de  Mansfeld  dans  ses 
travaux  et  dans  sa  vie  académique.  Luther  ne  put 
lui  cacher  la  pensée  dont  il  était  frappé.  «  Bien- 
«  tôt,  dit-il,  je  serai  rappelé  de  ce  monde.  »  Mais 
le  vieillard  lui  répondit  avec  bonté  :  «  Mon  cher 
«  bachelier,  ayez  bon  courage!  vous  ne  mourrez 
«  pas  de  cette  maladie.  Notre  Dieu  fera  encore  de 
«  vous  un  homme  qui,  à  son  tour,  en  consolera 
«  plusieurs  ^  Car  Dieu  charge  de  sa  croix  celui 
«  qu'il  aime ,  et  ceux  qui  la  portent  avec  patience 
«  acquièrent  beaucoup  de  sagesse.  »  Ces  mots 
frappèrent  le  jeune  malade.  C'est  quand  il  est 
si  près  de  la  mort  qu'il  entend  la  bouche  d'un 
prêtre  lui  rappeler  que  Dieu,  comme  l'avait  dit  la 
mère  de  Samuel,  élève  le  misérable.  Le  vieillard 
a  répandu  une  douce  consolation  dans  son  cœur; 
li  a  ranimé  ses  esprits  ;  il  ne  l'oubliera  jamais. 
«  C'est  là  la  première  prédiction  que  M.  le  doc- 
'c  teur  ait   entendue,»   dit   Mathesius,   l'ami   de 

1   Duus  te  viruiu  faciet  ([iii  alios  multos  iterum  coiisolabitur. 
(M.  Adami  Vit.  Luth, ,  p.  loi.) 


200  LUTHER    EST    i'AlT    MAITRE   ÈS  ARTS. 

Luther,  qui  nous  rapporte  ce  fait,  «  et  il  l'a  sou- 
«  vent  rappelée.  »  On  comprend  aisément  dans 
quel  sens  Mathesius  appelle  cette  parole  une  pré- 
diction. 

Lorsque  Luther  fut  guéri,  quelque  chose  était 
changé  en  lui.  La  Bible,  sa  maladie,  les  paroles 
du  vieux  prêtre,  semblaient  lui  avoir  adressé  un 
nouvel  appel.  Il  n'y  avait  cependant  encore  rien 
d'arrêté  en  son  esprit.  Il  continua  ses  études.  En 
i5o5  il  fut  fait  maître  es  arts  ou  docteur  en  phi- 
losophie. L'université  d'Erfurt  était  alors  la  plus 
célèbre  de  l'Allemagne.  Les  autres  n'étaient  en 
comparaison  que  des  écoles  inférieures.  La  céré- 
monie se  fit,  selon  la  coutume,  avec  pompe.  Une 
procession  avec  des  flambeaux  vint  rendre  hom- 
mage à  Luther  \  La  fête  fut  superbe.  Tous  étaient 
dans  la  joie.  Luther,  encouragé  peut-être  par  ces 
honneurs,  se  disposa  à  se  consacrer  entièrement 
au  droit,  conformément  à  la  volonté  de  son  père. 

Mais  Dieu  avait  une  volonté  différente.  Tandis 
que  Luther  s'occupait  d'études  diverses,  tandis 
qu'il  commençait  à  enseigner  la  physique  et  l'éthi- 
que d'x\ristote ,  et  d'autres  branches  de  la  phi- 
losophie, son  cœur  ne  cessait  de  lui  crier  que  la 
piété  était  la  seule  chose  nécessaire,  et  qu'avant 
tout  il  devait  être  sûr  de  son  salut.  Il  savait  le  dé- 
plaisir que  Dieu  témoigne  contre  le  péché;  il  se 
rappelait  les  peines  que  sa  Parole  dénonce  au  pé- 
cheur; et  il  se  demandait  avec  crainte,  s'il  était 
sur  de  posséder  la  faveur  divine.   Sa  conscience 

1   L.  Opp.  W.  XXII,  p.  2a2y. 


CONSCIENCE.    MORT    D  ALEXIS.  20I 

lui  criait  :  Non.  Son  caractère  était  prompt  et  dé- 
cidé :  il  résolut  de  faire  tout  ce  qui  pourrait  lui  as- 
surer une  espérance  ferme  de  l'immortalité.  Deux 
événements  vinrent  l'un  après  l'autre  ébranler 
son  âme  et  précipiter  sa  détermination. 

Parmi  ses  amis  d'université  s'en  trouvait  un, 
nommé  Alexis,  avec  lequel  il  était  étroitement  lié. 
Un  matin,  le  bruit  se  répand  dans  Erfurt  qu'Alexis 
a  été  assassiné.  Luther  s'assure  en  toute  hâte  de  la 
vérité  de  ce  rapport.  Cette  perte  si  subite  de  son 
ami  l'émeut,  et  la  question  qu'il  s'adresse  :  Que 
deviendrais-je ,  si  j'étais  ainsi  soudainement  ap- 
])elé?  remplit  son  âme  des  plus  vives  terreurs'. 

C'était  pendant  Tété  de  l'an  i5o5.  Luther,  que 
les  vacances  ordinaires  de   l'université  laissaient 
libre,  forma  la  résolution  de   faire    un  voyage  à 
Mansfeld ,  pour  revoir  les  lieux  chéris  de  son  en- 
fance, et  pour  embrasser  ses  parents.  Peut-être 
aussi  voulait-il  ouvrir  son  cœur  à  son   père,  le 
sonder  sur  le  dessein  qui  commençait  à  se  former 
dans  son  esprit,  et  avoir  son  aveu  pour  embrasser 
une  autre  vocation.  11  prévoyait  toutes  les  diffi- 
cultés qui  l'attendaient.  La  vie  paresseuse  de  la 
majorité  des  prêtres  déplaisait  à  l'actif  mineur  de 
Mansfeld.    Les   ecclésiastiques    étaient    d'ailleurs 
peu  estimés  dans  le  monde  ;  ils  ne  jouissaient  la 
plupart  que  d'un   chétif  revenu  ;  et  le  père ,  qui 
avait  fait  beaucoup  de  sacrifices  pour  entretenir 
son  fils  à  l'université,  qui  le  voyait  enseigner  pu- 
bliquement, des   sa  vingtième   année,   dans  une 
école    célèbre,    n'était    pas    disposé   à   renoncer 

1    Inteiitu  sodalis  sui  contristatiis.  (Cochlœus,  p.  x.) 


StOa  I.K    COUP    DE    FOUDRE. 

aux  espérances  dont  se  nourrissait  son  orgueil. 
Nous  ignorons  ce  qui  se  passa  pendant  le  séjour 
de  Luther  à  Mansfeld.  Peut-être  la  volonté  pro- 
noncée de  son  père  lui  fit- elle  craindre  de  lui  ou- 
vrir son  cœur.  Il  quitta  de  nouveau  la  maison 
paternelie  pour  aller  s'asseoir  sur  les  bancs  de  l'a- 
cadémie. Il  n'était  plus  qu'à  une  petite  distance 
d'Erfurt,  quand  il  fut  surpris  par  un  violent  orage, 
tel  qu'on  en  voit  assez  souvent  dans  ces  monta- 
gnes. La  foudre  éclate  et  tombe  à  ses  côtés.  Lu- 
ther se  jette  à  genoux.  Son  heure  est  peut-être 
venue.  La  mort,  le  jugement,  Féternité  l'entou- 
rent de  toutes  leurs  terreurs,  et  lui  font  entendre 
une  voix  à  laquelle  il  ne  peut  plus  résister.  «  En- 
te veloppé  des  angoisses  et  de  l'épouvante  de  la 
«  mort,  y  comme  il  le  dit  lui-même  ',  il  fait  vœu, 
si  le  Seisjneur  le  tire  de  ce  dan£;er,  d'abandonner 
le  monde  et  de  se  donner  entièrement  à  Dieu. 
Aorès  s'être  relevé  de  terre,  voyant  toujours  de- 
vant lui  cette  mort  qui  doit  un  jour  Tatteindre, 
il  s'examine  sérieusement  et  se  demande  ce  qu'il 
doit  faire  ^.  Les  pensées  qui  l'ont  agité  naguère  se 
représentent  avec  plus  de  force.  Il  a  cherché,  il 
est  vrai,  à  remplir  tous  ses  devoirs.  ^lais  dans  quel 
état  se  trouve  son  âme?  Peut-il,  avec  un  cœur 
souillé,  paraître  devant  le  tribunal  d'un  Dieu  si 
redoutable?  Il  faut  qu'il  devienne  saint.  Il  a  soif 
maintenant  de  sainteté,  comme  il  avait  soif  de 
science.  Mais  où  la  trouver?  comment  l'acquérir? 

i  Mit  Erschrcckeii  luicl  Angst  des  Toiles  ulll^;ebell.  ^^L.  Ej»]). 

II,    101.) 

2  Cuiii  eisel  lu  uaaipo,  lulmitiis  ielu  teniUis.  ^Cuchl'x'us,  i.) 


PROVIDENCE.  2o3 

L'université  lui  a  fourni  les  moyens  de  satisfaire 
ses  premiers  désirs.  Qui  éteindra  cette  angoisse, 
cette  ardeur  qui  le  consume?  A  quelle  école  de 
sainteté  portera-t-il  ses  pas?  —  Il  ira  dans  un  cloî- 
tre; la  vie  monastique  le  sauvera.  Que  de  fois  il  en 
a  entendu  raconter  la  puissance  pour  transformer 
un  cœur,  pour  sanctifier  un  pécheur,  pourrendre 
un  homme  parfait!  Il  entrera  dans  un  ordre  mo- 
nastique. Il  y  deviendra  saint.  Il  s'assurera  ainsi  la 
vie  éternelle  '. 

Tel  fut  l'événement  qui  changea  la  vocation  et 
toutes  les  destinées  de  Luther.  On  reconnaît  ici 
le  doigt  lie  Dieu.  Ce  fut  sa  main  puissante  qui  ren- 
versa sur  un  grand  chemin  le  jetme  maître  es  arts, 
l'aspirant  au  barreau,  le  futur  jurisconsulte  ,  pour 
donner  à  sa  vie  une  direction  toute  nouvelle.  Ru- 
bianus,  l'un  des  atnis  de  Luther  à  l'université 
d'Erfurt,  lui  écrivait  plus  tard  :  «  La  Providence 
«  divine  regardait  à  ce  que  tu  devais  un  jour  deve- 
«  nir,  lorsqu'à  ton  retour  de  chez  tes  parents,  le 
«feu  du  ciel  te  fit  tomber  par  terre,  comme  un 
«autre  Paul,  près  de  la  ville  d'Erfurt,  et  t'enle- 
«  vant  à  notre  société,  te  poussa  dans  la  secte 
«  d'Augustin.  »  Des  circonstances  analogues  ont 
signalé  la  conversion  des  deux  plus  grands  organes 
dont  la  Providence  divine  se  soit  servie  dans  les 
deux  plus  grandes  révolutions  qu'elle  ait  opérées 
sur  la  terre  :  Saint-Paul  et  Luther  ^. 

1  Occasio  auteni  fuit  ingrediendi  illud  vitae  geniis,  qiiod 
pietati  et  studiis  doctrinae  de  Deo,  existimavit  esse  convenicn- 
tius.  (Mel.,  Vit.  Luth.) 

•->.  Quehiuos  hi^to^ens  disent  qu'Alexis  fut  tue  par  le  coup 


2o4  ADIEUX. 

Luther  rentre  à  Erfurt.  Sa  résolution  est  iné- 
branlable. Toutefois,  ce  n'est  pas  sans  peine  qu'il 
va  briser  des  liens  qui  lui  sont  chers.  Il  ne  com- 
munique à  persoime  son  dessein.  Mais,  un  soir,  il 
invite  ses  amis  d'université  à  un  joyeux  et  frugal 
repas.  La  musique  égayé  encore  une  fois  leur 
réunion  intime.  Ce  sont  les  adieux  que  Luther 
fait  au  monde.  Désormais,  au  lieu  de  ces  aimables 
compagnons  de  plaisir  et  de  travail,  des  moines;  au 
lieu  de  ces  entretiens  gais  et  spirituels  ,  le  silence 
du  cloître;  au  lieu  de  ces  chants  joyeux,  les  graves 
accords  de  la  tranquille  chapelle.  Dieu  le  demande  : 
il  faut  tout  immoler.  Cependant,  une  dernière  fois 
encore,  les  joies  de  sa  jeunesse!  La  collation  excite 
ses  amis.  Luther  lui-même  les  anime.  Mais  au 
moment  où  ils  se  livrent  avec  abandon  à  leur 
gaieté,  le  jeune  homme  ne  peut  retenir  plus  long- 
temps les  pensées  sérieuses  qui  occupent  son  cœur. 
11  parle. ..11  découvre  son  dessein  à  scsamis  étonnés. 
Ceux-ci  cherchent  à  le  combattre,  mais  en  vain.  Lt 
la  nuit  même,  Luther,  craignant  peut-être  des  sol- 
licitations importunes,  quitte  sa  chambre.  11  y 
laisse  tous  ses  effets  et  tous  ses  livres,  ne  prenant 
avec  lui  que  Virgile  et  Piaule  i^il  n'avait  point  en- 
core de  Bible\  Virgile  et  Plaute  1  l'épopée  et  la 
comédie  !  singulière  représentation  de  l'esprit  de 
Luther  !  Il  y  a  eu ,  en  effet,  en  lui  toute  une  épopée, 

de  tonnerre  qui  épouvanta  Luther;  mais  deux  contemporains, 
Mathesius  (p.  4)  et  Selneccer  (in  Orat.  de  Luth.),  distinguent 
ces  deux  événements  ;  on  pourrait  même  joindre  à  leur  témoi- 
l^nage  celui  de  Mélanchton ,  qui  dit  :  «  Sodaleni  nescio  quo 
«  easu  inlerfecluin.  ■    Vita  Luth.) 


ENTRÉK    AT)    COUVENT.  2o5 

un  beau,  un  grand,  un  sublime  poème;  mais,  d'un 
caractère  enclin  à  la  gaieté,  à  la  plaisanterie,  à  la 
bouffonnerie,  il  mêla  plus  d'un  trait  familier  au 
fond  grave  et  magnifique  de  sa  vie. 

Muni  de  ces  deux  livres,  il  se  rend  seul,  dans 
les  ténèbres,  au  couvent  des  Ermites  de  Saint- 
Augustin.  Il  demande  qu'on  l'y  reçoive.  La  porte 
s'ouvre  et  se  referme.  Le  voilà  séparé  pour  tou- 
jours de  ses  parents,  de  ses  compagnons  d'étude 
et  du  monde  !  C'était  le  1 7  août  1 5o5.  Luther  avait 
alors  vingt  et  un  ans  et  neuf  mois. 

IIL 

Enfin  il  était  avec  Dieu.  Son  âme  était  en  sû- 
reté. Cette  sainteté  tant  désirée,  il  allait  donc  la 
trouver.  A  la  vue  de  ce  jeune  docteur,  les  moines 
étaient  dans  l'admiration,  et  exaltaient  son  cou- 
rage et  son  mépris  du  siècle  ^  Luther  n'oublia  ce- 
pendant pas  ses  amis.  Il  leur  écrivit  pour  prendre 
congé  d'eux  et  du  monde;  et  le  lendemain,  il  leur 
envoya  ces  lettres,  avec  les  habits  qu'il  avait  por- 
tés jusqu'alors,  et  son  anneau  de  maître  es  arts, 
qu'il  remit  à  l'université,  pour  que  rien  ne  lui 
rappelât  plus  ce  monde  qu'il  abandonnait. 

Ses  amis  d'Èrfurt  furent  consternés.  Faut-il  qu'un 
génie  si  éminent  aille  se  cacher  dans  cette  vie  mo- 
nastique qui  est  une  demi-mort'?  Remplis  d'une 
vive  douleur,  ils  se  hâtèrent  de  se  rendre  au  cou- 

1  Hujus  mundi  contemptu,  ingressus  est  repente,  multis 
admirantibus,  monastcrium. . ,  (Cochlœus,  i.) 

2  In  vita  senii-mortna.  (Melch.  Adami ,  V.  L. ,  p.  102.) 


ao6  IRRITATION    DE    SON    PKRE. 

vent,  dans  l'espérance  de  faire  revenir  Ijuther  sur 
tme  démarche  si  affligeante;  mais  tout  fut  inutile. 
Les  portes  leur  furent  fermées.  Tout  un  mois  se 
passa  sans  que  pesoiine  pût  voir  le  nouveau 
moine ,  ni  lui  parler. 

Luther  s'était  aussi  empressé  de  communiquer 
à  ses  parents  le  grand  changement  qui  venait  de 
s'opérer  tians  sa  vie.  Son  père  en  fut  consterné. 
l\  tremblait  pour  son  fils,  nous  apprend  Luther 
lui-même ,  dans  la  dédicace  de  son  livre  sur  les 
vœux  monastiques,  adressée  à  son  père.  Sa  fai- 
blesse, sa  jeunesse,  l'ardeur  de  ses  passif)ns,  tout 
lui  faisait  craindre  qu'après  le  premier  moment 
d'enthousiasme,  l'oisiveté  du  cloître  ne  fit  tomber 
le  jeune  homme,  ou  dans  le  désespoir,  ou  dans 
de  grandes  fautes.  Il  savait  que  ce  genre  de  vie  en 
avait  déjà  perdu  pkjsieurs.  D'ailleui-s,  le  conseiller- 
mineur  de  Mansfeld  avait  de  tout  autres  desseins 
pour  son  fils.  Il  se  proposait  de  lui  faire  contracter 
un  mariage  riche  et  honorable.  Et  voilà  tous  ses 
ambitieux  projets  renversés  en  une  nuit,  par  cette 
action  imprudente. 

Jean  écrivit  à  son  fils  une  lettre  pleiiîe  d'irrita- 
tion, dans  laquelle  il  le  tutoyait,  nous  dit  encore 
celui-ci,  tandis  qu'il  l'avait  vousoyé  depuis  qu'il 
avait  reçu  le  grade  de  maître  es  arts.  Il  lui  relirait 
toute  sa  faveur,  et  le  déclarait  déshérité  de  l'affec- 
tion paternelle.  En  vain  les  amis  de  Jean  Luther, 
et  sans  doute  sa  femme,  cherchèrent-ils  à  l'adou- 
cir, en  vain  lui  dirent-ils  :  «Si  vous  voulez  sacrifier 
«  quelque  chose  à  Dieu  ,  que  ce  soit  ce  que  vous 
«  avez  de  meilleur  et  de  plus  cher,  votre  fils,  votre 


PAR  noiv.  Q07 

«Isaac;w  l'inexorable  conseiller  de  Mansfeld  ne 
voulait  rien  entendre. 

Quelque  temps  après,  cependant  f  c'est  encore 
Luther  qui  le  raconte  dans  un  sermon  prononcé 
à  Wittemberg  le  20  janvier  1544)?  ^^  peste  sur- 
vint, et  enleva  à  Jean  Luther  deux  de  ses  fils.  Sur 
ces  entrefaites,  quelqu'un  vint  dire  au  père,  dont 
l'âme  était  déchirée  par  la  douleur  :  Le  moine 
d'Erlurt  est  mort  aussi  !.  .  .  On  saisit  cette  occa- 
sion pour  rendre  au  novice  le  cœur  de  son  père. 
«  Si  c'est  une  fausse  alarme,  lui  dirent  ses  amis, 
«  sanctifiez  du  moins  votre  affliction  en  consen- 
«  tant  de  bon  cœur  à  ce  que  votre  fils  soit  moi- 

«  ne! »  —  «  A  la  bonne  heure!  »  répondit  Jean 

Luther  d'un  cœur  brisé  et  encore  à  moitié  rebelle, 
«  et  que  Dieu  donne  qu'il  réussisse!  »  Plus  tard, 
lorsque  J^uther,  réconcilié  avec  son  père,  lui  ra- 
conta l'événement  qui  l'avait  porté  à  se  jeter  dans 
les  ordres  monastiques  :  «  Uieu  fasse,  »  répondit 
l'honnête  mineur,  «  que  vous  n'ayez  pas  pris  pour 
«  un  signe  du  ciel  ce  qui  n'était  qu'un  fantôme 
«  du  diable  '  !  » 

Il  n'y  avait  pas  alors  dans  Luther  ce  qui  devait 
en  faire  plus  tard  le  réformateur  de  l'Église.  Son 
entrée  dans  le  couvent  en  est  la  preuve.  C'était 
une  action  conforme  à  la  tendance  du  siècle  dont 
il  allait  bientôt  contribuer  à  faire  sortir  l'Église. 
Celui  qui  devait  devenir  le  Docteur  du  monde, 
en  était  encore  le  servile  imitateur.  Une  pierre 

I  Gott  geb  dass  es  nicht  ein  Betriig  und  teuflisch  Gespenst 
sey!  (L.  Epp.  II,  p.  ioj.) 


2o8  TRAVAUX    SERVILES. 

nouvelle  était  apportée  à  l'édifice  des  superstitions 
par  celui-là  même  qui  devait  bientôt  le  renverser. 
Luther  cherchait  son  salut  en  kii-niéme,  en  des 
pratiques  et  en  des  observances  humaines  :  il  igno- 
rait que  le  salut  vient  tout  entier  de  IJieu.  Il  vou- 
lait sa  propre  justice  et  sa  propre  gloire,  mécon- 
naissant la  justice  et  la  gloire  du  Seigneur.  Mais 
ce  qu'il  ignorait  encore,  il  l'apprit  peu  après.  Ce 
fut  dans  le  cloître  d'Erfurt  que  s'opéra  cet  immense 
changement  qui  substitua  dans  son  cœur  Dieu  et 
sa  sagesse  au  monde  et  à  ses  traditions,  et  qui 
prépara  la  révolution  puissante  dont  il  fut  le  plus 
illustre  instrument. 

Martin  Luther,  en  entrant  dans  le  couvent, 
changea  de  nom  ,  et  se  fit  appeler  Augustin. 

Les  moines  l'avaient  accueilli  avec  joie.  Ce  n'é- 
tait pas  pour  leur  amour-propre  une  petite  satis- 
faction que  de  voir  l'université  abandonnée  pour 
une  maison  de  leur  ordre  par  l'un  des  docteurs 
les  plus  estimés.  Néanmoins,  ils  le  traitèrent  du- 
rement, et  lui  imposèrent  les  travaux  les  plus  bas. 
On  voulait  humilier  le  docteur  en  philosophie, 
et  lui  apprendre  que  sa  science  ne  l'élevait  pas 
au-dessus  de  ses  confrères.  On  pensait  d'ailleurs 
l'empêcher  ainsi  de  se  livrer  à  ses  études,  dont  le 
couvent  n'aurait  retiré  aucun  profit.  L'ancien 
maître  es  arts  devait  faire  les  fonctions  de  gardien, 
ouvrir  et  fermer  les  portes,  remonter  l'horloge, 
balayer   l'église,  nettoyer  les   chambres  '.  Puis, 


I  Loca  immuuda  purgare  conclus  fuit.  (M.  Adanii,  Vit. 
Luth.,  p.  io3.) 


LE    SAC,    ET    LA    CELLULE.  aOQ 

quand  le  pauvre  moine,  à  la  fois  portier,  sacristain 
et  domestique  du  cloître,  avait  fini  son  travail  : 
Ciini  sacco per  cwitatem!  Avec  le  sac  par  la  ville! 
s'écriaient  les  frères;  et,  chargé  de  son  sac  à  pain, 
il  allait  dans  toutes  les  rues  d'Erfurt,  mendiant 
de  maison  en  maison,  obligé  peut-être  de  se  pré- 
senter à  la  porte  de  ceux  qui  avaient  été  ses  amis 
ou  ses  inférieurs.  En  revenant ,  il  devait  ou  s'en- 
fermer dans  une  cellule  étroite  et  basse  d'où  il 
ne  voyait  qu'un  petit  jardin  de  quelques  pieds, 
ou  recommencer  ses  humbles  offices.  Mais  il  sup- 
portait tout.  Porté  par  son  caractère  à  se  consa- 
crer entièrement  à  ce  qu'il  entreprenait,  c'était 
de  toute  son  âme  qu'il  était  devenu  moine.  Com- 
ment d'ailleurs  aurait-il  songé  à  épargner  son 
corps ,  ou  eu  égard  à  ce  qui  pouvait  satisfaire  sa 
chair?  Ce  n'est  pas  ainsi  qu'il  eût  pu  acquérir 
cette  humilité,  cette  sainteté,  qu'il  était  venu 
chercher  dans  les  murs  du  cloître! 

Le  pauvre  moine,  accablé  de  peine,  s'empres- 
sait de  mettre  à  profit  pour  la  science  chaque  ins- 
tant qu'il  pouvait  dérober  à  ces  viles  occupations. 
Il  se  retirait  volontiers  à  part  pour  se  livrer  à  ses 
études  chéries;  mais  bientôt  les  frères  le  décou- 
vraient, l'entouraient,  murmuraient  contre  lui, 
et  l'arrachaient  à  ses  travaux  en  lui  disant  .-«Allons! 
«allons!  ce  n'est  pas  en  étudiant,  mais  en  mendiant 
«du  pain,  du  blé,  des  œufs,  des  poissons,  de  la 
«  viande  et  de  l'argent ,  que  l'on  se  rend  utile  au 
«  cloître  ^  »  Luther  se  soumettait ,  il  posait  ses  livres 

I  Selnecceri  Orat.  de  Lulh.  (Mathesius ,  p.  5.) 

L  i/, 


-ilO  COURAGE.    SAINT    AUGUSTIN. 

et  reprenait  son  sac.  Loin  de  se  repentir  d'avoir 
accepté  un  tel  joug,  il  veut  mener  à  bonne  fin 
cette  œuvre.  Ce  fnt  alors  que  commença  à  se  dé- 
velopper dans  son  âme  l'inflexible  persévérance 
avec  laquelle  il  poursuivit  en  tout  temps  les  réso- 
lutions qu'il  avait  une  fois  formées.  La  résistance 
qu'il  apportait  à  de  rudes  assauts  donna  une  forte 
trempe  à  sa  volonté.  Dieu  l'exerçait  dans  de  petites 
choses,  pour  qu'il  apprît  à  demeurer  ferme  dans 
les  grandes.  D'ailleurs,  pour  pouvoir  délivrer  son 
siècle  des  misérables  superstitions  sous  lesquelles 
il  gémissait,  il  fallait  qu'il  en  portât  le  poids. 
Pour  vider  la  coupe,  il  fallait  qu'il  en  bût  la  lie. 
Ce  rude  apprentissage  ne  fut  pourtant  pas  aussi 
long  que  Luther  eût  pu  le  craindre.  Le  prieur  du 
couvent ,  sur  l'intercession  de  l'université  dont  Lu- 
ther était  membre,  le  déchargea  des  basses  fonc- 
tions qu'on  lui  avait  imposées.  Le  jeune  moine  se 
mit  alors  à  l'étude  avec  un  nouveau  zèle.  Les  œu- 
vres des  Pères  de  l'Église,  surtout  celles  d'Augus- 
tin ,  attirèrent  son  attention.  L'exposition  que  cet 
illustre  docteur  a  faite  des  Psaumes,  et  son  livre 
De  la  Lettre  et  de  l'Esprit^  étaient  ses  écrits  fa- 
voris. Rien  ne  le  frappait  davantage  que  les  senti- 
ments de  ce  Père  sur  la  corruption  de  la  volonté 
de  l'homme  et  sur  la  grâce  divine.  Il  sentait  par 
sa  propre  expérience  la  réalité  de  cette  corruption 
et  la  nécessité  de  cette  grâce.  Les  paroles  d'Au- 
gustin répondaient  à  son  cœur  :  s'il  eut  pu  être 
d'une  autre  école  que  de  celle  de  Jésus-Christ, 
c'eût  été  sans  doute  de  celle  du  docteur  d'Hippone. 
Il  savait  presque  par  cœur  les  œuvres  de  Pierre 


D  AILLY.    OCCAM.    GERSON.     LA    BIBLE.  Î2 1  I 

d'Ailly  et  de  Gabriel  Biel.  Il  fut  frappé  de  ce  que 
dit  le  premier,  que  si  l'Eglise  ne  s'était  pas  décidée 
pour  le  contraire,  il  serait  bien  préférable  d'ad- 
mettre que  l'on  reçoit  vraiment  dans  la  sainte  cène 
du  pain  et  du  vin,  et  non  de  simples  accidents. 

Il  étudia  aussi  avec  soin  les  théologiens  Occam 
et  Gerson,  qui  s'expriment  l'un  et  l'autre  si  libre- 
ment sur  l'autorité  des  papes.  A  ces  lectures  il 
joignait  d'autres  exercices.  On  l'entendait,  dans  des 
disputes  publiques,  débrouiller  les  raisonnements 
les  plus  compliqués,  et  se  tirer  de  labyrinthes 
dont  d'autres  que  lui  ne  pouvaient  trouver  l'issue. 
Tous  les  auditeurs  en  étaient  dans  l'admiration  ^ 

Mais  ce  n'était  pas  pour  acquérir  la  réputation 
d'un  grand  génie  qu'il  était  entré  dans  le  cloître  : 
c'était  pour  y  chercher  les  aliments  de  la  piété  *. 
Aussi  ne  regardait-il  ces  travaux  que  comme  des 
hors-d'œuvre. 

Il  aimait,  par -dessus  tout,  à  puiser  la  sagesse  a 
la  source  pure  de  la  parole  de  Dieu.  Il  trouva  dans 
le  couvent  une  Bible  attachée  à  une  chaîne,  et  il 
retournait  sans  cesse  à  cette  Bible  enchaînée.  Il 
comprenait  peu  la  Parole;  mais  elle  était  pourtant 
sa  plus  douce  lecture.  Il  lui  arrivait  quelquefois  de 
passer  un  jour  entier  à  méditer  sur  un  seul  pas- 
sage. D'autres  fois  il  apprenait  par  cœur  des  frag- 
ments des  prophètes.   Il  désirait  surtout  que  les 

I  Id  disputationibus  publias  labyrinthes  aliis  inextrica- 
biles,  diserte  multis  admirantibus  explicabat.  (Melancht.  , 
Vit.  Luth.) 

a  In  eo  vitae  génère  non  famam  ingenii,  sed  alimenta  pie- 
tatis  quaerebat.  ''Ibid.) 


2  12  HEBRrL     ET    GREC.    LES    HEURES. 

écrits  des  apôtres  et  des  prophètes  servissent  à 
lui  faire  bien  connaître  la  volonté  de  Dieu,  à  aug- 
menter la  crainte  qu'il  avait  de  son  nom,  et  à 
nourrir  sa  foi  par  les  fermes  témoignages  de  la 
Parole  ^ 

Ce  fut ,  à  ce  qu'il  parait ,  à  cette  époque  qu'il 
commença  à  étudier  les  Écritures  dans  les  langues 
originales,  et  à  jeter  ainsi  le  fondement  de  la  plus 
parfaite  et  de  la  plus  utile  de  ses  œuvres,  la  tra- 
duction de  la  Bible.  Il  se  servait  d'un  lexique  hé- 
braïque de  Reuchlin ,  qui  venait  de  paraître.  Un 
frère  du  couvent,  versé  dans  le  grec  et  l'hébreu , 
et  avec  lequel  il  demeura  toujours  intimement  lié, 
Jean  Lange ,  lui  donna  probablement  les  premières 
directions  ^.  11  faisait  aussi  un  grand  usage  des  sa- 
vants commentaires  de  Nicolas  Lyra,  mort  en  1 34o. 
C'est  ce  qui  faisait  dire  à  Pflug ,  qui  fut  plus  tard 
évéque  de  Naumbourg  :  «Si  Lyra  n'eût  joué  de  la 
«  lyre,  Luther  n'eût  jamais  sauté.  Si  Ljra  non  Ij- 
«  rasset,  Lutherus  non  s  allas  se  t.  » 

Le  jeune  moine  étudait  avec  tant  d'application 
et  de  zèle,  qu'il  lui  arriva  souvent,  pendant  deux 
ou  trois  semaines,  de  ne  pas  dire  ses  heures.  Mais 
bientôt  il  s'effrayait  à  la  pensée  qu'il  avait  trans- 
gressé les  règles  de  son  ordre.  Il  s'enfermait  alors 
pour  réparer  sa  négligence.  Il  se  mettait  à  répéter 
consciencieusement  toutes  les  heures  omises,  sans 
penser  à  manger  ni  à  boire.  Une  fois  même  il  en 
perdit  le  sommeil  pendant  sept  semaines. 

1  Et  firmis  testimoniis  aleret  timorem  etfidem.  (Melancht., 
Vit.  Luth.) 

•X  Gcsch.  ci.  deutsch.  Bibelùbeiselzuiii,'. 


ASCETISME. 


l3 


Brûlant  du  désir  d'atteindre  cette  sainteté  qu'il 
était  venu  chercher  dans  le  cloître,  Luther  se  li- 
vrait à  toute  la  rigidité  de  la  vie  ascétique.  Il  cher- 
chait à  crucifier  la  chair  par  les  jeûnes,  les  ma- 
cérations et  les  veilles  ^  Renfermé  dans  sa  cellule 
comme  en  une  prison ,  il  luttait  sans  relâche  contre 
les  mauvaises  pensées  et  les  mauvais  penchants 
de  son  cœur.  Un  peu  de  pain  et  un  maigre  hareng 
étaient  souvent  sa  seule  nourriture.  Du  reste,  il 
était  naturellement  d'une  grande  sobriété.  Aussi 
ses  amis  le  virent-ils  bien  des  fois,  même  lorsqu'il 
ne  pensait  plus  à  acheter  le  ciel  par  ses  abstinen- 
ces, se  contenter  des  plus  chétifs  aliments,  et  res- 
ter même  quatre  jours  de  suite  sans  manger  et 
sans  boire  *.  C'est  un  témoin  digne  d'être  cru, 
c'est  Mélanchton  qui  le  rapporte;  on  peut  juger 
par  là  du  cas  que  l'on  doit  faire  des  fables  que 
l'ignorance  et  la  prévention  ont  débitées  sur  l'in- 
tempérance de  Luther.  Rien  ne  lui  coûtait,  à  l'é- 
poque qui  nous  occupe,  pour  devenir  saint,  pour 
acquérir  le  ciel.  Jamais  l'Église  romaine  ne  pos- 
séda un  moine  plus  pieux.  Jamais  cloître  ne  vit  un 
travail  plus  sincère  et  plus  infatigable  pour  ache- 
ter le  bonheur  éternel  ^.  Quand  Luther,  devenu 
réformateur,  dit  que  le   ciel  ne  s'achetait  pas,  il 

1  Summa  disciplinae  severitate  se  ipse  régit,  et  omnibus 
exercitiis  lectionum ,  disputationum,  jejunioriim,  precum , 
omnes  louge  superat.  (Melancht. ,  Vita  Luth.) 

2  Erat  enim  natura,  valde  niodici  cibi  etpotus;  vidi  con- 
tinuis  quatuoi"  diebus,  cum  quidem  recte  valeret,  prorsus  ni- 
hil  edentem  aut  bibentem.  (Ibid.) 

■^  Streuue  in  studiis  et  exercitiis  spiritualibus,  militavit  ibi 
Deo  annis  quatuor.  (Cochlœus,  i.) 


2l4  ANGOISSES. 

savait  bien  ce  qu'il  disait.  «  Vraiment,  écrivait-il 
«  au  duc  Grégoire  de  Saxe ,  j'ai  été  un  moine  pieux , 
«  et  j'ai  suivi  les  régies  de  mon  ordre  plus  sévè- 
«  rement  que  je  ne  saurais  l'exprimer.  Si  jamais 
«  moine  était  entré  dans  le  ciel  par  sa  moinerie , 
«  certes  j'y  serais  entré.  C'est  ce  dont  peuvent 
«  rendre  témoignage  tous  les  religieux  qui  m'ont 
«  connu.  Si  cela  eût  dii  durer  longtemps  encore, 
«je  me  serais  martyrisé  jusqu'à  la  mort,  à  force 
«de  veilles,  de  prières,  de  lectures  et  d'autres 
«  travaux  ^  » 

JNous  touchons  à  l'époque  qui  fit  de  Luther  un 
homme  nouveau,  et  qui,  en  lui  révélant  l'immen- 
sité de  l'amour  de  Dieu ,  le  mit  en  état  de  l'an- 
noncer au  monde. 

Luther  ne  trouvait  point,  dans  la  tranquillité 
du  cloître  et  dans  la  perfection  monacale ,  cette 
paix  qu'il  y  était  venu  chercher.  Il  voulait  avoir 
l'assurance  de  son  salut  :  c'était  le  grand  besoin  de 
son  âme.  Sans  cela  point  de  repos  pour  lui.  Or, 
les  craintes  qui  l'avaient  agité  dans  le  monde,  le 
poursuivaient  dans  sa  cellule.  Bien  plus,  elles  y 
augmentaient  :  le  moindre  cri  de  son  cœur  retentis- 
sait avec  force  sous  les  voiites  silencieuses  du 
cloître.  Dieu  l'y  avait  amené  pour  qu'il  apprît  à 
se  connaître  lui-même  ,et  à  désespérer  de  ses  pro- 
pres forces  et  de  sa  propre  vertu.  Sa  conscience, 
éclairée  par  la  Parole  divine,  lui  disait  ce  que  c'é- 
tait que  d'être  saint;  mais  il  était  rempli  d'effroi, 
en  ne  retrouvant,  ni  dans  son  cœur  ni  dans  sa 

I  L.  Opp.  (W.  ,  XIX,  2299. 


LUTHER    PENDANT    LA     MESSE. 


ai5 


vie,  cette  image  de  sainteté  qu'il  avait  contem- 
plée avec  admiration  dans  la  Parole  de  Dieu. 
Triste  découverte  que  fait  tout  homme  sincère! 
Point  de  justice  au  dedans,  point  de  justice  au 

dehors;  partout  omission,  péché,  souillure 

Plus  le  caractère  naturel  de  Luther  était  ardent, 
plus  aussi  cette  résistance  secrète  et  constante 
que  la  nature  de  l'homme  oppose  au  bien  ,  était 
forte  en  lui  et  le  jetait  dans  le  désespoir. 

Les  moines  et  les  théologiens  du  temps  l'invi- 
taient à  faire  des  œuvres,  pour  satisfaire  la  justice 
divine.  Mais  quelles  œuvres ,  pensait-il ,  pourraient 
sortir  d'un  cœur  tel  que  le  mien?  Comment pour- 
rais-je,  avec  des  œuvres  souillées  dans  leur  prin- 
cipe même,  subsister  devant  la  sainteté  de  mon 
juge?  «  Je  me  trouvais  devant  Dieu  un  grand  pé- 
«  cheur,  dit-il,  et  je  ne  pensais  pas  qu'il  me  fût 
«  possible  de  l'apaiser  par  mes  mérites.  » 

Il  était  agité  et  pourtant  morne,  fuyant  les 
conversations  futiles  et  grossières  des  moines. 
Ceux-ci,  ne  pouvant  comprendre  les  orages  qui 
remuaient  son  âme,  le  considéraient  avec  éton- 
nement  %  et  lui  reprochaient  son  air  sombre  et  son 
silence.  Un  jour,  raconte  Cochlœus,  qu'on  disait 
la  messe  dans  la  chapelle,  Luther  y  avait  porté 
ses  soupirs,  et  se  trouvait  dans  le  chœur,  au  mi- 
lieu des  frères,  triste  et  angoissé.  Déjà  le  prêtre 
s'était  prosterné,  l'autel  avait  été  encensé,  le  Glo- 
ria était  chanté  et  l'on  lisait  l'Évangile,  quand  le 


I   Visds  est  fratribus  non  nihil  singularitatis  habere.  (Co- 
chlœus, I.) 


2l6  ANGOISSES. 

pauvre  moine,  ne  pouvant  plus  contenir  son  tour- 
ment, s'écria  d'un  ton  lamentable,  en  se  jetant  à 
genoux  :  «Ce  n'est  pas  moi!  ce  n'est  pas  moi  '  !  » 
Chacun  resta  stupéfait,  et  la  solennité  fut  un 
instant  interrompue.  Peut-être  Luther  pensait-il 
entendre  quelque  reproche  dont  il  se  savait  inno- 
cent ;  peut-être  se  déclarait-il  indigne  d'être  l'un 
de  ceux  auxquels  la  mort  du  Christ  apportait  la 
vie  éternelle.  Cochlœus  dit  qu'on  lisait  alors 
l'histoire  de  l'homme  muet  dont  Jésus  chassa  un 
démon-  Il  se  peut  que  le  cri  de  Luther,  si  l'his- 
toire est  vraie,  se  rapportât  à  cette  circonstance^ 
et  que,  muet  comme  cet  homme,  il  protestât  par 
ce  cri  que  son  silence  venait  d'une  autre  cause 
que  d'une  possession  du  diable.  En  effet,  Cochlœus 
nous  apprend  que  les  moines  attribuaient  quel- 
quefois les  angoisses  de  leur  confrère  à  un  com- 
merce occulte  avec  le  démon ,  et  cet  écrivain 
lui-même  partage  cette  opinion  ^. 

Une  conscience  délicate  portait  Luther  à  re- 
garder la  moindre  faute  comme  un  grand  péché. 
A  peine  l'avait-il  découverte,  qu'il  s'efforçait  de 
l'expier  par  les  plus  sévères  mortifications  ;  et 
cela  ne  servait  qu'à  lui  faire  reconnaître  l'inuti- 
lité de  tous  les  remèdes  humains.  «  Je  me  suis 
«  tourmenté,  dit-il,  jusqu'à  la  mort,  afin  de  pro- 
«  curer  à  mon  cœur  troublé,  à  ma  conscience  agi- 
«  tée ,  la  paix  avec  Dieu  ;  mais ,  entouré  d'hor- 
«  ribles  ténèbres,  je  ne  trouve  la  paix  nulle  part.» 

1  Cum.  .  .  .  repente  ceciderit  vociferans  :  «  Non  siim  !  non 
siim!  »  (Cochloeus,  i.) 

2  Ex  occulto  aliquo  cum  da;mone  coiiuncrcH).  (Ibid.) 


PRATIQUES    IJNUTILES.  217 

'  Les  pratiques  de  la  sainteté  monacale  ,  qui  en- 
dormaient tant  de  consciences,  et  auxquelles, 
dans  son  angoisse,  il  avait  lui-même  eu  recours, 
ne  parurent  bientôt  à  Luther  que  les  inutiles  re- 
mèdes d'une  religion  d'empirique  et  de  charlatan. 
a  Lorsque  étant  encore  moine,  je  sentais  quelque 
«  tentation  m'assaillir  :  Je  suis  perdu  !..,  me  disais- 
«<  je.  Aussitôt  je  recourais  à  mille  moyens  pour 
«  apaiser  les  cris  de  mon  cœur.  Je  me  confessais 
«  tous  les  jours  ;  mais  cela  ne  me  servait  à  rien. 
«  Alors,  accablé  de  tristesse,  je  me  tourmentais 
«  par  la  multitude  de  mes  pensées.  Regarde!  m'é- 
«criais-je,  te  voilà  encore  envieux,  impatient, 
«  colère!...  Il  ne  te  sert  donc  de  rien,  ô  malheu- 
«  reux,  d'être  entré  dans  cet  ordre  sacré...  » 

Et  ponrtant.  Luther,  imbu  des  préjugés  de  son 
temps,  avait,  dès  sa  jeunesse,  considéré  les  pra- 
tiques dont  il  éprouvait  maintenant  l'impuissance, 
comme  des  remèdes  assurés  pour  les  âmes  ma- 
lades. Que  penser  de  Tétrange  découverte  qu'il 
venait  de  faire  dans  la  solitude  du  cloître?  On 
peut  donc  habiter  dans  le  sanctuaire  et  porter  au- 
dedans  de  soi  un  homme  de  péché!...  Il  a  reçu  un 
autre  vêtement,  mais  non  un  autre  cœur.  Ses  es- 
pérances sont  déçues.  A  quoi  s'arrêtera-t-il?  Toutes 
ces  règles  et  ces  observances  ne  seraient-elles  que 
des  inventions  d'hommes?  Une  telle  supposition 
lui  paraît  tantôt  une  séduction  du  diable,  et  tan- 
tôt une  irrésistible  vérité.  En  lutte  tour  à  tour 
avec  la  voix  sainte  qui  parlait  à  son  cœur,  et  avec 
les  institutions  vénérables  que  des  siècles  avaient 
sanctionnées,  Luther  passait  sa  vie  dans  un  con- 


2l8  LUTHER    ÉVANOUI. 

tiniiel  combat.  Le  jeune  moine,  semblable  à  une 
ombre  ,  se  traînait  dans  les  longs  corridors  du 
cloître,  en  les  faisant  retentir  de  ses  tristes  gé- 
missements. Son  corps  s'usait,  ses  forces  l'aban- 
donnaient ;  il  lui  arrivait  quelquefois  de  rester 
comme  mort  '. 

Un  jour,  accablé  de  tristesse,  il  s'enferma  dans 
sa  cellule  ,  et ,  pendant  plusieurs  jours  et  plusieurs 
nuits,  il  ne  permit  à  personne  de  l'approcher.  Un 
de  ses  amis,  Lucas  Edemberger,  inquiet  sur  le 
malheureux  moine ,  et  ayant  quelque  pressenti- 
ment de  Tétat  dans  lequel  il  se  trouvait,  prit  avec 
lui  quelques  jeunes  garçons  accoutumés  à  chanter 
dans  les  chœurs  et  vint  heurter  à  la  porte  de  la 
cellule.  Personne  n'ouvre  ni  ne  répond.  Le  bon 
Edemberger,  encore  plus  effrayé,  enfonce  la  porte. 
Luther  est  étendu  sur  le  plancher  sans  connais- 
sance et  ne  donnant  aucun  signe  de  vie.  Son  ami 
cherche  en  vain  à  rappeler  ses  sens  :  même  im- 
mobilité. Alors  les  jeunes  garçons  commencent 
à  chanter  un  doux  cantique.  Leurs  voix  pures 
agissent  comme  un  charme  sur  le  pauvre  moine, 
dont  la  musique  fut  toujours  une  des  plus  grandes 
joies  ;  peu  à  peu  il  reprend  ses  forces,  la  con- 
naissance et  la  vie^.  Mais  si  la  musique  pouvait, 
pour  quelques  instants,  lui  rendre  un  peu  de  sé- 
rénité, il  fallait  un  autre  et  plus  puissant  remède 
pour  le  guérir  réellement  ;  il  fallait  ce  son  doux 

I  Saepe  eura  cogitantem  attentius  de  ira  Dei,  aut  de  niiran- 
dis  pœnarum  exemplis,  subito  tanti  teiTores  concutiebant , 
ut  petie  exanimaretur.  (Melanchton ,  Vita  Luth.) 

i.  Seckend.,  p.  53. 


HOMMES    PIEUX    DANS    LES    CLOITRES.  2  I  Q 

et  subtil  de  l'Évangile,  qui  est  la  voix  de  Dieu 
même.  Il  le  comprenait  bien.  Aussi  ses  douleurs 
et  ses  épouvantes  le  portaient-elles  à  étudier  avec 
un  zèle  nouveau  les  écrits  des  apôtres  et  des  pro- 
phètes ^. 

IV. 

Luther  n'était  pas  le  premier  moine  qui  eût 
passé  par  de  pareils  combats.  Les  cloîtres  enve- 
loppaient souvent  de  l'obscurité  de  leurs  murs 
des  vices  abominables,  qui  eussent  fait  frémir 
toute  âme  honnête,  si  on  les  avait  mis  à  décou- 
vert ;  mais  souvent  aussi  ils  cachaient  des  vertus 
chrétiennes  qui  s'y  développaient  dans  le  silence, 
et  qui,  exposées  aux  regards  du  monde,  en  eus- 
sent fait  l'admiration.  Ceux  qui  possédaient  ces 
vertus,  ne  vivant  qu'avec  eux-mêmes  et  avec 
Dieu  ,  n'excitaient  pas  l'attention  et  étaient  sou- 
vent même  ignorés  du  modeste  couvent  où  ils 
étaient  renfermés  :  leur  vie  n'était  connue  que  de 
Dieu.  Quelquefois  ces  humbles  solitaires  tom- 
baient dans  cette  théologie  mystique ,  triste  ma- 
ladie des  esprits  les  plus  nobles ,  qui  fit  autrefois 
les  délices  des  premiers  moines  sur  les  bords  du 
Nil ,  et  qui  consume  inutilement  les  âmes  dont  elle 
s'empare. 

Cependant,  si  l'un  de  ces  hommes  se  trouvait 
appelé  à  une  place  éminente,  il  y  déployait  des 
vertus  dont  l'influence  salutaire  se  faisait  ressentir 


i  Hoc  stiidium  ut  magis  expeteret,  illis  suis  doloribus  et 
pavoribus  inovebatur.  (Melancht. ,  Vita  Luth.) 


aao  STAUPiTZ. 


longtemps  et  au  loin.  La  chandelle  était  mise  sur 
le  chandelier,  et  elle  éclairait  toute  la  maison. 
Plusieurs  étaient  réveillés  par  cette  lumière.  Ainsi 
ces  âmes  pieuses  se  propageaient  de  génération 
en  génération;  on  les  vit  briller  comme  des  flam- 
beaux isolés ,  dans  les  temps  même  où  les  cloîtres 
n'étaient  souvent  que  les  impurs  réceptacles  des 
plus  profondes  ténèbres. 

Un  jeune  homme  s'était  ainsi  fait  remarquer 
dans  l'un  des  couvents  de  l'Allemagne.  Il  se  nom- 
mait Jean  Staupitz  et  était  issu  d'une  famille  noble 
de  la  Misnie.  11  avait  eu  dès  sa  plus  tendre  jeu- 
nesse le  goût  de  la  science  et  l'amour  de  la  vertu  '. 
Il  sentit  le  besoin  de  la  retraite  pour  s'adonner 
aux  lettres.  Bientôt  il  trouva  que  la  philosophie 
et  l'étude  de  la  nature  ne  pouvaient  pas  grand'- 
chose  pour  le  salut  éternel.  Il  se  mit  donc  à  étu- 
dier la  théologie.  Mais  il  s'appliquait  surtout  à 
joindre  la  pratique  à  la  science.  Car,  dit  l'un  de 
ses  biographes,  c'est  en  vain  qu'on  se  pare  du 
nom  de  théologien  ,  si  l'on  ne  confirme  pas  ce 
beau  nom  par  sa  vie  ',  L'étude  de  la  Bible  et  de 
la  théologie  de  saint  Augustin,  la  connaissance  de 
soi-même,  les  combats  qu'il  eut  à  livrer,  comme 
Luther,  contre  les  ruses  et  les  convoitises  de  son 
cœur,  l'amenèrent  au  Rédempteur.  Il  trouva  dans 
la  foi  en  Christ  la  paix  de  son  âme.  La  doctrine 
de  l'élection  de  grâce  s'était  surtout  emparée  de 

1  A  teneris  unguiculis,  generoso  animi  impetii ,  ad  virtii- 
teni  et  criidilam  dontrinam  contendit.  (Melch.  Adam.  Vita 
Staupizii.) 

2  Ibid. 


SA     PIETE.  221 

son  esprit.  La  justice  de  la  vie,  la  profondeur  de 
la  science,  l'éloquence  de  la  parole,  non  moins 
qu'un  extérieur  distingué  et  des  manières  pleines 
de  dignité  ' ,  le  recommandaient  à  ses  contempo- 
rains. L'électeur  de  Saxe,  Frédéric  le  Sage,  en  lit 
son  ami  ;  il  l'employa  dans  diverses  ambassades, 
et  fonda  sous  sa  direction  l'université  de  Wittem- 
berg.  Ce  disciple  de  saint  Paul  et  de  saint  Augustin 
fut  le  premier  doyen  de  la  faculté  de  théologie  de 
cette  école,  d'où  la  lumière  devait  un  jour  jaillir 
pour  éclairer  les  écoles  et  les  églises  de  tant  de 
peuples.  Il  assista  au  concile  deLatran,  au  nom 
de  l'archevêque  de  Salzbourg,  devint  provincial 
de  son  ordre  en  Thuringe  et  en  Saxe,  et  plus  tard 
vicaire  général  des  Augustins  pour  toute  l'Alle- 
magne. 

Staupitz  gémissait  de  la  corruption  des  moeurs 
et  des  erreurs  de  doctrine  qui  désolaient  l'Eglise. 
Ses  écrits  sur  l'amour  de  Dieu,  sur  la  foi  chré- 
tienne ,  sur  la  ressemblance  avec  la  mort  de 
Christ ,  et  le  témoignage  de  Luther  en  font  foi. 
Mais  il  regardait  le  premier  de  ces  maux  comme 
beaucoup  plus  grand  que  le  dernier.  D'ailleurs, 
la  douceur  et  l'indécision  de  son  caractère,  son 
désir  de  ne  point  sortir  du  cercle  d'action  qu'd 
se  croyait  assigné,  le  rendaient  plus  propre  à  être 
le  restaurateur  d'un  couvent  que  le  réformateur 
de  l'Église.  Il  eût  voulu  n'élever  à  des  charges  de 
quelque  importance  que  des  hommes  distingués; 
mais  n'en  trouvant  pas,  il  se  résignait  à  en  em- 

1   Corporis  forma  atque  statura  ronspicuiis.  (Cochl.  3.) 


22  2  SA     VISITE. 

ployer  d'autres.  «  Il  faut  labourer,  disait-il,  avec 
«  les  chevaux  que  l'on  trouve ,  et  si  l'on  n'a  pas 
«  de  chevaux,  labourer  avec  des  bœufs  ^  » 

Nous  avons  vu  les  angoisses  et  les  luttes  inté- 
rieures auxquelles  Luther  était  en  proie  dans  son 
couvent  d'Erfurt.  A  cette  époque  on  annonça  la 
visite  du  vicaire  général.  Staupitz  arriva  en  effet 
pour  faire  son  inspection  ordinaire.  L'ami  de  Fré- 
déric ,  le  fondateur  de  l'université  de  Wittemberg, 
le  chef  des  Augustins,  témoigna  de  la  bienveil- 
lance à  ces  moines  soumis  à  son  autorité.  Bientôt 
l'un   des   frères  attira  son   attention.    C'était  un 
jeune  homme  d'une  slature  moyenne,  que  l'étude, 
l'abstinence  et  les  veilles  avaient  amaigri,  en  sorte 
que  l'on  pouvait  compter  tous  ses  os  ".  Ses  yeux, 
que  l'on  compara  plus  tard  à   ceux   du  faucon, 
étaient  abattus;  sa  démarche  était  triste,  son  re- 
gard décelait  une  âme  agitée,  en  proie  à  mille 
combats ,  mais  forte  pourtant  et  portée  à  la  ré- 
sistance. Il  y  avait  dans   tout   son   être  quelque 
chose  de  grave,  de  mélancolique  et  de  soleimel. 
Staupitz ,  dont  une  longue  expérience  avait  exercé 
le   discernement ,  découvrit  aisément  ce  qui  se 
passait  dans  celte  âme  ,   et  distingua   ce   jeune 
frère  entre  tous  ceux  qui  l'entouraient.  Il  se  sen- 
tit attiré  vers  lui,  pressentit  ses  grandes  destinées, 
et  éprouva  pour  son  subordonné  un  intérêt  tout 
paternel.  Il  avait  eu   à   lutter  comme  Luther,  il 
pouvait  donc  le  comprendre.  Il  pouvait  surtout 

I  L.  Opp.  (W.)  V.  2819. 
a  P.  Mosoliani  Epist. 


CONVERSATIONS.  223 

lui  montrer  le  chemin  de  la  paix  qu'il  avait  lui- 
même  trouvé.  Ce  qu'il  apprit  des  circonstances 
qui  avaient  amené  dans  le  couvent  le  jeune  Au- 
gustin, augmenta  encore  sa  sympathie.  Il  invita 
le  prieur  à  le  traiter  avec  plus  de  douceur,  et  il 
profita  des  occasions  que  sa  charge  lui  offrait 
pour  gagner  la  confiance  du  jeune  frère.  S'appro- 
chant  de  lui  avec  affection ,  il  chercha  de  toutes 
manières  à  dissiper  sa  timidité,  augmentée  encore 
par  le  respect  et  la  crainte  qu'un  homme  d'un 
rang  aussi  élevé  que  Staupitz  devait  lui  inspirer. 

Le  cœur  de  Luther,  que  des  traitements  durs 
avaient  jusqu'alors  fermé,  s'ouvrit  enfin  et  se  di- 
lata aux  doux  rayons  de  la  charité.  Comme  dans 
l'eau  le  visage  répond  au  visage  y  ainsi  le  cœur 
d'un  homme  répond  à  celui  d'un  autre  homme  ^. 
Le  cœur  de  Staupitz  répondit  au  cœur  de  I^ulher. 
Le  vicaire  général  le  comprit,  et  le  moine  sentit 
pour  lui  une  confiance  qu'il  n'avait  encore  éprou- 
vée pour  personne.  Il  lui  révéla  la  cause  de  sa 
tristesse ,  il  lui  dépeignit  les  horribles  pensées 
qui  l'agitaient ,  et  alors  commencèrent  dans  le, 
cloître  d'Erfurt,  des  entretiens  pleins  de  sagesse 
et  d'instruction. 

«  C'est  en  vain,  dit  avec  abattement  Luther  à 
«  Staupitz,  que  je  fais  des  promesses  à  Dieu  ;  le 
«  péché  est  toujours  le  plus  fort.  » 

—  «  O  mon  ami!  w  lui  répondit  le  vicaire  géné- 
ral, en  faisant  un  retour  sur  lui-même,  «j'ai  juré 
«  plus  de  mille  fois  à  notre  Dieu  saint,  de  vivre 

I   Proverbes.  XXVII ,  9. 


1l[\  LA     GRA.CE    DE    CHRfST. 

«  pieusement,  et  je  ne  l'ai  jamais  tenu.  Maintenant 
«  je  ne  veux  plus  le  jurer,  car  je  sais  que  je  ne  le 
«  tiendrai  pas.  Si  Dieu  ne  veut  pas  user  de  grâce 
«  envers  moi  pour  l'amour  de  Christ ,  et  m'accor- 
«  der  un  heureux  départ,  quand  je  devrai  quitter 
«  cette  terre  ,  je  ne  pourrai ,  avec  tous  mes  vœux 
«  et  toutes  mes  bonnes  œuvres,  subsister  devant 
«  lui.  Il  faudra  que  je  périsse  ^  » 

Le  jeune  moine  s'effraye  à  la  pensée  de  Injus- 
tice divine.  Il  expose  au  vicaire  général  toutes  ses 
craintes.  La  sainteté  ineffable  de  Dieu  ,  sa  majesté 
souveraine  l'épouvantent.  Qui  pourra  soutenir  le 
jour  de  sa  veiiue  ?  qui  pourra  subsister  quand  il 
paraîtra  ? 

Staupitz  reprend  la  parole.  Il  sait  où  il  a  trouvé 
la  paix;  il  l'enseignera  au  jeune  homme.  «  Pour- 
ce  quoi,  lui  dit-il,  te  tourmentes-tu  de  toutes  ces 
«  spéculations  et  de  ces  hautes  pensées?...  Re- 
«  garde  aux  plaies  de  Jésus-Christ,  au  sang  qu'il 
«  a  répandu  pour  toi  :  c'est  là  que  la  grâce  de  Dieu 
«  t'apparaîtra.  Au  lieu  de  te  martyriser  pour  tes 
«  fautes,  jette- toi  dans  les  bras  du  Rédempteur, 
a  Confie-toi  en  lui,  en  la  justice  de  sa  vie,  en 
«  l'expiation  de  sa  mort.  Ne  recule  pas  ;  Dieu  n'est 
«  pas  irrité  contre  toi,  c'est  toi  qui  es  irrité  contre 
«  Dieu.  Écoute  le  Fils  de  Dieu.  Il  est  devenu 
«  homme  pour  te  donner  l'assurance  de  la  faveur 
«  divine.  Il  te  dit  :  Tu  es  ma  brebis  ;  tu  entends 
«  ma  voix  ;  personne  ne  te  ravira  de  ma  main  ^.  w 

1  L.  Opp.  (W.)  VIII,  272.5. 

2  Ibid.  Il,  26/,. 


LA    REPENTANCE.  îà'iS 

Mais  Luther  ne  trouve  point  ainsi  la  repen- 
tance  qu'il  croit  nécessaire  au  salut;  il  répond, 
et  c'est  la  réponse  ordinaire  des  âmes  angoissées 
et  craintives  :  «  Comment  oser  croire  à  la  faveur 
«  de  Dieu  ,  tant  qu'il  n'y  a  point  en  moi  une  véri- 
«  table  conversion?  Il  faut  que  je  change  pour 
«  qu'il  m'accepte.  » 

Son  vénérable  guide  lui  montre  qu'il  ne  peut 
y  avoir  de  véritable  conversion,  aussi  longtemps 
que  l'homme  craint  Dieu  comme  un  juge  sévère. 
—  «  Que  direz-vous  donc,  s'écrie  Luther,  à  tant 
«  de  consciences  auxquelles  on  prescrit  mille 
«  ordonnances  insupportables  pour  gagner  le 
«  ciel?  » 

Alors  il  entend  cette  réponse  du  vicaire  géné- 
ral ,  ou  plutôt  il  ne  croit  pas  qu'elle  vienne  d'un 
homme,  il  lui  semble  que  c'est  une  voix  qui 
retentit  du  ciel  ^  :  «  Il  n'y  a,  dit  Staupitz,  de  re- 
«  pentance  véritable  que  celle  qui  commence  par 
«l'amour  de  Dieu  et  de  la  justice  ^.  Ce  que  les 
«  autres  s'imaginent  être  la  fin  et  l'accomplisse- 
«  ment  de  la  repentance ,  n'en  est  au  contraire 
«  que  le  commencement.  Pour  que  tu  sois  rempli 
«d'amour  pour  le  bien,  il  faut  avant  tout  que 
«  tu  sois  rempli  d'amour  pour  Dieu.  Si  tu  veux 
«  te  convertir,  ne  recherche  pas  toutes  ces  macé- 
«  rations  et  tous  ces  martyres.  Aime  celui  qui  t'a 
«  aimé  le  premier  !  « 

1  Te  velut  c  cœlo  sonantem  accepimiis.  (L.  Epp.  I,  1 15,  ad 
Staiipitziiim,  du  3o  mai  i5i8.) 

2  Pœnitentia  vero  non  est,  nisi  quae  ab  amore  justitiae  et 
Dei  incipit,  etc.  (Ibid.) 


226  PUiSSAPrCE    DU    PECHE. 

Luther  écoute,  il  écoute  encore.  Ces  consola- 
tions le  remplissent  d'une  joie  inconnue  et  lui 
donnent  une  lumière  nouvelle.  «  C'est  Jésus-Christ , 
«  pense-t-il  en  son  cœur;  oui,  c'est  Jésus-Christ 
«  lui-même  qui  me  console  si  admirablement  par 
«  ces  douces  et  salutaires  paroles  '.  » 

Ces  paroles,  en  effet,  pénétrèrent  au  fond  du 
cœur  du  jeune  moine  comme  la  flèche  aiguë  d'un 
homme  puissant  ^.  Pour  se  repentir,  il  faut  aimer 
Dieu!  Eclairé  de  cette  lumière  nouvelle,  il  se  met 
à  conférer  les  Écritures.  Il  recherche  tous  les 
passages  où  elles  parlent  de  repentance,  de  con- 
version. Ces  mots,  si  redoutés  jusqu'alors,  pour 
employer  ses  propres  expressions,  «  sont  devenus 
ce  pour  lui  un  jeu  agréable  et  la  plus  douce  des 
«  récréations.  Tous  les  passages  de  l'Ecriture  qui 
a  l'effrayaient,  lui  semblent  maintenant  accourir 
«de  toutes  parts,  sourire,  sauter  autour  de  lui, 
«  et  jouer  avec  lui^.» 

«Auparavant,  s'écrie-t-il,  quoique  je  dissimu- 
«  lasse  avec  soin  devant  Dieu  l'état  de  mon  cœur, 
«  et  que  je  m'efforçasse  de  lui  exprimer  un  amour 
«qui  n'était  qu'une  contrainte  et  une  fiction,  il 
«  n'y  avait  pour  moi  dans  l'Ecriture  aucune  parole 

1  Meraini  inter  jucundissimas  et  saliitares  fabulas  tuas , 
quibus  me  solet  Dominus  Jésus  mirifice  consolari.  (L.  Epp.  I, 
ii5,  ad  Staupitzium  ,  du  3o  mai  i5i8.) 

2  Hassit  hoc  verbum  luum  iu  me,  sicut  sagitta  poteiilis 
acuta.  (Ibid.) 

3  Ecce  jucundissimum  hidum,  verba  undique  mihi  collu- 
debant,  planeque  huic  sententiae  arridebant  et  assultabant. 
(L.  Epp.I,  Il  5.) 


DOUCKIIR     Dli    I.A    REP£NÏAIVCE.  11'^ 

«  plus  amère  que  celle  de  repentance.  Mais  main- 
te tenant  il  n'en  est  point  qui  me  soit  plus  douce 
«et  plus  agréable  ^  Oh!  que  les  préceptes  de 
«  Dieu  sont  doux ,  quand  on  ne  les  lit  pas  seule- 
«  ment  dans  les  livres,  mais  aussi  dans  les  plaies 
«  précieuses  du  Sauveur  ^  !  » 

Cependant  Luther,  consolé  par  les  paroles  de 
Staupitz,  retombait  quelquefois  dans  l'abattement. 
Le  péché  se  faisait  de  nouveau  sentir  à  sa  cons- 
cience craintive,  et  alors  à  la  joie  du  salut  suc- 
cédait tout  son  ancien  désespoir.  «O  mon  péché! 
«mon  péché!  mon  péché!  »  s'écria  un  jour  le 
jeune  moine  en  présence  du  vicaire  général, 
avec  l'accent  de  la  plus  vive  douleur.  —  «  Eh! 
te  voudrais-tu  n'être  qu'en  peinture  un  pécheur, 
«  répliqua  celui-ci,  et  n'avoir  aussi  qu'un  Sauveur 
«  en  peinture?  »  Puis  Staupitz  ajouta  avec  auto- 
rité :  «  Sache  que  Jésus-Christ  est  Sauveur,  même 
«  de  ceux  qui  sont  de  grands,  de  vrais  pécheurs, 
«  et  dignes  d'une  entière  condamnation.  » 

Ce  qui  agitait  Luther,  ce  n'était  pas  seulement 
le  péché  qu'il  trouvait  dans  son  cœur  :  aux  trou- 
bles de  la  conscience  venaient  se  joindre  ceux  de 
la  raison.  Si  les  saints  préceptes  de  la  Bible  l'ef- 
frayaient, telle  des  doctrines  du  divin  Livre  aug- 
mentait encore  ses  tourments.  La  vérité,  qui  est 
le  grand  moyen  par  lequel  Dieu  donne  la  paix  à 

I  Nunc  nihil  dulciiis  aut  gratins  mihi  sonet  quàm  pœniten 
lia,  etc.  (L.  Epp.  I,  1 15.) 

a  Ita  enim  dulcescunt  prsecepta  Dei,  quando  non  in  libris 
tantum ,  sed  in  vulneribiis  dulcissimi  Salvatoris  legenda  inte!- 
ligimus.  (Ibid.) 

i5. 


iiS  l'flectio:^. 

l'homme, doit  nécessairement  commencer  par  lui 
enlevei'  ia  fausse  sécurité  qui  le  perd.  La  doctrine 
de  l'élection  troublait  surtout  le  jeune  homme. 
et  le  lançait  dans  un  champ  difficile  à  parcourir. 
Devait-il  croire  que  c'était  l'homme  qui  le  premier 
choisissait  Dieu  pour  sa  part?  ou  que  c'était  Dieu 
qui   le   premier  choisissait   l'homme?  La  Bible, 
rhistoire.  l'expérience  journalière,  les  écrits  d'Au- 
gustin, tout  lui  avait  montré  qu'il  fallait  toujours 
et  en   toute  chose   remonter  en    dernière   fin    à 
cette  volonté  souveraine  par  laquelle  tout  existe, 
et  de  laquelle  tout  dépend.  Mais  son  esprit  ardent 
eût  \oulu  aller  plus  loin:  il  eût  voulu  pénétrer 
dans    le   conseil   secret  de  Dieu,  en  dévoiler   les 
mystères,  voir  l'invisible  et  comprendre  l'incom- 
préhensible. Staupitz  l'arrêta.   Il  l'invita  à  ne  pas 
prétendre  sonder  le  Dieu  caché,  mais  à  s'en  tenir 
à  ce  qui  nous  en   est  manifesté  en  Christ.  «  Re- 
cc  garde  les   plaies  de   Christ,  lui  dit-il .  et  tu  y 
«  verras  reluire  avec  clarté  le  conseil  de  Dieu  en- 
«  vers  les  hommes.  On  ne  peut  comprendre  Dieu 
«  hors  de  Jesus-Christ.  En  Christ  vous  trouverez 
«ce  que  je  suis   et  ce  que  je  demande,  a  dit  le 
et  Seigneur.  Vous  ne   le  trouverez  nulle  part  aii- 
«  leurs,  ni  dans  le  ciel .  ni  sur  la  terre  ^  » 

Le  vicaire  général  lit  plus  encore..  11  fit  recon- 
naître a  Luther  le  dessein  paternel  de  la  Provi- 
dence de  Dieu  ,  en  permettant  ces  tentations  et 
ces  combats  divers  que  son  àme  devait  soutenir. 
Il  les  lui  tit  envisager  sous  un  jour  bien  propre 

1  L.  0pp.  (W.)XXII.  p.  A89. 


LA.    PROVIDENCE.    lA.    BIBLE.  11^ 

à  ranimer  son  courage.  Dieu  se  prépare  par  de 
telles  épreuves  les  âmes  qu'il  destine  à  quelque 
œuvre  importante.  Il  faut  éprouver  le  navire 
avant  de  le  lancer  sur  la  vaste  mer.  S  il  est  une 
éducation  nécessaire  à  tout  homme,  il  en  est  une 
particulière  pour  ceux  qui  doivent  agir  sur  leur 
génération.  C'est  ce  que  Staupitz  représenta  au 
moine  d'Erfurt.  «  Ce  n'est  pas  en  vain,  lui  dit-il , 
«  que  Dieu  t'exerce  par  tant  de  combats  :  tu  le 
«verras,  il  se  servira  de  toi  dans  de  grandes 
«  choses,  comme  de  son  ministre.  » 

Ces  paroles,  que  Luther  écoute  avec  étonne- 
ment  et  avec  humilité,  le  remplissent  de  courage, 
et  lui  font  reconnaître  en  lui  des  forces  qu'il  n'a- 
vait pas  même  soupçonnées.  La  sagesse  et  la  pru- 
dence d'un  ami  éclairé  révèlent  peu  à  peu  l'homme 
fort  à  lui-même.  Staupitz  n'en  reste  pas  là.  Il  lui 
donne  pour  ses  études  de  précieuses  directions.  Il 
l'exhorte  à  puiser  désormais  toute  sa  théologie 
dans  la  Bible,  en  laissant  de  côté  les  systèmes  des 
écoles.  «  Que  l'étude  des  Écritures,  lui-dit,  soit 
«  votre  occupation  favorite.  »  Jamais  meilleur 
conseil  ne  fut  mieux  suivi.  Mais  ce  qui  réjouit 
surtout  Luther,  c'est  le  présent  d'une  Bible  que 
Staupitz  lui  fait.  C'était  peut-être  cette  Bible 
latine  reliée  en  peau  rouge  qui  appartenait  au 
couvent,  et  que  tout  son  désir  était  de  posséder 
et  de  pouvoir  porter  partout  avec  lui,  parce  qu'il 
en  connaissait  si  bien  toutes  les  feuilles  et  qu'il 
savait  où  trouver  chaque  passage  K  Enfin  il  pos^ 

1   Seckcnd.,  p.  5a. 


23o  LA    BIBLE.     LE    VIEUX    MOIJNE. 

sède  lui-même  ce  trésor.  Dès  lors  il  étudie  l'Écri- 
ture, et  surtout  les  Épîtres  de  saint  Paul,  avec 
un  zèle  toujours  croissant.  11  ne  joint  plus  à  l'é- 
tude de  la  Bible  que  celle  de  saint  Augustin.  Tout 
ce  qu'il  lit  s'imprime  avec  force  dans  son  âme. 
Les  combats  ont  préparé  son  cœur  à  comprendre 
la  Parole.  Le  sol  a  été  labouré  très-profond  ;  la 
semence  incorruptible  le  pénètre  avec  puissance. 
Quand  Staupitz  quitta  Erfurt,  un  nouveau  jour 
s'était  levé  pour  Luther. 

Néanmoins,  l'œuvre  n'était  pas  finie.  Le  vicaire 
général  l'avait  préparée  :  Dieu  réservait  à  un  ins- 
trument plus  humble  de  l'accomplir.  La  conscience 
du  jeune  Augustin  n'avait  pas  encore  trouvé  le 
repos.  Son  corps  succomba  enfin  sous  les  efforts 
et  sous  la  tension  de  son  âme.  11  fut  atteint  d'une 
maladie  qui  le  conduisit  aux  portes  du  tombeau. 
C'était  alors  la  seconde  année  de  son  séjour  au 
couvent.  Toutes  ses  angoisses  et  ses  terreurs  se 
réveillèrent  à  l'approche  de  la  mort.  Ses  souillures 
et  la  sainteté  de  Dieu  troublèrent  de  nouveau 
son  âme.  Un  jour  que  le  désespoir  l'accablait,  un 
vieux  moine  entra  dans  sa  cellule  et  lui  adressa 
quelques  paroles  consolantes.  Luther  lui  ouvrit 
son  cœur  et  lui  fit  connaître  les  craintes  qui  l'a- 
gitaient. Le  respectable  vieillard  était  incapable  de 
suivre  cette  âme  dans  tous  ses  doutes,  comme 
l'avait  fait  Staupitz;  mais  il  savait  son  CtpcIo^  et  il 
y  avait  trouvé  de  quoi  consoler  son  cœur.  Il  ap- 
pliquera donc  au  jeune  frère  ce  même  remède. 
Le  ramenant  à  ce  symbole  des  apôtres,  que  Lu- 
ther avait  appris  dans  sa  première  enfance  à  l'é- 


LA.    RÉMISSION    DES    PliCHÉS.  l'^i 

cole  de  Mansfeld ,  le  vieux  moine  prononça  avec 
bonhomie  cet  article  :  Je  crois  la  rémission  des 
péchés.  Ces  simples  paroles,  que  le  pieux  frère 
récita  avec  candeur,  dans  ce  moment  décisif,  ré- 
pandirent une  grande  consolation  dans  l'âme  de 
Luther.  «  Je  crois,  répéta-t-il  bientôt  en  lui- 
«  même  sur  son  lit  de  douleur,  je  crois  la  rémis- 
«  sion  des  péchés  !»  —  «  Ah ,  dit  le  moine ,  il  ne 
«  faut  pas  seulement  croire  que  les  péchés  sont 
«  remis  à  David  ou  à  Pierre  :  c'est  là  ce  que  croient 
«  les  démons.  Le  commandement  de  Dieu  est  que 
«  nous  croyions  qu'ils  nous  sont  remis  à  nous- 
«  mêmes  \  »  Que  ce  commandement  parut  doux 
au  pauvre  Luther!  «  Voici  ce  que  dit  saint  Ber- 
«  nard  dans  son  discours  sur  l'annonciation , 
«  ajouta  le  vieux  frère  :  Le  témoignage  que  le 
«  Saint-Esprit  rend  dans  ton  cœur  est  celui-ci  : 
M  Tes  péchés  te  sont  remis.  » 

Dès  ce  moment  la  lumière  jaillit  dans  le  cœur 
du  jeune  moine  d'Erfurt.  La  parole  de  la  grâce  a 
été  prononcée,  il  l'a  crue.  Il  renonce  à  mériter  le 
salut,  et  s'abandonne  avec  confiance  à  la  grâce  de 
Dieu  en  Jésus-Christ.  Il  ne  saisit  point  les  consé- 
quences du  principe  qu'il  a  admis;  il  est  encore 
sincère  dans  son  attachement  à  l'Eglise,  et  cepen- 
dant il  n'a  plus  besoin  d'elle;  car  il  a  reçu  le  sa- 
lut immédiatement  de  Dieu  même,  et  dès  lors  le 
catholicisme  romain  est  virtuellement  détruit  en 
lui.  Il  avance,   il  recherche  dans  les  écrits    des 

I  Davidi  aut  Petro Sed  niandatum  Dci  esse  ,  ut  singuli 

hoiuines  nobis  remitti  peccata  credamus.  (Melancht.,  Vit.  L.) 


îiSa  LA    RÉMISSION    DES    PÊCHES. 

apôtres  et  des  prophètes  tout  ce  qui  peut  fortifier 
l'espérance  qui  remplit  son  cœur.  Chaque  jour  il 
invoque  le  secours  d'en  haut ,  et  chaque  jour  aussi 
la  lumière  croît  dans  son  âme. 

La  santé  qu'avait  trouvée  son  esprit  rendit  la 
santé  à  son  corps.  II  se  releva  promptement  de 
son  lit  de  maladie.  11  avait  reçu  doublement  une 
vie  nouvelle.  Les  fêtes  de  Noël,  qui  arrivèrent 
bientôt,  lui  firent  goûter  en  abondance  toutes 
les  consolations  de  la  foi.  Il  prit  part  avec  une 
douce  émotion  à  ces  saintes  solennités;  et  lors- 
qu'au milieu  des  pompes  de  ce  jour,  il  dut  chan- 
ter ces  paroles  :  O  beata  culpa  quœ  talem  meruisti 
Redemptorem'  !  tout  son  être  dit  Jmen,  et  tres- 
saillit de  joie. 

Luther  était  depuis  deux  ans  dans  le  cloître.  Il 
devait  être  consacré  prêtre.  Il  avait  beaucoup 
reçu,  et  il  entrevoyait  avec  joie  la  perspective  que 
lui  offrait  le  sacerdoce,  de  donner  gratuitement 
ce  qu'il  avait  reçu  gratuitement.  Il  voulut  profi- 
ter de  la  cérémonie  qui  allait  avoir  lieu  pour  se 
réconcilier  pleinement  avec  son  père.  11  l'invita  à 
y  assister,  et  lui  demanda  même  d'en  fixer  le  jour. 
Jean  Luther,  qui  n'était  point  encore  entièrement 
apaisé  envers  son  fils ,  accepta  néanmoins  cette 
invitation,  et  indiqua  le  dimanche  2  mai  1607. 

Au  nombre  des  amis  de  Luther,  se  trouvait  le 
vicaire  d'Isenac,  Jean  Braun,  qui  avait  été  pour 
lui  un  conseiller  fidèle  pendant  son  séjour  dans 

I   O  laute  bienheureuse,  qui  as  mérité  un  tel  Rédempteur! 

(Mathesiiis,  p.  5.) 


CONSÉCRATIOjX.  a33 

cette  ville.  Luther  lui  écrivit  le  22  avril.  C'est  la 
plus  ancienne  lettre  du  réformateur;  elle  porte 
l'adresse  suivante  :  «  A  Jean  Braiin  ,  saint  et  vénè- 
re rable  prêtre  de  Christ  et  de  Marie.» Ce  n'est  que 
dans  les  deux  premières  lettres  de  Luther  que  le 
nom  de  Marie  se  trouve. 

«  Le  Dieu  qui  est  glorieux  et  saint  dans  toutes 
<(  ses  œuvres,  dit  le  candidat  à  la  prêtrise,  ayant 
«daigné  m'élever  magnifiquement,  moi  malheu- 
«  reux  et  de  toute  manière  indigne  pécheur,  et 
«  m'appeler,  par  sa  seule  et  très-libérale  miséri- 
«  corde,  à  son  sublime  ministère,  je  dois,  pour 
«  témoigner  ma  reconnaissance  d'une  bonté  si  di- 
«  vine  et  si  magnifique  (autant  du  moins  que  la 
«  poudre  peut  le  faire),  remplir  de  tout  mon 
«  cœur  l'office  qui  m'est  confié.» 

Enfin  le  jour  arriva.  Le  mineur  de  Mansfeld  ne 
manqua  pas  à  la  consécration  de  son  fils.  Il  lui 
donna  même  une  marque  non  équivoque  de  son 
affection  et  de  sa  générosité,  en  lui  faisant,  à 
cette  occasion,  un  cadeau  de  vingt  florins. 

La  cérémonie  eut  lieu.  C'était  Jérôme,  évêque 
de  Brandebourg,  qui  officiait.  Au  moment  où  il 
conféra  à  Luther  la  puissance  de  célébrer  la  messe, 
il  lui  mit  en  main  le  calice,  et  lui  dit  ces  paroles 
solennelles  :  «  Accipe  potestatem  sacrificandi  pro 
«  vivis  et  mortuis.  Reçois  la  puissance  de  sacrifier 
«pour  les  vivants  et  pour  les  morts.  »  Luther 
écouta  alors  tranquillement  ces  paroles,  qui  lui 
accordaient  le  pouvoir  de  faire  l'œuvre  même  du 
Fils  de  Dieu;  mais  il  en  frémit  plus  tard.  «  Si  la 
«  terre  ne  nous  a  pas  alors  engloutis  tous  deux , 


à34  LE    DÎNER.    LA    FÊTE-DIEI:. 

«  dit-il,  ce  fut  à  tort  et  par  la  grande  patience  et 
«  longanimité  du  Seigneur  ^» 

Le  père  dîna  ensuite  au  couvent  avec  son  fds, 
les  amis  du  jeune  prêtre  et  les  moines.  La  con- 
versation tomba  sur  l'entrée  de  Martin  dans  le 
cloître.  Les  frères  l'exaltaient  fort,  comme  une 
oeuvre  des  plus  méritoires.  Alors  l'inflexible  Jean, 
se  tournant  vers  son  fils,  lui  dit  :  «  N'as-tu  pas  lu 
«  dans  l'Écriture  qu'on  doit  obéir  à  son  père  et  à 
«  sa  mère  *?))  Ces  paroles  frappèrent  Luther;  elles 
lui  présentèrent  sous  un  tout  autre  aspect  l'action 
qui  l'avait  amené  dans  le  sein  du  couvent,  et  elles 
retentirent  encore  longtemps  dans  son  cœur. 

Luther,  d'après  le  conseil  de  Staupitz,  fit,  peu 
après  sa  consécration,  de  petites  courses  à  pied 
dans  les  cures  et  les  couvents  des  environs,  soit 
pour  se  distraire  et  procurer  à  son  corps  l'exercice 
nécessaire,  soit  pour  s'habituer  à  la  prédication. 

La  Fête-Dieu  devait  être  célébrée  avec  pompe 
à  Eisleben.  Le  vicaire  général  devait  s'y  trouver. 
Luther  s'y  rendit  :  il  avait  encore  besoin  de  Stau- 
pitz, et  il  recherchait  chaque  occasion  de  se  ren- 
contrer avec  ce  conducteur  éclairé  qui  guidait  son 
âme  dans  le  chemin  de  la  vie.  La  procession  fut 
nombreuse  et  brillante.  Staupitz  lui-même  portait 
le  saint -sacrement.  Luther  suivait,  revêtu  de 
l'habit  sacerdotal.  La  pensée  que  c'était  Jésus- 
Christ  lui-même  que  portait  le  vicaire  général, 
l'idée  que  le  Seigneur  était  en  personne,  là,  devant 

1  Opp.  XVI.  (W.)  ii44- 

2  Ei,  hast  du  nicht  aucli  gehortdass  inau  Eltcrn  soll  gehor- 
sam  seyii.  (L.  Epp.  II,  loi.) 


VOCATION    A    WITTF.MBERG.  2^5 

lui,  vint  tout  à  coup  frapper  l'imagination  de  Lu- 
ther, et  le  remplit  d'une  telle  épouvante,  qu'il 
pouvait  à  peine  avancer;  la  sueur  lui  coulait  goutte 
à  goutte;  il  chancelait,  et  il  crut  qu'il  allait  mou- 
rir d'angoisse  et  d'effroi.  Enfin  la  procession  finit. 
Ce  sacrement,  qui  avait  réveillé  toutes  les  craintes 
du    moine,    fut   déposé    solennellement   dans    le 
sanctuaire,  et  Luther  se  trouvant  seul  avec  Stau- 
pitz ,  se  jeta  dans  ses  bras,  et  lui  confessa  son 
épouvante.  Alors  le  bon  vicaire  général ,  qui  con- 
naissait depuis  longtemps  ce  bon  Sauveur  qui  ne 
brise  pas  le  roseau  à  moitié  cassé,  lui  dit  avec  dou- 
ceur :«  Ce  n'était  pas  Jésus-Christ,  mon  frère  ;  Jésus- 
«  Christ  n'épouvante  pas  :  il  console  seulement  ^  » 
Luther  ne  devait  pas  demeurer  caché  dans  un 
obscur   couvent.  Le  temps  était   venu  pour   lui 
d'être  transporté  sur  un  plus  grand  théâtre.  Stau- 
pitz,  avec  qui  il  resta  toujours  dans  des  relations 
suivies,  sentait   bien    qu'il  y  avait   dans  le  jeune 
moine  une  âme  trop  active  pour  qu'elle  fût  ren- 
fermée dans  un  cercle  si  étroit.  Il  parla  fie  lui  à 
Frédéric,  électeur  de  Saxe;  et  ce  prince  éclairé 
appela  Luther,  en  j5o8,  probablement  vers  la  fin 
de   l'année,  comme   professeur  à  l'université   de 
Wittemberg.  Wittemberg  était  un  champ  sur  le- 
quel  il  devait  livrer  de   rudes  combats,.   Luther 
sentit  que  là  se  trouvait  sa  vocation.  On  lui  deman- 
dait de  se    rendre   prompteuient  à  son  nouveau 
poste;  il  répondit  sans  délai  à  l'appel,  et  dans  la 

1   Es  ist  nicht  Chiistus,  demi  Christns  sclireckt  nicht,  soii- 
deni  tiostet  nur.  (L.  Opp.  l  W.)  XXII,  p.  5i3  et  724.) 


236  l'uwiversité  de  wittemberg. 

précipitation  de  son  déplacement,  il  n'eut  pas 
même  le  temps  d'écrire  à  celui  qu'il  nommait  son 
maître  et  son  père  bien-aimé,  au  curé  d'Isenac, 
Jean  Braun.  Il  le  fit  quelques  mois  plus  tard.  «Mon 
«  départ  a  été  si  subit,  lui  écrivit-il,  que  ceux  avec 
«  lesquels  je  vivais  l'ont  presque  ignoré.  Je  suis 
«éloigné,  je  l'avoue;  mais  la  meilleure  partie  de 
«  moi-même  est  restée  près  de  toi  '.  »  Luther  avait 
été  trois  ans  dans  le  cloître  d'Erfurt. 

V. 

C'était  l'an  \Soi  que  l'électeur  Frédéric  avait 
fondé  à  Wittemberg  une  nouvelle  université.  Fré- 
déric avait  déclaré  dans  l'acte  par  lequel  il  avait 
confirmé  cette  haute  école ,  que  lui  et  ses  peuples 
se  tourneraient  vers  elle  comme  vers  un  oracle.  Il 
ne  pensait  pas  alors  que  cette  parole  serait  si  ma- 
gnifiquement justifiée.  Deux  hommes  appartenant 
à  l'opposition  qui  s'était  formée  contre  le  système 
scolastique,  PoUich  de  Mellerstadt,  docteur  en 
médecine,  en  droit  et  en  philosophie,  et  Staupitz, 
avaient  eu  une  grande  influence  sur  la  fondation 
de  cette  école.  L'université  déclara  qu'elle  prenait 
saint  Augustin  pour  son  patron,  et  ce  choix  pré- 
sageait quelque  chose.  En  possession  d  une  grande 
liberté,  et  regardée  comme  un  tribunal  auquel, 
dans  les  cas  difficiles ,  appartenait  la  décision  su- 
prême, cette  nouvelle  institution,  tout  à  fait 
propre  à  devenir  le  berceau  de  la  réformation,  a 
puissamment  contribué  au  développement  de  Lu- 
ther et  de  son  œuvre. 

I   L.  Epp.  I,  p.  5  (du  17  mars  iSog.) 


PREMIERS     ENSEIGNEMENTS.  Oi'5'J 

Arrivé  à  Wittemberg,  Luther  se  rendit  au  cou- 
vent des  Auguslins,  où  une  cellule  lui  fut  assi- 
gnée; car,  quoique  professeur,  il  ne  cessa  pas 
d'être  moine.  Il  était  appelé  à  enseigner  la  physi- 
que et  la  dialectique.  On  avait  eu  égard  sans  doute, 
en  lui  assignant  ces  fonctions,  aux  études  philo- 
sophiques qu'il  avait  faites  à  Erfurt ,  et  au  grade 
de  maître  es  arts  dont  il  était  revêtu.  Ainsi  Luther, 
qui  avait  alors  faim  et  soif  de  la  parole  de  Dieu , 
se  voyait  obligé  de  se  livrer  presque  exclusivement 
à  l'étude  de  la  philosophie  scolastique  d'Aristote. 
Il  avait  besoin  du  pain  de  vie  que  Dieu  donne  au 
monde  ,  et  il  devait  s'occuper  de  subtilités  humai- 
nes. Quelle  contrainte!  que  de  soupirs  ne  poussa- 
t-il  pas!  «Je  suis  bien,  par  la  grâce  de  Dieu, 
«  écrit-il  à  Braun ,  si  ce  n'est  que  je  dois  étudier 
«  de  toutes  mes  forces  la  philosophie.  J'ai  désiré 
«  vivement,  dès  mon  arrivée  à  Wittemberg,  d'é- 
«  changer  cette  étude  contre  celle  de  la  théolo- 
«  gie;  mais,  »  ajouta-t-il,  pour  que  l'on  ne  crut 
pas  que  c'était  de  la  théologie  du  temps  qu'il  était 
question,  «c'est  de  cette  théologie  qui  recherche 
«  le  fruit  de  la  noix ,  la  pulpe  du  froment  et  la 
«  moelle  des  os  ,  que  je  parle  ^  Quoi  qu'il  en  soit, 
a  Dieu  est  Dieu ,  continue-t-il  avec  cette  confiance 
«  qui  fut  l'âme  de  sa  vie:  l'homme  se  trompe  pres- 
«  que  toujours  dans  ses  jugements;  mais  celui-ci 
«  est  notre  Dieu.  Il  nous  conduira  avec  bonté  aux 
u  siècles  des  siècles.  »  Les  travaux  que  Luther  fut 

I  . .  .  Theologia  qtise  nucleum  nucis  et  medullam  tritici  et 
meclullam  ossium  scrutatur.  (L.  Epp.  I,  6.) 


ri38  LEÇONS    BIBLIQUES. 

alors  obligé  de  faire,  lui  furent  d'une  grande  utilité 
pour  combattre  plus  tard  les  erreurs  des  scolasti- 
ques. 

Il  ne  pouvait  s'en  tenir  là.  Le  désir  de  son  cœur 
devait  s'accomplir.  Cette  même  puissance  qui, 
quelques  années  auparavant,  avait  poussé  Luther 
du  barreau  vers  la  vie  religieuse,  le  poussait  main- 
tenant de  la  philosophie  vers  la  Bible.  11  se  mit 
avec  zèle  à  l'étude  des  langues  anciennes,  et  sur- 
tout du  grec  et  de  l'hébreu,  afin  de  puiser  la 
science  et  la  doctrine  dans  les  sources  mêmes  d'où 
elles  jaillissent.  Il  fut  toute  sa  vie  infatigable  au 
travail^.  Quelques  mois  après  son  arrivée  à  l'uni- 
versité ,  il  demanda  le  grade  de  bachelier  en  théo- 
logie. H  l'obtint,  à  la  fin  de  mars  iSog,  avec  la 
vocation  particulière  de  se  livrer  à  la  théologie 
biblique,  ad  Biblia. 

Tous  les  jours,  à  une  heure  après  midi,  Luther 
était  appelé  à  parler  sur  la  Bible  :  heure  précieuse 
pour  le  professeur  et  pour  les  disciples,  et  qui  les 
faisait  pénétrer  toujours  plus  avant  dans  le  sens 
divin  de  ces  révélations  longtemps  perdues  pour 
le  peuple  et  pour  l'école! 

Il  commença  ses  leçons  par  l'explication  des 
psaumes ,  et  en  vint  bientôt  à  l'Épître  aux  Romains. 
Ce  fut  surtout  en  la  méditant  que  la  lumière  de 
la  vérité  entra  dans  son  cœur.  Retiré  dans  sa  tran- 
quille cellule,  il  consacrait  des  heures  à  l'étude  de 
la  Parole  divine ,  l'Épître  de  saint  Paul  ouverte  de- 

I  In  stiidiis  litterariim,  corpore  ac  mente  indefessus.  (Pal- 
laviclni  Hist.  Cour.  Trid.  I,  16.) 


SENSATION.  l3g 

vant  lui.  Un  jour,  parvenu  au  dix-septième  verset 
du  premier  chapitre,  il  y  lut  ce  passage  du  pro- 
phète Habacuc  :  Le  Juste  vwra  par  la  foi.  Cet  en- 
seignement le  frappe.  Il  y  a  donc  pour  le  juste 
une  autre  vie  que  celle  du  reste  des  hommes  :  et 
cette  vie,  c'est  la  foi  qui  la  donne.  Cette  parole» 
qu'il  reçoit  dans  son  cœur  comme  si  Dieu  même  l'y 
déposait,  lui  dévoile  le  mystère  de  la  vie  chrétienne 
et  augmente  en  lui  cette  vie.  Longtemps  après ^ 
au  milieu  de  ses  nombreux  travaux,  il  croyait  en- 
core entendre  cette  voix  :  «  Le  juste  vivra  par  la 
foi  ^  » 

Les  leçons  de  Luther,  ainsi  préparées,  ressem- 
blaient peu  à  ce  qu'on  avait  entendu  jusqu'alors. 
Ce  n'était  pas  un  rhéteur  disert  ou  un  scolaslique 
pédant  qui  parlait;  c'était  un  chrétien  qui  avait 
éprouvé  la  puissance  des  vérités  révélées,  qui  les 
tirait  de  la  Bible,  qui  les  sortait  du  trésor  de  son 
cœur,  et  les  présentait  toutes  pleines  de  vie  à  ses 
auditeurs  étonnés.  Ce  n'était  pas  un  enseignement 
d'homme,  c'était  un  enseignement  de  Dieu. 

Cette  exposition  toute  nouvelle  de  la  vérité  fit 
du  bruit  ;  la  nouvelle  s'en  répandit  au  loin ,  et  attira 
à  l'université  récemment  fondée  une  foule  de 
jeunes  étudiants  étrangers.  Plusieurs  professeurs 
même  assistaient  aux  leçons  de  Luther,  entre  au- 
tres Mellerstadt,  appelé  souvent  la  lumière  du 
monde,  premier  recteur  de  l'université,  qui  déjà 
à  Leipzig,  où  il  avait  été  auparavant,  avait  vive- 
ment combattu  les  ridicules  enseignements  de  la 

I  Seckend.,  p.  55. 


1i\0  PlliDlCATIONS    A    WITTEMBERG. 

scolastique ,  avait  nié  que  «  la  lumière  créée  le  pre- 
«  mier  jour,  fût  la  Théologie,  »  et  avait  soutenu 
que  l'étude  des  lettres  devait  être  la  base  de  cette 
science.  «Ce  moine,  disait-il,  déroutera  tous  les 
«  docteurs;  il  introduira  une  nouvelle  doctrine  et 
«  réformera  toute  l'Eglise;  car  il  se  fonde  sur  la  Pa- 
«  rôle  de  Christ,  et  personne  au  monde  ne  peut  ni 
«  combattre,  ni  renverser  cette  Parole,  quand  même 
«  il  l'attaquerait  avec  toutes  les  armes  de  la  philo- 
«  Sophie,  des  sophistes,  des  scotistes,  des  albertis- 
«  tes,  des  thomistes,  et  avec  tout  le  tartaret^  !  » 

Staupitz,  qui  était  la  main  de  la  Providence  pour 
développer  les  dons  et  les  trésors  cachés  dans  Lu- 
ther, l'invita  à  prêcher  dans  l'église  des  Augustins. 
A  cette  proposition ,  le  jeune  professeur  recula. 
Il  voulait  se  borner  aux  fonctions  académiques; 
il  tremblait  à  la  pensée  d'y  ajouter  celles  de  la 
prédication.  En  vain  Staupitz  le  sollicitait  :  «  ]Son, 
«  non,  répondait-il,  ce  n'est  pas  une  petite  chose 
«  que  de  parler  aux  hommes  à  la  place  de  Dieu*.  » 
Touchante  humilité  dans  ce  grand  réformateur  de 
l'Eglise!  Staupitz  insista.  Mais  l'ingénieux  Luther 
trouvait,  dit  un  de  ses  historiens,  quinze  argu- 
ments, prétextes  et  défaites  pour  se  défendre  de 
cette  vocation.  Enfin  le  chef  des  Augustins  conti- 
nuant toujours  son  attaque  :  «Ah!  monsieur  le 
«  docteur,  dit  Luther  ,  en  faisant  cela  vous  m'ôtez 
«  la  vie.  Je  ne  pourrai  pas  y  tenir  trois  mois.  —  «  A 
«  la  bonne  heure,  répondit  le  vicaire  général;  qu'il 


1  Melch.  Atlam.  Vita  Lulheri,  p.  104. 

2  ïïabricius  centifol.  Lntheri,  p.  33.  —  Mathesius,  p.  6. 


LV    VIEILLE    CHAPELLE.  a^l 

«en  soit  ainsi  au  nom  de  Dieu!  Car  notre. Sei- 
«  gueur  Dieu  a  aussi  besoin  là-haut  d'hommes  dé- 
«  voués  et  habiles.  »  Luther  dut  se  rendre. 

Au  milieu  de  la  place  de  Wittemberg  se  trouvait 
une  vieille  chapelle  en  bois,  de  tt-ente  pieds  de 
long  sur  vingt  de  large,  dont  les  cloisons,  soute- 
nues de  tous  côtés,  tombaient  en  ruine.  Une  vieille 
chaire,  faite  de  planches  et  haute  de  trois  pieds, 
recevait  le  prédicateur.  C'est  dans  cette  misérable 
chapelle  que  commença  la  prédication  de  la  ré- 
forme. Dieu  voulut  que  ce  qui  devait  rétablir  sa 
gloire  eût  les  commencements  les  plus  humbles. 
On  venait  seulement  de  poser  les  fondements  de 
l'église  des  Augustins,  et,  en  attendant  qu'elle  fût 
achevée,  on  se  servait  de  ce  temple  chétif.  «Ce 
«bâtiment,  ajoute  le  contemporain  de  Luther, 
«  qui  nous  rapporte  ces  circonstances  %  peut  bien 
«  être  comparé  à  l'étable  où  Christ  naquit.  C'est 
«  dans  cette  misérable  enceinte  que  Dieu  a  voulu, 
«  pour  ainsi  dire,  faire  naître  une  seconde  fois  son 
«  Fils  bien-aimé.  Parmi  ces  milliers  de  cathédrales 
«  et  d'églises  paroissiales,  dont  le  monde  est  rempli, 
«  il  n'y  en  eut  alors  aucune  que  Dieu  choisît  pour 
«  la  prédication  glorieuse  de  la  vie  éternelle.  » 

Luther  prêche  :  tout  frappe  dans  le  nouveau 
prédicateur.  Sa  figure  pleine  d'expression ,  son  air 
noble ,  sa  voix  pure  et  sonore ,  captivent  les  audi- 
teurs. Avant  lui,  la  plupart  des  prédicateurs  avaient 
cherché  plutôt  ce  qui  pouvait  amuser  leur  auditoire 
que  ce  qui  pouvait  le  convertir.  Le  grand  sérieux 

I   Myconius,     ' 

h  16 


ll\'l  IMPRESSION. 

qui  domine  dans  les  prédications  de  Luther,  et  la 
joie  dont  la  connaissance  de  l'Evangile  a  rempli 
son  cœur,  donnent  à  la  fois  à  son  éloquence  une 
autorité,  une  chaleur  et  une  onction  que  n'eurent 
point  ses  devanciers.  «Doué  d'un  esprit  prompt 
«  et  vif,  dit  l'un  de  ses  adversaires',  d'une  mé- 
(f  moire  heureuse,  et  se  servant  avec  une  facilité 
«  remarquable  de  sa  langue  maternelle,  Luther  ne 
«  le  céda  en  éloquence  à  aucun  de  son  âge.  Dis- 
«  courant  du  haut  de  la  chaire  comme  s'il  eût  été 
«  agité  de  quelque  forte  passion,  accommodant 
«  son  action  à  ses  paroles,  il  frappait  d'une  ma- 
«  nière  surprenante  les  esprits  de  ses  auditeurs,  et 
«  comme  un  torrent  il  les  entraînait  où  il  voulait. 
«  Tant  de  force ,  de  grâce  et  d'éloquence  ne  se 
«  voient  que  rarement  chez  les  peuples  du  Nord.  » 
—  «Il  avait,  dit  Bossiiet,  une  éloquence  vive  et 
«  impétueuse,  qui  entraînait  les  peuples  et  les  ra- 
«  vissait  ^.» 

Bientôt  la  petite  chapelle  ne  put  plus  contenir 
les  auditeurs  qui  s'y  pressaient  en  foule.  Le  con- 
seil de  Wittemberg  choisit  alors  Luther  pour  son 
prédicateur,  et  l'appela  à  prêcher  dans  l'église  de 
la  ville.  L'impression  qu'il  y  produisit  fut  encore 
plus  grande.  La  force  de  son  génie,  l'éloquence 
de  sa  diction  et  l'excellence  des  doctrines  qu'il 
annonçait  étonnaient  également  ses  auditeurs. 
Sa  réputation  se  répandit  au  loin,  et  Frédéric  le 
Sage  vint  lui-même  une  fois  à  Wittemberg  pour 
l'entendre. 

1  Florimond  Raymond.  Hist.  hseres. ,  cap.  5. 

2  Hist,  des  variât.,  1.  I*'. 


VOYAGE     V    ROM  F.  2^3 

Une  vie  nouvelle  avait  commencé  pour  Luther. 
A  l'inutilité  du  cloître  avait  succédé  une  grande 
activité.  La  liberté,  le  travail,  l'action  vive  et 
constante  à  laquelle  il  pouvait  se  livrer  a  Wit- 
temberg,  achevèrent  de  rétablir  en  lui  Tharmonie 
et  la  paix.  Maintenant  il  était  à  sa  place,  et  l'œuvre 
de  Dieu  devait  développer  bientôt  sa  marche  ma- 
jestueuse. 

VI. 

Luther  enseignait  à  la  fois  dans  la  salle  acadé- 
mique et  dans  le  temple,  lorsqu'il  fut  arrêté  dans 
ces  travaux.  En  i5io,  selon  quelques-uns  seule- 
ment en  i5i  I  ou  i5i2,  on  l'envoya  a  Rome.  Sept 
couvents  de  son  ordre  étaient,  sur  certains  points, 
d'un  autre  avis  que  le  vicaire  général  \  La  vivacité 
d'esprit  de  Luther,  la  puissance  de  sa  parole,  son 
talent  pour  la  discussion  ,  le  tirent  choisir  pour 
être  auprès  du  pape  l'agent  de  ces  sept  monastères  ^. 
Cette  dispensation  divine  était  nécessaire  à  Luther. 
Il  fallait  qu'il  connût  Rome.  Plein  des  préjugés  et 
des  illusions  du  cloître ,  il  se  l'était  toujours  re- 
nrésentée  comme  le  siée,e  de  la  sainteté. 

Il  partit.  Il  traversa  les  Alpes.  Mais  à  peine  était- 
il  descendu  dans  les  plaines  de  la  riche  et  vo- 
luptueuse Italie,  qu'il  trouva  sur  tous  ses  pas  des 
sujets  d'étonnement  et  de  scandale.  Le  pauvre 
moine  allemand  fut  reçu  dans  un  riche  couvent 

i  Quod  septem  conventus  a  vicario  in  quibusdam  disseiw 
tirent.  (Cochlœiis,  2.) 

1  Quod  esset  acer  inj^enio  et  ad  contradicendum  aiidax 
et  vehemens.   (Ibid.; 

j6. 


l[\[\  U?f    COUVENT     DU    PO. 

(les  Béiiédictins,  situé  sur  le  P6,  en  I.ombardie 
Ce  couvent  avait  trente-six  mille  ducats  de  rente; 
douze  nulle  ducats  étaient  consacrés  à  la  table, 
douze  mille  aux  édifices ,  et  douze  mille  aux  autres 
besoins  des  moines  ^  La  richesse  des  apparte- 
ments, la  beauté  des  habits,  la  recherche  des 
mets,  frappèrent  également  Luther.  Le  marbre, 
la  soie,  le  luxe  sous  toutes  ses  formes,  quel  nou- 
veau spectacle  pour  l'humble  frère  du  pauvre 
couvent  de  Wittemberg!  Il  s'étonna  et  se  tut; 
mais  le  vendredi  étant  arrivé ,  quelle  surprise  î 
des  viandes  abondantes  couvraient  encore  la  table 
des  Bénédictins.  Alors  il  se  résolut  à  parler.  — 
«  L'Eglise,  leur  dit-il,  et  le  pape  défendent  de  telles 
«  choses.  >-^  Les  Bénédictins  s'indignèrent  de  cette 
réprimande  du  grossier  Germain.  Mais  Luther 
ayant  insisté  et  les  ayant  peut-être  menacés  de 
faire  connaître  leurs  désordres,  quelques-uns 
crurent  que  le  plus  simple  était  de  se  défaire  de 
leur  hôte  importun.  Le  portier  du  couvent  l'aver- 
tit qu'il  courait  des  dangers  en  restant  davantage. 
Il  se  sauva  donc  de  ce  monastère  épicurien,  et 
arriva  à  Bologne,  où  il  tomba  dangereusement 
malade^.  On  a  voulu  voir  dans  cette  maladie  les 
suites  d'un  empoisonnement.  II  est  plus  simple  de 
supposer  que  le  changement  de  vie  affecta  le 
frugal  moine  de  Wittemberg,  accoutumé  à  avoir 
pour  principale  nourriture  des  harengs  et  du  pain. 
Cette  maladie   ne    devait   point  être   à   la  mort, 

1  L.  Opp.  (W.)XXII,  p.  i/,68. 

2  Matth.  Dresser.  Hist.  Lutheri. 


:MALADIE    a    BOLOGNE.  ^4^ 

mais  à  la  gloire  de  Dieu.  La  tristesse,  l'accable- 
ment qui  lui  étaient  naturels  s'emparèrent  de  lui. 
Mourir  ainsi,  loin  de  l'Allemagne,  sous  ce  ciel 
brûlant,  en  la  terre  étrangère,  quel  sort!  Les  an- 
goisses qu'il  avait  ressenties  à  Erfurt  se  réveillé - 
lent  avec  puissance.  Le  sentiment  de  ses  péchés 
le  troubla,  la  perspective  du  jugement  de  Dieu 
l'épouvanta.  Mais  au  moment  où  ces  terreurs 
avaient  atteint  le  plus  haut  degré  ,  cette  parole  de 
saint  Paul,  qui  l'avait  déjà  frappé  à  Wittemberg  : 
Le  juste  vivra  par  la  foi  (Rom.  I ,  v.  1 7  ) ,  se  pré- 
senta avec  force  à  son  esprit,  et  vint  éclairer  son 
âme  comme  un  rayon  du  ciel.  Restauré,  consolé, 
il  recouvra  bientôt  la  santé,  et  il  se  remit  en  route 
pour  Rome,  s'attendant  à  y  trouver  une  tout  autre 
vie  que  celle  des  couvents  lombards  ,  et  impatient 
d'effacer  par  la  vue  de  la  sainteté  romaine,  les  tristes 
impressions  qu'avait  laissées  dans  son  esprit  son 
séjour  sur  le  Pô. 

Enfin,  après  un  pénible  voyage  sous  le  soleil 
brûlant  de  l'Italie,  au  commencement  de  l'été,  il 
approchait  de  la  ville  aux  sept  montagnes.  Son 
cœur  était  ému  :  ses  yeux  cherchaient  la  reine  du 
monde  et  de  l'Église.  Dès  qu'il  découvrit  de  loin 
la  cité  éternelle ,  la  ville  de  saint  Pierre  et  de  saint 
Paul,  la  métropole  de  la  cathohcité,  il  se  pros- 
terna en  terre  en  s'écriant  :  «  Rome  sainte ,  je  te 
a  salue.  » 

Luther  est  dans  Rome;  le  professeur  de  Wit- 
temberg est  au  milieu  des  ruines  éloquentes  de  la 
Rome  des  consuls  et  des  empereurs,  de  la  Rome 
des  confesseurs  de  Jésus -Christ  et  des  martyrs. 


ll\Ç>  SOUVKNIIIS    DANS    ROME. 

Là  se  sont  trouvés  ce  Plaute  et  ce  "Virgile  dont  il 
avait  emporté  les  oeuvres  dans  son  cloître,  et  tous 
ces  grands  hommes  dont  l'histoire  a  si  souvent 
fait  battre  son  cœur.  Il  retrouve  leurs  statues,  les 
décombres  des  monuments  qui  attestent  leur 
gloire.  Mais  toute  cette  gloire,  toute  cette  puis- 
sance a  passé  :  il  en  foule  aux  pieds  la  poussière. 
Il  se  rappelle  à  chaque  pas  les  tristes  pressenti- 
ments de  Scipion,  versant  des  larmes  à  la  vue  de 
Carthage  en  ruine  ,  de  ses  palais  brûlés ,  de  ses 
murs  détruits ,  et  s'écriant  :  Il  en  sera  de  même 
de  Rome!  «Et  en  effet,  dit  Luther,  la  Rome  des 
u  Scipion  et  des  César  a  été  changée  en  un  cada- 
«  vre.  Il  y  a  tant  de  décombres,  que  les  fonde- 
«  ments  des  maisons  reposent  à  cette  heure  où  se 
«  trouvaient  jadis  les  toits.  C'est  là,  ajoutait-il,  en 
«jetant  un  regard  mélancolique  sur  ces  ruines, 
«  c'est  là  qu'ont  été  les  richesses  et  les  trésors  du 
<(  monde  ' .  »  Tous  ces  débris  contre  lesquels  ses  pas 
viennent  se  heurter  disent  à  Luther,  dans  les  murs 
de  Rome  même,  que  ce  qui  est  le  plus  fort  aux 
yeux  des  hommes,  peut  être  facilement  détruit 
par  le  souffle  du  Seigneur. 

Mais  à  des  cendres  profanes  se  mêlent  des  cen- 
dres saintes  :  il  s'en  souvient.  Le  lieu  de  sépul- 
ture des  martyrs  n'est  pas  loin  de  celui  des  géné- 
raux de  Rome  et  de  ses  triomphateurs.  Rome 
chrétienne  avec  ses  douleurs  a  plus  de  puissance 
sur  le  cœur  du  moine  saxon  que  Rome  païenne 
avec  sa  gloire.   C'est  ici  qu'arriva  cette  lettre  où 

I    I..   ()|)|).   (U.)  XXII,   p.    2^74   rt   9.'-577. 


SOUVENIRS    DAJNS  ROME.  •ll\''] 

Paul  écrivait  :  Le  juste  est  justifié  par  la  foi.  Il  n'est 
pas  loin  du  marché  d'Appius  et  des  trois  Hôtelle- 
ries. Là  était  cette  maison  de  Narcisse ,  ici  ce  pa- 
lais de  César,  où  le  Seigneur  délivra  l'apôlre  de 
la  gueule  du  lion.  Oh!  combien  ces  souvenirs  for- 
tifient le  cœur  du  moine  de  Wittemberg! 

Rome  présentait  alors  un  tout  autre  aspect.  Le 
belliqueux  Jules  II  occupait  le  siège  pontifical , 
et  non  Léon  X,  comme  l'ont  dit,  sans  doute  par 
inattention,  quelques  liistorieris  distingués  de  l'Al- 
lemagne. Luther  a  souvent  raconté  un  trait  de  ce 
pape.  Quand  on  lui  apporta  la  nouvelle  que  son 
armée  venait  d'être  battue  par  les  Français  devant 
Ravennes ,  il  était  à  réciter  ses  heures  :  il  jeta  le 
livre  contre  terre,  et  dit,  en  prononçant  un  hor- 
rible jurement:  «Eh  bien!  te  voilà  devenu  Fran- 
«  çais...  Est-ce  ainsi  que  tu  protèges  ton  Eglise?...  » 
Puis,  se  tournant  du  côté  du  pays  aux  armes 
duquel  il  pensait  à  avoir  recours  :  «  Saint  Suisse  ! 
«  priez  pour  nous  \  »  L'ignorance,  la  légèreté  et 
la  dissolution,  un  esprit  profane,  le  mépris  de 
tout  ce  qui  est  sacré,  un  commerce  honteux  des 
choses  divines ,  voilà  le  spectacle  qu'offrait  cette 
malheureuse  cité.  Cependant  le  pieux  moine  de- 
meura quelque  temps  dans  ses  illusions. 

Arrivé  vers  l'époque  de  la  fête  de  saint  Jean , 
il  entend  les  Romains  répéter  autour  de  lui  un 
proverbe  répandu  parmi  ce  peuple  :  «  Bienheu- 
«  reuse,  disait-on,  est  la  mère  dont  le  fils  dit  une 

I  Sancte  Swizere!  ora  pro  uobis.  (L.  Opp.  (W.)  XXII  ^ 
p.    i3i4  et  r332.) 


a^S  DÉVOTEOIS.  SUPERSTITIEUSE. 

«  messe  la  veille  de  la  Saint-Jean  !  »  «  Oh!  que  je 
«  voudrais  rendre  ma  mère  bienheureuse!  »  se  di- 
sait Luther.  Le  pieux  fils  de  Marguerite  chercha 
donc  à  dire  une  messe  ce  jour-là;  mais  il  ne  le 
put ,  la  presse  était  trop  grande  '. 

Fervent  et  débonnaire,  il  parcourait  toutes  les 
églises  et  les  chapelles;  il  croyait  tous  les  menson- 
ges qu'on  y  débitait;  il  s'acquittait  avec  dévotion 
des  pratiques  de  sainteté  qui  y  étaient  requises  ; 
heureux  de  pouvoir  faire  tant  d'œuvres  pies  dont 
ses  compatriotes  étaient  privés.  «  Oh!  combien  je 
«  regrette,  se  disait  à  lui-même  le  pieux  Allemand, 
«  que  mon  père  et  ma  mère  vivent  encore  !  que 
«  j'aurais  de  plaisir  à  les  délivrer  du  feu  du  pur- 
«  gatoire  avec  mes  messes,  mes  prières,  et  tant 
«d'autres  œuvres  aussi  admirables^!»  Il  avait 
trouvé  la  lumière;  mais  les  ténèbres  étaient  loin 
d'être  entièrement  chassées  de  son  entendement. 
Son  cœur  était  converti;  son  esprit  n'était  point 
encore  éclairé;  il  avait  la  foi  et  l'amour,  mais  il 
n'avait  pas  la  science.  Ce  n'était  pas  peu  de  chose 
que  de  sortir  de  cette  profonde  nuit,  qui  depuis 
tant  de  siècles  couvrait  la  terre. 

Luther  dit  plusieurs  fois  la  messe  à  Rome.  Il  le 
fit  avec  toute  l'onction  et  la  dignité  qu'une  telle 
action  lui  semblait  requérir.  Mais  quelle  affliction 
saisit  le  cœur  du  moine  saxon  ,  en  voyant  le  triste 
et  profane  mécanisme  des  prêtres  romains  en 
célébrant  le  sacrement  de  l'autel  !  Les  prêtres,  de 


1  L.  0pp.  (W.)  Dédicace  du  117  ps.  VF  vol.  L.  g. 

2  Ibid. 


PROFANATIONS    DU    CLERGÉ.  2 49 

leur  côté,  riaient  de  sa  simplicité.  Un  jour  qu'il 
officiait,  il  se  trouva  qu'à  Tautel  voisin  on  avait 
déjà  lu  sept  messes  avant  qu'il  en  eût  lu  une 
seule.  «  Marche,  marche  !  lui  cria  l'un  des  prêtres, 
«  renvoie  vite  à  Notre  -  Dame  son  fils  ;  »  faisant 
ainsi  une  allusion  impie  à  la  transsubstantiation 
du  pain  en  corps  et  en  sang  de  Jésus-Christ.  Une 
autre  fois  TjUther  n'en  était  encore  qu'à  l'évan- 
gile, que  le  prêtre  qui  était  à  côté  de  lui  avait 
déjà  fini  sa  messe.  '<  Passa ,  passa  !  lui  cria  celui-ci  ; 
«  dépêche ,  dépêche  !  aie  donc  une  fois  fini  ^  !  » 

Son  étonnement  fut  plus  grand  encore ,  quand 
il  découvrit  dans  les  dignitaires  de  la  papauté  ce 
qu'il  avait  trouvé  dans  les  simples  prêtres.  Il  avait 
mieux  espéré  d'eux. 

Il  était  de  bon  ton  à  la  cour  papale  d'attaquer 
le  christianisme,  et  l'on  ne  pouvait  passer  pour 
tm  homme  comme  il  faut  si  l'on  n'avait  pas  sur 
les  dogmes  de  l'Église  quelque  opinion  erronée 
ou  hérétique  ^.  On  avait  voulu  prouver  à  Érasme, 
par  des  passages  de  Pline,  qu'il  n'y  a  aucune  dif- 
férence entre  l'âme  des  hommes  et  celle  des  bêtes  ^, 
et  de  jeunes  courtisans  du  pape  prétendaient  que 
la  foi  orthodoxe  était  le  produit  des  inventions 
astucieuses  de  quelques  saints'^. 

1  L.  Opp.  (W.) ,  XIX  von  der  Winkelraesse.  Mathesius,  6. 

2  In  quel  tempo  non  pareva  fosse  galantuomo  e  buon  cor- 
tegiano  celui  che  de  dogmi  délia  chiesa  non  aveva  qualche 
opinion  erronea  ed  heretica.  (Carraciola,  Vit.  msc.  Paul.  IV, 
cité  par  Ranke.) 

3  Burigny,  Vie  d'Érasme,  I,  iSg. 

4  E  medio  Romanae  curiae,  sectam  juvenum.  .  .     qui  asse- 


25o  CONVERSATIONS. 

La  qualité  d'envoyé  des  Augustins  d'Allemagne 
qu'avait  Luther,  le  fit  inviter  à  plusieurs  réunions 
d'ecclésiastiques  distingués.  Un  jour,  en  particu- 
lier, il  se  trouva  à  table  avec  divers  prélats  ;  ceux- 
ci  se  montrèrent  ingénument  à  lui  dans  leurs 
mœurs  bouffonnes  et  leurs  conversations  impies, 
et  ds  ne  se  génèrent  point  de  faire  en  sa  présence 
mille  plaisanteries,  le  croyant  sans  doute  du  même 
esprit  qu'eux.  Ils  racontèrent  entre  autres  devant 
le  moine,  en  riant  et  en  en  tirant  gloire,  comment 
à  l'autel,  lorsqu'ils  disaient  la  messe,  au  lieu  des 
paroles  sacramentales  qui  doivent  transformer  le 
pain  et  le  vin  en  chair  et  en  sang  du  Sauveur, 
ils  prononçaient  sur  le  pain  et  le  vin  ces  mots 
dérisoires  :  Panis  es  et  panis  manebis,  vinum  es 
et  vinum  manebis  (pain  tu  es  et  pain  tu  resteras , 
vin  tu  es  et  vin  tu  resteras).  Puis,  continuaient- 
ils,  nous  élevons  l'ostensoir,  et  tout  le  peuple 
adore.  Luther  peut  à  peine  en  croire  ses  oreilles. 
Son  esprit,  doué  de  beaucoup  de  vivacité  et  même 
de  gaieté  dans  la  société  de  ses  amis ,  avait  une 
grande  gravité  quand  il  s'agissait  de  choses  sain- 
tes. Les  plaisanteries  de  Rome  le  scandalisaient. 
«J'étais,  dit- il,  un  jeune  moine  grave  et  pieux. 
«  Dételles  paroles  m'affligeaient  vivement.  Si  l'on 
«  parle  ainsi  à  Rome  à  table,  librement  et  publi- 
«  quement,  pensais-je  en  moi-même,  que  serait-ce 
((  si  les  actions  répondaient  aux  paroles,  et  si  tous, 
«  pape,   cardinaux,   courtisans,  disaient  ainsi  la 

rcbant,  nostram  fidem  orthodoxam  potius  quibusdam  sanc- 
lonim  astiitiis  subsistere.  (Paul  Canensius,  Vita  Pauli  II.) 


DÉSORDKES    DA.NS    ROME.  2DI 

«  messe!  Et  moi  qui  leur  en  ai  entendu  lire  dévo- 
te teraent  un  si  grand  nombre,  comme  ils  m'au- 
«  raient  trompé  '  î  » 

Luther  se  mêlait  souvent  aux  moines  et  aux 
bourgeois  de  Rome.  Si  quelques-uns  exaltaient  le 
pape  et  les  siens,  le  plus  grand  nombre  donnaient 
un  libre  cours  à  leurs  plaintes  et  à  leurs  sarcas- 
mes. Que  n'avait-on  pas  à  raconter  sur  le  pape 
régnant,  sur  Alexandre  VI,  et  sur  tant  d'autres! 
Un  jour  ses  amis  romains  lui  racontaient  comment 
César  Borgia,  s'étant  enfui  de  Rome,  fut  pris  en 
Espagne.  Comme  on  allait  le  juger,  il  cria  miséri- 
corde dans  sa  prison  ,  et  demanda  im  confesseur. 
On  lui  envoya  un  moine.  Il  ie  tua,  se  couvrit  de 
son  capuchon,  et  s'échappa.  «  J'ai  entendu  cela  à 
«Rome;  c'est  une  chose  certaine^,»  dit  Luther. 
Un  autre  jour,  [)assant  par  une  grande  rue  qui 
conduisait  à  l'église  de  Saint-Pierre,  il  s'était  arrêté 
tout  étonné  devant  une  statue  eu  pierre,  repré- 
sentant un  pape  sous  la  figure  d'une  femme  te- 
nant un  sceptre ,  revêtu  du  manteau  papal  et  por- 
tant un  enfant  dans  ses  bras.  C'est  une  fille  de 
Mayence,  lui  dit-on,  que  les  cardinaux  choisirent 
pour  pape  et  qui  accoucha  à  cette  place.  Aussi 
jamais  un  pape  ne  passe  dans  cette  rue.  «  Je  m'é- 
«  tonne,  dit  Luther,  de  ce  que  les  papes  laissent 
«  subsister  cette  figure  '  !  » 

1  L.  0pp.  (W.),  XIX  von  der  Winkelmesse. 

2  Das  habe  Ich  zii  Rom  fur  gewiss  gehôrt.  (L.  0pp.  (  W 

XXII  ,    p.    l322.) 

3  Es  nimmt  mich  Wunder  dass  diePabste  soithes  Bild  k-i- 
den  konnen.    Ibid,,p.  i320. 


aSa  DÉSORDRES    DANS    KOMJi. 

Luther  avait  cru  trouver  l'édifice  de  l'Eglise 
entouré  de  splendeur  et  de  force  ;  mais  ses  portes 
étaient  enfoncées  et  ses  murailles  consumées  par 
le  feu.  Il  voyait  les  désolations  du  sanctuaire,  et 
il  reculait  d'effroi.  Il  n'avait  rêvé  que  sainteté,  il 
ne  découvrait  que  profanation. 

Les  désordres  hors  des  temples  ne  le  frappaient 
pas  moins.  «  La  police  est  à  Rome  dure  et  sévère, 
«  disait-il.  Le  juge  ou  capitaine  parcourt  toutes  les 
«  nuits  la  ville  à  cheval  avec  trois  cents  serviteurs; 
«  il  arrête  quiconque  se  trouve  dans  les  rues  : 
«  rencontre-t-il  un  homme  armé,  il  le  pend  ou  le 
«jette  dans  le  Tibre.  Et  cependant,  la  ville  est 
«  remplie  de  désordres  et  de  meurtres;  tandis  que 
«  là  où  la  Parole  de  Dieu  est  purement  et  droi- 
<f  tement  annoncée,  on  voit  régner  l'ordre  et  la 
«  paix,  sans  qu'il  y  ait  besoin  de  la  loi  et  de  ses 
«  rigueurs  ^ —  On  ne  saurait  croire  que  de  péchés 
«  et  d'actions  infâmes  se  commettent  dans  Rome, 
«  dit-il  encore;  il  faut  le  voir  et  l'entendre  pour  le 
«  croire.  Aussi  a-t-on  coutume  de  dire  :  S'il  y  a  un 
«  enfer,  Rome  est  bâtie  au-dessus  ;  c'est  un  abîme 
«  d'où  sortent  tous  les  péchés  ^.  » 

Ce  spectacle  fit  déjà  alors  une  grande  impres- 
sion sur  Tesprit  de  Luther;  elle  augmenta  plus 
tard.  «  Plus  on  approche  de  Rome,  plus  on  trouve 
«  de  mauvais  chrétiens,  disait-il  plusieurs  années 
«  après.  On  dit  communément  que  celui  qui  va  à 
«  Rome,  y  cherche  pour  la  première  fois  un  fri- 

1  L.  0pp.  (W.),  XXII,  p.  23:6. 

2  Ist  irgeiul  einc  Hœlle,  so  inuss  Rom  darauf  gebaut  seyii. 
(Ibid.,  p.  2^77.) 


ÉTLDES    BIBLrgUES.  2  53 

«  pon;  que  la  seconde  fois  il  le  trouve:  et  que  la 
«  troisième  fois  il  l'emporte  avec  lui  au  moment 
«  où  il  en  sort.  Mais  maintenant  on  est  devenu  si 
«  habile,  que  l'on  fait  les  trois  voyages  en  un  '.  » 
L'un  des  génies  les  plus  tristement  célèbres,  mais 
aussi  les  plus  profonds  de  l'Italie,  Machiavel,  qui 
vivait  à  Florence  quand  Luther  y  passa  pour  se 
rendre  à  Rome,  a  fait  la  même  remarque  :  «  Le 
((  plus  grand  symptôme,  dit-il,  de  la  ruine  pro- 
«  chaîne  du  christianisme  (par  où  il  entendait  le 
«  catholicisme  romain  ),  c'est  que  plus  les  peuples 
«  se  rapprochent  de  la  capitale  de  la  chrétienté, 
«  moins  on  trouve  en  eux  d'esprit  chrétien.  Les 
«  exemples  scandaleux  et  les  crimes  de  la  cour 
«  de  Rome  sont  cause  que  l'Italie  a  perdu  tout 
«  principe  de  piété  et  tout  sentiment  religieux.  Nous 
«  autres  Italiens,  continue  le  grand  historien,  nous 
«  devons  principalement  à  l'Église  et  aux  prêtres 
«  d'être  devenus  des  impies  et  des  scélérats  ^.  » 
Luther  sentit  plus  tard  tout  le  prix  de  ce  voyage  : 
«Quand  on  me  donnerait  cent  mille  florins,  di- 
«  sait-il ,  je  ne  voudrais  pas  ne  pas  avoir  vu 
c<  Rome  ^  !  w 

Ce  voyage  lui  fut  aussi  très-avantageux  sous  le 
rapport  de  la  science.  Comme  Reuchlin,  Luther 
sut  profiter  de  son  séjour  en  Italie  pour  pénétrer 
plus  avant  dans  lintelligence  de  l'Ecriture  sainte. 
Il  y  prit  des  leçons  d'hébreu  d'un  rabbin  célèbre, 
nommé  Elie  Lévita.  Il  acquit  en  partie  à  Rome  la 

1  Adresse  à  la  noblesse  chrétienue  de  la  nation  allemande. 

2  Dissert,  sur  la  prem.  déc.  de  Tite-Live. 

3  100,000  Gulden.  (L.  0pp.  (W.),  XXII,  p.  2374.) 


254  l'escalier    de    PILATE. 

connaissance  de  cette  Parole  divine  so'us  les  coups 
de  laquelle  Rome  devait  tomber. 

Mais  ce  voyage  fut  surtout  à  un  autre  égard 
d'une  hante  importance  pour  Luther.  Non-seule- 
ment le  voile  fut  tiré,  et  le  rire  sardonique,  l'in- 
crédulité bouffornie  qui  se  cachaient  derrière  les 
superstitions  romaines  furent  révélés  au  futur  ré- 
formateur, mais  encore  la  foi  vivante  que  Dieu 
avait  mise  en  lui  fut  alors  puissamment  fortifiée. 

Nous  avons  vu  comment  il  s'était  livré  d'abord 
à  toutes  les  vaines  pratiques  au  prix  desquelles 
l'Eglise  avait  mis  l'expiation  des  péchés.  Un  jour 
entre  autres,  voulant  gagner  une  i'ndulgence  pro- 
mise par  le  pape  à  quiconque  monterait  à  genoux 
ce  qu'on  appelle  l'escalier  de  Pilate,  le  pauvre 
moine  saxon  grimpait  humblement  ces  degrés, 
qu'on  luidisaitavoirété  miraculeusement  transpor- 
tés de  Jérusalem  h  Rome.  jNlais,  tandis  qu'il  s'acquit- 
tait de  cet  acte  méritoire ,  il  crut  entendre  comme 
une  voix  de  tonnerre  qui  lui  criait  au  fond  du 
cœur,  comme  à  Wittemberg  et  à  Bologne  :  Le  juste 
vivra  par  la  foi!  Cette  parole,  qui  déjà  à  deux 
reprises  l'a  frappé  comme  la  voix  d'un  ange  de 
Dieu ,  retentit  incessamment  et  avec  puissance 
au-dedans  de  lui.  Il  se  lève  épouvanté,  sur  les 
degrés  où  il  traînait  son  corps  ;  il  a  horreur  de 
lui-même  ;  il  est  honteux  de  voir  jusqu'à  quel 
point  la  superstition  l'a  abaissé.  Il  fuit  loin  du  lieu 
de  sa  folie  '. 

Ce  mot  puissant  a  quelque  chose  de  mystérieux 

1   Seckcnil ,  p.  56. 


INFLUrNCE  SUR   SA  FOi  ET   SUR   LA    RÉFORME.    ^55 

dans  la  vie  de  Luther.  Ce  fut  une  parole  créatrice 
pour  le  réformateur  et  pour  la  réformation.  Ce 
fut  par  elle  que  Dieu  dit  alors  :  Que  la  lumière 
soit!  et  la  lumière  fut. 

11  faut  souvent  qu'une  vérité  soit  présentée  à 
plusieurs  reprises  à  notre  esprit  pour  qu'elle  pro- 
duise l'effet  qu'elle  doit  avoir.  Luther  avait  beau- 
coup étudié  l'Epître  aux  Romains,  et  cependant 
jamais  la  justification  par  la  foi  qui  s'y  trouve 
enseignée  n'avait  été  si  claire  pour  lui.  Mainte- 
nant il  comprend  cette  justice  qui  seule  subsiste 
devant  Dieu;  maintenant  il  reçoit  pour  lui-même 
de  la  main  de  Christ  cette  obéissance  que  Dieu 
impute  gratuitement  au  pécheur,  dès  qu'il  porte 
humblement  ses  regards  sur  l'homme-Dieu  cru- 
cifié. C'est  ici  l'époque  décisive  de  la  vie  intérieure 
de  Luther.  Cette  foi ,  qui  Ta  sauvé  des  terreurs  de 
la  mort,  devient  l'àme  de  sa  théologie,  sa  forte- 
resse dans  tous  les  périls,  la  puissance  de  ses  pa- 
roles, la  force  de  sa  charité,  le  fondement  de  sa 
paix,  l'aiguillon  de  ses  travaux,  sa  consolation 
dans  la  vie  et  dans  la  mort. 

Mais  cette  grande  doctrine  d'un  salut  qui  émane 
de  Dieu  et  non  de  l'homme,  ne  fut  pas  seulement 
la  puissance  de  Dieu  pour  sauver  l'âme  de  Luther; 
elle  devint  encore  la  puissance  de  Dieu  pour  ré- 
former l'Eglise  :  arme  efficace  que  manièrent  les 
apôtres  ;  arme  trop  longtemps  négligée,  mais  tirée 
enfin,  dans  son  éclat  primitif,  de  l'arsenal  du  Dieu 
fort.  Au  moment  où  Luther  se  releva  dans  Rome, 
tout  ému  et  saisi  par  cette  parole  que  Paul  avait 
adressée  quinze  siècles  auparavant  aux  habitants 


a  56  LA.    PORTJi    DU    PARADIS. 

t!e  cette  métropole,  la  vérité,  jusqu'alors  triste- 
ment captive  et  liée  dans  l'Eglise,  se  releva  aussi 
pour  ne  plus  retomber. 

Il  faut  ici  l'entendre  lui-même  :  «  Quoique  je 
«  fusse  un  moine  saint  et  irréprochable,  dit-il,  ma 
«  conscience  était  cependant  pleine  de  troubles  et 
«  d'angoisses.  Je  ne  pouvais  souffrir  cette  parole  : 
«  Justice  de  Dieu.  Je  n'aimais  point  ce  Dieu  juste 
«  et  saint  qui  punit  les  pécheurs.  J'étais  rempli 
«  contre  lui  d'une  secrète  colère;  je  le  haïssais  de 
«  ce  que,  non  content  de  nous  épouvanter  par  la 
«loi  et  par  les  misères  de  la  vie,  nous  pauvres 
«  créatures  déjà  perdues  par  le  péché  originel,  il 
«  augmentait  encore  notre  tourment  par  l'Évan- 
«  gile....  Mais  lorsque  par  l'Esprit  de  Dieu  je  com- 
te pris  ces  paroles,  lorsque  j'appris  comment  la 
«  justification  du  pécheur  provient  de  la  pure  mi- 
«  séricorde  du  Seigneur  par  le  moyen  de  la  foi',... 
«  alors  je  me  sentis  renaître  comme  un  nouvel 
«  homme,  et  j'entrai  à  portes  ouvertes  dans  le  pa- 
«  radis  même  de  Dieu^.  Je  vis  aussi  dès  lors  la 
«  chère  et  sainte  Écriture  avec  des  yeux  tout  non- 
«  veaux.  Je  parcourus  toute  la  Bible,  je  recueillis 
«  un  grand  nombre  de  passages  qui  m'apprenaient 
«  ce  qu'était  l'œuvre  de  Dieu.  Et  comme  aupara- 
«  vaut  j'avais  haï  de  tout  mon  cœur  ce  mot  :  «  Jus- 
v<  tice  de  Dieu,  »  je  commençai  dès  lors  à  l'estimer 
«et  à  l'aimer,  comme  le  mot  le  plus  doux  et  le 

1  Qua  vos  Deus  misericors  justificat  per  fidem....  (L.  Opp. 
lat.  in  praef.) 

a  Hic  me  prorsus  renatum  esse  sensi  et  apertis  portis  in 
ipsum  paradisum  intrasse.  (Ibid.) 


CONFESSION    DE    LUTHER.  iSj 

«  plus  consolant.  En  vérité,  cette  parole  de  Paul 
«  fut  pour  moi  la  vraie  porte  du  paradis.  » 

Aussi ,  quand  il  fut  appelé ,  en  des  occasions 
solennelles,  à  confesser  cette  doctrine,  Luther 
retrouva-t-il  toujours  son  enthousiasme  et  sa  rude 
énergie.  «  Je  vois,  dit-il  dans  un  moment  impor- 
c(  tant',  que  le  diable  attaque  sans  cesse  cet  article 
«fondamental  par  le  moyen  de  ses  docteurs,  et 
«  qu'il  ne  peut  à  cet  égard  ni  cesser  ni  prendre 
«aucun  repos.  Eh  bien!  moi,  le  docteur  Martin 
«Luther,  indigne  évangéliste  de  notre  Seigneur 
«Jésus-Christ,  je  confesse  cet  article,  que  la  foi 
v.  seule  justifie  devant  Dieu  sans  les  œuvres,  et  je 
«  déclare  que  l'empereur  des  Romains,  l'empereur 
«  des  Turcs,  l'empereur  des  Tartares,  l'empereur 
«des  Perses,  le  pape,  tous  les  cardinaux,  les 
«évéques,  les  prêtres,  les  moines,  les  nonnes, 
«  les  rois,  les  princes,  les  seigneurs,  tout  le  monde 
«  et  tous  les  diables,  doivent  le  laisser  debout  et 
«  permettre  qu'il  demeure  à  jamais.  Que  s'ils  veu- 
«  lent  entreprendre  de  combattre  cette  vérité,  ils 
«  attireront  sur  leur  tête  les  feux  de  l'enfer.  C'est 
«  là  le  véritable  et  saint  Evangile ,  et  ma  déclara- 
«  tion,  à  moi  docteur  Luther,  selon  les  lumières 
«  du  Saint-Esprit.  .  .  Il  n'y  a  personne,  continue- 
«  t-il,  qui  soit  mort  pour  nos  péchés,  si  ce  n'est 
«  Jésus-Christ  le  Fils  de  Dieu.  Je  le  dis  encore  une 
«  fois,  dussent  le  monde  et  tous  les  diables  s'en- 
«  tre-déchirer  et  crever  de  fureur,  cela  n'en  est 
«  pas  moins  véritable.  Et  si  c'est  lui  seul  qui  ôte 

1   Glose  surrédit  impérial,  i5!îi.  (L.  Opp.  (L.)  tom.  XX.) 

L  17 


^58  RETOUR. 

«f  les  péchés,  ce  ne  peut  être  nous  avec  nos  œuvres. 
«  Mais  les  bonnes  œuvres  suivent  la  rédemption  , 
«  comme  les  fruits  paraissent  sur  l'arbre.  C'est  là 
«  notre  doctrine ,  c'est  celle  que  le  Saint-Esprit 
«  enseigne  avec  toute  la  sainte  chrétienté.  Nous  la 
«  gardons  au  nom  de  Dieu.  Amen,  » 

C'est  ainsi  que  Luther  trouva  ce  qui  avait  man- 
qué, au  moins  jusqu'à  un  certain  degré,  aux  doc- 
teurs et  aux  réformateurs  ,  même  les  plus  illustres. 
Ce  fut  dans  Rome  que  Dieu  lui  donna  cette  vue 
claire  de  la  doctrine  fondamentale  du  christia- 
nisme. Il  était  venu  chercher  dans  la  ville  des 
pontifes  la  solution  de  quelques  difficultés  concer- 
nant un  ordre  monastique;  il  en  remporta  dans 
son  cœur  le  salut  de  l'Église. 


VII. 


Luther  quitta  Rome  et  revint  à  Wittemberg,  le 
coelir  rempli  de  tristesse  et  d'indignation.  Détour- 
nant ses  regards  avec  dégoût  de  la  ville  pontifi- 
cale ,  il  les  portait  avec  espérance  sur  les  saintes 
Ecritures,  et  sur  cette  vie  nouvelle  que  la  Parole 
de  Dieu  semblait  alors  promettre  au  monde.  Cette 
Parole  grandit  dans  son  cœur  de  tout  ce  qu'y 
perdit  l'Eglise.  Il  se  détacha  de  l'une  pour  se 
tourner  vers  l'autre.  Toute  la  réformation  fut 
dans  ce  mouvement-là.  Elle  mit  Dieu  où  était  le 
prêtre. 

Staupitz  et  l'Électeur  ne  perdaient  pas  de  vue 
le  moine  qu'ils  avaient  ap[)elé  à  l'université  de 
Wittemberg.  11  semble  que  le  vicaire  général  eut 


LE    DOCTORAT.  l5c) 

un  pressentiment  de  l'œuvre  qu'il  y  avait  à  faire 
dans  le  monde,  et  que ,  la  trouvant  trop  forte  pour 
lui ,  il  voulut  y  pousser  Luther.  Rien  de  plus  re- 
marquable et  peut-être  de  plus  mystérieux  que 
ce  personnage,  qui  se  trouve  partout  pour  préci- 
piter le  moine  dans  le  chemin  où  Dieu  l'appelle, 
et  puis  qui  va  lui-même  finir  tristement  ses  jours 
dans  un  couvent.  La  prédication  du  jeune  profes- 
seur avait  fait  impression  sur  le  prince;  il  avait 
admiré  la  force  de  son  esprit ,  le  nerf  de  son  élo- 
quence et  l'excellence  des  choses  qu'il  exposait^ 
L'Électeur  et  son  ami,  voulant  avancer  un  homme 
qui  donnait  de  si  grandes  espérances,  résolurent 
de  lui  faire  prendre  le  grade  élevé  de  docteur  en 
théologie.  Staupitz  se  rendit  au  couvent.  Il  con- 
duisit Luther  dans  le  jardin  du  cloître,  et  là,  seul 
avec  lui  sous  un  arbre,  que  Luther  aimait  plus 
tard  à  montrer  à  ses  disciples^,  le  vénérable  père 
lui  dit  :  «  11  faut  maintenant,  mon  ami,  que  vous 
«  deveniez  docteur  de  la  sainte  Ecriture.  »  Luther 
recula  à  cette  pensée.  Cet  honneur  éminent  l'ef- 
frayait :  «  Cherchez-en  un  plus  digne,  répondit-il. 
«  Pour  moi ,  je  ne  puis  y  consentir.  »  Le  vicaire 
général  insista  :  «  Le  Seigneur  Dieu  a  beaucoup  à 
«faire  dans  l'Eglise;  il  a  besoin  maintenant  de 
«jeunes  et  vigoureux  docteurs.  »  Cette  parole  fut 
peut-être  dite  en  badinant,  ajoute  Mélanchton; 

1  Vim  ingenii,  nervos  orationis,  ac  reriim  bonitatem  expo- 
sitarum  in  concionibus  admiratus  fiierat.  (Melancht.  Vita 
Luth.) 

2  Unter  einem  Baum  ,  den  er  mir  iind  andern  gezeigt. 
(Math.  6.) 

'7- 


260  T.E    DOCTORAT. 

cependant  l'événement  y  répondit;  car  d'ordinaire 
beaucoup  de  présages  précèdent  les  grandes  révo- 
lutions ^  11  n'est  pas  nécessaire  de  supposer  que 
Mélanchton  parle  ici  de  prophéties  miraculeuses. 
Le  siècle  le  plus  incrédule,  celui  qui  nous  a  pré- 
cédés, a  vu  se  vérifier  cette  sentence.  Que  de  pré- 
sages annoncèrent,  sans  qu'il  y  eût  miracle,  la  ré- 
volution qui  le  termina  ! 

«Mais  je  suis  faible  et  maladif,  reprit  Luther; 
«  je  n'ai  pas  longtemps  à  vivre.  Cherchez  un  homme 
«  fort,  w  —  «Le  Seigneur,  répondit  le  vicaire  gé- 
<<  néral,  a  affaire  dans  le  ciel  comme  sur  la  terre; 
«  mort  ou  vivant,  Dieu  a  besoin  de  vous  dans  son 
«  conseil  ^.  » 

«11  n'y  a  que  le  Saint-Esprit  qui  puisse  créer 
«  un  docteur  en  théologie  ^,  »  s'écria  alors  le  moine 
toujours  plus  épouvanté.  —  «  Faites  ce  que  de- 
«  mande  votre  couvent,  dit  Staupitz,  et  ce  que 
«  moi-même,  votre  vicaire  général,  je  vous  com- 
«  mande;  car  vous  avez  promis  de  nous  obéir.» 
—  «  Mais  ma  pauvreté  ?  reprit  le  frère  :  je  n'ai 
«  rien  pour  payer  les  dépenses  qu'une  telle  pro- 
«  motion  entraîne.  »  —  «  Ne  vous  en  inquiétez  pas, 
«  lui  dit  son  ami  :  le  prince  vous  fait  la  grâce  de 
«  se  charger  lui-même  de  tous  les  frais.  »  Pressé  de 
toutes  parts,  Luther  crut  devoir  se  rendre. 

C'était  vers  la  fin  de  l'été  de  l'an  i5i2.  Luther 

1   Milita  prgecediint  mutationes  praesagia.  (VitaLuth.) 

a  Ihr  lebet  nun  oder  sterbet,  so  darff  eiich  Gott  in  seinem 

Kathe.  (Mathes.  6.) 

3  Nemiiiem  nisi  Spiritum  Sanctum  creare  posse  doctorcm 

tljcologiae.  (Weismanni  Hist.  Eccl.  I,  p.  i4o4.) 


r.ARLSTADT. 


26r 


partit  pour  Leipzig,  afin  de  recevoir  des  trésoriers 
de  l'Electeur  l'argent  nécessaire  à  sa  promotion. 
Mais,  selon  les  usages  des  cours,  l'argent  n'arrivait 
pas.  Le  frère  impatienté  voulait  partir;  l'obéissance 
monacale  le  retint.  Enfin,  le  4  octobre,  il  reçut 
de  Pfeffinger  et  île  Jean  Doltzig  cinquante  florins. 
Il  leur  en  donna  quittance.  Il  ne  prend  dans  ce 
reçu  d'autre  qualité  que  celle  de  moine.  «  Moi 
«Martin,  dit-il,  frère  de  l'ordre  des  Ermites'.» 
Luther  se  hâta  de  retourner  à  Wittemberg. 

André  Bodenstein,  de  la  ville  de  Carlstadt.  était 
alors  doyen  de  la  faculté  de  théologie,  et  c'est  sous 
le  nom  de  Carlstadt  que  ce  docteur  est  surtout 
connu.  On  l'appelait  aussi  TA,  B,  C.  Ce  fut  Mélanch- 
ton  qui  le  désigna  d'abord  ainsi,  à  cause  des  trois 
initiales  de  son  nom.  Bodenstein  acquit  dans  sa 
patrie  les  premiers  éléments  des  lettres.  Il  était  d'un 
caractère  grave,  sombre,  peut-être  enclin  à  la  ja- 
lousie, et  d'un  esprit  inquiet,  mais  plein  du  désir 
d'apprendre  et  doué  d'une  grande  capacité.  Il  par- 
courut diverses  universités  pour  augmenter  ses 
connaissances,  et  il  étudia  la  théologie  à  Rome 
même.  Revenu  d'Italie  en  Allemagne,  il  s'établit  à 
Wittemberg  et  y  devint  docteur  en  théologie.  «  A 
«  cette  époque,  dit-il  lui-même  plus  tard,  je  n'avais 
(c  pas  encore  lu  la  sainte  Écriture  ^.  »  Ce  trait  donne 
une  idée  très-juste  de  ce  qu'était  la  théologie  d'a- 
lors. Carlstadt,  outre  ses  fonctions  de  professeur, 
était  chanoine  et  archidiacre.  Voilà  l'homme  qui 


1  L.  Epp.  I,  p.  II. 

a  ■\Veismann  ,  Hist.   Eccl.  ._  p.    1416. 


a02  SERMENT    DE    LUTHER. 

devait  plus  tard  diviser  la  réformation.  Il  ne  voyait 
alors  dans  Luther  qu'un  inférieur;  mais  l'Augustin 
devint  bientôt  pour  lui  un  objet  de  jalousie.  «  Je 
«  ne  veux  pas  être  moins  grand  que  Luther  ',  »  di- 
sait-il un  jour.  Bien  éloigné  alors  de  prévoir  la 
grandeur  à  laquelle  était  destiné  le  jeune  profes- 
seur ,  Carlstadt  conféra  à  son  futur  rival  la  pre- 
mière dignité  universitaire. 

Le  1 8  octobre  i5i2,  Luther  fut  reçu  licencié  en 
théologie,  et  prêta  ce  serment  :  «Je  jure  de  défen- 
«  dre  la  vérité  évangélique  de  tout  mon  pouvoir  ^.  » 
Le  jour  suivant,  Bodenstein  lui  remit  solennelle- 
ment, en  présence  d'une  nombreuse  assemblée, 
les  insignes  de  docteur  en  théologie.  Il  fut  fait 
docteur  biblique,  et  non  docteur  des  sentences, 
et  fut  appelé  ainsi  à  se  consacrer  à  l'étude  de  la 
Bible  et  non  à  celle  des  traditions  humaines  ^^.  11 
prêta  alors  serment,  comme  il  le  rapporte  lui- 
même  *^,  à  sa  bien-aimée  et  sainte  Ecriture.  Il  pro- 
mit de  la  prêcher  fidèlement ,  de  l'enseigner  pure- 
ment, de  l'étudier  toute  sa  vie,  et  de  la  défendre 
par  ses  disputes  et  par  ses  écrits  contre  tous  les 
faux  docteurs,  autant  que  Dieu  lui  serait  en  aide. 

Ce  serment  solennel  fut  pour  Luther  sa  voca- 
tion de  réformateur.  En  imposant  à  sa  conscience 
la  sainte  obligation  de  rechercher  librement  et 
d'annoncer  courageusement  la  vérité  chrétienne, 
ce  serment  éleva  le  nouveau  docteur  au-dessus  des 

1  Wcismann,  Hisf.  Eccl.,  p.  i4i6. 

a  Juro  me  veritatera  evan^elicam  viriliter  defensurum. 

'i  Dottor  biblicus,  et  non  pas  sententiarnia.  (Mélanclilon.) 

4  L.O|)|>  (W.)  XVI,  p.  îoGi.  —  Mathesius,  j).  7. 


PRINCIPE    DE    LA    REFOR3IJ-:. 


k63 


étroites  limites  où  son  vœu  mojiasliqiie  l'eût  peut- 
èlre  coiitiné.  Appelé  par  l'université,  par  son  sou- 
verain ,  au  nom  de  la  majesté  impériale  et  du  siège 
de  Rome  lui-même,  engagé  devant  Dieu  par  le 
serment  le  plus  sacré,  il  fut  dès  lors  le  héraut  in- 
trépide de  la  Parole  de  vie.  Dans  ce  jour  mémora- 
ble, Luther  fut  armé  chevalier  de  la  Bible. 

Aussi  ce  serment  prêté  à  la  sainte  Écriture  peut- 
il  être  regardé  comme  l'une  des  causes  du  renou- 
vellement de  l'Eglise.  L'autorité  seule  infaillible 
de  la  Parole  de  Dieu,  tel  fut  le  premier  et  fonda- 
mental principe  de  la  réformation.  Toute  réfor- 
mation de  détail  opérée  plus  tard  dans  la  doctrine, 
dans  les  mœurs,  dans  le  gouvernement  de  l'Eglise 
et  dans  le  culte,  ne  fut  qu'une  conséquence  de  ce 
premier  principe.  On  peut  à  peine  s'imaginer  main- 
tenant la  sensation  que  dut  produire  cette  vérité 
élémentaire  si  simple,  mais  méconnue  pendant 
tant  de  siècles.  Quelques  hommes,  d'une  vue  plus 
vaste  que  le  vulgaire,  en  prévirent  seuls  les  im- 
menses conséquences.  Bientôt  les  voix  courageuses 
de  tous  les  réformateurs  proclamèrent  ce  principe 
puissant,  au  retentissement  duquel  Rome  s'écrou- 
lera :  «  Les  chrétiens  ne  reçoivent  d'autres  doc- 
trines que  celles  qui  reposent  sur  les  paroles 
expresses  de  Jésus-Christ,  des  apôtres  et  des  pro- 
phètes. Nul  homme,  nulle  assemblée  de  docteurs, 
n'ont  le  droit  d'en  prescrire  de  nouvelles.  » 

La  situation  de  Luther  était  changée.  L'appel 
qu'il  avait  reçu  devint  pour  le  réformateur  comnie 
l'une  de  ces  vocations  extraordinaires  que  le  Sei- 
gneur   adressa    aux     prophètes    sous    l'ancienne 


204  COURA.GE  DE    LUTHER. 

alliance,  et  aux  apôtres  sons  la  nouvelle.  L'enga- 
gement solennel  qu'il  prit  fit  une  si  profonde  im- 
pression sur  son  âme,  que  le  souvenir  de  ce  ser- 
ment suffit,  dans  la  suite,  pour  le  consoler  au 
milieu  des  plus  grands  dangers  et  des  plus  rudes 
combats.  Et  lorsqu'il  vit  toute  l'Europe  agitée  et 
ébranlée  par  la  parole  qu'il  avait  annoncée  ;  lors- 
que les  accusations  de  Rome,  les  reproches  de 
plusieurs  hommes  pieux,  les  doutes  et  les  craintes 
de  son  propre  cœur,  si  facilement  agité,  semblaient 
pouvoir  le  faire  hésiter,  craindre  et  tomber  dans 
le  désespoir,  il  se  rappela  le  serment  qu'il  avait 
})rété,  et  demeura  ferme,  tranquille  et  rempli  de 
joie.  «Je  me  suis  avancé  au  nom  du  Seigneur, 
«  dit-il  en  une  circonstance  critique,  et  je  me  suis 
«  remis  entre  ses  mains.  Que  sa  volonté  s'accom- 
<t  plisse  !  Qui  lui  a  demandé  de  me  créer  docteur?... 
«  Si  c'est  lui  qui  m'a  créé,  qu'il  me  soutienne!  ou 
«  bien,  s'il  se  repent  de  l'avoir  fait,  qu'il  me  des- 
«titue!....  Cette  tribulation  ne  m'épouvante  donc 
«  point.  Je  ne  cherche  qu'une  chose,  c'est  de  me 
«  maintenir  le  Seigneur  favorable  dans  tout  ce 
«  qu'il  m'appelle  à  faire  avec  lui.  »  Une  autre  fois 
il  disait  :  «  Celui  qui  entreprend  quelque  chose 
«  sans  vocation  divine,  cherche  sa  propre  gloire. 
«  Mais  moi,  le  docteur  Martin  Luther,  j'ai  été  con- 
c(  traint  à  devenir  docteur.  Le  papisme  a  voulu 
(c  m'arréter  dans  l'acquit  de  ma  charge;  mais  vous 
a  voyez  ce  qui  lui  est  arrivé,  et  il  lui  arrivera  bien 
«  pis  encore  :  ils  ne  pourront  se  défendre  contre 
«  moi.  Je  veux,  au  nom  de  Dieu,  marcher  sur  les 
«  lions,  et  fouler  aux  pieds  les  dragons  et  les  vi- 


PREMIERES    VUES    DE    REFORMATIOW.  203 

«  pères.  Cela  se  commencera  pendant  ma  vie  et 
«  se  finira  après  ma  mort'.  » 

Depuis  l'heure  de  son  serment,  Luther  ne  cher- 
cha plus  la  vérité  seulement  pour  lui-même  :  il  la 
chercha  pour  l'Eglise.  Encore  tout  plein  des  sou- 
venirs de  Rome,  il  entrevit  confusément  devant 
lui  une  carrière,  dans  laquelle  il  se  promit  de 
marcher  avec  toute  l'énergie  de  son  âme.  La  vie 
spirituelle,  qui  jusqu'alors  s'était  manifestée  au 
dedans  de  lui ,  s'étendit  au  dehors.  Ce  fut  la  troi- 
sième époque  de  son  développement.  L'entrée 
dans  le  couvent  avait  tourné  vers  Dieu  ses  pen- 
sées ;  la  connaissance  de  la  rémission  des  péchés 
et  de  la  justice  de  la  foi  avait  affranchi  son  âme; 
le  serment  de  docteur  lui  donna  ce  baptême  de 
feu  par  lequel  il  devint  réformateur  de  l'Eglise. 

Ses  idées  se  portèrent  bientôt  d'une  manière 
générale  sur  la  réformation.  Dans  un  discours 
qu'il  avait  écrit,  à  ce  qu'il  semble ,  pour  être  pro- 
noncé par  le  prévôt  de  Lietzkau,  au  concile  de 
Latran,  il  affirmait  que  la  corruption  du  monde 
provenait  de  ce  que  les  prêtres,  au  lieu  de  prêcher 
la  pure  parole  de  Dieu,  enseignaient  tant  de  fa- 
bles et  de  traditions.  La  Parole  de  la  vie,  selon 
lui ,  avait  seule  la  puissance  d'accomplir  la  régé- 
nération spirituelle  de  l'homme.  Ainsi  déjà  alors, 
c'était  du  rétablissement  de  la  saine  doctrine,  et 
non  d'une  simple  réforme  des  mœurs,  qu'il  faisait 
dépendre  le  salut  du  monde.  Luther  n'était  pas  en- 
tièrement d'accord  avec  lui-même;  il  entretenait 
encore  des  opinions  contradictoires  :  mais  un  es- 

1   L.  Opp.  (W.)  XXI,  'io6i. 


a66  LES    SCOLASTIQUES. 

prit  puissant  se  faisait  jour  clans  tous  ses  écrits;  il 
brisait  courageusement  les  liens  dont  les  systèmes 
lies  écoles  enchaînaient  les  pensées  des  hommes; 
il  dépassait  partout  toutes  les  limites  que  les  siècles 
passés  avaient  profondément  creusées,  et  se  frayait 
des  sentiers  nouveaux.  Dieu  était  en  lui. 

Les  premiers  adversaires  qu'il  attaqua  furent 
ces  fameux  scolastiques  qu'il  avait  lui-même  tant 
étudiés  et  qui  régnaient  alors  en  souverains  dans 
toutes  les  académies.  Il  les  accusa  de  pélagianisme 
et,  s'élevant  avec  force  contre  Aristote,  le  père  de 
l'école,  et  contre  Thomas  d'Aquin,  il  entreprit  de 
les  jeter  l'un  et  l'autre  à  bas  du  trône  d'où  ils  com- 
mandaient, l'un  à  la  philosophie  et  l'autre  à  la 
théologie  '. 

a  Aristote  ,  Porphyre ,  les  théologiens  aux  sen- 
te tences  (les  scolastiques),  écrivait-il  à  Lange,  sont 
a  les  études  perdues  de  notre  siècle.  Je  ne  désire 
«  rien  plus  ardemment  que  de  dévoiler  à  plusieurs 
«  cet  histrion  qui  s'est  joué  de  l'Eglise  en  se  con- 
te vrant  d'un  masque  grec,  et  de  montrer  à  tous 
«  son  ignominie  ^.  »  Dans  toutes  les  disputes  pu- 
bliques on  l'entendait  répéter  :  «  Les  écrits  des 
w  apôtres  et  des  prophètes  sont  plus  certains  et  plus 
«  sublimes  que  tous  les  sophismes  et  toute  la  théo- 
(t  logie  de  l'école,  w  De  telles  paroles  étaient  nou- 
velles; mais  peu  à  peu  on  s'y  habituait.  Environ 
un  an  après,  il  put  écrire  avec  triomphe  :  «  Dieu 
e(  opère.  Notre  théologie  et  saint  Augustin  avan- 

I  Aristoteleni  in  philosophiris,   sanctum  Thoniam  in  theo- 
logicis,  evertendos  susccperat.  (Pallavicini,  I,   16.) 

a  Perdita  studia  nostii  s«ciili.  Epp.  I,  i5.  (8  févr.  i5i6  ) 


SPALATIJS.  267 

«  cent  admirablement  et  régnent  dans  noire  uni- 
«  versité.  Aristote  décline  ;  il  est  déjà  penché  vers 
a  sa  ruine  j3rochaine  et  éternelle.  Les  leçons  sur  les 
a  sentences  donnent  un  admirable  ennui.  Nul  ne 
«  peut  espérer  d'avoir  des  auditeurs,  s'il  ne  pro- 
a  fesse  pas  la  théologie  biblique'.»  Heureuse  l'u- 
niversité dont  ou  peut  rendre  un  tel  témoignage! 

En  même  temps  que  Luther  attaquait  Aristote, 
il  prenait  le  parti  d'Érasme  et  de  R.euchlin  contre 
leurs  ermemis.  Il  entra  en  relation  avec  ces  grands 
hommes  et  avec  d'autres  savants,  tels  que  Pirck- 
heimer,  Mutian,  Hûtten  ,  qui  appartenaient  plus 
ou  moins  au  même  parti.  Il  forma  aussi  à  cette 
époque  une  autre  amitié  qui  fut  d'une  haute  im- 
portance pour  toute  sa  vie. 

Un  homme  remarquable  par  sa  sagesse  et  sa 
candeur  se  trouvait  alors  à  la  cour  de  l'Electeur  : 
c'était  George  Spalatin.  INé  à  Spalalus  ou  Spalt , 
dans  l'évéché  d'Eichstadt,  il  avait  d'abord  été  curé 
du  village  de  Hohenkirch ,  près  des  foi  éts  de  la 
Thuringe.  11  fut  ensuite  choisi  par  Frédéric  le 
Sage  pour  être  son  secrétaire,  son  chapelain  et 
le  précepteur  de  son  neveu,  Jean-Frédéric,  qui 
devait  un  jour  porter  la  couronne  électorale.  Spa- 
latin était  un  homme  simple  au  milieu  de  la 
cour;  il  paraissait  craintif  en  présence  des  grands 
événements,  circonspect  et  prudent,  comme  sou 
maître^,  en  face  de  l'ardent  Luther,  avec  qui  il 
était  dans  une  correspondance  journaiieie.  Comme 

1  Ep.  I,  57.  (du  18  niai  i5i7.) 

2  Secundum  yenium  heri  siii.  (Weistnann,  Hist.  Eccl. ,   I, 


iGS  SPAL/VTFN. 

Staupitz,  ii  était  fait  plutôt  pour  des  temps  pai- 
sibles. De  tels  hommes  sont  nécessaires  :  ils  sont 
comme  ces  matières  délicates  dont  en  enveloppe 
les  bijoux  et  les  cristaux  pour  les  garantir  des  se- 
cousses du  voyage.  Elles  semblent  inutiles;  ce- 
pendant sans  elles  tous  ces  joyaux  précieux  eus- 
sent été  brisés  et  perdus.  Spalatin  n'était  pas  un 
homme  propre  à  faire  de  grandes  choses;  mais  il 
s'acquittait  fidèlement  et  sans  bruit  delà  tâche  qui 
lui  était  donnée  ^  Il  fut  d'abord  un  des  princi- 
paux aides  de  son  maître  pour  recueillir  ces  reli- 
ques de  saints  dont  Frédéric  fut  longtemps  grand 
amateur.  Mais  peu  à  peu  il  se  tourna  avec  le  prince 
vers  la  vérité.  La  foi,  qui  reparaissait  alors  dans 
l'Église,  ne  le  saisit  pas  vivement  comme  Luther: 
il  fut  conduit  par  des  voies  plus  lentes.  Il  devint 
l'ami  de  Luther  à  la  cour,  le  ministre  par  lequel 
passaient  toutes  les  affaires  entre  le  réformateur 
et  les  princes,  le  médiateur  entre  l'Eglise  et  l'État. 
L'Électeur  honorait  Spalatin  d'une  grande  inti- 
mité; en  voyage  ils  étaient  toujours  dans  la  même 
voiture*.  Du  reste,  l'air  de  la  cour  étouffait  sou- 
vent le  bon  chapelain;  il  lui  prenait  de  profondes 
tristesses;  il  eût  voulu  laisser  tous  ces  honneurs 
et  redevenir  simple  pasteur  dans  les  bois  de  la 
rhuringe.  Mais  Luther  le  consolait  et  l'exhortait 
à  demeurer  ferme  à  son  poste.  Spalatin  s'acquit 
l'estime  générale.  Les  princes  et  les  savants  de  son 

1  Fideliter  et  sine  strepitu  fungens.  (Weismann,  Hist.  Eccl., 

I,  p.  i4'M) 

■1  Qui  ciim  principe  in  vheda  sive  leclieo  solitus  est  ferrie 
(Corpus  Refonnaloriiin  ,  I,  3'3.) 


AFFAIRE    UF.    REUCHLIW.  269 

temps  lui  témoignaient  les  plus  sincères  égards. 
Esasme  disait  :  «J'inscris  le  nom  deSpalalin,  iion- 
«  seulement  entre  ceux  de  mes  principaux  amis, 
«  mais  encore  entre  ceux  de  mes  protecteurs  les 
«  plus  vénérés,  et  cela,  non  sur  du  papier,  mais 
«  dans  mon  propre  cœur^  » 

L'affaire  de  Reuchlin  et  des  moines  faisait  alors 
grand  bruit  en  Allemagne.  Les  hommes  les  plus 
pieux  étaient  souvent  indécis  sur  le  parti  qu'ils 
devaient  embrasser;  car  les  moines  voulaient  dé- 
truire des  livres  judaïques  où  se  trouvaient  des 
blasphèmes  contre  le  Christ.  L'Electeur  chargea 
son  chapelain  de  consulter  à  cet  égard  le  docteur 
de    Wittemberg,   dont   la   réputation    était    déjà 
grande.  Voici  la  réponse  de  Luther;  c'est  la  pre- 
mière lettre  qu'il  adressa  au  prédicateur  de  la  cour; 
«Que  dirai-je?  Ces  moines  prétendent  chasser 
«Beelzébub,    mais  ce   n'est  pas  par  le  doigt  de 
«  Dieu.  Je  ne  cesse  de  m'en  plaindre  et  d'en  gémir. 
«  Nous  autres  chrétiens,  nous  commençons  à  être 
«  sages  au  dehors,  et  chez  nous  nous  sommes  hors 
«  de  sens  ^.  11  y  a  sur  toutes  les  places  de  Jérusalem 
«  des  blasphèmes  cent  fois  pires   que   ceux  des 
«Juifs,  et  tout  y  est  rempli  d'idoles  spirituelles. 
«  Nous  devrions,  pleins  d'un  beau  zèle,  enlever 
«  et  détruire  ces  ennemis  intérieurs.  Mais   nous 
«  laissons  ce  qui  nous  presse,  et  le  diable  lui-même 
«  nous  persuade  d'abandonner  ce  qui  est  à  nous, 
«  en  même  temps  qu'il  nous  empêche  de  corriger 
«  ce  qui  est  aux  autres.  » 

1  Melch.  Ad.  Vita  Spalat  ,  p.  loo. 

2  Foris  sapere  et  domi  desipcre.  (L.  Epp.  I,  p.  8.) 


270  L\  For. 

VIII. 

Luther  ne  se  perdit  point  clans  cette  querelle. 
La  foi  vivante  en  Christ,  voilà  ce  qui  remplissait 
surtout  son  cœur  et  sa  vie.  «Dans  mon  cœur, 
«  disait-i!,  règne  senle,  et  doit  aussi  seule  régner, 
«  la  foi  en  mon  Seigneur  Jésus- Christ,  qui  est 
«seul  le  commencement,  le  milieu  et  la  fin  de 
«  toutes  les  pensées  qui  occupent  mon  esprit,  nuit 
«  et  jour  ^  yi 

Tous  ses  auditeurs  l'entendaient  avec  admira- 
tion parler  de  cette  foi  en  Jésus-Christ,  soit  dans 
sa  chaire  de  professeur,  soit  dans  le  temple.  Ses 
enseignements  répandaient  la  lumière.  On  s'éton- 
nait de  n'avoir  pas  reconnu  plus  tôt  des  vérités 
qui  paraissaient  si  évidentes  dans  sa  bouche.  «  Le 
«  désir  de  se  justifier  soi-même  est  la  source  de 
«  toutes  les  aîigoisses  du  cœur,  disait-il.  Mais  ce- 
«  lui  qui  reçoit  Jésus-Christ  comme  sauveur  a  la 
«  paix;  et  non-seulement  la  paix,  mais  la  pureté  du 
«  cœur.  Toute  sanctification  du  cœur  est  un  fruit 
«  de  la  foi.  Car  la  foi  est  en  nous  une  œuvre  di- 
«  vine,  qui  nous  change  et  nous  donne  une  iiais- 
«  sance  nouvelle  émanant  de  Dieu  même.  Elle  tue 
«Adam  en  nous;  et  par  le  Saint-Esprit  qu'elle 
«  nous  communique,  elle  nous  donne  un  nouveau 
«  cœur  et  nous  rend  des  hommes  nouveaux.  Ce 
«  n'est  pas  par  des  spéculations  creuses,  s'écriait- 
«  il  encore ,  mais  c'est  par  cette  voie  pratique,  que 

I   Praef.  ad  fiai. 


I)l.CI.A.iVIATIONS    POPULAIRES.  I']  \ 

«  l'on  peut  obtenir  une  connaissance  salutaire  de 
«  Jésus-Christ  \  » 

Ce  fut  alors  que  Luther  prêcha  sur  les  dix  com- 
mandements des  discours  qui  nous  ont  été  con- 
servés sous  le  titre  de  Déclamations  popitJaires. 
Sans  doute,  il  s'y  trouve  encore  des  erreurs.  Lu- 
ther ne  s'éclairait  lui-même  que  peu  à  peu.  Le 
sentier  des  justes  est  comme  la  lumière  resplen- 
(lissante,  qui  augmente  son  éclat  jus  cjù  à  ce  que 
le  jour  soit  en  sa  perfection.  Mais,  que  de  vérité 
dans  ces  discours,  que  de  simplicité,  que  d'élo- 
quence !  Que  l'on  comprend  bien  l'effet  que  le 
nouveau  prédicateur  devait  produire  sur  son  au- 
ditoire et  sur  son  siècle  !  Nous  ne  citerons  qu'un 
passage,  pris  au  commencement. 

Luther  monte  dans  la  chaire  de  Wittemberg 
et  lit  ces  paroles  :  «  Tu  n  auras  point  d'autres 
rZ/gf/o;,  »  Puis,  s'ad ressaut  au  peuple  qui  remplit 
le  sanctuaire,  il  dit  :  «  Tous  les  fils  d'Adam  sont 
«  idolâtres  et  coupables  contre  ce  premier  com- 
«  mandement^.  » 

Sans  doute  cette  assertion  étrange  surprend  les 
auditeurs.  Il  s'agit  de  la  justifier;  l'orateur  pour- 
suit :  «  Il  y  a  deux  genres  d'idolâtrie,  l'une  du  de- 
«  hors,  l'autre  du  dedans. 

u  Celle  du  dehors,  où  l'homme  adore  le  bois, 
«  la  pierre,  les  bêtes,  les  étoiles. 

1  Non  per  speculationem ,  sed  per  hanc  viani  practicam. 

a  Oranes  filii  Adae  sunt  idololatrse.  (Decem  praecepta  Wit- 
tembergensi  populo  praedicata  per  R.  P.  D.  Martinum  Lnthe- 
rum  Aug.  anno  i5i6.)  Ces  discours  riuent  prononcés  en  alle- 
mand :  nous  citons  l'édition  latine,  I,  p.  i. 


I"]"!  DÉCLAMA.TIONS    POPULAIRES. 

«Celle  du  dedans,  où  l'homme,  craignant  le 
«  châtiment ,  ou  cherchant  ses  aises ,  ne  rend  pas 
«  de  culte  à  la  créature,  mais  l'aime  intérieurement 
«  et  se  confie  en  elle.  .  . 

«  Quelle  religion  est  celle-ci  !  Vous  ne  fléchissez 
«  pas  le  genou  devant  les  richesses  et  les  honneurs, 
<f  mais  vous  leur  offrez  votre 'cœur,  la  partie  la 
«  plus  noble  de  vous-mêmes.  .  .  Ah!  vous  adorez 
«  Dieu  du  corps,  et  de  l'esprit  la  créature. 

«  Cette  idolâtrie  règne  en  tout  homme,  jusqu'à 
«  ce  qu'il  en  soit  guéri  gratuitement  parla  foi  qui 
«  est  en  Jésus-Christ. 

«  Et  comment  cette  guérison  s'accomplit-elle? 

«  Le  voici.  La  foi  en  Christ  vous  ôle  toute  con- 
(f  fiance  en  votre  sagesse,  en  votre  justice,  en 
«  votre  force;  elle  vous  apprend  que  si  Christ  ne 
«  fût  mort  pour  vous  et  ne  vous  eût  ainsi  sauvés, 
«  ni  vous  ni  aucune  créature  n'eussiez  pu  le  faire'. 
«  Alors,  vous  apprenez  à  mépriser  toutes  ces  cho- 
ff  ses,  qui  vous  demeuraient  inutiles. 

«Il  ne  vous  reste  plus  que  Jésus,  Jésus  seul, 
«  Jésus  suffisant  pleinement  à  votre  âme.  N'espé- 
«  rant  plus  rien  de  toutes  les  créatures,  vous  n'a- 
«  vez  plus  que  Christ,  duquel  vous  espérez  tout,  et 
«  que  vous  aimez  par-dessus  tout. 

«Or,  Jésus  est  le  seul,  Tunique,  le  véritable 
«  Dieu.  Quand  vous  l'avez  pour  Dieu,  vous  n'avez 
«  plus  d'autres  dieux  2.  » 

1  Nisi  ipse  pro  te  morluus  cssct,  teqiie  servaret,  nec  tu  , 
nec  omnis  creatura  tibi  posset  prodesse.  (Ibid.) 

2  At  Jestis  est  veriis,  uniis,  solus  Deus,  quem  cùm  habes, 
non  linhes  alienuni  (lenm.  (Ibid.) 


ENSEIGNEMEAT    ACADÉMIQUE.  27!^ 

C'est  ainsi  que  Luther  montre  comment  l'âme 
est  ramenée  à  Dieu,  son  souverain  bien,  par  l'É- 
vangile, suivant  celte  parole  de  Christ:  Je  suis  le 
chemin:  nul  ne  vient  auPère  que  par  moi.  L'homme 
qui  parle  ainsi  à  son  siècle  ne  veut  pas  seulement 
renverser  quelques  abus;  il  veut  avant  tout  éta- 
blir la  religion  véritable.  Son  œuvre  n'est  pas  seu- 
lement négative,  elle  est  premièrement  positive. 

Luther  tourne  ensuite  son  discours  contre  les 
superstitions  qui  remplissaient  alors  la  chrétienté, 
les  signes  et  les  caractères  mystérieux,  les  obser- 
vations de  certains  jours  et  de  certains  mois,  les 
démons  familiers,  les  fantômes,  l'influence  des 
astres,  les  maléfices,  les  métamorphoses,  les  in- 
cubes et  les  succubes,  le  patronage  des  saints, etc. , 
etc.,  etc.;  il  attaque  l'une  après  l'autre  ces  idoles 
et  jette  bas  vigoureusement  ces  faux  dieux. 

INIais  c'était  surtout  à  l'académie,  devant  une 
jeunesse  éclairée  et  avide  de  vérité,  que  Luther 
exposait  tous  les  trésors  de  la  parole    de   Dieu. 
t<  Il  expliquait  de  telle  manière  les  Écritures,  dit 
«  son  illustre   ami  Mélanchlon ,    que,   d'après  le 
a  jugement  de  tous  les  hommes  pieux  et  éclairés, 
«  c'était  comme  si  un  jour  nouveau   se  fût  levé 
«  sur  la  doctrine,  après  une  longue  et  profonde 
«  nuit.  Il  montrait  la  différence  qui  existe  entre 
«  la  Loi   et   l'Évangile.    Il  réfutait    cette   erreur, 
u  dominante  alors   dans   les   églises    et  dans    les 
«  écoles,  que  les  hommes  méritent  parleurs  pro- 
«  près  œuvres  la  rémission   des  péchés,  et  sont 
«  rendus  justes  devant  Dieu  par  une  discipline  du 
«  dehors.  Il  ramenait  ainsi  les  cœurs  des  hommes 
L  18 


'2  74  PURETÉ    MORALE    DE    LUTHER. 

«  au  Fils  de  Dieu  '.  Comme  Jean-Baptiste,  il  mon- 

«  trait   l'Agneau    de  Dieu   qui  a  porté  les  péchés 

«  du  monde;  il  faisait  comprendre  que  les  péchés 

«  sont  pardonnes  gratuitement  à   cause  du  Fils 

«  de  Dieu,  et  que  l'homme  reçoit  ce  bienfait  par 

«  la  foi.  11  ne  changeait  rien  dans  le^cérémonies. 

«  La  discipline  établie  n'avait  pas,  au  contraire, 

«  dans  son  ordre,  un  observateur  et  un  défenseur 

«  plus  fidèle.  Mais  il    s'efforçait  de  plus   en  plus 

«  de   faire   comprendre  à   tous,  ces    grandes   et 

«  essentielles  doctrines  de    la  conversion,  de    la 

<t  rémission  des  péchés,  de  la  foi,  et  des    vraies 

«  consolations  qui  se  trouvent  dans   la  croix.  Les 

a  âmes  pieuses  étaient  saisies  et  pénétrées  de  la 

«  douceur  de  cette  doctrine;  les  savants  la  rece- 

cc  vaient  avec  joie  '*.  On   eût  dit    que  Christ,  les 

«  apôtres  et  les  prophètes  sortaient  des  ténèbres  et 

«  d'un  cachot  impur  ^.  » 

La  fermeté  avec  laquelle  Luther  s'appuyait  sur 
l'Écriture  donnait  à  son  enseignement  une  grande 
autorité.  Mais  d'autres  circonstances  ajoutaient 
encore  à  sa  force.  Chez  lui  la  vie  répondait  aux 
paroles.  On  savait  que  ce  n'était  pas  sur  ses  lèvres 
que  prenaient  naissance  ses  discours  ^.  Ils  prove- 
naient du  cœur,  et  étaient  mis  en  pratique  dans 

1  Revocavit  igitur  Lutherus  hominum  mentes  ad  Filium 
Dei.  (Melancht.  Vit.  Luth.) 

2  Hujus  doctrinae  dulcedine  pii  omnes  valde  capiebantur, 
et  eriiditis  gratum  orat.  (Ibid.) 

3  Quasi  ex  tcnebris,  carcere ,  squalore  educi  Christum, 
prophetas,  apostolos.  (Ibid.) 

4  Oratio  non  in  labris  nasci ,  sed  in  pectore.  (Ibid.) 


THÉOLOGIE    ALLEMANDE    OU    MYSTICISME.        2^5 

toutes  ses  œuvres.  Et  quand  plus  tard  la  réforma- 
tion éclata,  beaucoup  d'hommes  influents,  qui 
voyaient  avec  une  grande  douleur  les  déchire- 
ments de  l'Eglise,  gagnés  à  l'avance  parla  sainteté 
des  mœurs  du  réformateur  et  la  beauté  de  son 
génie,  non-seulement  ne  s'opposèrent  point  à  lui, 
mais  encore  embrassèrent  la  doctrine  à  laquelle 
ses  œuvres  rendaient  témoignage  '.  Plus  on  aimait 
les  vertus  chrétiennes,  plus  on  penchait  pour  le 
réformateur.  Tous  les  théologiens  honnêtes  étaient 
en  sa  faveur  *.  Voilà  ce  que  disent  ceux  qui  le 
connurent,  et  en  particulier  l'homme  le  plus  sage 
de  son  siècle,  Mélanchton,  et  l'illustre  adversaire 
de  Luther,  Erasme.  L'envie  et  les  préjugés  ont 
osé  parler  de  ses  débauches.  Wittemberg  était 
changé  par  cette  prédication  de  la  foi.  Cette  ville 
était  devenue  le  foyer  d'une  lumière  qui  devait 
éclairer  bientôt  l'Allemagne  et  se  répandre  sur 
toute  l'Eglise. 

Ce  fut  en  1 5 1 6  que  Luther  publia  un  écrit  d'un 
théologien  mystique  anonyme  (probablement 
Ebland ,  prêtre  à  Francfort),  intitulé  «  Théologie 
al/ema/ide,» oùVanteur  montre  comment  l'homme 
peut  parvenir  à  la  perfection  par  les  trois  voies 
de  la  purification ,  de  l'illumination  et  de  la  com- 
munion. Luther  ne  se  jeta  jamais  dans  la  théologie 
mystique,  mais  il  en  reçut  une  impression  salu- 
taire.   Elle    le    fortifia   dans   le   dégoût   que   lui 

1  Eiqiie  propter  auctoritatem,  quam  sanctitate  morurn  an- 
teà  pepererat ,  adsenserunt.  (Melaucht.  Vita  Luth.) 

2  Piito  et  hodiè  theologos  omnes  probos  favere  Luthero. 
(Erasmi  Epp.  I,  652.) 

j8. 


an6       THÉOLOGIE    ALT-EMA^DE    OU    MYSTICISM. 

inspirait  une  aride  scolastiqiie,  dans  son  mépris 
pour  les  œuvres  et  les  pratiques  tant  prônées  par 
l'Église,  dans  la  conviction  où  il  était  de  l'impuis- 
sance spirituelle  de  l'homme  et  de  la  nécessité  de 
la  grâce ,  et  dans  son  attachement  à  la  Bible.  «  Je 
«  préfère  anx  scolastiques ,  écrivait-il  à  Stanpitz, 
a  les  mystiques  et  la  Bible  ' ,  »  plaçant  ainsi  ces 
derniers  docteurs    à    côté    des    écrivains  sacrés. 
Peut-être  aussi  la  T/ieo/o<jie  allemande  l'aida-t-elle 
à  se  former  une  idée  plus  saine    des  sacrements 
et  surtout  de  la  messe;   car  Fauteur  insiste  sur 
ce   que    l'eucharistie    donne  Christ  à  l'homme, 
mais  n'offre  pas  Christ  à  Dien.    Luther  accom- 
pagna cette   publication  d'une   préface  dafis  la- 
quelle   il    déclarait    qu'après    la    Bible    et     saint 
Augustin ,    il   n'avait  jamais   rencontré   de    livres 
dont  il  eût  plus  appris  sur  Dieu,  Christ,  l'homme 
et  toutes  choses.  Déjà  plusieurs  docteurs  parlaient 
mal  des  professeurs  de  Wittemberg  et  les  accu- 
saient d'innovation,  k  On  dirait,  continue  Luther, 
«  qu'il  n'y  a  jamais  eu  auparavant    des  hommes 
«  qui  aient  enseigné  comme  nous.  Oui,  vraiment, 
«  il  y  en  a  eu.  Mais  la  colère  de  Dieu  ,  que   nos 
«  péchés  ont   méritée,  a  empêché  que  nous  les 
«  vissions  et  que  nous  les  entendissions.  Pendant 
«  longtemps  les  universités  ont  relégué  dans   un 
«  coin  la  Parole  de  Dieu.  Que  l'on   lise   ce  livre, 
«  et  que  l'on  me  dise  si  notre  théologie  est  nou- 
«  velle,  car  ce  livre  n'est  pas  nouveau  \  » 

1   Illis  prîefero  mysficos  et  Bihiia.  (L.  Epp.  I,  107.) 
a  Die  Deutsche  Théologie,  Strashouriî,  iSrg;  praef. 


LE  M01M-:  spi:ni.i-i5'.  277 

Mais  si  Luther  prit  dans  la  théologie  mystique 
ce  qu'il  pouvait  y  avoir  de  bon,  il  n'y  prit  pas  ce 
qu'elle  a  de  mauvais.  La  grande  erreur  du  mysti- 
cisme est  de  méconnaître  le  salut  gratuit.  Nous 
allons  avoir  un  exemple  remarquable  de  la  pureté 
de  sa  foi. 

Luther,  doué  d'un  cœur  affectueux  et  tendre, 
désirait  voir  ceux  qu'il  aimait ,  en  possession  de 
cette  lumière  qui  l'avait  guidé  aux  sentiers  de  la 
paix.  Il  profitait  de  toutes  les  occasions  qu'il 
avait  comme  professeur,  comme  prédicateur, 
comme  moine,  ainsi  que  de  sa  correspondance 
étendue,  pour  communiquer  à  d'autres  son  trésor. 
Un  de  ses  anciens  frères  du  couvent  d'Erfurt,  le 
moine  George  Spenlein,  se  trouvait  alors  dans  le 
couvent  de  Memmingen,  après  avoir  peut-être 
passé  quelque  tempsà  Wittemberg.  Spenlein  avait 
chargé  le  docteur  de  vendre  divers  objets  qu'il  lui 
avait  laissés,  une  tunique  d'étoffe  de  Bruxelles , 
un  ouvrage  d'un  docteur  d'Isenac,  et  un  capu- 
chon. Luther  s'acquitta  soigneusement  de  cette 
commission.  Il  a  eu,  dit-il  à  Spenlein  dans  une 
lettre  du  7  avril  i5i6,  un  florin  pour  la  tunique, 
un  demi-florin  pour  le  livre,  un  florin  pour  le 
capuchon,  et  il  a  remis  le  tout  au  père  vicaire,  à 
qui  Spenlein  devait  trois  florins.  Mais  Luther  passe 
promptement  de  ce  compte  de  dépouilles  mona- 
cales à  un  sujet  plus  important. 

«  Je  voudrais  bien ,  dit-il  au  frère  George ,  sa- 
«  voir  ce  que  devient  ton  âme.  N'est-elle  pas 
«  fatiguée  de  sa  propre  justice?  ne  respire-î-elle 
«  pas  enfin,  et  ne  se  confie-t-elle  pas  dans  la  jus:- 


2^8  JUSTIFICATION    PAR    LA    FOI. 

«  tice  de  Christ?  De  nos  jours,  l'orgueil  en  séduit 
«  plusieurs,  et  surtout  ceux  qui  s'appliquent  de 
«  toutes  leurs  forces  à  être  justes.  Ne  comprenant 
«  pas  la  justice  de  Dieu  qui  nous  est  donnée  grâ- 
ce tuitement  en  Jésus-Christ,  ils  veulent  subsister 
«  devant  lui  avec  leurs  mérites.  Mais  cela  ne  se 
«  peut.  Quand  tu  vivais  avec  nous,  tu  étais  dans 
«  cette  erreur,  et  j'y  étais  aussi.  Je  la  combats  en- 
te core  sans  cesse  ,  et  je  n'en  ai  point  entièrement 
«  triomphé. 

a  O  mon  cher  frère,  apprends  à  connaître  Christ, 
«  et  Christ  crucifié.  Apprends  à  lui  chanter  un 
«  nouveau  cantique,  à  désespérer  de  toi-même,  et 
«  à  lui  dire  :  Toi,  Seigneur  Jésus,  tu  es  ma  justice, 
«  et  moi  je  s«iis  ton  péché.  Tu  as  pris  ce  qui  est 
a  à  moi,  et  tu  m'as  donné  ce  qui  est  à  toi  '.  Ce 
«  que  tu  n'étais  pas,  tu  l'es  devenu,  afin  que  ce  que 
«  je  n'étais  pas,  je  le  devinsse!  — Prends  garde,  ô 
«  mon  cher  George,  de  ne  pas  prétendre  à  une 
(c  pureté  telle,  que  tu  ne  veuilles  plus  te  recou- 
rt naître  pécheur.  Car  Christ  n'habite  que  dans  les 
«  pécheurs.  Il  est  descendu  du  ciel  où  il  habitait 
(c  dans  les  justes,  afin  d'habiter  aussi  dans  les 
'c  pécheurs.  Médite  avec  soin  cet  amoiir  de  Christ, 
«  et  tu  en  savoureras  l'ineffable  consolation.  Si 
(C  nos  travaux  et  nos  afflictions  pouvaient  nous 
«  donner  le  repos  de  la  conscience ,  pourquoi 
(C  Christ  serait-il  mort?  Tu  ne  trouveras .  la  paix 
«  qu'en  lui,  en  désespérant  de  toi  et  de  tes  oeuvres, 

I  Tu,  Domine  Jesu,  es  justicia  mea;  ego  autem  siim  pec- 
catum  tuiim  :  tu  assumpsisti  meiim,  el  dedisti  niihi  tuum.  (L. 
Epp.  I,  p.  17) 


LUTHER    SUR    ÉRASMIi.  279 

«  et  en  apprenant  avec  quel  amour  il  t'ouvre  les 
«  bras,  prenant  sur  lui  tous  tes  péchés,  et  te  don- 
«  nant  toute  sa  justice.  » 

Ainsi  la  doctrine  puissante  qui  avait  déjà  sauvé 
le  monde  au  temps  des  apôtres ,  et  qui  devait  le 
sauver  une  seconde  fois  au  temps  des  réforma- 
teurs, était  exposée  par  Luther  avec  force  et  avec 
clarté.  Passant  par-dessus  des  siècles  nombreux 
d'ignorance  et  de  superstition,  il  donnait  ici  la 
main  à  saint  Paul. 

Spenlein  ne  fut  pas  le  seul  qu'il  chercha  h  ins- 
truire sur  cette  doctrine  fondamentale.  Le  peu  de 
vérité  qu'il  trouvait  à  cet  égard  dans  les  écrits 
d'Érasme,  l'inquiétait.  11  importait  d'éclairer  un 
homme  dont  l'autorité  était  si  grande  et  le  génie 
si  admirable.  INIais  comment  faire?  Son  ami  de 
cour,  le  chapelain  de  l'Électeur,  était  respecté 
d'Érasme  :  c'est  à  lui  que  Luther  s'adresse.  «  Ce 
«  qui  me  déplaît  dans  Érasme,  cet  homme  d'une 
«si  grande  érudition,  mon  cher  Spalatin  ,  lui 
((  écrit-il, c'est  que  parla  justice  des  œuvres  ou  de 
«  la  loi,  dont  parle  l'apôtre,  il  entend  l'accomplis- 
«  sèment  de  la  loi  cérémonielle.  Lajustification  de 
«  la  loi  ne  consiste  pas  seulement  dans  les  céré- 
^<  monies,  mais  dans  toutes  les  œuvres  du  Déca- 
«  iogue.  Quand  ces  œuvres  s'accomplissent  hors 
«  de  la  foi  en  Christ,  elles  peuvent,  il  est  vrai, 
«  faire  des  Fabricius,  des  Régulus,  et  d'autres 
«  hommes  parfaitement  intègres  aux  yeux  du 
«  monde  ;  mais  elles  méritent  alors  aussi  peu  d'être 
«  nommées  justice,  que  le  fruit  d'un  néflier  d'être 
«  appelé  figue.  Car  nous  ne  devenons  pas  justes. 


aSo  LA     FOI     ET    LES    OEUVRES. 

«  comme  Aristote  le  prétend,  en  faisant  des  œuvres 
«  de  justice;  mais  quand  nous  sommes  devenus 
«  justes,  nous  faisons  de  telles  œuvres  ^  Il  faut 
«  d'abord  que  la  personne  soit  changée,  ensuite 
«  les  œuvres.  Abel  fut  d'abord  agréable  à  Dieu,  et 
«  puis  son  sacrifice.  »  Luther  continue  :  «  Je  vous 
tf  en  prie,  remplissez  le  devoir  d'un  ami  et  d'im 
«  chrétien,  en  faisant  connaître  ces  choses  à 
a  Érasme.  »  Cette  lettre  est  datée  ainsi  :  «  A  la 
((  hâte,  du  coin  de  notre  couvent,  le  19  octobre 
«  I  5 16.  »  Elle  met  sous  leur  véritable  jour  les  rap- 
ports de  Luther  avec  Érasme.  Elle  montre  l'intérêt 
sincère  qu'il  portait  à  ce  qu'il  croyait  être  vrai- 
ment avantageux  à  cet  illustre  écrivain.  Sans 
doute,  plus  tard,  l'opposition  d'Erasme  à  la  vérité 
le  força  à  le  combattre  ouvertement;  mais  il  ne  le 
fit  qu'après  avoir  cherché  à  éclairer  son  antago- 
niste. 

On  entendait  donc  enfin  exposer  des  idées  à  la 
fois  claires  et  profondes  sur  la  nature  du  bien.  On 
proclamait  donc  ce  principe,  que  ce  qui  fait  la 
bonté  réelle  d'une  œuvre,  ce  n'est  pas  sa  forme 
extérieure,  mais  l'esprit  dans  lequel  elle  est 
accomplie.  C'était  porter  un  coup  de  mort  à 
toutes  les  observances  superstitieuses,  qui  de- 
puis des  siècles  étouffaient  l'Église  et  empêchaient 
les  vertus  chrétiennes  d'y  croître  et  d'y  pros- 
pérer. 

«  Je  lis  Érasme,  écrit  encore  Luther,  mais  il  perd 

I  Non  cnim  jiista  agendo  justi  efficimur  :  sed  justi  fiendo 
et  essendo,  opcramur  jnsta.  (L.  Epp.  I,  p.  22.) 


ÉRASME.  281 

«  de  jour  en  jour  de  son  crédit  auprès  de  moi. 
«  J'aime  à  le  voir  reprendre  avec  tant  de  science 
a  et  de  fermeté  les  prêtres  et  les  moines,  de  leur 
«  croupissante  ignorance;  mais  je  crains  qu'il  ne 
«  rende  pas  de  grands  services  à  la  doctrine  de 
«  Jésus-Christ.  Ce  qui  est  de  l'homme  lui  tient 
«  plus  à  cœur  que  ce  qui  est  de  Dieu  ^  Nous 
«  vivons  dans  des  temps  dangereux.  On  n'est  pas 
a  un  bon  et  judicieux  chrétien  parce  qu'on  com- 
«  prend  le  grec  et  l'hébreu.  Jérôme,  qui  savait 
«  cinq  langues,  est  inférieur  à  Augustin  qui  n'en 
«  comprenait  qu'une;  bien  qu'Erasme  pense  le 
«  contraire.  Je  cache  avec  grand  soin  mon  senti- 
«  ment  touchant  Erasme,  dans  la  crainte  de  dou- 
ce ner  gain  de  cause  à  ses  adversaires.  Peut-être  le 
«  Seigneur  lui  donnera-t-il  l'intelligence  en  son 
«  temps  ^.  » 

L'impuissance  de  l'homme,  la  toute-puissance  de 
Dieu,  telles  étaient  les  deux  vérités  que  Luther 
voulait  rétablir.  C'est  une  triste  religion  et  une 
triste  philosophie  que  celles  qui  renvoient  l'homme 
à  ses  forces  naturelles.  Les  siècles  les  ont  essayées, 
ces  forces  si  vantées;  et  tandis  que  l'homme  est 
parvenu  par  lui-même  à  des  choses  admirables  en 
ce  qui  concerne  son  existence  terrestre,  il  n'a 
jamais  pu  ni  dissiper  les  ténèbres  qui  cachent  à 
sou  esprit  la  connaissance  du  vrai  Dieu,  ni  chan- 
ger un  seul  penchant  de  son  cœur.  Le  plus  haut 
degré  de  sagesse  qu'aient  atteint  des  intelligences 

1  Humana  praevalent  in  eo  plusquam  divina. 

2  Dabit  ei  Doniinus  iiiltUectum  suo  forte  tempore.  (L.  Kpp. 
I,  p.  52.) 


2Sl  NÉCESSITÉ    DES    OEUVRES. 

ambitieuses  ou  des  âmes  brûlantes  du  désir  de  la 
perfection,  a  été  de  désespérer  d'elles-mêmes  ^ 
C'est  donc  une  doctrine  généreuse,  consolante,  et 
souverainement  vraie  que  celle  qui  nous  dévoile 
notre  impuissance,  pour  nous  annoncer  une  puis- 
sance de  Dieu  par  laquelle  nous  pourrons  toutes 
choses.  Elle  est  grande  cette  réformation  qui  re- 
vendique sur  la  terre  la  gloire  du  ciel,  et  qui 
plaide  auprès  des  hommes  les  droits  du  Dieu 
fort. 

Mais  personne  ne  connut  mieux  que  Luther 
l'alliance  intime  et  indissoluble  qui  unit  le  salut 
gratuit  de  Dieu  et  les  oeuvres  libres  de  l'homme. 
Personne  ne  montra  mieux  que  lui,  que  ce  n'est 
qu'en  recevant  tout  de  Christ,  que  l'homme  peut 
beaucoup  donner  à  ses  frères.  11  présentait  tou- 
jours ces  deux  actions,  celle  de  Dieu  et  celle  de 
l'homme,  dans  le  même  tableau.  C'est  ainsi  qu'a- 
près avoir  exposé  au  frère  Spenlein  quelle  est  la 
justice  qui  sauve,  il  ajoute  :  «  Si  tu  crois  ferme- 
«  ment  ces  choses,  comme  tu  le  dois  (car  maudit  est 
«  quiconque  ne  les  croit  pas),  accueille  les  frères 
«  encore  ignorants  et  errants  comme  Jésus-Christ 
«t'a  accueilli  toi-même.  Supporte- les  avec  pa- 
rt tience;  fais  de  leurs  péchés  les  tiens  propres;  et 
«  si  tu  as  quelque  chose  de  bon,  communique-le- 
«  leur.  Recevez-vous  les  uns  les  autres,  dit  l'apô- 
«  tre ,  comme  aussi  Christ  nous  a  reçus  pour  la 
«  gloire  de  Dieu.  C'est  une  triste  justice  que  celle 

I  Tt  oOv;  ouva-ôv  àva[j(.âpTr|TOv  etvai r^or,;  Quoi!  est-il  possible 
de  ne  pas  pécher?  demande  Épictète.  (IV,  12,  19.)  'Afji>];/(avov. 
Impossible!  répond-il. 


PRATIQUE    DES    OEUVRES.  283 

«qui  ne  veut  pas  supporter  les  autres,  parce 
«  qu'elle  les  trouve  mauvais  ,  et  qui  ne  pense  qu'à 
«  chercher  la  solitude  du  désert,  au  lieu  de  leur 
o  faire  du  bien  par  la  patience ,  la  prière  et  l'exem- 
«  pie.  Si  tu  es  le  lis  et  la  rose  de  Christ,  sache  que 
«  ta  demeure  est  parmi  les  épines.  Seulement 
«  prends  garde  que  par  ton  impatience,  tes  juge- 
«  nients  téméraires  et  ton  orgueil  caché,  tu  ne 
«  deviennes  toi-même  une  épine.  Christ  règne  au 
«  milieu  de  ses  ennemis.  S'il  n'avait  voulu  vivre 
«  que  parmi  les  bons,  et  ne  mourir  que  pour  ceux 
«  qui  l'aimaient,  pour  qui,  je  te  le  demande,  fût-il 
«  mort,  et  au  milieu  de  qui  eût-il  vécu?  » 

Il  est  touchant  de  voir  comment  Luther  mettait 
lui-même  en  pratique  ces  préceptes  de  charité. 
Un  augustin  d'Erfurt,  George  Leiffer,  était  en 
butte  à  plusieurs  épreuves.  Luther  l'apprit,  et, 
huit  jours  après  avoir  écrit  la  lettre  à  Spenlein  , 
il  vint  à  lui  avec  compassion  :  «  J'apprends  que 
«  vous  êtes  agité  par  bien  des  tempêtes,  et  que 

«  votre  esprit  est  poussé  çà  et  là  par  les  flots 

«  La  croix  de  Christ  est  divisée  par  toute  la  terre, 
«  et  il  en  revient  à  chacun  sa  part.  Vous  donc,  ne 
«  rejetez  pas  celle  qui  vous  est  échue.  Recevez-la 
(c  plutôt  comme  une  relique  sainte,  non  dans  un 
«  vase  d'or  ou  d'argent ,  mais,  ce  qui  est  bien  pré- 
«  férable,  dans  un  cœur  d'or,  dans  un  cœur  plein 
«  de  douceur.  Si  le  bois  de  la  croix  a  été  tellement 
«sanctifié  par  le  sang  et  la  chair  de  Christ,  que 
«  nous  le  considérions  comme  la  relique  la  plus 
«auguste,  combien  plus  les  injures,  les  persécu- 
«tions,  les  souffrances,   la   haine  des  hommes, 


284  PREMIÈRES    THKSES. 

a  doivenl-elles  être  pour  nous  de  saintes  reliques, 
«  puisqu'elles  n'ont  pas  été  seulement  touchées 
«par  la  chair  de  Christ,  mais  qu'elles  ont  été 
«embrassées,  baisées,  bénies  par  son  immense 
«  charité  ^  » 


IX. 


L'enseignement  de  Luther  portait  des  fruits. 
Plusieurs  de  ses  disciples  se  sentaient  déjà  pous- 
sés à  professer  publiquement  les  vérités  que  les 
leçons  du  maître  leur  avaient  révélées.  Parmi  ses 
auditeurs  se  trouvait  un  jeune  savant,  Bernard  de 
Feldkirchen ,  professeur  de  la  physique  d'Aristote 
à  l'université,  et  qui,  cinq  ans  plus  tard,  fut  le 
premier  des  ecclésiastiques  évangéliques  qui  entra 
dans  les  liens  du  mariage. 

Luther  désira  que  Feldkirchen  soutînt,  sous  sa 
présidence,  des  thèses  dans  lesquelles  ses  princi- 
pes étaient  exposés.  Les  doctrines  professées  par 
Luther  acquéraient  ainsi  une  publicité  nouvelle. 
La  dispute  eut  lieu  en  i5i6. 

C'est  ici  la  première  attaque  de  Luther  contre 
le  règne  des  sophistes  et  contre  la  papauté,  comme 
il  s'exprime  lui-même.  Quelque  faible  qu'elle  fût, 
elle  lui  causa  plus  d'une  inquiétude.  «  Je  permets 
«qu'on  imprime  ces  propositions,»  dit -il,  bien 
des  années  après ,  en  les  publiant  tlans  ses  œuvres , 
«  principalement  afin  que  la  grandeur  de  ma  cause, 

I  ...  Sanctissimae  reliquiae.  . .  deificae  volnntatis  suae  clta- 
ritiite  ain])lcxa',  osciilalae.  (L.  Epp.  I,  18.) 


LE    VIEIL    HOMME    ET    LA    GRACE.  ^85 

«  et  le  succès  dont  Dieu  l'a  couronnée,  ne  m'élè- 
«  vent  pas.  Car  elles  manifestent  pleinement  mon 
«  ignominie,  c'est-à-dire,  l'infirmité  et  l'ignorance, 
«la  crainte  et  le  tremblement,  avec  lesquels  je 
«  commençai  cette  lutte.  J'étais  seul  ;  je  m'étais 
«jeté  imprudemment  dans  cette  affaire.  Ne  pou- 
ce vaut  reculer,  j'accordais  au  pape  plusieurs  points 
«  importants,  et  même  je  l'adorais  '.  » 

Voici  quelques-unes  de  ces  propositions  ^  : 

«  Le  vieil  homme  est  la  vanité  des  vanités;  il  est 
«l'universelle  vanité;  et  il  rend  vaines  les  autres 
«  créatures,  quelque  bonnes  qu'elles  soient. 

«  Le  vieil  homme  est  appelé  la  chair,  non  pas 
«  seulement  parce  qu'il  est  conduit  par  la  convoi- 
«  tise  des  sens,  mais  encore  parce  que,  quand 
«même  il  serait  chaste,  prudent  et  juste,  il  n'est 
«  pas  né  de  nouveau,  de  Dieu,  par  l'Esprit. 

«  Un  homme  qui  est  en  dehors  de  la  grâce  de 
«  Dieu  ,  ne  peut  observer  le  commandement  de 
«  Dieu,  ni  se  préparer  en  tout  ou  en  partie  à  re- 
«  cevoir  la  grâce;  mais  il  reste  nécessairement  sous 
«  le  péché. 

«  La  volonté  de  l'homme  sans  la  grâce  n'est  pas 
«  libre,  mais  elle  est  esclave,  et  elle  l'est  de  son 
«  propre  gré. 

«Jésus-Christ,  notre  force,  notre  justice,  celui 
«  qui  sonde  les  cœurs  et  les  reins,  est  seul  scruta- 
«  teur  et  juge  de  nos  mérites. 

«  Puisque  tout  est  possible  par  Christ  à  celui  qui 

1  Sed  etiam  nltrô  adorabam.  (L.  0pp.  lat.  I,  p.  5o.) 

2  L.  Opp.  (I..)  XVII,  p.  1^2,  et  dans  les  œuvres  latines, 
tom.  I,  p.  5i. 


286  VISITE    DES    COUVENTS. 

«croit,  il  est  superstitieux  de  chercher  d'autres 
«  secours,  soit  dans  la  volonté  humaine,  soit  dans 
«  les  saints  ^  » 

Cette  dispute  fit  grand  bruit,  et  on  l'a  considé- 
rée comme  le  commencement  de  la  réformation. 

Le  moment  approchait  où  cette  réformation 
allait  éclater.  Dieu  se  hâtait  de  préparer  l'instru- 
ment dont  il  voulait  se  servir.  L'Electeur  ayant 
bâti  à  Wittemberg  une  nouvelle  église,  à  laquelle 
il  donna  le  nom  d'Eglise  de  tous  les  saints ,  envoya 
Staupitz  dans  les  Pays-Bas  pour  y  recueillir  les 
reliques  dont  il  voulait  orner  le  nouveau  temple. 
Le  vicaire  général  chargea  Luther  de  le  remplacer 
durant  son  absence ,  et  en  particulier  de  faire  la 
visite  de  quarante  monastères  de  la  Misnie  et  de 
la  Thuringe. 

Luther  se  rendit  d'abord  à  Grimma  et  de  là  à 
Dresde.  Partout  il  s'efforçait  d'établir  les  vérités 
qu'il  avait  reconnues,  et  d'éclairer  les  membres 
de  son  ordre. — «Ne  vous  attachez  pas  à  Aristote 
«  ou  à  d'autres  docteurs  d'une  philosophie  trom- 
«  pense,  disait-il  aux  moines;  mais  lisez  assidù- 
«  ment  la  Parole  de  Dieu.  Ne  cherchez  pas  votre 
«  salut  dans  vos  forces  et  vos  bonnes  œuvres,  mais 
«  dans  les  mérites  de  Christ  et  dans  la  grâce  di- 
«  vine  ^.  » 

Un  moine  augustin  de  Dresde  s'était  enfui  de 
son  couvent,  et  se  trouvait  à  Mayence,où  le  prieur 

1  Cum  credenti  oninia  sint,  auctore  Christo,  possibilia,  su- 
perslitiosum  est,  humano  arbitrio,  aliis  sanctis,  alia  deputari 
auxilia.  (Ibid.) 

2  Hilscher's  Luther's  Anwesenheit  in  AU-Dresden.  1728. 


DRESDE.   ERFURT.  287 

des  aiieustins  l'avait  reçu.  Luther  écrivit  à  ce 
prieur  *  pour  lui  redemander  cette  brebis  perdue, 
et  il  ajouta  ces  paroles  pleines  de  vérité  et  de  cha- 
rité :  «Je  sais,  je  sais  qu'il  est  nécessaire  que  des 
«  scandales  arrivent.  Ce  n'est  pas  un  miracle  que 
«  l'homme  tombe;  mais  c'en  est  un  que  l'homme 
«  se  relève  et  se  tienne  debout.  Pierre  tomba  afin 
<(  qu'il  sût  qu'il  était  homme.  On  voit  aujourd'hui 
«  encore  tomber  les  cèdres  du  Liban.  Les  anges 
«  mêmes,  ce  qui  surpasse  toute  imagination,  sont 
«tombés  dans  le  ciel,  et  Adam  dans  le  paradis. 
«  Pourquoi  donc  s'étonner  si  un  roseau  est  agité 
«  parle  tourbillon,  et  si  un  lumignon  fumant  vient 
«  à  s'éteindre?  » 

De  Dresde,  Luther  se  rendit  à  Erfurt,  et  repa- 
rut, pour  remplir  les  fonctions  de  vicaire  général, 
dans  ce  même  couvent  où,  onze  ans  auparavant, 
il  avait  remonté  l'horloge,  ouvert  la  porte  et  ba- 
layé l'église.  Il  établit  prieur  du  couvent ,  son  ami 
le  bachelier  Jean  Lange  ,  homme  savant  et  pieux, 
mais  sévère  :  il  l'exhorta  à  l'affabilité  et  à  la  pa- 
tience. «  Révélez,  lui  écrivit-il  peu  après,  un  es- 
«  prit  de  douceur  envers  le  prieur  de  Nuremberg; 
«  cela  est  convenable,  puisque  le  prieur  a  revêtu 
«  un  esprit  âpre  et  amer.  L'amertume  ne  se  chasse 
«  pas  par  l'amertume,  c'est-à-dire,  le  diable  par  le 
«  diable;  mais  le  doux  dissipe  l'amer,  c'est-à-dire, 
«  le  doigt  de  Dieu  chasse  les   démons^.»  Il  faut 

I  PremieF  mai  i5i6,  Epp.  I,  p.  20. 

t  L.  Epp.  I,  p.  36.  Non  enim  asper  asperum,  id  est  non 
(liabolus  diaboliim,  sed  sviavis  asperum,  id  est  digitus  Dei 
ejicit  daemonia. 


288  TORXATOR.    LA    PAIX   ET    LA   CROIX. 

peut-être  regretter  que  Luther  ne  se  soit  pas 
souvenu  en  diverses  occasions  de  cet  excellent 
conseil. 

A  Neustadt  sur  Orla  il  n'y  avait  que  divisions. 
Les  troubles  et  les  querelles  régnaient  dans  îe  cou- 
vent. Tous  les  moines  étaient  en  guerre  avec  leur 
prieur.  Jls  assaillirent  Luther  de  leurs  plaintes. 
Le  prieur,  Michel  Dressel ,  ou  Tornator,  comme 
l'appelle  Luther,  en  traduisant  son  nom  en  latin, 
exposa  de  son  côté  au  docteur  toutes  ses  angoisses. 
«  La  paix!  la  paix!  »  disait-il. — &  Vous  cherchez  la 
«paix,  répondit  Luther;  mais  vous  cherchez  la 
«  paix  ihi  monde  et  non  celle  de  Christ.  Ne  savez- 
«  vous  donc  pas  que  notre  Dieu  a  placé  sa  paix  au 
«  milieu  de  la  guerre?  Il  n'a  pas  la  paix,  celui  que 
«  personne  ne  trouble.  ]Mais  celui  qui,  troublé  par 
«  tous  les  hommes  et  par  toutes  les  choses  de  la 
«vie,  supporte  tout  tranquillement  et  avec  joie, 
«  celui-là  possède  la  paix  véritable.  Vous  dites  avec 
«  Israël  :  La  paix,  la  paix  !  et  il  n'y  a  point  de  paix. 
«Dites  plutôt  avec  Christ  :  La  croix,  la  croix! 
«  et  il  n'y  aura  point  de  croix.  Car  la  croix  cesse 
«  d'être  croix,  dès  qu'on  dit  avec  amour  :  O  croix 
«  bénie!  il  n'est  point  de  bois  semblable  au  tien  *.  » 
Revenu  à  Wittemberg,  Luther,  voulant  mettre  fin 
à  ces  divisions,  permit  aux  moines  d'élire  un  au- 
tre prieur. 

Luther  fut  de  retour  à  Wittemberg,  après  une 
absence  de  six  semaines.   Il  était  attristé  de  tout 


I   Tarn  cito  enim  crux  cessât  esse  crux,  qnam  cito  laetiis 
dixeris  :  Cnix  benedicta!  inter  ligtia  luiUiim  taie.  (Epp.  I,  27.) 


RÉSULTATS    DU    VOYAGE.  289 

ce  qu'il  avait  vu;  mais  ce  voyage  lui   fit  mieux 
connaître  l'Église  et  le  monde ,   lui  donna   plus 
d'assurance  dans  ses  rapports  avec  les  hommes, 
et  lui  offrit  de  nombreuses  occasions  de  fonder 
des  écoles,  de  presser  cette  vérité  fondamentale 
que,  «  l'Écriture  sainte  seule  nous  montre  le  che- 
«  min  du  ciel ,  »  et  d'exhorter  les  frères  à  vivre 
ensemble  saintement,    chastement   et   pacifique- 
ment ^  Nul  doute  qu'une  abondante  semence  fut 
répandue  dans  les  divers  couvents  augustins  pen- 
dant ce  voyage  du  réformateur.  Les  ordres  mo- 
nastiques, qui  avaient  été  longtemps  l'appui   de 
Rome,  firent  peut-être  plus  pour  la  réformation 
que  contre  elle.  Cela  est  vrai  surtout  de  l'ordre 
des  augustins.  Presque  tous  les  hommes  pieux, 
d'un  esprit  libre  et  élevé,  qui  se  trouvaient  dans 
les  cloîtres,  se  tournèrent  vers  l'Evangile.  Un  sang 
nouveau  et  généreux  circula  bientôt  dans  ces  or- 
dres, qui  étaient  comme  les  artères  de  la  catho- 
licité allemande.  On  ne  savait  rien  dans  le  monde 
des  nouvelles  idées  de  l'augustin  de  Wiitemberg, 
que  déjà  elles  étaient  le  grand  sujet  de  conversa- 
tion des   chapitres  et  des  monastères.  Plus  d'un 
cloître  fut  ainsi  une  pépinière  de  réformateurs.  Au 
moment  où  les  grands  coups  furent  portés,  des 
hommes  pieux  et  forts  sortirent  de  leur  obscurité 
et  abandonnèrent  la  retraite  de  la  vie  monacale 
pour  la  carrière  active  de  ministres  de  la  Parole  de 
Dieu.  Déjà  dans  cette  inspection  de  i5i6,  Luther 
réveilla  par  ses  paroles  bien  des  esprits  endor- 

I   HeiligUch,  friedlich  und  zùchtig.  (Matth. ,  p.  10.) 

L  19 


290  TRAVAUX.    PESTE. 

mis.  Aussi  a-t-on  nommé  cette  année  «  l'étoile  du 
«  matin  du  jour  évangélique.  » 

Luther  se  remit  à  ses  occupations  ordinaires.  Il 
était  à  cette  époque  accablé  de  travail  :  ce  n'était 
point  assez  qu'il  fût  professeur,  prédicateur,  con- 
fesseur; il  était  encore  chargé  d'un  grand  nombre 
d'occupations  temporelles  se  rapportant  à  son  or- 
dre et  à  son  couvent.  «  J'ai  besoin  presque  conti- 
«  nuellement,  écrivait-il,  de  deux  secrétaires  ;  car  je 
<c  ne  fais  presque  autre  chose  tout  le  jour  qu'écrire 
f(  des  lettres.  Je  suis  prédicateur  du  couvent,  ora- 
«  teur  de  la   table ,  pasteur  et  prédicateur  de  la 
«  paroisse,  directeur  des  études,  vicaire  du  prieur 
<f  (c'est-à-dire,  onze  fois  prieur!),  inspecteur  des 
«  étangs  de  Litzkau,  avocat  des  auberges  de  Herz- 
«  berg  à  Torgau,  lecteur  de  Saint-Paul,  commen- 
«  tateur  des  Psaumes....  J'ai  rarement  le  temps  de 
«  dire  mes  heures  et  de  chanter  ;  sans  parler  du 
«  combat  avec  la  chair  et  le  sang,  avec  le  diable 
«  et  le  monde...  Apprends  par  là  quel  homme  oisif 

«je  suis  M » 

Vers  ce  temps,  la  peste  se  déclara  à  Wiltem- 
berg.  Une  grande  partie  des  étudiants  et  des  doc- 
teurs quittèrent  la  ville.  Luther  resta.  «  Je  ne 
«  sais  trop,  écrivait-il  à  son  ami  d'Erfurt,  si  la 
«  peste  me  permettra  de  finir  l'Epître  aux  Gala- 
«  tes.  Prompte  et  brusque,  elle  fait  de  grands  ra- 
«  vages,  surtout  parmi  la  jeunesse.  Vous  me  con- 
«  seillez  de  fuir.  Où  fuirai-je?  J'espère  que  le 
«  monde  ne  s'écroulera  pas,  si  le  frère  Martin 

I   Epp.  I ,  p.  4  ' ,  à  Lange ,  du  a6  octobre  1 5 1 6. 


RAPPORTS    DE    LUTHER    AVEC    L  ÉLECTEUR.      29I 

«  tombe  '.  Si  la  peste  fait  des  progrès,  je  disper- 
«  serai  les  frères  de  tous  côtés;  mais  moi,  je  suis 
«  placé  ici;  l'obéissance  ne  me  permet  pas  de  fuir, 
«  jusqu'à  ce  que  celui  qui  m'a  appelé  me  rap- 
«  pelle.  Non  que  je  ne  craigne  pas  la  mort  (car 
«  je  ne  suis  pas  l'apôtre  Paul,  je  suis  seulement 
«  son  commentateur);  mais  j'espère  que  le  Sei- 
[<  gneur  me  délivrera  de  la  crainte.  »  Telle  était 
la  fermeté  du  docteur  de  Wittemberg.  Celui  que 
la  peste  ne  pouvait  faire  reculer  d'un  pas,  recu- 
lera-t-il  devant  Rome?  cédera-t-il  devant  la  crainte 
de  l'échafaud? 


X 


Le  même  courage  que  Luther  montrait  en  pré- 
sence des  maux  les  plus  redoutables,  il  le  dé- 
ployait devant  les  puissants  du  monde.  L'Electeur 
était  très-content  du  vicaire  général.  Celui-ci  avait 
fait  dans  les  Pays-Bas  une  bonne  récolte  de  reli- 
ques. Luther  en  rend  compte  à  Spalatin.  C'est  une 
chose  singulière  que  cette  affaire  de  reliques,  qui 
se  traite  au  moment  où  la  réformation  va  com- 
mencer. Certes,  les  réformateurs  savaient  peu  où 
ils  en  devaient  venir.  Un  évéché  semblait  à  l'Elec- 
teur être  seul  une  récompense  digne  du  vicaire 
général.  Luther,  à  qui  Spalatin  en  écrivit,  désap- 
prouva fort  cette  idée.  «  Il  y  a  bien  des  choses  qui 
«  plaisent  à  votre  prince,  répondit-il,  et  qui  pour- 

1   Quo  fugiam?  spero  quod  non  corruet  oi'bis,  ruente  fratre 
Marlino.  (Epp.  I ,  p.  t^2.,  dm  26  octobre  i5i6.) 

19- 


292  LUTHER    ET    l'^LECTEUR. 

«  tant  déplaisent  à  Dieu.  Je  ne  nie  pas  qu'il  ne 
a  soit  habile  dans  les  choses  du  monde;  mais  en 
«  ce  qui  concerne  Dieu  et  le  salut  des  âmes,  je  le 
«  regarde  comme  sept  fois  aveugle,  ainsi  que 
«  Pfeffinger  son  conseiller.  Je  ne  dis  pas  cela  par 
«  derrière,  comme  un  calomniateur  ;  ne  le  leur 
«  cachez  pas,  car  je  suis  prêt  moi-même,  et  en 
«  toute  occasion,  à  le  dire  en  face  à  l'un  et  à  Tau- 
ce  tre.  Pourquoi  voulez-vous,  continue-t-il,  entou- 
«  rer  cet  homme  (Staupitz),  de  tous  les  tourbillons 
«  et  de  toutes  les  tempêtes  des  soucis  épisco- 
«  paux  ^  ?  » 

L'Électeur  ne  prenait  pas  en  mauvaise  part  la 
franchise  de  Luther.  «  Le  prince,  lui  écrivait  Spa- 
«  latin,  parle  souvent  de  vous  et  avec  beaucoup 
«  d'honneur.  »  Frédéric  envoya  au  moine  de  quoi 
se  faire  un  froc  de  très-beau  drap.  «  Il  serait  trop 
«  beau ,  dit  Luther ,  si  ce  n'était  pas  un  don  de 
«  prince.  Je  ne  suis  pas  digne  qu'aucun  homme  se 
«  souvienne  de  moi,  bien  moins  encore  un  prince, 
«  et  un  si  grand  prince.  Ceux  qui  me  sont  le  plus 
«  utiles  sont  ceux  qui  pensent  le  plus  mal  de 
«  moi  ^.  Rendez  grâces  à  notre  prince  de  sa  fa- 
ce veur;  mais  sachez  que  je  désire  n'être  loué  ni 
«  de  vous,  ni  d'aucun  homme,  toute  louange 
ce  d'homme  étant  vaine,  et  la  louange  qui  vient  de 
«  Dieu  étant  seule  vraie.  » 

L'excellent  chapelain  ne  voulait  pas  se  borner 

I  Multa  placent  principi  tuo,  quse  Deo  displicent.  (L.  Epp. 
I,  25.) 

7.  li  inihi  maxime  prosutit,  qui  mei  pessime  meminerint. 
(Ibicl.,  /i5.) 


CONSEILS    AU    CHAPELAIN.  ÎÏQS 

à  ses  fonctions  de  cour.  Il  désirait  se  rendre  utile 
au  peuple;  mais  comme  plusieurs  dans  tous  les 
temps,  il  voulait  le  faire  sans  blesser  les  esprits, 
sans  irriter  personne,  en  se  conciliant  la  faveur 
générale.    «  Tndiquez-moi,   écrivait-il   à   Luther, 
«  quelque  écrit  à  traduire  en  langue  vulgaire,  mais 
«  un  écrit  qui  plaise  généralement  et  qui  en  même 
«  temps  soit  utile.  »  —  «  Agréable  et  utile!  répondit 
«  Luther  :  cette  demande  surpasse  mes  forces.  Plus 
«les  choses  sont   bonnes,  moins  elles  plaisent. 
«  Qu'y  a-t-il  de  plus  salutaire  que  Jésus-Christ? 
«  Et  pourtant,  il  est  pour  la  plupart  une  odeur  de 
«  mort.  Vous  me  direz  que  vous  ne  voulez  être 
«  utile  qu'à  ceux  qui  aiment  ce  qui  est  bon.  Alors 
«  faites  seulement  entendre  la  voix  de  Jésus-Christ  : 
«  vous  serez  agréable  et  utile,  n'en  doutez  pas, 
«  mais  au  très-petit  nombre  ;  car  les  brebis  sont 
«  rares  dans  cette  région  de  loups  ^  » 

Luther  recommanda  cependant  à  son  ami  les 
sermons  du  dominicain  Tauler.  «  Je  n'ai  jamais  vu, 
«  dit-il,  ni  en  latin  ni  dans  notre  langue,  une  théo- 
«  logie  plus  saine  et  plus  conforme  à  l'Évangile. 
«  Goûtez  donc  et  voyez  combien  le  Seigneur  est 
«  doux,  mais  lorsque  vous  aurez  d'abord  goûté 
«  et  vu  combien  est  amer  tout  ce  que  nous  sora- 
«  mes  ^.  » 

Ce  fut  dans  le  courant  de  l'année  i  5 1 7  que  Lu- 
ther entra  en  rapport  avec  le  duc  George  de  Saxe. 
La  maison  de  Saxe  avait  alors  deux  chefs.  Deux 

I   Quô  sunt  aliqiia  salubriora,  eô  minus  placent.  (L.  Epp. 

I,p.46.) 

•i.  Qiiàm  amaruin  est,  qiiicquid  nos  sumtis.  (Ibid. ,  p.  A&-) 


294  LE    DUC    GEORGE. 

princes,  Ernest  et  Albert,  enlevés,  dans  leur  jeu- 
nesse, du  château  d'Altenbourg  par  Runz  de  Rau- 
fungen,  étaient  devenus,  par  le  traité  de  Leipsig, 
les  fondateurs  des  deux  maisons  qui  portent  encore 
leur  nom.  L'électeur  Frédéric,  fils  d'Ernest,  était  à 
l'époque  dont  nous  écrivons  l'histoire,  le  chef  de 
la  branche  Ernestine;  et  son  cousin  le  duc  George, 
étaitcelui  de  la  branche  Albertine.  Dresdeet  Leipsig 
se  trouvaient  dans  les  États  du  duc,  et  il  résidait 
dans  la  première  de  ces  villes.  Sa  mère,  Sidonia, 
était  fille  du  roi  de  Bohême,  George  Podiebrad. 
Lalongue  lutte  que  la  Bohême  avait  soutenue  avec 
Rome,  depuis  les  temps  de  Jean  Hus,  avait  eu 
quelque  influence  sur  le  prince  de  Saxe.  Il  s'était 
souvent  montré  désireux  d'une  réformation.  «  Il 
«  l'a  sucée  au  sein  de  sa  mère,  disait-on  ;  il  est  de 
«  sa  nature  ennemi  du  clergés  »  Il  tourmentait 
de  plusieurs  manières  les  évéques,  les  abbés,  les 
chanoines  et  les  moines,  et  son  cousin  l'électeur 
Frédéric  dut  plus  d'une  fois  intervenir  en  leur  fa- 
veur. Il  semblait  que  le  duc  George  dût  être  le 
plus  chaud  partisan  d'une  réformation.  Le  dévot 
Frédéric,  au  contraire,  qui  avait  naguère  revêtu, 
dans  le  saint  sépulcre,  les  éperons  de  Godefroy, 
qui  avait  ceint  la  grande  et  pesante  épée  du  con- 
quérant de  Jérusalem,  et  prêté  le  serment  de  com- 
battre pour  l'Eglise,  comme  autrefois  le  preux 
chevalier,  paraissait  devoir  être  le  plus  ardent 
champion  de  Rome.  Mais,  quand  il  s'agit  de  l'Évan- 
gile, toutes  les  prévisions  de  la  sagesse  humaine 

1  L.  0pp.  (W.)  XXII,  p.  1849. 


SON    CARACTkfiE.  U9S 

sont  souvent  trompées.  Le  contraire  de  ce  qu'on 
devait  supposer  arriva.  Le  duc  eût  pris  plaisir  à 
humilier  l'Église  et  les  gens  d'église,  à  abaisser 
des  évèques  dont  le  train  de  prince  surpassait 
beaucoup  le  sien;  mais  recevoir  dans  son  cœur 
la  doctrine  évangélique  qui  devait  l'humilier,  se 
reconnaître  pécheur,  coupable,  incapable  d'être 
sauvé  si  ce  n'est  par  grâce,  c'était  tout  autre  chose. 
Il  eut  volontiers  réformé  les  autres,  mais  il  ne  se 
souciait  point  de  se  réformer  lui-même.  Il  eût 
peut-être  mis  la  main  à  l'œuvre  pour  obhger  l'évè- 
que  de  Mayence  à  se  contenter  d'un  seul  évêché, 
et  à  n'avoir  que  quatorze  chevaux  dans  ses  écu- 
ries, comme  il  le  dit  plus  d'nne  fois  '  ;  mais  quand 
il  vit  un  autre  que  lui  paraître  comme  réforma- 
teur, quand  il  vit  un  simple  moine  entreprendre 
celte  œuvre,  et  la  réformation  gagner  de  nombreux 
partisans  parmi  les  gens  du  peuple,  l'orgueilleux 
petit-fils  du  roi  hussite  devint  le  plus  violent  ad- 
versaire de  la  réforme,  dont  il  s'était  montré  par- 
tisan. 

Au  mois  de  juillet  iSiy,  le  duc  George  demanda 
à  Staupitz  de  lui  envoyer  un  prédicateur  savant 
et  éloquent.  Celui-ci  envoya  Luther,  le  recomman- 
dant comme  un  homme  d'une  grande  science  et 
d'une  conduite  irréprochable.  Le  prince  l'invita  à 
prêcher  à  Dresde  dans  la  chapelle  du  château,  le 
jour  de  Jacques  le  Majeur. 

Ce  jour  arrivé,  le  duc  et  sa  cour  se  rendirent  à 
la  chapelle,  pour  entendre  le  prédicateur  de  Wit- 

I   L.  0pp.  (W.)  XXII,  p.  1849. 


agÔ         LUTHER  DEVANT  LA  COUR. 

temberg.  Luther  saisissait  avec  joie  l'occasion  de 
rendre  témoignage  à  la  vérité  devant  une  telle  as- 
semblée. 11  prit  pour  texte  l'Evangile  du  jour  : 
Alors  la  mère  des  fils  de  Zébédée  s'approcha  de  lui 
auec  ses/ils,  etc.  (Saint  Matth.,  ch.  20,  v,  20  à  23.) 
Il  prêcha  sur  les  désirs  et  les  prières  insensées  des 
hommes;  puis  il  parla  avec  force  de  l'assurance 
du  salut.  Il  la  fit  reposer  sur  ce  fondement,  que 
ceux  qui  entendent  la  Parole  de  Dieu  avec  foi  sont 
les  vrais  disciples  de  Jésus-Christ,  élus  pour  la  vie 
éternelle.  Ensuite  il  traita  de  l'élection  gratuite;  il 
montra  que  cette  doctrine,  si  on  la  présente  dans 
son  union  avec  l'œuvre  de  Christ,  a  une  grande 
force  pour  dissiper  les  terreurs  de  la  conscience, 
en  sorte  que  les  hommes  au  lieu  de  s'enfuir  loin 
du  Dieu  saint,  à  la  vue  de  leur  indignité,  sont 
amenés  avec  douceur  à  chercher  en  lui  leur  refuge. 
Enfin,  il  raconta  une  parabole  de  trois  vierges, 
dont  il  tira  d'édifiantes  instructions. 

La  Parole  de  la  vérité  fit  une  impression  pro- 
fonde sur  les  auditeurs.  Deux  d'entre  eux  surtout 
paraissaient  faire  une  attention  particulière  au  dis- 
cours du  moine  de  Wittemberg.  C'était  d'abord  une 
dame  d'un  extérieur  respectable ,  qui  se  trouvait 
dans  les  bancs  de  la  cour,  et  sur  les  traits  de  la- 
quelle on  eût  pu  lire  une  émotion  profonde.  Elle 
se  nommait  madame  de  la  Sale,  et  était  grande 
maîtresse  de  la  duchesse.  C'était  ensuite  un  licencié 
en  droit  canon,  secrétaire  et  conseiller  du  duc, 
Jérôme  Emser.  Emser  était  doué  de  talents  et  de 
connaissances  étendues.  Homme  de  cour,  politi- 
que habile,  il  eût  voulu  contenter^à  la  fois  les  deux 


LK    DINKR    A    LA    COUR.  297 

partis  opposés  :  passer  à  Rome  pour  défenseur  de 
la  papauté,  et  en  même  temps  briller  en  Allema- 
gne parmi  les  savants  du  siècle.  Mais  sous  cet  es- 
prit flexible  se  cachait  un  caractère  violent.  Ce  fut 
dans  la  chapelle  du  château  de  Dresde  que  se 
rencontrèrent  pour  la  première  fois  Luther  et 
Eraser,  qui,  plus  tard,  devaient  rompre  pUis  d'une 
lance. 

L'heure  du  dîner  sonna  pour  les  habitants  du 
château,  et  bientôt  la  famille  ducale  et  les  person- 
nes attachées  à  la  cour  furent  réunies  à  table.  La 
conversation  tomba  naturellement  sur  le  prédica- 
teur du  matin.  «  Comment  le  sermon  vous  a-t-il 
«  plu?  dit  le  duc  à  madame  de  la  Sale.  —  Si  je  pou- 
«  vais  entendre  encore  un  tel  discours,  répondit- 
«  elle,  je  mourrais  en  paix.  —  Et  moi,  répondit 
«  George  avec  colère,  je  donnerais  beaucoup  d'ar- 
«  gent  pour  ne  l'avoir  pas  entendu;  car  de  tels 
«  discours  ne  sont  bons  qu'à  faire  pécher  les  gens 
«  avec  assurance.  » 

Le  maître  ayant  ainsi  fait  connaître  son  opinion, 
les  courtisans  se  livrèrent  sans  gêne  à  leur  mécon- 
tentement. Chacun  avait  sa  remarque  toute  prête. 
Quelques-uns  prétendirent  que  dans  sa  parabole 
des  trois  vierges,  Luther  avait  eu  en  vue  trois 
dames  de  la  cour;  sur  quoi  interminables  causeries. 
On  plaisante  les  trois  dames  que  le  moine  de  Wit- 
•temberg  a  ainsi,  assure-t-on,  publiquement  dési- 
gnées ^  C'est  un  ignorant,  disent  les  uns;  c'est  un 

I  Has  tresposteà  in  aula  principisamenotatas  j^arrieriint. 
(L.  Epp.I,  85.) 


298  L'^    SOIRÉE    CHEZ     KSMER. 

moine  orgueilleux,  disent  les  autres.  Chacun  com- 
mente le  sermon  à  sa  manière  et  fait  dire  au  pré- 
dicateur ce  qu'il  lui  plaît.  La  vérité  était  tombée  au 
milieu  d'une  cour  peu  préparée  à  la  recevoir.  Cha- 
cun la  déchira  à  plaisir.  Mais  tandis  que  la  Parole 
de  Dieu  était  ainsi  une  occasion  de  chute  pour 
plusieurs ,  elle  était  pour  la  grande  maîtresse  une 
pierre  de  relèvement.  Un  mois  après  elle  devint 
malade;  elle  embrassa  avec  confiance  la  grâce  du 
Sauveur,  et  elle  mourut  dans  la  joie  ^ 

Quant  au  duc,  ce  ne  fut  peut-être  pas  en  vain 
qu'il  entendit  rendre  témoignage  à  la  vérité.  Quelle 
qu'ait  été  son  opposition  à  la  réformation  pendant 
sa  vie,  on  sait  qu'au  moment  de  sa  mort,  il  déclara 
n'avoir  d'espérance  que  dans  les  mérites  de  Jésus- 
Christ. 

Il  était  naturel  qu'Emser  fît  les  honneurs  à  Lu- 
ther au  nom  de  sou  maître.  Il  l'invita  à  souper. 
Luther  refusa;  mais  Emser  insista  et  le  contraignit 
à  veni  r.  Luther  pensait  ne  se  trouver  qu'avec  quel- 
ques amis;  mais  il  s'aperçut  bientôt  qu'on  lui  avait 
tendu  un  piège  ^.  Un  maître  es  arts  de  Leipsig  et 
plusieurs  dominicains  étaient  chez  le  secrétaire  du 
prince.  Le  maître  es  arts,  plein  d'une  haute  idée 
de  lui-même  et  de  haine  contre  Luther,  l'aborda 
d'un  air  amical  et  mielleux;  mais  bientôt  il  s'em- 
porta et  se  mit  à  crier  de  toutes  ses  forces  ^.  Le 
combat  s'engagea.  La  dispute  roula,  dit  Luther, 
sur  les  niaiseries  d'Aristote  et  de  saint  Thomas  ^. 

I   Keith  ,  Leb.  Luth.,  p.  32. 

a  Iriter  médias  me  insidias  conjectiim.  (L.  Epp.  I,  85.) 

i  lu  me  acritei-  et  clamosè  inveclus  est.  (Ibid.) 

4   Super  Aristotelis  et  Thonite  niigis.  (Ibid.) 


RETOUR    A    WlTTEMBEftG.  2Ç)9 

A  la  fin,  Luther  défia  le  maître  es  arts  de  définir 
avec  toute  l'érudition  des  thomistes  ce  que  c'était 
qu'accomplir  les  commandements  de  Dieu.  Le 
maître  es  arts  embarrassé  fit  bonne  contenance. 
«  Payez-moi  mes  honoraires,  dit-il,  en  tendant  la 
a  main,  da  pastam,  »On  eût  dit  qu'il  voulait  com- 
mencer à  donner  une  leçon  dans  les  formes,  pre- 
nant les  convives  pour  ses  écoliers.  A  cette  folle 
réponse,  ajoute  le  réformateur,  nous  nous  mîmes 
tous  à  rire,  et  puis  nous  nous  quittâmes. 

Pendant  cette  conversation,  un  dominicain  avait 
écouté  à  la  porte.  Il  eût  voulu  entrer  et  cracher  au 
visage  de  Luther  '.  li  se  retint  néanmoins;  mais 
il  s'en  vanta  plus  tard.  Emser,  charmé  de  voir  ses 
hôtes  se  battre,  et  de  paraître  lui-même  garder  un 
juste  milieu,  mit  un  grand  empressement  à  s'ex- 
cuser auprès  de  Luther  sur  la  manière  dont  la 
soirée  s'était  passée'.  Celui-ci  retourna  à  Wittem- 
berg. 

XL 

Il  se  remit  avec  zèle  au  travail.  11  préparait  six 
ou  sept  jeunes  théologiens  qui  devaient  incessam- 
ment subir  un  examen  pour  obtenir  la  licence 
d'enseigner.  Ce  qui  le  réjouissait  le  plus,  c'est  que 
cette  promotion  devait  être  à  la  honte  d'Aristote. 
«  Je  voudrais  le  plus  tôt  que  possible  multiplier 
«  ses  ennemis  ^,  »  disait-il.  A  cet  effet  il  publia  alors, 
des  thèses  qui  méritent  notre  attention. 

I   ]>Je  prodiret  et  in  faciera  meam  spueret.  (L.  Epp.  I,  85.) 

%  Enixe  sese  excusavit.  (Ibid.^ 

H  Ciijiis  vellem  liustes  cilô  quampliirimos  Heri.  (Ibid.,  5g.) 


3oO  THÈSES. 

La  liberté,  tel  fut  le  grand  sujet  qu'il  traita.  11 
l'avait  déjà  effleuré  dans  les  thèses  de  Feldkirchen; 
il  l'approfondit  maintenant  davantage.  Il  y  a  eu , 
dès  le  commencement  du  christianisme,  une  lutte 
plus  ou  moins  vive  entre  les  deux  doctrines  de  la 
liberté  de  l'homme  et  de  son  asservissement.  Quel- 
ques scolastiques  avaient  enseigné,  comme  Pelage 
et  d'autres  docteurs,  que  l'homme  possédait  de 
lui-même  la  liberté  ou  la  puissance  d'aimer  Dieu 
et  de  faire  le  bien.  Luther  nia  cette  liberté;  non 
pas  pour  en  priver  l'homme,  mais  au  contraire 
pour  la  lui  faire  obtenir.  La  lutte  dans  cette  grande 
question  n'est  donc  point,  comme  on  le  dit  ordi- 
nairement, entre  la  liberté  et  la  servitude  :  elle  est 
entre  une  liberté  provenant  de  l'homme  et  une 
liberté  provenant  de  Dieu.  Les  uns,  qui  s'appellent 
les  partisans  de  la  liberté,  disent  à  l'homme  :  «  Tu 
«  as  le  pouvoir  de  faire  le  bien,  tu  n'as  pas  besoin 
<f  d'une  liberté  plus  grande.  »  Les  autres,  que  l'on 
a  nommés  les  partisans  de  la  servitude,  lui  disent 
au  contraire  :  «  La  véi  itabie  liberté  te  manque,  et 
«  Dieu  te  l'offre  dans  l'Évangile.  »  D'un  côté,  on 
parle  de  liberté  pour  maintenir  la  servitude;  de 
l'autre,  on  parle  de  servitude  pour  doimer  la  li- 
berté :  telle  a  été  la  lutte  au  temps  de  saint  Paul , 
au  temps  d'Augustin,  au  temps  de  Luther.  Les  uns 
qui  disent:  Ne  changez  rien!  sont  des  champions 
de  servitude.  Les  autres  qui  disent  :  Que  vos  fers 
tombent!  sont  des  champions  de  liberté. 

Mais  ce  serait  se  tromper  que  de  résumer  toute 
la  réformation  dans  cette  question  particulière. 
Elle  est  l'une  des  nombreuses  doctrines  que  main- 


THÈSES.  3o  I 

tint  le  docteur  de  Wittemberg  :  voilà  tout.  Caserait 
surtout  se  faire  une  illusion  étrange,  que  de  pré- 
tendre que  la  réformation  fut  un  fatalisme,  une 
opposition  à  la  liberté.  Elle  fut  une  magnifique 
émancipation  de  l'esprit  de  l'homme.  Rompant  les 
cordes  nombreuses  dont  la  hiérarchie  avait  lié  la 
pensée  humaine;  réintégrant  les  idées  de  liberté, 
de  droit,  d'examen,  elle  affranchit  son  siècle,  nous- 
mêmes  et  la  plus  lointaine  postérité.  Et  que  l'on  ne 
dise  pas  que  la  réformation  affranchit,  il  est  vrai, 
l'homme  de  tout  despotisme  humain,  mais  qu'elle 
le  rendit  esclave,  en  proclamant  la  souveraineté 
de  la  grâce.  Sans  doute,  elle  voulut  ramener  la  vo- 
lonté humaine  à  la  volonté  divine ,  la  lui  soumettre 
pleinement,  la  confondre  avec  elle;  mais  quel  est 
le  philosophe  qui  ignore  que  la  pleine  conformité 
à  la  volonté  de  Dieu  est  la  seule,  la  souveraine,  la 
parfaite  liberté,  et  que  l'homme  ne  sera  vraiment 
libre  que  quand  la  suprême  justice  et  l'éternelle 
vérité  régneront  seules  en  lui? 

Voici  quelques-unes  des  99  propositions  que 
Luther  lança  dans  l'Église  contre  le  rationaUsme 
pélagien  de  la  théologie  scolastique  : 

«  Il  est  vrai  que  l'homme,  qui  est  devenu  un 
«  mauvais  arbre,  ne  peut  que  vouloir  et  faire  ce  qui 
«  est  mal. 

«  Il  est  faux  que  la  volonté  laissée  à  elle-même 
«  puisse  faire  le  bien  comme  le  mal  ;  car  elle  n'est 
a  pas  libre,  mais  captive. 

«  11  n'est  pas  au  pouvoir  de  la  volonté  de  l'homme 
«  de  vouloir  ou  de  ne  pas  vouloir  tout  ce  qui  lui 
«  est  offert. 


3o2  THÈSES. 

«  L'homme  ne  peut  de  sa  nature  vouloir  que 
«  Dieu  soit  Dieu.  Il  préférerait  être  lui-même  Dieu, 
«  et  que  Dieu  ne  fût  pas  Dieu. 

«  L'excellente,  l'infaillible,  l'unique  préparation 
«à  la  grâce,  est  l'élection  et  la  prédestination 
«  éternelle  de  Dieu  ^. 

«  Il  est  faux  de  dire  que  si  l'homme  fait  tout  ce 
«  qu'il  peut,  il  dissipe  les  obstacles  à  la  grâce. 

«En  un  mot,  la  nature  ne  possède  ni  une  raison 
«c  pure,  ni  une  volonté  bonne  *. 

«  Du  côté  de  l'homme  il  n'y  a  rien  qui  devance 
«  la  grâce,  si  ce  n'est  l'impuissance  et  même  la 
a  rébellion. 

«  Il  n'y  a  point  de  vertu  morale  sans  orgueil  ni 
«  sans  tristesse,  c'est-à-dire,  sans  péché. 

«  Du  commencement  jusqu'à  la  fin,  nous  ne  som- 
«  mes  pas  les  maîtres  de  nos  actions,  mais  nous  en 
«  sommes  les  esclaves. 

«  Nous  ne  devenons  pas  justes  en  faisant  ce  qu* 
«  est  juste;  mais  étant  devenus  justes,  nous  faisons 
«  ce  qui  est  juste. 

«  Celui  qui  dit  qu'un  théologien  qui  n'est  pas 
«  logicien  est  un  hérétique  et  un  aventurier,  tient 
«  un  propos  aventurier  et  hérétique. 

«  11  n'y  a  pas  de  forme  de  raisonnement  (de  syl- 
«  logisme)  qui  s'accorde  avec  les  choses  de  Dieu  ^. 

1  Optima  et  infaillibllis  ad  gratiam  praeparatio  et  unica  dis- 
positio  ,  est  a;tema  Dei  electio  et  praedestinatio.  (L.  Opp.  lat. 
1,  56.) 

2  Brevitcr ,  nec  rectum  dictamen  habet  natura,  iiec  bonam 
voliintalem.  (Ibid.) 

3  Nulla  forma  syllogistica  tenet  in  tcrminis  divinis.  (Ibid.) 


THÈSES.  3o3 

«  Si  la  forme  du  syllogisme  pouvait  s'appliquer 
«  aux  choses  clivines,on  saurait  l'article  de  la  sainte 
«  Trinité,  et  on  ne  le  croirait  pas. 

(f  En  un  mot,  Aristote  est  à  la  théologie  comme 
«  les  ténèbres  à  la  lumière. 

«  L'homme  est  plus  ennemi  de  la  grâce  de  Dieu 
«  qu'il  ne  Test  de  la  loi  elle-même. 

«  Celui  qui  est  hors  de  la  grâce  de  Dieu,  pèche 
«  sans  cesse,  quand  même  il  ne  tue,  ni  ne  vole,  ni 
«  ne  commet  adultère. 

«  Il  pèche,  car  il  n'accompht  pas  la  loi  spirituel- 
«  lement. 

«  Ne  pas  tuer,  ne  pas  commettre  adultère,  exté- 
«  rieurement  seulement  et  quant  aux  actions,  c'est 
«  la  justice  des  hypocrites. 

a  La  loi  de  Dieu  et  la  volonté  de  Thomme  sont 
«  deux  adversaires  qui,  sans  la  grâce  de  Dieu,  ne 
«  peuvent  être  mis  d'accord  \ 

a  Ce  que  la  loi  veut,  la  volonté  ne  lèvent  jamais, 
«  à  moins  que  par  crainte  ou  par  amour  elle  ne 
«  fasse  semblant  de  le  vouloir. 

«La  loi  est  le  bourreau  de  la  volonté;  mais 
«  celle-ci  ne  reçoit  pour  maître  que  l'Enfant  qui 
«  nous  est  né  =^.  (Ésaïe  ,  IX,  6.) 

«  La  loi  fait  abonder  le  péché,  car  elle  irrite  et 
«  repousse  la  volonté. 

a  Mais  la  grâce  de  Dieu  fait  abonder  la  justice 
«  par  Jésus-Christ,  qui  fait  aimer  la  loi. 

1  Lex  et  voluntas  sunt  adversarii  duo,  sine  gratia  Dei  im- 
placabiles.  (L.  Opp.  lat.  1,57.) 

2  Lex  est  exactor  voluntalis,  qui  non  superatur  nisi  per 
Parviilum  qui  natus  est  nobis.  (Ibid.) 


3o4  WATURF.    DE    l'hOMME. 

«  Toute  œuvre  de  la  loi  paraît  bonne  au  dehors  ; 
c<  mais  elle  est  péché  au  dedans. 

«  La  volonté,  quand  elle  se  tourne  vers  la  loi 
«  sans  la  grâce  de  Dieu,  ne  le  fait  que  pour  son 
«  intérêt  propre. 

a  Maudits  sont  tous  ceux  qui  font  les  œuvres  de 
«  la  loi. 

«  Bénis  sont  tous  ceux  qui  font  les  œuvres  de  la 
«  grâce  de  Dieu. 

«  La  loi  qui  est  bonne  et  dans  laquelle  on  a  la 
«  vie,  c'est  l'amour  de  Dieu  qui  est  répandu  dans 
«  nos  cœurs  par  le  Saint-Esprit.  (Rom.  V,  5.) 

«  La  grâce  n'est  pas  donnée  pour  que  l'œuvre 
«  se  fasse  plus  souvent  et  plus  aisément,  mais  parce 
<f  que  sans  la  grâce  il  ne  peut  se  faire  aucune  œu- 
«  vre  d'amour. 

«  Aimer  Dieu,  c'est  se  haïr  soi-même  et  ne  savoir 
«  rien  hors  de  Dieu  '.  » 

Ainsi  Luther  attribue  à  Dieu  tout  le  bien  que 
l'homme  peut  faire.  11  ne  s'agit  pas  de  refaire,  de 
rapiéceter,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  la  volonté  de 
l'homme;  il  faut  lui  en  donner  une  toute  neuve. 
Dieu  seul  a  pu  dire  cela  parce  que  Dieu  seul  peut 
l'accomplir.  Voilà  l'une  des  plus  grandes  et  des 
plus  importantes  vérités  que  l'esprit  humain  puisse 
reconnaître. 

Mais  Luther,  en  proclamant  l'impuissance  de 
l'homme ,  ne  tombait  pas  dans  l'autre  extrême.  Il 
dit,  dans  la  thèse  huitième  :  «  11  ne  résulte  pas  de 

I   L.  Opp.  Lips.  XVII,  p.  143,  et  0pp.  lat.  I. 


RATIONALISME. 


3()5 


«  là  que  la  volonté  soit  de  sa  nature  mauvaise , 
«  c'est-à-dire,  que  sa  nature  soit  celle  du  mal 
«  même,  comme  les  manichéens  l'ont  enseigné  ^» 
La  nature  de  l'homme  était  originairement  essen- 
tiellement bonne  :  elle  s'est  détournée  du  bien  qui 
est  Dieu,  et  inclinée  vers  le  mal.  Cependant  son 
origine  sainte  et  glorieuse  demeure,  et  elle  est 
capable,  par  la  puissance  de  Dieu,  de  recouvrer 
cette  origine.  L'œuvre  du  christianisme  est  de  la 
lui  rendre.  L'Évangile  nous  montre,  il  est  vrai, 
l'homme  dans  un  état  d'humiliation  et  d'impuis- 
sance, mais  entre  deux  gloires  et  deux  grandeurs  : 
une  gloire  passée,  dont  il  a  été  précipité,  et  une 
gloire  future,  à  laquelle  il  est  appelé.  C'est  là  la 
vérité  :  l'homme  le  sait,  et  pour  peu  qu'il  y  pense, 
il  découvre  facilement  que  tout  ce  qu'on  lui  dit 
sur  sa  pureté,  sa  puissance  et  sa  gloire  actuelles, 
n'est  qu'un  mensonge  dont  on  veut  bercer  et  en- 
dormir son  orgueil. 

Luther,  dans  ses  thèses,  s'éleva,  non-seulement 
contre  la  prétendue  bonté  de  la  volonté  de  l'homme, 
mais  encore  contre  les  prétendues  lumières  de  son 
entendement  en  ce  qui  regarde  les  choses  divines. 
Eu  effet,  la  scolastique  avait  exalté  la  raison  aussi 
bien  que  la  volonté.  Cette  théologie,  telle  que  l'a- 
vaient faite  quelques-uns  de  ses  docteurs ,  n'était 
dans  le  fond  qu'une  espèce  de  rationalisme.  Les 
propositions  que  nous  avons  rapportées  l'indi- 
quent. On  pourrait  les  croire  dirigées  contre  le 

I  Nec  ideo  sequitur  quod  sil  naturaliter  mala ,  id  est  na- 
tura  mali,  secundum  manichaeos.  (L,  0pp.  Lips.  XVII,  p.  i43, 
et  0pp.  lat.  I.) 

L  ^o 


3oG  DEMANDE    A    ERFURT. 

rationalisme  de  nos  jours.  Dans  les  thèses  qui  fu- 
rent le  signal  de  la  réformation,  Luther  s'en  prit 
à  l'Eglise  et  aux  superstitions  populaires  qui  avaient 
ajouté  à  l'Evangile  les  indulgences,  le  purgatoire 
et  tant  d'autres  abus.  Dans  celles  que  nous  venons 
de  rapporter ,  il  s'en  prit  à  l'école  et  au  rationa- 
lisme qui  avaient  ôté  de  ce  même  Évangile  la 
doctrine  de  la  souveraineté  de  Dieu,  de  sa  révéla- 
tion et  de  sa  grâce.  La  réformation  s'attaqua  au 
rationalisme  avant  de  s'attaquer  à  la  superstition. 
Elle  proclama  les  droits  de  Dieu  avant  de  retran- 
cher les  excroissances  de  l'homme.  Elle  fut  positive 
avant  que  d'être  négative.  C'est  ce  que  l'on  n'a 
pas  suffisamment  reconnu;  et  cependant  si  on  ne 
le  remarque,  on  ne  peut  parvenir  à  une  juste  ap- 
préciation de  cette  révolution  religieuse  et  de  sa 
nature. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  c'étaient  des  vérités  bien 
neuves  que  celles  que  Luther  venait  d'exprimer 
avec  tant  d'énergie.  Soutenir  ses  thèses  à  Wittem- 
berg  eût  été  chose  ^cile.  Son  influence  y  dominait. 
On  eût  dit  qu'il  se  choisissait  un  champ  de  ba- 
taille où  il  savait  qu'aucun  combattant  ne  pouvait 
paraître.  En  offrant  le  combat  dans  une  autre 
université,  c'était  leur  donner  une  plus  grande 
publicité;  et  c'est  par  la  publicité  que  la  réforma- 
tion s'est  opérée.  Il  jeta  les  yeux  sur  Erfurt,  dont 
les  théologiens  s'étaient  montrés  si  irrités  con- 
tre lui. 

11  envoya  donc  ses  thèses  à  Jean  Lange,  prieur 
d'Erfurt,  et  lui  écrivit  :  «  Mon  attente  de  ce  que 
«  vous  déciderez  sur  ces  paradoxes  est  grande , 


ECR.  3o7 

«  extrême,  trop  grande  peut-être,  et  pleine  d'in- 
«  quiétude.  Je  soupçonne  fort  que  vos  théologiens 
«  considéreront  comme  paradoxe,  et  même  kako- 
«  doxe\  ce  qui  ne  peut  être  pour  moi  que  très- 
ce  orthodoxe.  Apprenez-moi  donc  ce  qui  en  est,  le 
«  plus  tôt  que  vous  le  pourrez.  Veuillez  déclarer 
«  à  la  faculté  de  théologie,  et  à  tous,  que  je  suis 
«  prêt  à  me  rendre  vers  vous,  et  à  soutenir  publi- 
«  quement  ces  propositions,  soit  dans  l'université, 
«  soit  dans  le  monastère.  »  Il  ne  paraît  pas  que  le 
défi  de  Luther  fut  accepté.  Les  moines  d'Erfurt  se 
contentèrent  de  lui  faire  connaître  que  ses  thèses 
leur  avaient  hautement  déplu. 

Mais  il  voulut  les  envoyer  aussi  dans  une  autre 
partie  de  l'Allemagne.  Il  jeta  pour  cela  les  yeux  sur 
un  homme  qui  joue  un  grand  rôle  dans  l'histoire 
de  la  réformation,  et  qu'il  faut  apprendre  à  con- 
naître. 

Un  professeur  distingué,  nommé  Jean  Meyer, 
enseignait  alors  à  l'université  d'Ingolstadt,  en  Ba- 
vière. Il  était  né  à  Eck,  village  de  Souabe,  et  on 
l'appelait  communément  le  docteur  Eck.  Il  était 
ami  de  Luther,  qui  estimait  ses  talents  et  ses  con- 
naissances. Plein  d'esprit,  il  avait  beaucoup  lu,  et 
était  doué  de  beaucoup  de  mémoire.  A  l'érudition 
il  joignait  l'éloquence.  Son  geste  et  sa  voix  déce- 
laient la  vivacité  de  son  génie.  Eck  était  dans  le 
midi  de  l'Allemagne,  sous  le  rapport  du  talent,  ce 
que  Luther  était  dans  le  nord.  C'étaient  les  deux 

1  Imo  cacodoxa  (mauvaise   doctrine)  videri  suspicor.  (L. 

Epp.  I,  60.) 

20, 


3o8  URBAIN    R]ÉGIIJS. 

théologiens  les  plus  marquants  cle  l'époque,  quai- 
queayant  des  tendancesbien  différentes. Ingolstadt 
était  presque  la  rivale  de  Wittemberg.  La  réputa- 
tion de  ces  deux  docteurs  attirait  de  toutes  parts, 
dans  les  universités  où  ils  enseignaient,  une  foule 
d'étudiants  avides  d'écouter  leurs  leçons.  Leurs 
qualités  personnelles,  non  moins  que  leur  science, 
les  rendaient  chers  à  leurs  disciples.  On  a  attaqué 
le  caractère  du  docteur  Eck.  Un  trait  de  sa  vie 
montrera,  qu'à  cette  époque  du  moins,  son  cœur 
n'était  pas  fermé  à  de  généreuses  impuisions. 

Parmi  les  étudiants  que  son  nom  avait  attirés  à 
Tngolstadt,  se  trouvait  un  jeune  homme,  nommé 
Urbain  Régius,  né  sur  les  bords  d'un  lac  des  Alpes. 
Il  avait  d'abord  étudié  à  l'université  de  Fribourg 
en  Brisgau.  Arrivé  à  Ingolstadt,  où  l'avait  attiré  le 
nom  du  docteur  Eck,  Urbain  y  suivit  ses  cours  de 
philosophie,  et  se  concilia  sa  faveur.  Appelé  à  pour- 
voir lui-même  à  ses  besoins,  il  se  vit  obligé  de  se 
charger  de  la  direction  de  quelques  jeunes  nobles. 
Il  devait  non-seulement  surveiller  leur  conduite 
et  leurs  études,  mais  encore  acheter  lui-même  les 
livres  et  les  vêtements  dont  ils  avaient  besoin.  Ces 
jeunes  gens  s'habillaient  avec  recherche  et  faisaient 
bonne  chère.  Régius,  embarrassé,  suppliait  les 
parents  de  rappeler  leurs  fds. — «Prenez  courage,» 
lui  répondait-on.  Ses  dettes  augmentaient;  ses 
créanciers  le  pressaient  :  il  ne  savait  que  devenir. 
L'Empereur  assemblait  alors  une  armée  contre  les 
Turcs.  Des  recruteurs  arrivèrent  à  Ingolstadt. 
Dans  son  désespoir  Urbain  s'enrôla.  Revêtu  de 
l'habit  militaire,  il  parut  dans  les  rangs,  au  mo- 


URBAIN    RÉGIUS.  do^ 

ment  où  l'on  passait  la  revue  du  départ.  Le  doc- 
teur   Eck  arriva  justement   alors   sur   la   place, 
avec  plusieurs  de  ses  collègues.  A  sa  grande  sur- 
prise, il  reconnut  son  étudiant  au  milieu  des  re- 
crues, a  Urbain  Régius  !  lui  dit-il  en  fixant  sur  lui 
«  un  œil  perçant. — Me  voici,  répondit  le  conscrit. 
«  —  Quelle  est,  je  vous  prie,  la  cause  de  ce  chan- 
«  gement?  »  Le  jeune  homme  raconta  son  histoire. 
—  «Je  me  charge  de  la   chose,  »  répondit  Eck. 
Puis  il  lui  enleva  sa  hallebarde  et  le  racheta  des 
mains  des  recruteurs.  Les  parents,  menacés  par  le 
docteur  de  la   disgrâce   du   prince,   envoyèrent 
l'argent    nécessaire  pour   payer  les  dépenses  de 
leurs  enfants.  Urbain  Régius  fut  sauvé,  pour  de- 
venir plus  tard  l'un  des  appuis  de  la  réformation. 
Ce  fut  au  docteur  Eck  que  Luther  pensa  pour 
faire  connaître  dans  le  midi  de  l'Empire  ses  thèses 
sur  le  pélagianisme  et  le  rationalisme  scolastique. 
Il  ne  les  envoya  pourtant  pas  directement  au  pro- 
fesseur d'ingolstadt ,  mais  il  les  adressa  à  leur  ann 
commun,  à  l'excellent  Christophe  Scheurl,  secré- 
taire de  la  ville  de  Nuremberg,  le  priant  de  les 
envoyer  à  Eck,  à  Ingolstadt,  ville   qui  n'est  pas 
très-éloignée  de  Nuremberg.  «  Je  vous  envoie,  lui 
«dit-il,  mes  propositions  entièrement  paradoxa- 
«  les,  et  même  kakistodoxales  (y.axKjTooo^aç),  comme 
«  il  paraît  à  plusieurs.  Communiquez-les  à  notre 
«  cher  Eck,  à  cet  homme  très-érudit  et  très-spiri- 
«  tuel,  afin  que  j'apprenne  et  que  je  sache  ce  qu'il 
«  en  pense'.  »  C'est  ainsi  que  Luther  parlait  alors 

I   Eccionostro,  cruditissimo  et  ingeniosissimo  viro  cxhi- 
bete,  ul  audiam  et  videain  qnid  vocel  illas.  (L.  Kpp.  I,  p.  6  i.) 


3rO  MODESTIK    DE    LUTHER. 

du  docteur  Eck  ;  telle  était  l'amitié  qui  les  unissait. 
Ce  ne  fut  pas  Luther  qui  la  rompit. 

Mais  ce  n'était  pas  sur  ce  champ-là  que  le  com- 
bat devait  s'engager.  Ces  thèses  roulaient  sur  des 
doctrines  d'une  plus  haute  importance  peut-être 
que  celles  qui,  deux  mois  plus  tard,  vinrent  met- 
tre l'Eglise  en  flammes  ;  et  cependant,  malgré  les 
provocations  de  Luther,  elles  passèrent  inaper- 
çues. On  les  lut  tout  au  plus  dans  le  giron  de 
l'Ecole,  et  elles  ne  firent  point  de  sensation  au 
dehors.  C'est  qu'il  n'y  avait  ici  que  des  proposi- 
tions d'université  et  des  doctrines  de  théologie; 
tandis  que  les  thèses  qui  suivirent  se  rappor- 
taient à  un  mal  qui  avait  grandi  au  milieu  du  peu- 
ple ,  et  qui  débordait  alors  de  toutes  parts  en  Al- 
lemagne. Tant  que  Luther  se  contenta  de  relever 
des  doctrines  oubliées,  on  se  tut.  Quand  il  signala 
des  abus  qui  blessaient  tout  le  monde,  chacun 
prêta  l'oreille. 

Néanmoins,  Luther  ne  se  proposa,  dans  l'un  et 
l'autre  de  ces  cas ,  que  de  susciter  une  de  ces  dis- 
cussions théologiques  alors  si  fréquentes  dans  les 
universités.  C'était  le  cercle  dans  lequel  se  ren- 
fermait sa  pensée.  Il  ne  songeait  point  à  devenir 
réformateur.  Il  était  humble,  et  son  humilité  allait 
jusqu'à  la  défiance  et  à  l'anxiété.  «  Je  ne  mérite, 
a  vu  mon  ignorance,  disait-il,  que  d'être  caché 
«  dans  un  coin,  sans  être  connu  de  personne  sous 
«le  soleil'.  »  Mais  une  main  puissante  le  tira  de 
ce  coin ,  où  il  eût  voulu  demeurer  inconnu  du 

I   L.  Opp.  (W.)  XVIII ,  19/,/,. 


MODESTIE    DE    LUTHER.  311 


monde.  Une  circonstance  indépendante  de  la  vo- 
lonté de  Luther  vint  le  jeter  sur  le  champ  de 
bataille,  et  la  guerre  commença.  C'est  cette  cir- 
constance providentielle  que  la  suite  des  événe- 
ments nous  appelle  à  rapporter. 


LIVRE  IIL 

LES    INDULGENCES    ET    LES    THÈSES. 

i5i7  — mai  i5i8. 


1. 


Une  grande  agitation  régnait  alors  en  Allema- 
gne parmi  le  peuple.  L'Église  avait  ouvert  un 
vaste  marché  sur  la  terre.  A  la  foule  des  chalands, 
aux  cris  et  aux  plaisanteries  des  vendeurs,  on  eut 
dit  une  foire,  mais  une  foire  tenue  par  des  moines. 
La  marchandise  qu'ils  faisaient  valoir  et  qu'ils 
offraient  au  rabais,  c'était,  disaient-ils,  le  salut 
des  âmes. 

Les  marchands  parcouraient  le  pays  dans  une 
belle  voiture,  accompagnés  de  trois  cavaliers, 
menant  grand  train  et  faisant  de  fortes  dépenses. 
On  eût  dit  quelque  Éminence  en  tournée,  avec 
sa  suite  et  ses  officiers,  et  non  un  débitant  vul- 
gaire ou  un  moine  quêteur.  Le  cortège  appro- 
chait-il d'une  ville ,  un  député  se  rendait  auprès 
du  magistrat  :  «  La  grâce  de  Dieu  et  du  saint  Père 
«est  devant  vos  portes,»  disait  l'envoyé.  Aussi- 
tôt tout  était  en  mouvement  dans  l'endroit.  I^e 


CORTEGE. 


3i3 


clergé,  les  prêtres,  les  nonnes,  le  conseil,  les 
maîtres  d'école,  les  écoliers,  les  corps  de  métier 
avec  leurs  drapeaux,  hommes  et  femmes,  jeunes 
et  vieux,  allaient  à  la  rencontre  des  marchands, 
tenant  en  main  des  cierges  allumés ,  s'avançaat  au 
son  de  la  musique  et  de  toutes  les  cloches,  «  de 
«  manière,  dit  un  historien,  que  l'on  n'eût  pu  re- 
«  ce  voir  plus  grandement  Dieu  lui-même.  »  Les  sa- 
lutations faites,  tout  le  cortège  se  dirigeait  vers 
l'église.  La  bulle  de  grâce  du  pontife  était  portée 
en  tête  sur  un  coussin  de  velours,  ou  sur  un  drap 
d'or.  Le  chef  des  marchands  d'indulgences  venait 
ensuite,  tenant  en  main  une  grande  croix  rouge 
en  bois.  Toute  la  procession  cheminait  ainsi  au 
milieu  des  chants,  des  prières  et  de  la  fumée  des 
parfums.  Le  son  des  orgues  et  une  musique  re- 
tentissante recevaient  dans  le  temple  le  moine  dé- 
bitant et  ceux  qui  l'accompagnaient.  La  croix 
qu'il  portait  était  placée  devant  l'autel  :  on  y  sus- 
pendait les  armes  du  pape,  et  pendant  tout  le 
temps  qu'elle  demeurait  là,  le  clergé  du  lieu,  les 
pénitenciers  et  les  sous-commissaires  venaient 
chaque  jour,  après  les  vêpres  ou  avant  le  salut, 
lui  rendre  honneur,  en  portant  à  la  main  de  pe- 
tits bâtons  blancs  ^  Cette  grande  affaire  excitait 
une  vive  sensation  dans  les  tranquilles  cités  ger- 
maniques. 

Ln  personnage  attirait   surtout  l'attention  des 
spectateurs  dans  ces  ventes.  C'était  celui  qui  por- 

I   Mit  iveissen  Staeblein.  (Instmction  de  l'archevêque  de 
Mayence  aux  sous -commissaires  de  l'indulgence,  etc.,  art.  8.) 


3l4  TEZEL. 

tait  la  grande  croix  rouge  et  qui  était  chargé  du 
principal  rôle.  Revêtu  de  l'habit  des  dominicains, 
il  se  présentait  avec  arrogance.  Sa  voix  était  re- 
tentissante, et  il  semblait  encore  plein  de  force, 
quoiqu'il  eût  déjà  atteint  sa  soixante-troisième  an- 
née '.  Cet  homme,  fils  d'un  orfèvre  de  Leipsig 
nommé  Diez,  s'appelait  Jean  Diezel  ou  Tezel.  Il 
avait  étudié  dans  sa  ville  natale,  avait  été  fait 
bachelier  en  1487,  et  était  entré,  deux  ans  après, 
dans  l'ordre  des  dominicains.  De  nombreux  hon- 
neurs s'étaient  accumulés  sur  sa  tête.  Bachelier  en 
théologie,  prieur  des  dominicains,  commissaire 
apostolique,  inquisiteur,  hœreticœ  prauitatis  in- 
quisitoi\  il  n'avait  cessé  depuis  l'an  1 5o2  de  rem- 
plir l'office  de  marchand  d'indulgences.  L'habi- 
leté qu'il  avait  acquise  comme  subordonné  l'avait 
bientôt  fait  nommer  commissaire  en  chef.  Il  avait 
quatre-vingts  florins  par  mois;  tous  ses  frais  étaient 
payés;  on  lui  fournissait  une  voiture  et  trois  che- 
vaux; mais  ses  gains  accessoires,  on  le  comprend 
sans  peine ,  dépassaient  de  beaucoup  son  traite- 
ment. En  i5o7,  il  gagna  en  deux  jours,  à  Frei- 
berg,  deux  mille  florins.  S'il  avait  les  fonctions 
d'un  charlatan ,  il  en  avait  aussi  les  mœurs.  Con- 
vaincu à  Inspruck  d'adultère  et  de  conduite  dé- 
boutée ,  il  fut  près  d'expier  ses  vices  par  sa  mort. 
L'empereur  Maximilien  avait  ordonné  qu'il  fût 
mis  dans  un  sac  et  jeté  à  la  rivière.  L'électeur 
Frédéric  de  Saxe  étant  survenu ,  obtint  sa  grâce  ^. 

1  Ingenio  ferox  et  corpore  robuslus.  (Cochl.  5.) 

2  Welchen  Churfiirst  Fricderich  vom  Sack  zu  Inspruck 
crbelen  hattc.  (Mathes.  10.) 


LE    DISCOURS     DE    TEZEL. 


3l5 


Mais  la  leçon  qu'il  avait  reçue  ne  lui  avait  pas 
donné  plus  de  modestie.  111  menait  avec  lui  deux 
de  ses  enfants.  Miltitz,  légat  du'pape,  cite  ce  fait 
dans  une  de  ses  lettres  ^  Il  eût  été  difficile  de 
trouver  dans  tous  les  cloîtres  de  l'Allemagne  un 
homme  plus  propre  que  lui  au  commerce  dont 
on  le  chargea.  A  la  théologie  d'un  moine,  au  zèle 
et  à  l'esprit  d'un  inquisiteur,  il  unissait  la  plus 
grande  effronterie;  et  ce  qui  lui  facilitait  surtout 
sa  tâche,  c'était  l'art  d'inventer  de  ces  histoires 
bizarres  par  lesquelles  on  captive  l'esprit  du  peu- 
ple. Tout  moyen  lui  était  bon  pour  remplir  sa 
caisse.  Enflant  la  voix  et  se  livrant  à  une  élo- 
quence de  tréteaux,  il  offrait  à  tout  venant  ses 
indulgences,  et  savait  mieux  qu'aucun  marchand 
de  foire  faire  valoir  sa  marchandise  ^. 

Quand  la  croix  avait  été  élevée  et  que  les  armes 
du  pape  y  étaient  suspendues,  Tezel  montait  en 
chaire,  et  d'un  ton  assuré  il  se  mettait  à  exalter  la 
valeur  des  indulgences,  en  présence  de  la  foule  que 
la  cérémonie  avait  attirée  dans  le  lieu  saint.  Le 
peuple  Técoutait,  et  ouvrait  de  grands  yeux,  à 
l'ouïe  des  vertus  admirables  qu'il  armoncait.  Un 
historien  jésuite  dit,  en  parlant  des  religieux  do- 
minicains que  Tezel  s'était  associés  :  «  Quelqucs- 
«  uns  de  ces  prédicateurs  ne  manquèrent  pas, 
«  comme  d'ordinaire,  d'outrer  le  sujet  qu'ils  trai- 
«  talent,  et  d'exagérer  tellement  le  prix  des  indul- 

1  L.  0pp.  (W.)  XV,  862. 

2  Circuinferuntur  vénales  indulgentise  in  liis  rci^ionibiis  a 
Tecelio  Dominicano  inipuclenlissimo  sycoplianta.  (Mclanclit. 
Vita  Lulh.) 


3l6  LE    DISCOURS    DE    TF.ZEL. 

«  gences,  qu'ils  donnèrent  occasion  au  peuple  de 
«  croire  qu'on  était  assuré  de  son  salut  et  de  la 
«  délivrance  des  âmes  du  purgatoire  aussitôt  qu'on 
«  avait  donné  l'argent'.  »  Si" tels  étaient  les  disci- 
ples, on  peut  penser  ce  qu'était  le  maître.  Écou- 
tons l'une  des  harangues  qu'il  prononça  après  l'é- 
lévation de  la  croix. 

«  Les  indulgences,  dit-il,  sont  le  don  le  plus 
<c  précieux  et  le  plus  sublime  de  Dieu. 

«Cette  croix  (en  montrant  la  croix  rouge)  a 
«  autant  d'efficace  que  la  croix  même  de  Jésus- 
«  Christ  ^. 

«  Venez,  et  je  vous  donnerai  des  lettres  munies 
«  de  sceaux,  par  lesquelles  les  péchés  mêmes  que 
«  vous  auriez  envie  de  faire  à  l'avenir,  vous  seront 
«  tous  pardonnes. 

«  Je  ne  voudrais  pas  échanger  mes  privilèges 
«  contre  ceux  de  saint  Pierre  dans  le  ciel;  car  j'ai 
«  sauvé  plus  d'âmes  par  mes  indulgences  que  l'a- 
«  pôtre  par  ses  discours. 

«  Il  n'y  a  aucun  péché  si  grand  que  l'indidgence 
«  ne  puisse  le  remettre;  et  même,  si  quelqu'un, 
«  ce  qui  est  impossible  sans  doute,  avait  fait  vio- 
«  lence  à  la  sainte  Vierge  Marie ,  mère  de  Dieu , 
«  qu'il  paye,  qu'il  paye  bien  seulement,  et  cela  lui 
«  sera  pardonné^. 

1  Hist.  du  Luthéranisme  par  le  P.  Maimbonrg,  de  la  com- 
pagnie de  Jésus,  i68i,p.  21. 

2  L.  Opp.  (W.)  XXII,  p.  1393. 

3  Tezel  défend  et  maintient  cette  assertion  dans  ses  anti- 
thèses, publiées  la  même  année.  Th.  99,  100  et  101.  «  Sub 
'<  commissariis  insuper  ac  pra'dicatoribus  veniarum  imponere, 


LK     DISCOURS    DT    TEZEL.  ^l'] 

«  Pensez  donc  que  pour  chaque  péché  mortel 
«  il  vous  faut,  après  la  confession  et  la  contrition, 
«  faire  pénitence  pendant  sept  ans,  soit  dans  cette 
«  vie,  soit  dans  le  purgatoire  :  or,  combien  de  pé- 
«  chés  mortels  ne  sont  pas  commis  dans  un  jour, 
«combien  dans  une  semaine,  combien  dans  un 
«  mois,  combien  dans  une  année,  combien  dans 
«  toute  la  vie  '!...  Ah!  ces  péchés  sont  presque  in- 
fi  finis,  et  ils  font  subir  une  peine  infinie  dans  les 
«  flammes  du  purgatoire.  Et  maintenant,  au  moyen 
«  de  ces  lettres  d'indulgence,  vous  pouvez  une 
«  fois  dans  votre  vie,  dans  tous  les  cas,  sauf  qua. 
«  tre  qui  sont  réservés  au  siège  apostolique,  et  en- 
«  suite  à  l'article  de  la  mort,  obtenir  une  pleine 
«  rémission  de  toutes  vos  peines  et  de  tous  vos 
«  péchés!...  » 

Tezel  entrait  même  dans  des  calculs  de  finance  : 
«  Ne  savez-vous  pas ,  disait-il ,  que  si  quelqu'un 
«  veut  aller  à  Rome,  ou  dans  tel  autre  pays  où  les 
«  voyageurs  courent  des  dangers,  il  envoie  son 
«  argent  à  la  banque,  et  pour  chaque  cent  florins 
«  qu'il  veut  avoir,  il  en  donne  cinq  ou  six  ou  dix 
«de  plus,  afin  qu'au  moyen  des  lettres  de  cette 
«  banque,  on  lui  paye  sûrement  son  argent  à  Rome 
«  ou  ailleurs...  Et  vous,  pour  le  quart  d'un  florin, 
«  vous  ne  voulez  pas  recevoir  ces  lettres  d'indul- 

«  ut  si  quis  per  impossibile  Dei  genitricem  semper  viri^Mnem 
«violasset,  quod  euiudem  indulgentiarum  vigore  absolverc 
'<  possent,  luce  clarius  est.  »(Positiones  fratris  J.  Tezelii  quibus 
défendit  indiilgentias  contra  Lutherum.) 

I  Quot  peccata  mortalia  committuntur  in  die....  ^Loscher's 
Reformations  acten  I,  p.  418.) 


3l8  LE    DISCOURS    DE    TEZEL. 

a  gence,  au  moyen  desquelles  vous  pourrez  intro- 
(c  duire  dans  la  patrie  du  paradis,  non  un  vil  ar- 
«  gent,  mais  l'âme  divine  et  immortelle,  sans  qu'elle 
«  ait  aucun  danger  à  courir^...  » 

Tezel  passait  ensuite  à  un  autre  sujet. 

«  Mais  il  y  a  plus,  disait-il  :  les  indulgences  ne 
«  sauvent  pas  seulement  les  vivants,  elles  sauvent 
«  aussi  les  morts. 

«  Pour  cela  la  repentance  n'est  même  pas  né- 
a  cessaire. 

«  Prêtre!  noble!  marchand!  femme!  jeune  fille! 
«  jeune  homme!  entendez  vos  parents  et  vos  au- 
«  très  amis  qui  sont  morts  et  qui  vous  crient  du 
«  fond  de  l'abîme  :  «  Nous  endurons  un  horrible 
«martyre!  Une  petite  aumône  nous  délivrerait; 
«  vous  pouvez  la  donner ,  et  vous  ne  le  voulez 
«  pas  !  » 

On  frémissait  à  ces  paroles,  prononcées  par  la 
voix  formidable  du  moine  charlatan. 

«  A  l'instant  même,  continuait  Tezel,  où  la  pièce 
«  de  monnaie  retentit  au  fond  du  coffre-fort,  l'âme 
«  part  du  purgatoire  et  s'envole  délivrée  dans  le 
«  ciel  ^. 

«  O  gens  imbéciles  et  presque  semblables  aux 
«  bêtes,  qui  ne  comprenez  pas  la  grâce  qui  vous 
«  est  si  richement  présentée!...  Maintenant  le  ciel 

I  Si  contingat  aliquem  ire  Romam,  vel  ad  alias  periciilo- 
sas  partes,  mittat  pecuiiias  suas  in  banco,  et  ille  pro  quo- 
libet centum  dat  quinque,  aut  sex,  aut  decem.  . . .  (Loscher's 
Reformations  acten  1 ,  p.  4 18.) 

1  Thèse  56.  (Positiones  fratris  J.  Tezelii  qnibus  derendit 
induleentias  contra  Lutlicrum.\ 


Li:    DISCOURS    DE    TEZEL.  3  K) 

«est  partout  ouvert!...  Refuses-tu  à  cette  heure 
«  d'y  entrer?  Quand  donc  y  entreras-tu?...  Main- 
ce  tenant  tu  peux  racheter  tant  d'âmes!...  Homme 
«  dur  et  inattentif!  avec  douze  gros  tu  peux  tirer 
«ton  père  du  purgatoire,  et  tu  es  assez  ingrat 
«  pour  ne  pas  le  sauver!  Je  serai  justifié  au  jour 
«  du  jugement;  mais  vous,  a^ous  serez  punis  d'au- 
«  tant  plus  sévèrement,  pour  avoir  négligé  un  si 
«  grand  salut.  —  Je  te  le  déclare,  quand  tu  n'au- 
«  rais  qu'un  seul  habit,  tu  serais  obligé  de  l'oter 
«  et  de  le  vendre,  afin  d'obtenir  cette  grâce...  Le 
«  Seigneur  notre  Dieu  n'est  plus  Dieu.  11  a  remis 
«  tout  pouvoir  au  pape.  » 

Puis,  cherchant  à  faire  usage  d'autres  armes 
encore,  il  ajoutait  :  «  Savez-vous  pourquoi  notre 
«  très-saint  Seigneur  distribue  une  si  grande  grâce? 
«  H  s'agit  de  relever  l'église  détruite  de  Saint- 
«  Pierre  et  Saint-Paul ,  en  sorte  qu'elle  n'ait  pas 
«  sa  pareille  dans  l'univers.  Cette  église  contient 
fc  les  corps  des  saints  apôtres  Pierre  et  Paul  et  ceux 
«d'une  multitude  de  martyrs.  Ces  corps  saints, 
«  par  l'état  actuel  de  l'édifice,  sont  maintenant, 
«hélas!...  continuellement  battus,  inondés,  souil- 
«  lés,  déshonorés, réduits  en  pourriture  par  la  pluie, 
«  par  la  grêle...  Âh!  ces  cendres  sacrées  resteront- 
«  elles  plus  longtemps  dans  la  boue  et  dans  l'op- 
«  probre  *  ?» 

Cette  peinture  ne  manquait  pas  défaire  impres- 
sion sur  plusieurs.  On  brûlait  du  désir  de  venir  à 
l'aide  du  pauvre  Léon  X,  qui  n'avait  pas  de  quoF 

i  Insti'uction  de  l'arch.  de  Mayencc,  etc. 


320  CONFESSION. 

mettre  à  l'abri  de  la  pluie  les  corps  de  saint  Pierre 
et  de  saint  Paul. 

Alors  l'orateur  s'élevait  contre  les  ergoteurs  et 
les  traîtres  qui  s'opposaient  à  son  œuvre  ;  «  Je  les 
«  déclare  excommuniés!  »  s'écriait-il. 

Ensuite,  s'adressant  aux  âmes  dociles,  et  faisant 
un  usage  impie  de  l'Écriture  :  «  Bienheureux  sont 
«  les  yeux  qui  voient  ce  que  vous  voyez,  car  je 
«  vous  dis  que  plusieurs   prophètes   et  plusieurs 
«  rois  ont  désiré  de  voir  les  choses  que  vous  voyez, 
«  et  ils  ne  les  ont  pas  vues ,  et  d'ouïr  les  choses  que 
«  vous  entendez,  et  ils  ne  les  ont  point  entendues  !  » 
s'écriait-il.  Et  pour  terminer ,  montrant  le  coffre- 
fort  où  l'on  recevait  l'argent,  il  concluait  d'ordi- 
naire son  pathétique  discours ,  en  adressant  à  trois 
reprises  au  peuple  cet  appel  :  «Apportez!  appor- 
«  tez!  apportez!  » — «  Il  criait  ces  mots  avec  un  si 
«  horrible  beuglement,  écrit  Luther,  qu'on  eût  dit 
«  un  bœuf  furieux  qui  fondait  sur  les  gens  et  les 
«frappait  de  ses  cornes  ^  »  Quand  son   discours 
était  fini,  il  descendait  de  chaire,  courait  vers  la 
caisse,  et,  en  présence  de  tout  le  peuple,  y  jetait 
une  pièce  d'argent,  qu'il  avait  soin  de  faire  son- 
ner bien  fort  ^. 

Tels  étaient  les  discours  que  l'Allemagne  étonnée 
entendait  aux  jours  où  Dieu  préparait  Luther. 

Le  discours  terminé,  l'indulgence  était  consi- 
dérée comme  «  ayant  établi  son  trône  en.  ce  lieu 

I   Résolut,  sur  la  thèse  Sa. 

1  Tentzel,  Reformationsgesch.  —  Myconii  Réf.  Hist. — Ins- 
truction de  l'archevêque  de  Mayence  aux  sous-commis'^airos 
do  l'indulgence.  —  Thèses  de  Luther. 


CONFESSION.  3a  I 

«  (l'une  manière  solennelle.  »  Des  confessionnaux, 
ornés  des  armes  du  pape,  étaient  disposés.  Les 
sous-commissaires,  et  les  confesseurs  qu'ils  choisis- 
saient, étaient  censés  représenter  les  pénitenciers 
apostoliques  de  Rome  dans  le  temps  d'un  grand 
jubilé;  et  sur  chacun  de  leurs  confessionnaux  on 
lisait  en  grands  caractères  leurs  noms,  leurs  pré- 
noms et  leurs  titres  ^ 

Alors  on  se  pressait  en  foule  vers  les  confesseurs. 
On  venait  avec  une  pièce  de  monnaie  dans  la 
main.  Hommes,  femmes,  petits,  pauvres,  ceux 
même  qui  vivaient  d'aumônes,  chacun  trouvait  de 
l'argent.  Les  pénitenciers,  après  avoir  exposé  de 
nouveau  à  chacun  en  particulier  la  grandeur  de 
l'indulgence,  adressaient  aux  pénitents  cette  de- 
mande :  «  De  combien  d'argent  pouvez  -  vous  en 
<c  conscience  vous  priver  pour  obtenir  une  si  par- 
«  faite  rémission?»  Cette  demande,  dit  l'instruc- 
tion de  l'archevêque  de  Mayence  aux  commissaires, 
cette  demande  doit  être  faite  dans  ce  moment, 
afin  que  les  pénitents  soient  parla  mieux  disposés 
à  contribuer. 

Quatre  grandes  grâces  étaient  promises  à  ceux 
qui  voulaient  aider  à  élever  la  basilique  de  Saint- 
Pierre.  «  La  première  grâce  que  nous  vous  annon- 
ce rons,  disaient  les  commissaires,  d'après  la  lettre 
«de  leur  instruction,  est  le  pardon  complet  de 
«  tous  les  péchés  ^.  »  Venaient  ensuite  trois  autres 
grâces:  l'une,  le  droit  de  se  choisir  un   confes- 

I   Instruction,    eto.,  5,  6f). 
X  Ibid.,  19. 

L  2  1 


39.2  QUATRE    GRACF.S. 

seur  qui,  toutes  les  fois  que  l'heure  de  la  mort  sem- 
blerait sonner,  donnerait  l'absolution  de  tous  les 
péchés  et  même  des  plus  grands  crimes  réservés 
au  siège  apostolique  ^  ;  l'autre  était  la  participa- 
tion à  tous  les  biens,  œuvres  et  mérites  de  l'Eglise 
catholique,  prières,  jeûnes ,  aumônes,  pèlerina- 
ges^; la  dernière  enfin  était  la  rédemption  des 
âmes  qui  sont  dans  le  purgatoire. 

Pour  obtenir  la  première  de  ces  grâces,  il  était  né- 
cessaire d'avoir  la  contrition  du  cœur  et  la  confes- 
sion de  la  bouche,  ou  du  moins  l'intention  de  se 
confesser.  Mais,  quant  aux  trois  autres,  on  pouvait 
les  obtenir  sans  contrition,  sans  confession,  uni- 
quement en  payant.  Déjà  Christophe  Colomb, 
exaltant  le  prix  de  l'or,  avait  dit  très-sérieusement  : 
('  Qui  le  possède  peut  introduire  les  âmes  dans  le 
.c  paradis.  »  Telle  était  la  doctrine  enseignée  par 
l'archevèque-cardinal  de  Ma}  ence  et  par  les  com- 
missaires du  pape.  «  Quant  à  ceux,  disaient -ils, 
«  qui  veulent  délivrer  des  âmes  du  purgatoire  et 
«  leur  procurer  le  pardon  de  toutes  leurs  offenses, 
t(  qu'ils  mettent  de  l'argent  dans  la  caisse;  mais  il 
«  n'est  pas  nécessaire  qu'ils  aient  la  contrition  du 
K  cœur  ou  la  confession  de  la  bouche '^.  Qu'ils  se 
«  hâtent  seulement  d'apporter  leur  argent;  car  ils 
«  feront  ainsi  une  œuvre  très-utile  aux  âmes  des 
«  trépassés  et  à  la  construction  de  l'église  de  Saint- 


I 

1  Instruction  de  l'arclievcque,  3o. 

2  Ihid. ,  35. 

?i  Aiich  ist  nlcht  nothig  dass  sie  in  dem  Herztn  zerknirscht 
sind ,  iind  mit  doin  MiiihI  geheichtet  habon.  (Ibid. ,  38.) 


VF.NTE. 


3u3 


«  Pierre.»  De  plus  grands  biens  ne  pouvaient  être 

offerts  à  plus  bas  prix. 

La  confession  finie,  et  c'était  bientôt  fait,  les 
fidèles  se  hâtaient  de  se  rendre  vers  le  vendeur. 
Un   seul  était  chargé  de  la  vente.  Il   tenait  son 
comptoir  près  de  la  croix.  Il  jetait  des  regards 
scrutateurs  sur  ceux  qui  s'approchaient  de  lui.  Il 
examinait  leur  air,  leur  port,  leurs  habits;  et  il 
demandait  une  somme    proportionnée   à  l'appa- 
rence de  celui  qui  se  présentait.  Les  rois,  les  rei- 
nes, les   princes,   les   archevêques,  les  évèques, 
devaient,  selon  le  règlement,  payer  pour  une  in- 
dulgence ordinaire  vingt-cinq  ducats.  Les  abbés, 
les  comtes,  les  barons,  en  payaient  dix.  Les  autres 
nobles,  les  recteurs  et  tous  ceux  qui  avaient  un 
revenu  de  cinq  cents  florins  en  payaient  six.  Ceux 
qui  avaient  deux  cents  florins  par  an  en  payaient 
un,  d'autres  seulement  un  demi.  Du  reste,  si  cette 
taxe  ne  pouvait  être  suivie  à  la  lettre,  de  pleins 
pouvoirs  étaient  donnés  au  commissaire  aposto- 
lique; et  le  tout  devait  être  arrangé  d'après  les 
données  de  la  «  saine  raison  »  et  la  générosité  du 
<)onateur'.   Pour  des  péchés  particuliers,  Tezel 
avait  une  taxe  particulière.  La  polygamie  se  payait 
six  ducats;  le  vol  d'église  et  le  parjure,  neuf  ducats  ; 
le  meurtre,  huit  ducats;  la  magie,  deux  ducats. 
Samson,  qui  faisait  en  Suisse  le  même  commerce 
que  Tezel  en  Allemagne,  avait  une  taxe  un  peu 
différente.   Il   faisait  payer   pour    un    infanticide 

i  Nach  den  Satzen  der  gcsuiiden  Verniinft,  nach  ifirrrAîa- 
ijnifirrn/ iind  FrrigoliigVcit.  (Instrnr  tioii ,  clr.  ,  26.^ 

a  I. 


3'i4  PKNITl  NCR    l'iJBI.lQUi-. 

quatre  livres  tournois  ;  pour  un  parricide  ou  un 
fratricide,  un  ducat  \ 

Les  commissaires  apostoliques  rencontraient 
quelquefois  des  difficultés  dans  leur  négoce.  Il  ar- 
rivait souvent,  soit  dans  les  villes,  soit  dans  les 
villages,  que  les  maris  étaient  opposés  à  tout  ce 
trafic,  et  défendaient  à  leurs  femmes  de  rien  porter 
à  ces  marchands.  Qu'avaient  à  faire  leurs  dévotes 
épouses?  «  N'avez-vous  pas  votre  dot  ou  d'autres 
«  biens  à  votre  disposition?  )j  leur  disaient  les  ven- 
deurs. «Dans  ce  cas,  vous  pouvez  en  disposer 
«  pour  une  œuvre  si  sainte ,  contre  le  gré  de  vos 
«  maris  ^.  » 

La  main  qui  avait  donné  l'indulgence  ne  pouvait 
pas  recevoir  l'argent;  cela  était  défendu  sous  les 
peines  les  plus  sévères  :  on  avait  de  bonnes  rai- 
sons pour  craindre  que  cette  main  ne  fût  pas  fidèle. 
Le  pénitent  devait  déposer  lui-même  le  prix  de 
son  pardon  dans  la  caisse  ^.  On  montrait  un  visage 
irrité  à  ceux  qui  tenaient  audacieusement  leurs 
bourses  fermées  4, 

Si,  parmi  ceux  qui  se  pressaient  dans  les  con- 
fessionnaux, se  trouvait  quelque  homme  dont  le 
crime  eût  été  public,  sans  que  les  lois  civiles  l'eus- 
sent atteint,  il  devait  faire  avant  tout  pénitence 
publique.  On  le  conduisait  d'abord  dans  une  cha- 
pelle ou  dans  une  sacristie;  là,  on  le  dépouillait 
de  ses  vêtements,  on  lui  ôtait  ses  souliers  et  on  ne 

I    Mùller's  Reliq.  III,  p.  .>C/|. 

1  Instr.  27.  WictU'r  tien  Willen  ilires  Miuiiies. 

3  Ib.  87,  90  et  91. 

/,   Luth.  Opp.  Lcif.z.  XVII,  79. 


UNE    LETTUE    D  IKDUI.GiliyCE. 


3u5 


lui  laissait  que  sa  chemise.  On  lui  croisait  les  bras 
sur  la  poitrine;  on  lui  plaçait  une  lumière  dans 
une  main,  un  cierge  clans  l'autre.  Puis  le  pénitent 
marchait  en  tête  de  la  procession  qui  se  rendait  à 
la  croix  rouge.  11  se  mettait  à  genoux  jusqu'à  ce 
que  le  chant  et  la  collecte  fussent  terminés.  Alors 
le  commissaire  entonnait  le  psaume  Miserere  ineil 
Les  confesseurs  s'approchaient  aussitôt  du  péni- 
tent et  le  conduisaient  à  travers  la  station  vers  le 
commissaire,  qui,  prenant  la  verge  de  sa  main  et 
l'en  frappant  à  trois  reprises  doucement  sur  le 
dos%  lui  disait  :  «  Que  Dieu  ait  pitié  de  toi  et  te 
'f  pardonne  ton  péché!  »  Il  entonnait  ensuite  le 
Kyrie  eleison.  Le  pénitent  était  ramené  devant  la 
croix  et  le  confesseur  prononçait  sur  lui  l'absolu, 
tion  apostolique  et  le  déclarait  réintégré  dans  la 
compagnie  des  fidèles.  Tristes  momeries  terminées 
par  une  parole  sainte,  qui,  dans  un  tel  moment, 
était  une  profanation! 

Voici  l'une  des  lettres  d'absolution.  Il  vaut  la 
peine  de  connaître  le  contenu  de  ces  diplômes  qui 
furent  l'occasion  de  la  réforme  de  l'Eglise. 

«  Que  Notre -Seigneur  Jésus-Christ  ait  pitié  de 
«  toi,  N.  N**,  et  t'absolve  par  les  mérites  de  sa 
«  très-sainte  passion!  Et  moi, en  vertu  de  la  puis- 
ce  sauce  apostolique  qui  m'a  été  confiée,  je  t'absous 
«  de  toutes  les  censures  ecclésiastiques,  jugements 
«  et  peines  que  tu  as  pu  mériter;  de  plus,  de  tous 
«  les  excès,  péchés  et  crimes  que  tu  as  pu  com- 
«  mettre ,  quelque  grands  et  énormes  qu'ils  puis- 
«  sent  être  et  pour  quelque  cause  que  ce  soit,  fus- 

I  Dreimal  crclind  auf  den  Riickcn.  (Instruction.) 


3aG  EXCEPTIOJVS. 

«  sent-ils  même  réservés  à  notre  très-saint  père  le 
«  pape  et  au  siège  apostolique.  J'efface  toutes  les 
«  taches  d'inhabilité  et  toutes  les  notes  d'infamie 
«  que  tu  aurais  pu  t'attirer  à  cette  occasion.  Je  te 
«  remets  les  peines  que  tu  aurais  dû  endurer  dans 
«  le  purgatoire.  Je  te  rends  de  nouveau  participant 
«  des  saci^ements  de  l'Église.  Je  t'incorpore  derechef 
«  dans  la  communion  des  saints,  et  je  te  rétablis 
«  dans  l'innocence  et  la  pureté  dans  laquelle  tu  as 
«  été  à  l'heure  de  ton  baptême.  En  sorte  qu'au 
«  moment  de  ta  mort,  la  porte  par  laquelle  on. 
«  entre  dans  le  lieu  des  tourments  et  des  peines 
«  te  sera  fermée,  et  qu'au  contraire  la  porte  qui 
«  conduit  au  paradis  de  la  joie  te  sera  ouverte. 
«  Et  si  tu  ne  devais  pas  bientôt  mourir,  cette  grâce 
«  demeurera  immuable  pour  le  temps  de  ta  fin 
«  dernière. 

«  Au  nom  du  Père,  du  Fils  et  du  Saint-Esprit. 
«  Amen. 

«  Frère  Jea.n  Tezel,  commissaire,  l'a  signé  de  sa 
«  propre  main.  » 

Avec  quelle  habileté  des  paroles  présomptueu- 
ses et  mensongères  sont  ici  intercalées  entre  des 
paroles  saintes  et  chrétiennes  ! 

Tous  les  fidèles  devaient  venir  se  confesser  dans 
le  lieu  même  où  la  croix  rouge  était  plantée.  Il 
n'y  avait  (l'exception  que  pour  les  malades,  les 
vieillards  et  les  femmes  enceintes.  Si  cependant  il 
se  trouvait  dans  le  voisinage  quelque  noble  en 
son  château,  quelque  grand  personnage  en  son 
palais,  il  y  avait  aussi  exemption  pour  lui  '  ;  car  il 

j   Instr.  f). 


DIVERTISSEMENTS    ET    DEBAUCHES.  '61'] 

pouvait  ne  pas  se  soucier  d'être  mêlé  à  tout  ce 
peuple,  et  son  argent  valait  bien  la  peine  qu'on 
allât  le  chercher  dans  sa  maison. 

Y  avait-il  quelque  couvent  dont  les  chefs,  oppo- 
sés au  commerce  de  Tezel,  défendissent  à  leurs 
moines  de  visiter  les  lieux  où  l'indulgence  avait 
érigé  son  trône,  on  trouvait  encore  moyeti  de  re- 
médier au  mal  en  leur  envoyant  des  confesseurs 
chargés  de  les  absoudre,  contre  les  règles  de  leur 
ordre  et  la  volonté  de  leurs  chefs  '.  On  ne  laissait 
pas  un  filet  de  la  mine  sans  trouver  moyen  de 
l'exploiter. 

Puis  arrivait  ce  qui  était  le  but  et  la  fin  de  toute 
l'affaire  :  la  supputation  des  deniers.  Pour  plus  de 
sûreté,  le  coffre  avait  trois  clefs  :  l'une  était  dans 
les  mains  de  Tezel  ;  la  seconde,  dans  celles  du  tré- 
soiier  délégué  de  la  maison  Fugger  d'Angsbourg,  à 
qui  l'on  avait  commis  cette  vaste  entreprise;  la 
troisième  était  confiée  à  l'autorité  civile.  Quand 
le  moment  était  venu,  les  caisses  étaient  ouvertes 
en  présence  d'un  notaire  public,  et  le  tout  était 
dûment  compté  et  enregistré.  Christ  ne  devait-il 
pas  se  lever  pour  chasser  du  sanctuaire  ces  ven- 
deurs profanes? 

La  mission  terminée ,  les  marchands  se  délas- 
saient de  leurs  peines.  L'instruction  du  com- 
missaire général  leur  défendait,  il  est  vrai,  de 
fréquenter  les  cabarets  et  les  lieux  suspects  *  ; 
mais  ils  se  souciaient  peu  de  cette  interdiction.  Les 

1   Iiiit. ,  6[). 
■i  Ibitl.  ,  4. 


3a8  LE    CONFESSEUR    FKAWCISCAm . 

pécliés  (ievaient  paraître  bien  peu  redoutables  à 
des  gens  qui  en  faisaient  un  si  facile  trafic.  «  Les 
«  quêteurs  menaient  une  mauvaise  vie,  dit  un  his- 
«  torien  catholique  romain  ;  ils  dépensaient  dans 
«  les  cabarets,  dans  les  brelans  et  dans  les  lieux 
rt  infâmes,  tout  ce  que  le  peuple  retranchait  de 
«  ses  nécessités  ^  :»  On  assure  même  que  lorsqu'ils 
étaient  dans  les  cabarets,  il  leur  arrivait  de  jouer 
aux  dés  le  salut  des  âmes  2. 


n. 


Mais  voyons  à  quelles  scènes  cette  vente  du 
pardon  des  péchés  donnait  alors  lieu  en  Alle- 
magne. Il  est  des  traits  qui  à  eux  tout  seuls  pei- 
gnent les  temps.  Nous  aimons  à  laisser  parier  les 
hommes  dont  nous  racontons  l'histoire. 

A  Magdebourg,  Tezel  refusait  d'absoudre  une 
femme  riche,  à  moins,  lui  disait-il,  qu'elle  ne  lui 
payât  à  l'avance  cent  florins.  Elle  demanda  conseil 
à  son  confesseur  ordinaire  qui  était  franciscain  : 
«  Dieu  donne  gratuitement  la  rémission  des  péchés, 
«  lui  répondit  cet  homme,  il  ne  la  vend  pas.  »  Ce- 
pendant il  la  pria  de  ne  point  dire  à  Tezel  l'avis 
qu'elle  avait  reçu  de  lui.  Mais  le  marchand  ayant 
pourtant  entendu  rapporter  cette  parole  si  con- 
traire à  son  intérêt  :  «  Un  tel  conseiller,  s'écria-t- 
«  il,  mérite  qu'on  le  chasse  ou  qu'on  le  brùle^.  » 

Tezel  ne   trouvait  que  rarement  des  hommes 

1  Sarj)! ,  Coiic.  (!c  Tienlc,  p.  5. 

2  Schrock,  K.  G.  v.  d.  R.  I,  1 16. 
'3  S<'iiltcH  Annal,  evangel.,  p.  IV. 


l'amii  du  cimetière.  329 

assez  éclairés,  et  plus  rarement  encore  des  hommes 
assez  courageux  pour  lui  résister.  D'ordinaire  il 
avait  bon  marché  de  la  fonle  superstitieuse.  Il  avait 
érigé  à  Zw^ickau  la  croix  ronee  des  indulo;ences, 
et  les  bons  paroissiens  s'étaient  hâtés  de  faire  son- 
ner au  fond  de  la  caisse  l'argent  qui  devait  les 
délivrer.  Il  s'en  allait  la  bourse  pleine.  La  veille 
de  son  départ,  les  chapelains  et  leurs  acolytes  lui 
demandent  un  repas  d'adieu.  La  demande  était 
juste.  Mais  conuuent  faire?  l'argent  était  déjà 
compté  et  scellé.  Le  lendemain  matin,  il  fait  son- 
ner la  grosse  cloche.  La  foule  se  précipite  dans  le 
temple;  chacun  pense  qu'il  est  arrivé  quelque 
chose  d'extraordinaire,  puisque  la  station  était 
terminée.  <c  J'étais  résolu,  dit-il,  à  partir  ce  niatin; 
«  mais  la  luiit  dernière  j'ai  été  réveillé  par  des 
«  gémissements  :  j'ai  prêté  l'oreille.  .  .  .  c'était  du 
«  cimetière  qu'ils  venaient.  .  .  Hélas!  c'est  une  pau- 
«  vre  âme  qui  m'appelle  et  qui  me  supplie  instam- 
«  ment  de  la  délivrer  du  tourment  qui  la  consume! 
a  Je  suis  donc  resté  un  jour  de  plus,  afin  d'émou- 
«  voir  à  compassion  les  cœurs  chrétiens  eu  faveur 
«  de  cette  âme  malheureuse.  Moi-même  je  veux 
«être  le  premier  à  donner;  mais  qui  ne  suivra 
«  pas  mon  exemple  sera  digne  de  la  condamna- 
«tion.»  Quel  cœur  n'eût  pas  répondu  à  un  tel 
appel?  Qui  sait,  d'ailleurs,  quelle  est  cette  âme 
qui  crie  dans  le  cimetière?  On  donne  avec  abon- 
dance, et  Tezel  offre  aux  chapelains  et  à  leurs 
acolytes  un  joyeux  repas  dont  les  offrandes  pré- 
sentées en  faveur  de  l'âme  de  Zwickau  servent  à 
payer  les  frais  '. 

l   Lôschcrs  Ri-f.  Act.i,  I,  40.',.  L.  Opp.  XV,  443,  etc. 


33o  LK    COHDONNIER    d'hAGENAU. 

I.es  marchands  d'indulgences  s'étaient  établis  à 
Hagenau  en  i  5 1 7.  La  femme  d'un  cordonnier,  pro- 
fitant de  Tautorisalion  que  donnait  l'instruction 
du  commissaire^  général,  s'était  procuré,  malgré  la 
volonté  de  son  niari ,  une  lettre  (Tindulgence,  et 
l'avait  payée  un  florin  d'or.  Elle  mourut  peu  après. 
Le  mari  n'ayant  pas  fait  dire  de  messe  pour  le 
repos  de  son  âme,  le  curé  l'accusa  de  mépris  pour 
la  religion,  et  le  juge  d'Hagenau  le  son)ma  de  com- 
paraître. Le  cordonnier  prit  en  poche  l'Huinlgence 
de  sa  femme  et  se  rendit  à  l'atidience. —  «Votre 
«  femme  est-elle  morte?  »  lui  demanda  le  juge. — 
«  Oui,  »  répondit-il. — «  Qu'avez-vous  fait  pour 
«  elle?  »  —  J'ai  enseveli  son  corps  et  j'ai  recom- 
<(  mandé  son  âme  à  Dieu.  »  —  «  Mais  avez-vous  fait 
«  dire  une  messe  pour  le  salut  de  son  âme?  «  — 
«Je  ne  l'ai  point  fait;  c'était  inutile;  elle  est  entrée 
«  dans  le  ciel  au  moment  de  sa  mort.  «  —  «  D'où 
«  savez-vous  cela?  »  — «  En  voici  la  preuve.  »  En 
disant  ces  mots,  il  tire  l'indulgence  de  sa  poche, 
et  le  juge,  en  présence  du  curé,  y  lit  en  autant  de 
mots,  qu'au  moment  de  sa  mort,  la  femme  qui  l'a 
reçue  n'ira  |)as  dans  le  purgatoire,  mais  entrera 
tout  droit  dans  le  ciel.  «Si  monsieur  le  curé  pré- 
«  tend  qu'une  messe  est  encore  nécessaire,  ajonte- 
«t-il,  ma  femme  a  été  trompée  par  notre  très- 
«  saint  père  le  pape;  si  elle  ne  l'a  pas  été,  c'est 
«  alors  monsieur  le  curé  qui  me  trompe.  »  Il  n'y 
avait  rien  à  ré()ondre  ;  l'accusé  fut  renvoyé  absous. 
Ainsi  le  bon  sens  du  peuple  faisait  justice  de  ces 
fraudes  pieuses'. 

I   Musculi  TiOci  roiDmiiiH's,  p.  '^f^7., 


LES    ÉTUDIANTS.    3IYCONILS.  33l 

Un  jour  que  Tezel  prêchait  à  Leipsig,  et  qu'il 
mêlait  à  sa  prédication  quelques-unes  de  ces  his- 
toires dont  nous  avons  donné  un  échantillon,  deux 
étudiants  indignés  sortirent  de  l'église,  en  s'écriant: 
«  Il  nous  est  impossible  d'entendre  plus  longtemps 
«  les  facéties  et  les  puérilités  de  ce  moine'.  )>L'un 
d'eux,  assure-t-on,  était  le  jeune  Camérarius,  qui 
fut  plus  tard  Tintime  ami  de  3Iélancliton  ,  et  qui 
écrivit  sa  vie. 

Mais  celui  de  tous  les  jeunes  gens  de  l'époque 
sur  lequel  ïezel  fit  le  pius  d'impression  fut  sans 
doute  Myconiiis,  célèbre  plus  tard  comme  réfor- 
mateur et  comme  historien  de  la  réformation.  Il 
avait  reçu  une  éducation  chrélierme.  «c  Mon  fils, 
«  lui  disait  souveiit  son  père,  homme  pieux  de  la 
«  Franconie,  prie  fréquemment;  car  toutes  choses 
«  nous  sont  données  gratiiitement  de  Dieu  seul. 
«  Le  sang  de  Christ,  ajoutait-il,  est  la  seule  rançon 
«  pour  les  péchés  de  tout  le  monde.  O  mon  fils, 
«  quand  il  n'y  aurait  que  trois  hommes  qui  dussent 
a  être  sauvés  par  le  sang  de  Christ,  crois,  et  crois 
«  avec  assurance  que  tu  es  l'un  de  ces  trois  hom- 
«  mes-là  2.  C'est  un  affront  fait  an  sang  du  Sauveur 
«que  de  douter  qu'il  sauve.  »  Puis,  mettant  son 
fils  en  garde  contre  le  commerce  qui  commençait 
alors  à  s'établir  en  Allemagne:  «Les  indidgences 
«romaines,  lui  disait-il  encore,  sont  des  filets  à 
«  pêcher  l'argent,  qui   servent  à  tromper  les  sim- 

1  Hoffmann's  Reformationsgesch.  v.  Lcipz.,  p.  82. 

2  Si  tantum  très  liomines  essent  salvandi  per  sangiiineiii 
Chiisti ,  certo  statueret  iinmn  se  cs:-;c  ex  liih'.is  iliis.  Meloh, 
Adam.  Vita  Mvcou.i 


302  CO.NVEliSATlO^.'    AVEC    ÏLZKL. 

«  pies.  La  rémission  des  péchés  et  la  vie  éternelle 
«  ne  s'achètent  pas.  » 

A  l'âge  de  treize  ans,  Frédéric  fut  envoyé  à  l'é- 
cole d'Annaberg  pour  terminer  ses  études.  Peu 
après,  ïezel  arriva  dans  cette  ville,  et  y  séjourna 
deux  ans.  On  accourait  en  foule  à  ses  prédications. 
«  Il  n'y  a,  s'écriait  Tezel  de  sa  voix  de  tonnerre,  il 
«  n'y  a  d'autre  moyen  d'obtenir  la  vie  éternelle 
«  que  la  satisfaction  des  œuvres.  Mais  cette  satis- 
«  faction  est  impossible  à  l'homme.  Il  ne  peut  donc 
(f  que  l'acheter  du  pontife  romain  '.» 

Quand  Tezel  dut  quitter  Annaberg,  ses  discours 
devinrent  plus  pressants,  a  Bientôt,  s'écriaitil  avec 
«  l'accent  de  la  menace,  je  mettrai  bas  la  croix,  je 
«fermerai  la  porte  du  ciei^,  j'éteindrai  l'éclat  de 
«  ce  soleil  de  grâce  qui  reluit  à  vos  veux,  w  Puis, 
reprenant  la  voix  tendre  de  l'exhortation  :  «Voici 
«  le  jour  du  salut,  disait-il;  voici  le  temps  favora- 
(c  ble  !  »  Hai'ssant  de  nouveau  la  voix,  le  Stentor 
pontifical  ^,  qui  s'adressait  aux  habitants  d'un  pays 
dont  les  raines  faisaient  la  richesse,  s'écriait  avec 
force  :  «Apportez,  bourgeois  d'Annaberg!  contri- 
«  buez  largement  en  faveur  des  indulgences,  et  vos 
«  mines  et  vos  montagnes  seront  remplies  d'argent 
«  pur!  «  Enfin,  à  la  Pentecôte,  il  déclara  qu'il  dis- 
tribuerait ses  lettres  aux  pauvres  gratuitement  et 
pour  l'amour  de  Dieu. 

Le  jeune  Myconius  se  trouvait  au  nombre  des 
auditeurs  de  Tezel.  Il  sentit  en  lui  un  ardent  désir 

I   Si  miîiiniis  redimatur  a  pontificc  romano.  (Mclch.  Adam.) 
■j.  Clausiiiiini  januain  rœli.  (^Ibid.) 
3  Steiitor  ooiitilicius.  f'll)id.! 


CONVr.nSATlO-N     AVFC    TIZKI.  333 

de  profiter  de  cette  offre.  «  Je  suis,  »  dit-il  en  la- 
tin  aux  commissaires  vers  lesquels  il  se  rendit, 
«je  suis  un  pécheur  pauvre,  et  j'ai  besoin  d'un 
«  pardon  gratuit.» — «Ceux-là  seuls,  répondirent  les 
«  marchands,  peuvent  avoir  part  aux  mérites  de 
'<  Christ,  qui  tendent  à  l'Église  des  maiîis  secou- 
«  râbles,  c'est-à-dire,  qui  donnent  de  l'argent.  » — 
«  Que  siguihent  donc,  dit  Myconius,  ces  promes- 
«  ses  de  don  gratuit  affichées  aux  portes  et  aux 
(c  murs  des  temples?  »  —  «  Donnez  au  moins  un 
«  gros,»  disent   les  gens  de  Tezel,  après  avoir  en 
vain  intercédé  auprès  de   leur  maître   en  faveur 
du  jeune  homme.  —  «Je  ne  le  puis.)^ —  «Seule- 
«  ment  six  deniers.  » —  «  Je  ne  les  ai  pas  même.  » 
Les  dominicains  craignent  alors  qu'il  ne  soit  venu 
pour  les  surprendre.  «  Écoute,  lui  disent-ils,  nous 
«  voulons  te  faire  cadeau  des  six  deniers.  »  Alors 
le  jeune  homme,  élevant  la  voix  avec  indignation, 
répondit  :  «  Je  ne  veu.i  pas  d'indulgences  qu'on 
«  achète.  Si  je  voulais  en  acheter,  je  n'aurais  qu'à 
«  vendre  un  de  mes  livres  d'école.  Je  veux  un  par- 
«  don  gratuit  et  pour  l'amour  de  Dieu  seul.  Vous 
«  rendrez  compte  à  Dieu  d'avoir,  pour  six  deniers, 
«  laissé  échapper  le  salut  d'une  âme.  »  —  «  Qui  t'a 
«envoyé  pour  nous   surprendre?  »   s'écrient   les 
marchands.  —  «  Le  désir  seul  de  recevoir  la  grâce 
«  de  Dieu   a  pu   me  faire  paraître   devant   de  si 
«  grands  seigneurs,  »  répond  le  jeune  homme,  et 
il  se  retire. 

«  J'étais  fort  attristé,  dit-il,  d'être  ainsi  renvoyé 
«  sans  pitié.  Mais  je  sentais  cependant  en  moi  un 
«  consolateur  qui  me  disait  qu'il  y  avait  un  Dieu 


'^3/4  RUSE    d'lW    gentilhomme. 

«  dans  le  ciel,  qui  pardonnait,  sans  argent  et  sans 
«  aucun  prix,  aux  âmes  repentantes,  pour  l'amour 
«  de  son  Fils  Jésus-Christ.  Comme  je  prenais  congé 
«de  ces  gens,  le  Saint-Esprit  toucha  mon  cœur. 
«  Je  fondis  en  larmes,  et  je  priai  ie  Seigneur  avec 
«  sanglots  :  O  Dieu!  m'écriai-je,  puisque  ces  hom- 
«  mes  m'ont  refusé  la  rémission  de  mes  péchés, 
«  parce  que  je  manquais  d'argent  pour  la  payer, 
«  toi,  Seigneur,  aie  pitié  de  moi  et  me  les  remets 
v(  par  pure  grâce.  Je  me  rendis  dans  ma  chambre, 
«je  pris  mon  crucifix  qui  se  trouvait  sur  mou 
«pupitre,  je  le  mis  sur  ma  chaise  et  je  me  pros- 
«  ternai  devant  lui.  Je  ne  saurais  pas  décrire  ce 
«  que  j'éprouvai.  Je  demandai  à  Dieu  d'être  mon 
«  père  et  de  faire  de  moi  tout  ce  qu'il  lui  plairait. 
«Je  sentis  ma  nature  changée,  convertie,  trans- 
«  formée.  Ce  qui  me  réjouissait  auparavant  devint 
«  pour  moi  un  objet  de  dégoût.  Vivre  avec  Dieu 
«  et  lui  plaire  était  mon  plus  ardent,  mon  unique 
«  désir  ^  » 

Ainsi  Tezel  préparait  lui-même  la  réformation. 
Par  de  criants  abus  il  frayait  la  voie  à  une  doc- 
trine plus  pure;  et  l'indignation  qu'il  excitait  dans 
une  jeunesse  généreuse  devait  éclater  un  jour 
avec  puissance.  On  en  peut  juger  par  le  trait  sui- 
vant: 

Un  gentilhomme  saxon,  qui  avait  entendu  Tezel 
à  Leipsig,  avait  été  indigné  de  ses  mensonges.  Il 
s'approche  du  moine  et  lui  demande  s'il  a  le  droit 

I  LcUre  de  Mycon.  à  Ebcriis  dans  Hcrlitii  Vita  Tezclii , 
Wiltcml».,  p.  1  i/j. 


DISCOURS    l)rs    SAGES    ET    DU    PELPLF.  ÔJJ 

tle  pardoîjner  les  péchés  qu'on  a  Tintention  de 
commettre.  Assurément,  répond  Tezel,  j'ai  reçu 
pour  cela  plein  pouvoir  du  pape.  «  Eh  bien,  re- 
«  prend  le  chevalier,  je  voudrais  exercer  sur  l'un 
«  de  mes  ennemis  une  petite  vens^eance,  sans  por- 
«  fer  atteinte  à  sa  vie.  Je  vous  donne  dix  écus  si 
«  vous  voidez  me  remettre  une  lettre  d'indulgence 
«  qui  m'en  justifie*pleinement.  »  Tezel  fit  quelques 
dif6cultés  :  ils  tombèrent  cependant  d'accord  de  la 
chose,  moyennant  trente  écus.  Bientôt  après,  le 
moine  part  de  Leipsig.  Le  gentilhomme,  accom- 
pagné de  ses  valets,  l'attendait  dans  un  bois  entre 
Jiiterbock  et  Treblin;  il  fond  sur  lui,  lui  fait  don- 
ner quelques  coups  de  bâton  et  enlevé  la  riche 
caisse  des  indulgences  que  l'inquisiteur  emportait 
avec  lui.  Tezel  crie  à  la  violence  et  porte  plainte 
devant  les  tribunaux.  Mais  le  gentilhomme  mon- 
tre la  lettre  que  Tezel  a  signée  lui-même,  et  qui 
l'exempte  à  l'avance  de  toute  peine.  Le  duc  George, 
que  cette  action  avait  d'abord  fort  irrité,  ordonna, 
à  la  vue  de  cet  écrit,  qu'on  renvoyât  l'accusé  ab- 
sous '. 

Partout  ce  commerce  agitait  les  esprits,  partout 
on  s'en  entretenait.  C'était  le  sujet  des  conversa- 
tions dans  les  châteaux,  dans  les  académies,  dans 
les  maisons  des  bourgeois,  comme  dans  les  au- 
berges, dans  les  cabarets  et  dans  tous  les  lieux  de 
rassemblement  du  peuple  =*.  Les  opinions  étaient 
partagées;  les  uns  croyaient,    les  autres    s'indi- 

1  Albimis.  Meissn.  Ciironik.  L.  W.  (W.)  XV,  446,  etc. 
Hochtius  in  Vit.  Tezelii. 

2  L.  Opp.  (Leipz.)  XYIT,  p.  m  et  11  G. 


3H6  DISCOURS    DF.S    SAGKS    ET    DC.     PErPLF. 

gnaient.  Quant  à  la  partie  saine  de  la  nation,  elle 
rejetait  avec  dégoût  le  système  des  indulgences. 
Cette  doctrine  était  tellement  contraire  à  l'Écri- 
ture sainte  et  à  la  morale,  que  tous  les  hommes 
qui  avaient  quelque  connaissance  de  la  Bible  ou 
quelque  lumière  naturelle,  la  condamnaient  inté- 
rieurement et  n'attendaient  qu'un  signal  pour  s'y 
opposer.  D'un  autre  côté,  les  moqueurs  trouvaient 
ample  matière  de  raillerie.  Le  peuple,  que  la  mau- 
vaise conduite  des  prêtres  irritait  depuis  bien  des 
années,  et  que  la  crainte  des  punitions  retenait 
seule  encore  dans  un  certain  respect,  se  laissait 
aller  à  toute  sa  liaine.  Partout  ou  entendait  des 
plaintes  et  des  sarcasmes  sur  l'amour  de  Tarifent 
qui  dévorait  le  clergé. 

On  ne  s'en  tenait  pas  là.  On  attaquait  la  puis- 
sance des  clefs  et  l'autorité  du  souverain  pontife. 
«Pourquoi,  disait-on,  le  pape  ne  délivre-t-il  pas 
«  à  la  fois  toutes  les  âmes  du  purgatoire,  par  une 
(t  sainte  charité  et  à  cause  de  la  grande  misère  de 
«  ces  âmes,  puisqu'il  en  délivre  un  si  grand  nombre 
«  pour  l'amour  d'un  argent  périssable  etdelacathé- 
«  drale  de  Saint-Pierre? Pourquoi  célèbre-t-on  tou- 
cc  jours  les  fêtes  et  les  anniversaires  pour  les  morts  ? 
«  Pourquoi  le  pape  ne  rend-il  pas,  ou  ne  permet- 
te il  pas  que  l'on  reprenne  les  bénéfices  et  les  pré- 
ce  bendes  qui  or;t  été  fondés  en  faveur  des  morts, 
«  puisque  maintenant  il  est  inutile  et  même  ré- 
«  préhensible  de  prier  pour  ceux  que  les  indui- 
te gences  ont  à  jamais  délivrés?  Quelle  est  donc 
«  cette  nouvelle  sainteté  de  Dieu  et  du  pape,  que, 
«  pour   l'amour   de  l'argent ,   ils   accordent    à   un 


UN    MINEUR    DE    SCHNEEBERG.  SSy 

«  homme  impie  et  ennemi  de  Dieu ,  de  délivrer 
«  du  purgatoire  une  âme  pieuse  et  aimée  du  Sei- 
«  gneur,  plutôt  que  de  la  délivrer  eux-mêmes  gra- 
«  tuitement  par  amour,  et  à  cause  de  sa  grande 
«  misère  ^  ?  w 

On  racontait  la  conduite  grossière  et  immorale 
des  traficants  d'indulgences.  Pour  payer,  disait- 
on  ,  ce  qu'ils  doivent  aux  voituriers  qui  les  trans- 
portent avec  leurs  marchandises,  aux  aubergistes 
chez  lesquels  ils  logent,  ou  à  quiconque  leur  rend 
quelque  service,  ils  donnent  une  lettre  d'indul- 
gence pour  quatre  âmes,  pour  cinq  âmes,  ou  pour 
tel  autre  nombre  d'âmes,  selon  les  cas.  Ainsi  les 
brevets  de  salut  avaient  cours  dans  les  hôtelleries 
et  sur  les  marchés ,  comme  des  billets  de  banque 
ou  comme  du  papier-monnaie.  «  Apportez!  appor- 
te tezî  disaient  les  gens  du  peuple;  voilà  la  tète, 
«  le  ventre ,  la  queue  et  tout  le  contenu  de  leur 
rt  sermon*.  » 

Un  mineur  de  Schneeberg  rencontra  un  ven- 
deur d'indulgences  :  «  Faut-il  ajouter  foi,  lui  dit- 
il,  à  ce  que  vous  avez  souvent  dit  de  la  force  de 
l'indulgence  et  de  l'autorité  du  pape ,  et  croire 
qu'on  peut,  en  jetant  un  denier  dans  la  caisse, 
racheter  une  âme  du  purgatoire?  »  Le  marchand 
d'indulgences  l'affirme.  «  Ah  !  reprend  le  mineur, 
quel  homme  impitoyable  doit  donc  être  îe  pape , 
qu'il  laisse  ainsi,  pour  un  misérable  denier,  une 
pauvre  âme  crier  si  longtemps  dans  les  flammes! 

1   Luther,  thèses  sur  les  indulgences.  Th.  82,  83  et  84. 
a  L.  Opp.  (Leips.)  XVII ,  79. 

I-  22 


338  LiéoN  X. 

S'il  n'a  pas  d'argent  comptant,  qu'il  amasse  quel- 
que cent  milliers  d'écus,  et  qu'il  délivre  tout  d'une 
fois  toutes  ces  âmes.  Nous  autres  pauvres  gens  , 
nous  lui  en  payerions  volontiers  les  intérêts  et  le 
capital.  » 

Ainsi  l'Allemagne  était  lasse  du  trafic  honteux 
qui  se  faisait  au  milieu  d'elle.  On  ne  pouvait  plus 
y  supporter  les  impostures  de  ces  maîtres  fripons 
de  Rome,  comme  dit  Luther \  Cependant  aucun 
évêque  ,  aucun  théologien  n'osait  s'opposer  à  leur 
charlatanisme  et  à  leurs  fraudes.  Les  esprits  étaient 
en  suspens.  On  se  demandait  si  Dieu  ne  suscite- 
rait pas  quelque  homme  puissant  pour  l'œuvre 
qu'il  y  avait  à  faire  ;  mais  on  ne  voyait  paraître  cet 
homme  nulle  part. 

III. 

Le  pape  qui  occupait  alors  le  trône  pontifical, 
n'était  pas  un  Borgia  :  c'était  Léon  X,  de  l'illustre 
famille  des  Médicis.  Il  était  habile ,  sincère ,  plein 
de  bonté  et  de  douceur.  Son  commerce  était  affa- 
ble, sa  libéralité  sans  bornes,  ses  mœurs  person- 
nelles supérieures  à  celles  de  sa  cour;  le  cardinal 
Pallavicini  reconnaît  cependant  qu'elles  ne  furent 
pas  à  l'abri  de  tout  reproche.  A  ce  caractère  aima- 
ble il  joignait  plusieurs  des  qualités  d'un  grand 
prince.  Il  se  montrait  l'ami  des  sciences  et  des 
arts.  C'est  en  sa  présence  que  furent  représentées 

I  Fessi  erant  Germani  omnes,  ferendis  explicationibus , 
nundinationibus ,  et  infinitis  imposturis  Romanensium  nebu- 
lonum.  (L.  Opp.  lat.  in  praef.) 


LEON    X.  33g 

les  premières  comédies  italiennes  ;  il  en  est  peu 
de  celles  de  son  temps  qu'il  n'ait  vu  jouer.  Il  était 
passionné  pour  la  musique  ;  chaque  jour  son  pa- 
lais retentissait  du  son  des  instruments  et  on  l'en- 
tendait souvent  lui-même  fredonner  les  airs  qu'on 
avait  exécutés  devant  lui.  Il  aimait  la  magnificence, 
et  il  n'épargnait  rien  quand  il  s'agissait  de  fêtes, 
de  jeux,  de  théâtre,  de  présents  ou  de  récom- 
penses. Aucune  cour  ne  surpassait  en  éclat  et  en 
plaisirs  celle  du  souverain  pontife.  Aussi ,  quand 
on  apprit  que  Julien  Médicis  pensait  à  fixer  sa  ré- 
sidence à  Rome  avec  sa  jeune  épouse  :  «  Loué  soit 
«  Dieu!  s'écria  le  cardinal  Bibliena,  leplus  influent 
«  des  conseillers  de  Léon  X;  car  il  ne  nous  man- 
te quait  rien  ici  qu'une  cour  de  dames  '.  «  Une  cour 
de  dames  était  le  complément  nécessaire  de  la 
cour  du  pape.  Mais  le  sentiment  religieux  était  une 
chose  complètement  inconnue  à  Léon.  «  Il  avait 
«  tant  d'agréments  dans  ses  manières,  qu'il  eût  été 
«  un  homme  accompli ,  s'il  avait  eu  quelque  con- 
«  naissance  des  choses  de  la  religion  et  un  peu  plus 
«  d'inclination  à  la  piété,  de  laquelle  il  ne  se  mit 
«jamais  guère  en  peine,  dit  Sarpi  2.  » 

Léon  avait  besoin  de  beaucoup  d'argent.  Il  de- 
vait pourvoir  à  ses  vastes  dépenses,  suffire  à  toutes 
ses  libéralités,  remplir  la  bourse  d'or  qu'il  jetait 
chaque  jour  au  peuple ,  entretenir  les  spectacles 

1  Ranke,  Rœnaische  Paebste  1,71. 

2  Concile  de  Trente,  p.  4.  Pallavicini,  en  prétendant  réfuter 
Sarpi,  confirme  et  même  aggrave  son  témoignage  :  Suo  plane 
ofBciodefuit  (Léo)....  venationes,  facetias,  pompas  adeo  fré- 
quentes.... (Conc.  Trid.  Hist.  I,  p.  8,  g.) 

11. 


34o  BESOINS   DU    PAPE    ALBERT, 

licencieux  du  Vatican ,  satisfaire  aux  nombreuses 
demandes  de  ses  parents  et  de  ses  courtisans 
adonnés  aux  voluptés,  doter  sa  sœur,  qui  avait 
épousé  le  prince  Cibo,  fils  naturel  du  pape  Inno- 
cent VIII ,  et  suffire  aux  dépenses  occasionnées 
par  son  goût  pour  les  lettres ,  les  arts  et  les  plai- 
sirs. Son  cousin,  le  cardinal  Pucci,  aussi  habile 
dans  l'art  d'amasser  que  Léon  dans  celui  de  pro- 
diguer, lui  conseilla  de  recourir  à  la  ressource  des 
indulgences.  Le  pape  publia  donc  une  bulle,  an- 
nonçant une  indulgence  générale,  dont  le  produit 
serait  destiné,  disait-il,  à  la  construction  de  l'église 
de  Saint-Pierre  ,  ce  monument  de  la  magnificence 
sacerdotale.  Dans  une  lettre  donnée  à  Rome,  sous 
l'anneau  du  pécheur,  en  novembre  iSiy,  Léon 
demande  à  son  commissaire  des  indulgences  147 
ducats  d'or,  pour  payer  un  manuscrit  du  trente- 
troisième  livre  de  Tite-Live.  De  tous  les  usages 
qu'il  fit  de  l'argent  des  Germains,  ce  fut  sans  doute 
là  le  meilleur.  Mais  encore  était-il  étrange  de  dé- 
livrer les  âmes  du  purgatoire  pour  acheter  le  ma- 
nuscrit de  l'histoire  des  guerres  du  peuple  ro- 
main. 

Alors  se  trouvait  en  Allemagne  un  jeune  prince 
qui  était,  à  beaucoup  d'égards,  une  image  vivante 
de  Léon  X  :  c'était  Albert ,  frère  cadet  de  l'électeur 
Joachim  de  Brandebourg.  Ce  jeune  homme,  âgé  de 
vingt-quatre  ans,  avait  été  fait  archevêque  et  élec- 
teur de  Mayence  et  de  Magdebourg  ;  deux  ans  plus 
tard,  il  fut  nommé  cardinal.  Albert  n'avait  ni  les 
vertus  ni  les  vices  qu'on  rencontre  souvent  chez 
les  hauts   dignitaires   de   l'Église.    Jeune,   léger, 


ALBERT.    SON    CARACTERE.  34  ï 

mondain,  mais  non  sans  quelques  sentiments  gé- 
néreux, il  voyait  fort  bien  plusieurs  des  abus  de 
la  catholicité,  et  se  souciait  peu  des  moines  fana- 
tiques qui  l'entouraient.   Son  équité  le  portait  à 
reconnaître,  au  moins  en  partie,  la  justice  de  ce 
que  demandaient  les  amis  de  l'Évangile.  Dans  le 
secret  de  son  cœur,  il  n'était  pas  très-opposé  à 
Luther.  Capiton,  l'un  des  réformateurs  les  plus 
distingués,  fut  longtemps  son  chapelain,  son  con- 
seiller et  son  confident  intime.  Albert  assistait  ré- 
gulièrement à  ses  prédications.  «  Il  ne  méprisait 
•(pas  l'Évangile,  dit  Capiton;  il   l'estimait  beau- 
"  coup  au  contraire,  et  pendant  longtemps  il  ém- 
et pécha  les  moines  d'attaquer  Luther.  »  Mais  il  eût 
vouhi  que  celui-ci  ne  le  compromît  pas,  et  que, 
tout  en  signalant  les  erreurs  de  doctrine  et  les 
vices  des  membres  inférieurs  du  clergé,  il  se  gar- 
dât bien  de  mettre  au  grand  jour  les  fautes  des 
évéqueset  des  princes.  Il  craignait  par-dessus  tout 
de  voir  son  nom  mêlé  à  cette  affaire.  «  Voyez,  » 
disait  plus  tard  à  Luther  le  confiant  Capiton,  porté 
à  se  faire  illusion,  comme  on  l'est  souvent  dans 
des  situations  semblables  à  la  sienne,  «  voyez  l'exem- 
«  pie  de  Jésus-Christ  et  des  apôtres  :  ils  ont  repris 
«les  pharisiens,   l'inceste  de  Corinthe;  mais  ils 
«  n'ont  jamais  nommé  les  coupables.  Vous  ne  savez 
«  pas  ce  qui  se  passe  dans  le  cœur  des  évêques.  Il 
«  s'y  trouve  plus  de  bien  que  vous  ne  le  pensez 
«  peut-être.  »  Mais  l'esprit  léger  et  profane  d'Al- 
bert devait,  encore  plus  que  les  susceptibilités  et 
les  craintes  de  son  amour-propre,  l'éloigner  de  Ir. 
réformation.  Affable,  spirituel,  bien  fait,  somp- 


34^  ttKAli;    DES    INDlJLGEiNCKS. 

tiieux,  dissipateur,  se  plaisant  dans  les  délices  de 
la  table,  dans  les  riches  équipages,  dans  la  magni- 
ficence des  édifices,  dans  les  plaisirs  licencieux  et 
dans  la  société  des  gens  de  lettres,  ce  jeune  arche- 
vêque-électeur était  en  Allemagne  ce  que  Léon  X 
était  à  Rome.  Sa  cour  était  l'une  des  plus  magnifi- 
ques de  l'Empire.  Il  était  prêt  à  sacrifier  aux  plai- 
sirs et  aux  grandeurs  tous  les  pressentiments  de 
vérité  qui  pouvaient  s'être  glissés  dans  son  cœur. 
Néanmoins  on  vit  en  lui,  jusqu'à  la  fin,  une  cer- 
taine résistance  et  des  convictions  meilleures  ;  plus 
d'une  fois  il  donna  des  preuves  de  sa  modération 
et  de  son  équité. 

Albert  avait  besoin  d'argent,  comme  Léon.  De 
riches  négociants  d'Augsbourg,  les  Fugger,  lui 
avaient  fait  des  avances.  Il  fallait  payer  ses  dettes. 
En  outre,  bien  qu'il  eut  su  accumuler  deux  ar- 
chevêchés et  un  évêché ,  il  n'avait  pas  de  quoi 
payer  à  Rome  son  pallium.  Cet  ornement,  de  laine 
blanche,  semé  de  croix  noires  et  bénit  par  le  pape, 
qui  l'envoyait  aux  archevêques  comme  marque  de 
leur  dignité,  leur  coûtait  26,000,  quelques-uns 
disent  3o,ooo  florins.  Albert  eut  tout  naturelle- 
ment l'idée  de  recourir,  pour  obtenir  de  l'argent, 
aux  mêmes  moyens  que  le  pape.  Il  lui  demanda  la 
ferme  générale  des  indulgences,  ou,  comme  l'on 
disait  à  Rome,  des  «  péchés  des  Germains.  » 

Quelquefois  les  papes  les  exploitaient  eux-mê- 
mes; d'autres  fois  ils  les  affermaient,  comme  quel- 
ques gouvernements  afferment  encore  aujour- 
d'hui les  maisons  de  jeu.  Albert  offrit  à  Léon  de 
partager  avec  lui  les  profits  de  l'affaire.  Léon,  en 


LES    FRANCISCAINS    ET    LES    DOMINICAINS.        34^ 

acceptant  le  bail,  exigea  qu'il  payât  immédiatement 
le  prix  du  pallium.  Albert,  qui  comptait  précisé- 
ment sur  les  indulgences  pour  l'acquitter,  s'adressa 
de  nouveau  aux  Fugger,  qui,  jugeant  l'affaire 
bonne,  firent  à  certaines  conditions  l'avance  de- 
mandée, et  furent  nommés  caissiers  de  l'entre- 
prise. C'étaient  les  banquiers  des  princes  de  cette 
époque.  Plus  tard  on  les  fit  comtes,  pour  les  ser- 
vices qu'ils  avaient  rendus. 

Le  pape  et  l'archevêque  s'étant  ainsi  partagé  à 
l'avance  les  dépouilles  des  bonnes  âmes  de  l'Alle- 
magne, il  s'agissait  de  trouver  ceux  qui  seraient 
chargés  de  réaliser  l'affaire.  On  l'offrit  d'abord  à 
l'ordre  des  Franciscains,  et  leur  gardien  fut  adjoint 
à  Albert.  Mais  ces  moines  ne  s'en  souciaient  pas, 
parce  qu'elle   était  déjà   en  mauvaise  réputation 
auprès  des  honnêtes  gens.  Les  Augustins ,  parmi 
lesquels  se  trouvaient  plus  de  lumières  que  dans 
les  autres  ordres  reUgieux,  s'en  fussent  moins  sou- 
ciés encore.  Cependant  les  Franciscains  craignaient 
de  déplaire  au  pape,  qui  venait  d'envoyer  à  leur 
général  de  Forli  le  chapeau  de  cardinal ,  chapeau 
qui  avait  coûté  3o,ooo  florins  à  ce  pauvre  ordre 
mendiant.  Le  gardien  jugea  plus  prudent  de  ne 
pas  refuser  ouvertement;  mais  il  suscita  à  Albert 
toutes  sortes  de  difficultés.  Jamais  ils  ne  pouvaient 
s'entendre;  aussi  l'Électeur  accepta-t-il  avec  em- 
pressement la  proposition  qui  lui  fut  faite  de  se 
charger  seul  de  l'affaire.  Les  Dominicains  ,  de  leur 
coté,  convoitaient  une  part  dans  l'exploitation  gé- 
nérale qui  allait  commencer.  Tezel,  déjà  fameux 
dans  le  métier,  accourut  à  Mayence  pour  offrir  ses 


344  TEZEL    s'aPPROCHK. 

services  à  l'Électeur.  On  se  rappelait  le  talent  dont 
il  avait  fait  preuve  en  publiant  les  indulgences 
pour  les  chevaliers  de  l'ordre  Teutonique  de  la 
Prusse  et  de  la  Livonie  ;  on  accepta  donc  ses  pro- 
positions, et  tout  ce  trafic  passa  ainsi  dans  les 
mains  de  son  ordre  '. 

IV. 

Luther  entendit,  autant  que  nous  le  savons, 
parler  pour  la  première  fois  de  Tezel  à  Grimma, 
en  i5i6,  au  moment  où  il  commençait  sa  visite 
des  églises.  On  vint  rapporter  à  Staupitz,  qui  se 
trouvait  encore  avec  Luther,  qu'il  y  avait  à  Vûr- 
zen  un  marchand  d'indulgences  nommé  Tezel,  qui 
faisait  grand  bruit.  On  cita  même  quelques-unes 
de  ses  paroles  extravagantes.  Luther  s'en  indigna 
et  s'écria  :  «  Si  Dieu  le  permet ,  je  ferai  un  trou 
«  à  son  tambour  ^.  » 

Tezel  revenait  de  Berlin,  où  il  avait  reçu  l'ac- 
cueil le  plus  amical  de  l'électeur  Joachim,  frère 
du  fermier  général,  lorsqu'il  vint  s'établir  à  Jûter- 
bock.  Staupitz,  profitant  de  la  confiance  qu'avait 
en  lui  l'électeur  Frédéric,  lui  avait  souvent  repré- 
senté les  abus  des  indulgences  et  les  scandales  des 
quêteurs  ^.  Les  princes  de  Saxe ,  indignés  contre 
ce  commerce  honteux,  avaient  interdit  au  mar- 
chand l'entrée  de  leurs  provinces.  Il  devait  donc 
demeurer  sur  les  terres  de  son  patron  l'archevêque 

1  Seckendorf,  42. 

a  Lingke,  Reisegesch.  Luthers  ,  p.  27. 
3  Instillans  ejus  pectori  fréquentes  indulgentiarum  abusus. 
((^ochlœus,  /j.) 


LUTHER   A.U  CONFESSIONNAL.  34^ 

de  Magdebourg;  mais  il  approchait  de  la  Saxe  au- 
tant qu'il  le  pouvait  :  Jûterbock  n'était  qu'à  quatre 
milles  de  Wittemberg.  «  Ce  grand  batteur  de  bour- 
«  ses,  dit  Luther,  se  mit  à  battre'  bravement  le 
«  pays,  en  sorte  que  l'argent  commença  à  sauter,  à 
«  tomber  et  à  sonner  dans  les  caisses.  »  Le  peuple 
accourut  en  foule  de  Wittemberg  au  marché  d'in- 
dulgences de  Jûterbock. 

Luther  était  encore,  à  cette  époque,  rempli  de 
respect  pour  l'Église  et  pour  le  pape.  «  J'étais  alors, 
«  dit-il,  un  moine,  un  papiste  des  plus  insensés, 
K  tellement  enivré  et  même  tellement  noyé  dans 
«  les  doctrines  de  Rome ,  que  j'aurais  volontiers 
«  aidé,  si  je  l'avais  pu,  à  tuer  quiconque  eût  eu 
«  l'audace  de  refuser  le  moins  du  monde  obéis- 
«  sance  au  pape  ^.J'étais  un  véritable  Saul,  comme 
«  il  en  est  encore  plusieurs.  «Mais  en  même  temps 
son  cœur  était  prêt  à  s'embraser  pour  tout  ce  qu'il 
reconnaissait  être  la  vérité ,  et  contre  tout  ce  qu'il 
croyait  être  l'erreur.  «  J'étais  un  jeune  docteur 
«sorti  récemment  de  la  forge,  ardent  et  joyeux 
«  dans  la  Parole  du  Seigneur  ^.  -> 

Luther  était  un  jour  assis  dans  le  confessionnal 
à  Wittemberg.  Plusieurs  bourgeois  de  la  ville  se 
présentent  successivement  ;  ils  se  confessent  cou- 
pables de  grands  désordres.  Adultère,  libertinage, 
usure,  bien  mal  acquis,  voilà  ce  dont   viennent 

I  En  aUemand,  battre  en  grange,  dreschen.  Luthers  Opp. 
XVII. 

1  In  praef.  Opp.  Witt.  I.  Motiachum,  et  papislum  insanissi- 
miim  ,  ita  ebrium,  iiiio  subinersum  in  dogmatibus  papae  ,  etc. 

3  L.  Opp.  (W.)  XXII. 


346  COLÈRE    DE    TEZEL. 

entretenir  le  ministre  de  la  Parole,  ces  âmes  dont 
un  jour  il  devra  rendre  compte.  Il  reprend,  il 
corrige,  il  éclaire.  Mais  quel  est  son  étonnement 
quand  ces  gens  lui  répondent  qu'ils  ne  veulent 
point  abandonner  leurs  péchés  !...  Tout  épouvanté, 
le  pieux  moine  leur  déclare  que  puisqu'ils  ne  veu- 
lent point  promettre  de  se  convertir,  il  ne  peut 
leur  donner  l'absolution.  Les  malheureux  en  ap- 
pellent alors  à  leurs  lettres  d'indulgences;  ils  les 
exhibent,  et  ils  en  revendiquent  la  vertu.  Mais 
Luther  répond  qu'il  s'embarrasse  peu  du  papier 
qu'on  lui  montre,  et  ajoute  :  Si  vous  ne  vous  con- 
vertissez, vous  périrez  tous.  On  se  récrie,  on  ré- 
clame; le  docteur  est  inébranlable  :  il  faut  qu'on 
cesse  de  mal  faire,  qu'on  apprenne  à  bien  faire; 
autrement  point  d'absolution.  «  Gardez -vous, 
«t  ajoute-t-il ,  de  prêter  l'oreille  aux  clameurs  des 
«  vendeurs  d'indulgences  :  vous  avez  de  meilleures 
«  choses  à  faire  que  d'acheter  ces  licences  qu'ils 
«  vous  vendent  au  prix  le  plus  vil  ^  » 

Très-alarmés ,  ces  habitants  de  Wittemberg  se 
hâtent  de  retourner  vers  Tezel;  ils  lui  racontent 
qu'un  moine  Augustin  ne  fait  aucun  cas  de  ses 
lettres.  Tezel,  à  cette  nouvelle,  rugit  de  colère.  Il 
crie  en  chaire,  il  insulte,  il  maudit*;  et  pour  frap- 
per davantage  le  peuple  de  terreur,  il  fait  allumer 
à  plusieurs  reprises  un  feu  sur  la  grande  place,  et 

1  Cœpi  dissuadeie  populis  et  eos  dehortari  ne  indulgen- 
tiariorum  clamoribus  aureni  praeberent.  ...  (L.  Opp.  lat.  in 
praef.) 

2  Wiitet ,  schilt  und  maledeit  graeulich  auf  dem  Predigt- 
stuhl.  (Mvcoiiius ,  Refoiinationsgcsch.) 


LllTHI'R    SANS    PLAN.  '5^'] 

déclare  qu'il  a  reçu  du  pape  l'ordre  de  brûler  les 
hérétiques  qui  oseraient  s'élever  contre  ses  très- 
saintes  indulgences. 

Tel  est  le  fait  qui  fut,  non  la  cause,  mais  l'occa- 
sion  première    de   la   réformation.   Un   pasteur, 
voyant  les  brebis  de  son  troupeau  dans  une  voie 
où  elles  doivent  se  perdre,  cherche  à  les  en  tirer. 
Il  ne  pense  point  encore  à  réformer  l'Eglise  et  le 
monde.  Il  a  vu  Rome  et  sa  corruption  ;  mais  il  ne 
s'élève  point  contre  Rome.  Il  pressent  quelques- 
uns  des  abus  sous  lesquels  la  chrétienté  gémit; 
mais  il  ne  pense  pas  à  corriger  ces  abus.  Il  ne 
veut  pas  se  faire  réformateur'.  Il  n'a  pas  plus  un 
plan  pour  la  réformation  de  l'Église,  qu'il  n'en  a 
eu  un  pour  la  sienne  propre.  Dieu  veut  la  réforme, 
et  Luther  pour  la  réforme.  Ce  même  remède,  qui 
s'est  montré  si  efficace  pour  le  guérir  de  ses  pro- 
pres misères,  la  main  de  Dieu  l'appliquera  par 
lui  aux  misères  de  la  chrétienté.  Il  demeure  tran- 
quille dans  le  cercle  qui  lui  est  assigné.  Il  marche 
simplement  où  son  maître  l'appelle.  11  remplit  à 
Wittemberg  ses  devoirs  de  professeur,  de  prédi- 
cateur, de  pasteur.  Il  est  assis  dans  le  temple  où 
les  membres  de  son  église  viennent  lui  ouvrir  leur 
cœur.  C'est  là,  c'est  sur  ce  terrain  que  le  mal  vient 
l'attaquer  et  que  l'erreur  vient  le  chercher  elle- 
même.  On  veut  l'empêcher  de  s'acquitter  de  sa 
charge.  Sa  conscience  liée  à  la  Parole  de  Dieu  se 
soulève.  N'est-ce  pas  Dieu  qui  l'appelle?  Résister 

I  Haec  initia  fuerunt  hujus  controversiœ  ,  in  qua  Lutheius, 
niliil  adhuc  suspicans  aut  somnians  de  futura  nnitatione  ri- 
tiium.  (Melanoht.  Vita  Luth.) 


348  UNE    JALOUSIE    d'oRDRE. 

est  un  devoir  :  c'est  donc  aussi  un  droit.  Il  doit 
parler.  Ainsi  furent  ordonnés  les  événements  par 
ce  Dieu  qui  voulait  restaurer  la  chrétienté  par  le 
fils  d'un  maître  de  forges,  et  faire  passer  par  ses 
fourneaux,  la  doctrine  impure  de  l'Église,  afin  de  la 
purifier,  dit  Mathesius  '. 

Après  cet  exposé,  il  n'est  pas  nécessaire  sans 
doute  de  réfuter  une  imputation  mensongère,  in- 
ventée par  quelques-uns  des  ennemis  de  Luther, 
mais  seulement  après  sa  mort.  Une  jalousie  d'or- 
dre, a-t-on  dit,  la  douleur  de  voir  un  commerce 
honteux  et  réprouvé  confié  aux  Dominicains  plu- 
tôt qu'aux  Augustins,  qui  en  avaient  joui  jusqu'à 
cette  heure,  portèrent  le  docteur  de  Wittemberg 
à  attaquer  ïezel  et  ses  doctrines.  Le  fait  bien  éta- 
bli, que  ce  trafic  avait  d'abord  été  offert  aux  Fran- 
ciscains ,  qui  n'en  avaient  pas  voulu ,  suffit  pour 
réfuter  cette  fable  répétée  par  des  écrivains  qui 
se  sont  copiés  les  uns  les  autres.  Le  cardinal  Pal- 
lavicini  lui-même  affirme  que  les  Augustins  n'a- 
vaient jamais  rempli  cette  charge  =*.  Au  reste,  nous 
avons  vu  le  travail  de  l'âme  de  Luther.  Sa  con- 
duite n'a  pas  besoin  d'une  autre  explication.  Il 
fallait  qu'il  confessât  hautement  la  doctrine  à  la- 
quelle il  devait  son  bonheur.  Dans  le  christia- 
nisme, quand  on  a  trouvé  un  bien  pour  soi-même, 
on  veut  aussi  le  communiquer  aux  autres  De 
nos  jours   on  doit  abandonner  ces  explications 

I  Die  veiseurte  Lehr  durch  den  Ofen  gehen.  (p.  lo.) 
2,  Falsuni  est  coiisuevisse  hoc   munus  injungi  EremitaDis 
S.  Augustini.  . .  .  (p.  lA.) 


DISCOURS    DE    LL'THF.K.  349 

puériles  et  indignes  de  la  grande  révolution  du 
seizième  siècle.  Il  fallait  un  levier  plus  puissant 
pour  soulever  un  monde.  La  réformation  n'était 
pas  dans  Luther  seulement;  son  siècle  la  devait 

enfanter. 

Luther,  que  l'obéissance  à  la  vérité  de  Dieu  et 
la  charité  envers  les  hommes  appelaient  également, 
monta  en  chaire.  11  prémunit  ses  auditeurs,  mais 
avec  douceurs  ainsi  qu'il  le  dit  lui-même.  Son 
prince  avait  obtenu  du  pape  pour  l'église  du  châ- 
teau àWittemberg  des  indulgences  particulières. 
Quelques-uns  des  coups  dont  il  allait  frapper  lesin- 
dulgences  de  l'inquisiteur  pourraient  bien  tomber 
sur  celles  de  l'Électeur.  IS'importe!  il  s'exposera 
à  sa  disgrâce.  S'il  cherchait  à  plaire  aux  hommes, 
il  ne  serait  pas  serviteur  de  Christ. 

«Nul  ne  peut  prouver  par  l'Écriture,  que  la 
«justice  de  Dieu  demande  une  peine  ou  une  sa- 
«  tisfaction  au  pécheur,  «  dit  le  fidèle  ministre  de 
la  Parole  au  peuple  de    Wittemberg.  <^  Le   seul 
«devoir  qu'elle   lui  impose,  c'est  une  vraie   re- 
«  pentance,  une  sincère  conversion,  la  résolution 
«  de  porter  la  croix  de  Jésus-Christ  et  de  s'appli- 
«  quer  aux  bonnes  œuvres.  C'est  une  grande  er- 
«  reur  que  de  prétendre  satisfaire  soi-même  pour 
«ses  péchés   à  la  justice  de  Dieu;  car  Dieu  les 
«  pardonne  toujours  gratuitement,  par  une  grâce 
«  inestimable. 

«  L'Église  chrétienne,  il  est  vrai,  demande  quel- 
ce  que  chose  au  pécheur,  et  par  conséquent  elle 


Sàubèrlich. 


35o  DISCOURS    DE    LUTHER. 

«peut  Je  lui  remettre.  Mais  c'est  là  tout...  Et  en- 
«  core,  ces  indulgences  de  l'Eglise  ne  sont  tolérées 
«  qu'à  cause  des  chrétiens  paresseux  et  imparfaits, 
«  qui  ne  veulent  pas  s'exercer  avec  zèle  aux  bonnes 
«  œuvres;  car  elles  n'excitent  personne  à  la  sanc- 
vc  tification,  mais  elles  laissent  chacun  dans  l'im- 
«  perfection.  » 

Puis,  abordant  le  prétexte  sous  lequel  les  indul- 
gences sont  publiées  :  «  On  ferait  beaucoup  mieux, 
«  continue-t-il,  de  contribuer  pour  l'amour  de 
«  Dieu  à  la  construction  de  l'église  de  Saint-Pierre, 
«  que  d'acheter  dans  ce  but  des  indulgences...  — 
«  Mais,  dites-vous,  n'en  achèterons-nous  donc  ja- 
«  mais?  —  Je  l'ai  déjà  dit  et  je  le  répète,  mon  cou- 
rt seil  est  que  personne  n'en  achète.  Laissez-les  aux 
«  chrétiens  qui  dorment  :  mais  vous,  marchez  à 
«  part  et  pour  vous-mêmes!  Il  faut  détourner  les 
«  fidèles  des  indulgences  et  les  exciter  aux  œuvres 
«  qu'ils  négligent.  » 

Enfin,  jetant  un  coup  d'œil  sur  ses  adversaires, 
Luther  termine  en  disant  :  «  Et  si  quelques-uns 
«  crient  que  je  suis  un  hérétique  (car  la  vérité  que 
u  je  prêche  est  très-nuisible  à  leur  coffre- fort) ,  je 
«  m'inquiète  peu  de  leurs  criailleries.  Ce  sont  des 
«  cerveaux  sombres  et  malades,  des  hommes  qui 
«  n'ont  jamais  senti  la  Bible,  jamais  lu  la  doctrine 
«  chrétienne,  jamais  compris  leurs  propres  doc- 
«  teurs,  et  qui  pourrissent  enveloppés  dans  les 
«  lambeaux  troués  de  leurs  vaines  opinions  ^ 

I  Sondern  in  ihren  locherichen  und  zerrissenen  Opinien, 
viel  nahe  veiwcsen.  (L.  0pp.  (L.)  XVJI ,  p.  119.) 


SONGE  DE  l'Électeur.  35  i 

(f  Que  Dieu  leur  donne  à  eux  et  à  nous  un  sens 
«  droit!...  Amen.»  Après  ces  mots  le  docteur  des- 
cend de  chaire,  laissant  ses  auditeurs  tout  émus 
de  son  hardi  langage. 

Ce  sermon  fut  imprimé;  il  fit  une  profonde 
impression  sur  tous  ceux  qui  le  lurent.  Tezel  y 
répondit,  et  Luther  répliqua;  mais  ces  discussions 
n'eurent  lieu  que  plus  tard,  en  i5i8. 

La  fête  de  tous  les  saints  approchait.  Des  chro- 
niques du  temps  racontent  ici  une  circonstance 
qui,  bien  que  peu  importante  pour  l'histoire  de 
cette  époque,  peut  servir  cependant  à  la  caracté- 
riser. C'est  un  songe  de  l'Électeur,  dont  le  fond 
est  sans  doute  véritable,  bien  que  quelques  cir- 
constances puissent  avoir  été  ajoutées  par  ceux 
qui  l'ont  rapporté.  Seckendorf  en  fait  mention  ^ 
La  crainte  de  faire  dire  aux  adversaires  que  la 
doctrine  de  Luther  était  fondée  sur  des  songes, 
a  peut-être  empêché  divers  historiens  d'en  parler, 
remarque  ce  respectable  écrivain. 

L'électeur  Frédéric  de  Saxe  était  à  son  château 
de  Schweinitz,  à  six  lieues  de  Wittemberg,  disent 
les  chroniques  du  temps.  Le  3i  octobre,  vers  le 
matin ,  se  trouvant  avec  son  frère  le  duc  Jean , 
qui  était  alors  co-régent  et  qui  régna  seul  après 

I  II  se  trouve  aussi  dans  Loscher,  I,  46,  etc. ,  Teiizels  Anf. 
und  Forlg.  der  Réf. — Jùnkers  Ehrenged.  p.  148. —  Lehmanns 
Beschr.  d.  Meissn.  Erzgeb.,  etc.  ;  et  dans  un  manuscrit  des  ar- 
chives deWeimar,  écrit  d'après  le  récit  de  Spalatin.  C'est  d'a^ 
près  ce  manuscrit,  publié  à  l'époque  du  dernier  jubilé  de  la 
réformation  (1817) ,  que  nous  rapportons  ce  songe. 


35a  SONGE  DE  l'électeur. 

sa  mort,  et  avec  son  chancelier,  l'Électeui  dit  au 
duc  : 

«Il  faut,  mon  frère,  que  je  vous  raconte  un 
rêve  que  j'ai  fait  cette  nuit  et  dont  je  voudrais  bien 
savoir  la  signification.  Il  m'est  si  bien  gravé  dans 
l'esprit  que  je  ne  l'oublierais  pas,  dussé-je  vivre 
mille  ans  ;  car  je  l'ai  eu  par  trois  fois,  et  toujours 
avec  des  circonstances  nouvelles. 

LE    DUC    JEAN. 

«  Est-ce  un  bon  ou  un  mauvais  rêve  ? 

l'électeur. 
«  Je  ne  sais  :  Dieu  le  sait. 

LE    DUC    JEA.N. 

«Ne  vous  en  inquiétez  pas;  mais  veuillez  me 
le  raconter. 

l'électeur. 

«  M'étant  mis  au  lit  hier  soir,  fatigué  et  abattu, 
je  m'endormis  bientôt  après  ma  prière,  et  je  re- 
posai doucement  environ  deux  heures  et  demie. 
M'étant  alors  réveillé,  j'eus  jusqu'à  minuit  toutes 
sortes  de  pensées.  Je  réfléchissais  comment  je  vou- 
lais fêter  tous  les  saints,  je  priais  pour  les  pauvres 
âmes  dans  le  purgatoire,  et  je  demandais  à  Dieu 
de  me  conduire ,  moi ,  mes  conseils  et  mon  peu- 
ple, selon  la  vérité.  Je  m'endormis  de  nouveau  ; 
et  alors  je  rêvai  que  le  Dieu  tout-puissant  m'en- 
voyait un  moine  qui  était  le  fils  véritable  de  l'apô- 
tre saint  Paul.  Tous  les  saints  l'accompagnaient, 
d'après  l'ordre  de  Dieu,  afin  de  lui  rendre  témoi- 
gnage auprès  de  moi,  et  de  déclarer  qu'il  ne  venait 
point  machiner  quelque  fraude,  mais  que  tout  ce 


SONGE    DE    l'électeur.  353 

qu'il  faisait  était  selon  la  volonté  de  Dieu.  Ils  me 
demandèrent  de  vouloir  bien  permettre  gracieu- 
sement qu'il  écrivît  quelque  chose  à  la  porte  de 
l'église  du  château  de  Wittemberg ,  ce  que  j'accor- 
dai par  l'organe  du  chancelier.  Là-dessus  le  moine 
s'y  rendit  et  se  mit  à  écrire  :  il  le  fit  en  si  grosses 
lettres  que  je  pouvais  de  Schweinitz  lire  ce  qu'il 
écrivait.  La  plume  dont  il  se  servait  était  si  grande 
que  l'extrémité  atteignait  jusqu'à  Rome;   elle  y 
perçait  les  oreilles  d'un  lion  qui  y  était  couché  ^ , 
et  faisait  chanceler  sur  la  tête  du  pape  la  triple 
couronne.  Tous  les  cardinaux  et  les  princes,  ac- 
courant en  toute  hâte,  s'efforçaient  de  la  soute- 
nir. Moi-même  et  vous,  mon  frère,  nous  voulions 
aider  aussi  :  j'étendis  le  bras;.  .  .  mais  en  ce  mo- 
ment je  me  réveillai ,  le  bras  en  l'air,  tout  épou- 
vanté et  fort  en  colère  contre  ce  moine  qui  ne  savait 
pas  mieux  gouverner  sa  plume.  Je  me  remis  un 
peu.  .  .  ce  n'était  qu'un  songe. 

«  J'étais  encore  à  moitié  endormi  et  je  fermai 
de  nouveau  les  yeux.  Le  rêve  recommença.  Le 
lion,  toujours  inquiété  par  la  plume,  se  mita 
rugir  de  toutes  ses  forces,  en  sorte  que  toute  la 
ville  de  Rome  et  tous  les  Etats  du  saint  Empire 
accoururent ,  s'informant  de  ce  que  c'était.  Le 
pape  demanda  qu'on  s'opposât  à  ce  moine,  et 
s'adressa  surtout  à  moi ,  parce  que  c'était  dans 
mon  pays  qu'il  se  trouvait.  Je  me  réveillai  encore  ; 
je  récitai  «  Notre  Père,  w  je  demandai  à  Dieu  de 
préserver  sa  Sainteté,  et  je  me  rendormis  de  nou- 
veau .... 

I    Léon  X. 

1.  i5 


354  SONGE    TE    l'électeur. 

«  Alors  je  rêvai  que  tous  les  princes  de  l'Em- 
pire, et  nous  avec  eux,  accouraient  à  Rome,  et 
s'efforçaient  les  uns  après  les  autres  de  rompre 
cette  plume  ;  mais  plus  on  faisait  d'efforts ,  plus 
elle  se  roidissait;  elle  craquait  comme  si  elle  eût 
été  de  fer  :  nous  nous  lassâmes  enfin.  Je  fis  alors 
demander  au  moine  (car  j'étais  tantôt  à  Rome  et 
tantôt  à  Wittemberg),  d'où  il  tenait  cette  plume  et 
pourquoi  elle  était  si  forte.  «  La  plume,  répondit- 
«  il ,  a  appartenu  à  une  vieille  oie  de  Bohême,  âgée 
{<  de  cent  ans  ^  Je  la  tiens  d'un  de  mes  anciens 
«  maîtres  d'école.  Quant  à  sa  force,  elle  provient 
«  de  ce  qu'on  ne   peut  pas  lui  ôter  l'âme  ou  la 

«  moelle,  et  j'en  suis  moi-même  tout  étonné « 

Tout  à  coup  j'entendis  un  grand  cri  :  de  la  longue 
plume  du  moine  étaient  sorties  un  grand  nombre 
d'autres  plumes.  ...  Je  me  réveillai  une  troisième 
fois  :  il  faisait  jour.... 

LE    DUC    JEAN. 

«  Monsieur  le  chancelier,  que  vous  en  semble? 
Que  n'avons-nous  ici  un  Joseph  ou  un  Daniel  éclairé 
de  Dieu!.... 

LE    CHANCELIER. 

«  Vos  Altesses  connaissent  le  proverbe  popu- 
laire ,  que  les  songes  des  jeunes  filles  ,  des  savants 
et  des  grands  seigneurs,  ont  ordinairement  quelque 
signification  cachée.  Mais  on  ne  saura  celle  de  ce 
songe-ci  que  dans  quelque  temps,  lorsque  les  choses 
auxquelles  il  a  rapport  seront  arrivées.  C'est  pour- 

I  Jean  Hus.  C'est  ici  une  circonstance  qu'on  a  peut-être 
ajoutée  plus  tard  ,  pour  faire  allusion  à  la  parole  de  Jean  Hus 
que  nous  avons  citée.  Voyez  le  premier  livre. 


SONGK    DE    l'électeur.  355 

quoi  confiez-en  l'accomplissement  à  Dieu ,  et  re- 
mettez tout  en  sa  main. 

LE    DUC    JEAN. 

«  Je  pense  comme  vous,  monsieur  le  chancelier; 
il  n'est  pas  à  propos  que  nous  nous  creusions  la 
tête  pour  découvrir  ce  que  ceci  peut  signifier.  Dieu 
saura  tout  diriger  pour  sa  gloire. 
l'électeur. 

«  Que  noire  Dieu  fidèle  le  fasse!  Cependant  je 
n'oublierai  jamais  ce  rêve.  J'ai  bien  pensé  à  une 
interprétation....  mais  je  la  garde  pour  moi.  Le 
temps  montrera  peut-être  si  j'ai  bien  deviné.  » 

Ainsi  se  passa,  selon  le  manuscrit  de  Weimar, 
la  matinée  du  3i  octobre  à  Schweinitz  :  voyons 
quel  en  fut  le  soir  à  Wittemberg.  Nous  revenons 
ici  tout  à  fait  sur  le  terrain  de  l'histoire. 


V. 


Les  paroles  de  Luther  avaient  produit  peu  d'ef- 
fet. Tezel,  sans  se  troubler,  continuait  son  com- 
merce et  ses  discours  impies'.  Luther  se  résignera- 
t-il  à  ces  criants  abus,  et  gardera -t-il  le  silence? 
Pasteur,  il  a  vivement  exhorté  ceux  qui  avaient 
recours  à  son  ministère  ;  prédicateur ,  il  a  fait  re- 
tentir du  haut  de  la  chaire  une  voix  d'avertisse- 
ment. Il  lui  reste  encore  à  parler  comme  théolo- 
gien; il  lui  reste  à  s'adresser,  non  plus  à  quelques 
âmes  dans  le  confessionnal ,  non  plus  à  l'assemblée 

I  Cujus  impiis  et  nefariis  concionibus  iricitatiis  Liitherus, 
studio  pietatis  ardens,  edidit  propositiones  de  indulgentiis. 
(Meiancht.  Vita  Luth.) 

23. 


356  f£ïE   de    tous   les  SAIJN'TS. 

des  fidèles  de  Wittemberg  dans  le  temple,  mais  à 
tous  ceux  qui  sont,  comme  lui,  docteurs  de  la  Pa- 
role de  Dieu.  Sa  résolution  est  prise. 

Ce  n'est  pas  l'Eglise  qu'il  pense  attaquer;  ce 
n'est  pas  le  pape  qu'il  va  mettre  en  cause  :  au  con- 
traire, c'est  son  respect  pour  le  pape  qui  ne  lui 
permet  pas  de  se  taire  plus  longtemps  sur  des 
prétentions  par  lesquelles  on  l'offense.  Il  faut 
prendre  le  parti  du  pape  contre  des  hommes  au- 
dacieux qui  osent  mêler  son  nom  vénérable  à  leur 
honteux  trafic.  Bien  loin  de  penser  à  une  révolu- 
tion qui  renverse  la  primauté  de  Rome,  Luther 
croit  avoir  le  pape  et  la  catholicité  pour  alliés  con- 
tre des  moines  impudents  '. 

La  fête  de  tous  les  saints  était  un  jour  très-im- 
portant pour  Wittemberg,  et  surtout  pour  l'église 
que  l'Électeur  y  avait  construite,  et  qu'il  avait  rem- 
plie de  reliques.  On  sortait  alors  ces  reliques  or- 
nées d'argent,  d'or  et  de  pierres  précieuses,  et  on 
les  étalait  aux  yeux  du  peuple  étonné  et  ébloui 
de  tant  de  magnificence*.  Quiconque  visitait  ce 
jour-là  cette  église  et  s'y  confessait,  obtenait  une 
riche  indulgence.  Aussi  dans  ce  grand  jour  les 
pèlerins  arrivaient-ils  en  foule  à  Wittemberg. 

Luther,  déjà  décidé,  s'achemine  courageuse- 
ment, le  3i  octobre  i5i7,  vers  l'église  où  se  por- 
tait la  foule  superstitieuse  des  pè-lerins,  et  affiche 

1  Et  in  lis  certiis  mihi  videbar,  me  habituriim  patronum 
papam ,  cujus  fiducia  tune  fortiter  nitebar.  (L.  0pp.  lat.  in 
praef.) 

2  ....  Quas  magnifico  apparatii  publiée  populis  ostendi 
curavit.  (Cochlœus,  4) 


LES    THESÏÏS.  0'J~ 

à  la  porte  de  ce  temple  quatre-vingt-quii-ze  thèses 
ou  propositions  contre  la  doctrine  des  indulgen- 
ces. Ni  l'Électeur,  ni  Staupitz,  ni  Spalatin,  ni 
aucun  de  ses  amis,  même  les  plus  intimes,  n'a- 
vaient été  instruits  de  cette  démarche  ^ 

Luther  y  déclare,  dans  une  espèce  de  préam- 
bule ,  qu'il  a  écrit  ces  thèses  avec  le  désir  exprès 
d'exposer  la  vérité  au  grand  jour.  Il  s'annonce  prêt 
à  les  défendre  le  lendemain,  à  l'université  même, 
envers  et  contre  tous.  L'attention  qu'elles  excitent 
est  grande:  on  les  lit,  on  se  les  répète.  Bientôt  les  pè- 
lerins, l'université,  toute  la  ville  sont  en  rumeur. 

Voici  quelques-unes  de  ces  propositions  écrites 
de  la  plume  du  moine  et  affichées  à  la  porte  de 
l'église  de  Wittemberg  : 

I..  «Lorsque  notre  Maître  et  Seigneur  Jésus- 
«  Christ  dit  :  Repentez-vons ,  il  veut  que  toute  la 
«  vie  de  ses  fidèles  sur  la  terre  soit  une  constante 
«  et  continuelle  repentance. 

1.  «  Cette  parole  ne  peut  être  entendue  du  sacrc- 
«  ment  de  la  pénitence  (c'est-à-dire  de  la  confession 
«  et  de  la  satisfaction),  ainsi  qu'il  est  administré 
«  par  le  prêtre. 

3.  «  Cependant  le  Seigneur  ne  veut  pas  seule- 
«  ment  parler  ici  de  la  repentance  intérieure  :  la 
«  repentance  intérieure  est  nulle,  si  elle  ne  produit 
«  pas  extérieurement  toutes  sortes  de  raortifica- 
«  tiens  de  la  chair. 

I  Ciiin  hiijus  dispiitationis  nullus  etiam  intimorum  amico- 
riim  fiierit  conscius.  (L.  Epp.  I,  p.  186) 


358  LES  thI:ses. 

4.  «  La  repenlance  et  la  douleur,  c'est-à-dire,  la 
ic  vraie  pénitence,  durent  aussi  longtemps  qu'un 
ce  homme  se  déplaît  en  lui-même,  c'est-à-dire,  jus- 
te qu'à  ce  qu'il  passe  de  cette  vie  dans  la  vie  éter- 
«  nelle. 

5.  «Le  pape  ne  peut,  ni  ne  veut  remettre  au- 
«  cune  autre  peine  que  celle  qu'il  a  imposée  selon 
«  son  bon  plaisir,  ou  conformément  aux  canons, 
a  c'est-à-dire,  aux  ordonnances  papales. 

C.  «Le  pape  ne  peut  remettre  aucune  condam- 
«  nation,  mais  seulement  déclarer  et  confirmer  la 
«  rémission  que  Dieu  lui-même  en  a  faite;  à  moins 
«  qu'il  ne  le  fasse  dans  les  cas  qui  lui  appartien- 
«  nent.  S'il  fait  autrement,  la  condamnation  reste 
«  entièrement  la  même. 

8.  «  Les  lois  de  la  pénitence  ecclésiastique  ne 
«  doivent  être  imposées  qu'aux  vivants  et  ne  re- 
«  gardent  nullement  les  morts. 

11.  «Les  commissaires  d'indulgences  se  trom- 
«  pent  quand  ils  disent  que,  par  l'indulgence  du 
«pape,  l'homme  est  délivré  de  toute  punition  et 
«  sauvé. 

i5.  «Le  même  pouvoir  que  le  pape  a  sur  le  pur- 
«  gatoire  dans  toute  l'Eglise ,  chaque  évêque  l'a 
«  en  particulier  dans  son  diocèse  et  chaque  curé 
«  dans  sa  paroisse. 

27.  «  Ceux-là  prêchent  des  folies  humaines  qui 
«  prétendent  qu'au  moment  même  où  l'argent 
«  sonne  dans  le  coffre-fort ,  l'âme  s'envole  du  pur- 
«  gatoire. 

28.  «Ceci  est  sûr,  savoir  qu'aussitôt  que  l'ar- 
«  gcnt  sonne,  l'avarice  et  l'amour  du  gain  arrivent, 


LES    THÈSES.  SSq 

«  croissent  et  se  multiplient.  Mais  le  secours  et  les 
i<  prières  de  l'Église  ne  dépendent  que  de  la  vo- 
M  lonté  et  du  bon  plaisir  de  Dieu. 

Sa.  «  Ceux  qui  s'imaginent  être  sûrs  de  leur  sa- 
«  lut  par  les  indulgences,  iront  au  diable  avec  ceux 
«  qui  le  leur  enseignent. 

35.  «  Ils  enseignent  des  doctrines  antichrétien- 
«  nés,  ceux  qui  prétendent  que  pour  délivrer  une 
«  âme  du  purgatoire,  ou  pour  acheter  une  indui- 
re gence,  il  n'est  besoin  ni  de  tristesse,  ni  de  re- 
«  peatir. 

36.  «  Chaque  chrétien  qui  éprouve  une  vraie 
«  repentance  pour  ses  péchés,  a  une  entière  ré- 
«  mission  de  la  peine  et  de  la  faute,  sans  qu'i  ait 
«  besoin  pour  cela  d'indulgence. 

37.  «Chaque  vrai  chrétien,  mort  ou  vivant,  à 
«  part  à  tous  les  biens  de  Christ  ou  de  l'Église,  par 
«  le  don  de  Dieu  et  sans  lettre  d'indulgence. 

38.  «  Cependant  il  ne  faut  pas  mépriser  la  dis- 
«  tribjition  et  le  pardon  du  pape;  car  son  pardon 
«est  une  déclaration  du  pardon  de  Dieu. 

4o.  «  La  repentance  et  la  douleur  véritables 
«  cherchent  et  aiment  la  punition  ;  mais  la  douceur 
«  de  l'indulgence  délie  de  la  punition,  et  fait  que 
«  l'on  conçoit  de  la  haine  contre  elle. 

42.  «Il  faut  apprendre  aux  chrétiens,  que  le 
«  pape  ne  pense  ni  ne  veut  que  l'on  compare  en 
«  rien  l'action  d'acheter  des  indulgences  à  une  œu- 
«  vre  quelconque  de  miséricorde. 

43.  «  Il  faut  apprendre  aux  chrétiens,  que  celui 
«  qui  donne  aux  pauvres  ou  qui  prête  aux  néces- 


36o  LES    THÈSES. 

«  siteux,  fait  mieux  que  celui  qui  achète  une  in- 
«  dulgence. 

44-  «  Car  l'œuvre  de  la  charité  fait  croître  la 
«  charité  et  rend  l'homme  plus  pieux  ;  tandis  que 
«  l'indulgence  ne  le  rend  pas  meilleur,  mais  seu- 
«  lement  plus  assuré  en  lui-même,  et  mieux  à  l'a- 
«  bri  de  la  punition. 

45.  «  Il  faut  apprendre  aux  chrétiens,  que  celui 
ce  qui  voit  son  prochain  dans  le  besoin,  et  qui 
«  malgré  cela  achète  une  indulgence,  n'achète  pas 
«  l'indulgence  du  pape,  mais  charge  sur  lui  -la  co- 
«  1ère  de  Dieu. 

46.  «  11  faut  apprendre  aux  chrétiens,  que  s'ils 
«  n'ont  pas  du  superflu,  ils  sont  obligés  de  garder 
«  pour  leurs  maisons  de  quoi  se  procurer  le  né- 
«  cessaire  ,  et  ne  doivent  point  le  prodiguer  en  in- 
«  dulgences. 

47.  ce  II  faut  apprendre  aux  chrétiens,  qu'ache- 
(c  ter  une  indulgence  est  une  chose  libre ,  et  non 
«  de  commandement. 

48.  «  Il  faut  apprendre  aux  chrétiens ,  que  le 
«  pape,  ayant  plus  besoin  d'une  prière  faite  avec 
«  foi  que  d'argent,  désire  la  prière  plus  que  l'ar- 
«  gent,  quand  il  distribue  les  indulgences. 

49.  «  Il  faut  apprendre  aux  chrétiens,  que  l'in- 
«  dulgence  du  pape  est  bonne ,  si  l'on  ne  met  pas 
c(  sa  confiance  en  elle;  mais  qu'il  n'y  a  rien  de  plus 
«  nuisible,  si  elle  fait  perdre  la  piété. 

50.  :c  II  faut  apprendre  aux  chrétiens,  que  si  le 
«  pape  connaissait  les  exactions  des  prédicateurs 
a  d'indulgences,  il  aimerait  mieux  que  la  métro- 


LES    THESES. 


36  l 


«  pôle  de  Saint-Pierre  fût  brûlée  et  réduite  en 
ce  cendres ,  que  de  la  voir  édifiée  avec  la  peau ,  la 
«  chair  et  les  os  de  ses  brebis. 

5i.  «Il  faut  apprendre  aux  chrétiens,  que  le 
«  pape,  ainsi  que  c'est  son  devoir,  distribuerait  de 
«  son  propre  argent  aux  pauvres  gens  que  les  pré- 
«  dicateurs  d'indulgences  dépouillent  maintenant 
«  de  leur  dernier  sou  ,  dùt-il  même  pour  cela  ven- 
«  dre  la  métropole  de  Saint-Pierre. 

5^.  «  Espérer  être  sauvé  par  les  imlulgences  est 
K  une  espérance  de  mensonge  et  de  néant,  quand 
«  même  le  commissaire  d'indulgences,  et  que  dis- 
«  je?  le  pape  lui-même,  voudrait,  pour  l'assurer, 
«  mettre  son  âme  en  gage. 

53.  '<■  Ils  sont  les  ennemis  du  pape  et  de  Jésus- 
ce  Christ  ceux  qui,  à  cause  de  la  prédication  des 
ce  indulgences,  défendent  de  prêcher  la  Parole  de 
c<  Dieu. 

55.  ce  Le  pape  ne  peut  avoir  d'autre  pensée  que 
ce  celle-ci  :  Si  l'on  célèbre  l'indulgence,  qui  est 
ce  moindre,  avec  une  cloche,  une  pompe  et  une 
ce  cérémonie,  il  faut,  et  à  bien  plus  forte  raison, 
ce  honorer  et  célébrer  l'Evangile,  qui  est  plus 
ce  grand  ,  avec  cent  cloches  ,  cent  pompes  et  cent 
ce  cérémonies. 

62.  ce  Le  véritable  et  précieux  trésor  de  l'Eglise 
ce  est  le  saint  Évangile  de  la  gloire  et  de  la  grâce 
ce  de  Dieu. 

65.  ce  Les  trésors  de  l'Évangile  sont  des  filets 
ce  dans  lesquels  il  est  arrivé  de  pêcher  autrefois  dfes 
te  gens  riches  et  à  leur  aise. 

66.  ce  Mais  les  trésors  de  l'indulgence  sont  des 


302  LES    THÈSES. 

«  filets  avec  lesquels  on  pèche  à  cette  heure  les  ri- 
«  chesses  des  gens. 

67.  «Il  est  du  devoir  des  évéques  et  des  pas- 
«  leurs  de  recevoir  avec  tout  respect  les  commis- 
«  saires  des  indulgences  apostoliques. 

68.  «  Mais  il  est  bien  plus  encore  de  leur  devoir 
«  de  s'assurer,  des  yeux  et  des  oreilles,  que  lesdits 
«  commissaires  ne  prêchent  pas  les  rêves  de  leur 
«  propre  imagination,  au  lieu  des  ordres  du  pape. 

7(.  «  Que  celui  qui  parle  contre  l'indulgence 
«  du  pape,  soit  maudit. 

72.  «Mais  que  celui  qui  ^arle  contre  les  pa- 
H  rôles  folles  et  imprudentes  des  prédicateurs 
«  d'indulgences ,  soit  béni. 

76.  «  L'indulgence  du  pape  ne  peut  pas  ôter  le 
«  moindre  péché  journalier,  pour  ce  qui  regarde 
«  la  coulpe  ou  l'offense. 

79.  «  Dire  que  la  croix  ornée  des  armes  du  pape 
«  est  aussi  puissante  que  la  croix  de  Christ,  est  un 
«  blasphème. 

80.  «  Les  évéques,  pasteurs  et  théologiens  qui 
«  permettent  que  l'on  dise  de  telles  choses  au 
«  peuple,  devront  en  rendre  compte. 

81.  «Cette  prédication  déboutée,  ces  éloges 
«  impudents  des  indulgences,  font  qu'il  est  difli- 
«  cile  aux  savants  de  défendre  la  dignité  et  Fhon- 
«  neur  du  pape  contre  les  calomnies  des  prédica- 
«  teurs  et  les  questions  subtiles  et  rusées  des  gens 
«  du  peuple. 

86.  «  Pourquoi,  disent-ils,  le  pape  ne  bâtit -il 
«  pas  la  métropole  de  Saint-Pierre  de  son  propre 
«  argent,  plutôt  que  de  celui  des  chrétiens  pauvres. 


LEUR    FORCE.  363 

«  lui  dont  la  fortune  est  plus  grande  que  celle  du 
«  plus  riche  Crassus? 

92.  «Puissions-nous  donc  être  débarrassés  de 
«  tous  les  prédicateurs  qui  disent  à  l'Église  de 
«  Christ  ;  Paix  !  paix  !  et  il  n'y  a  point  de  paix. 

94.  «Il  faut  exhorter  les  chrétiens  à  s'appliquer 
«  à  suivre  Christ,  leur  chef,  à  travers  les  croix, 
«  la  mort  et  l'enfer. 

95.  «  Car  il  vaut  mieux  qu'ils  entrent  par  beau- 
ce  coup  de  tribulations  dans  le  royaume  des  cieux, 
«  que  d'acquérir  une  sécurité  charnelle  par  les  con- 
«  solations  d'une  fausse  paix.  » 

Voilà  donc  le  commencement  de  l'œuvre.  Les 
germes  de  la  réformation  étaient  renfermés  dans 
ces  thèses  de  Luther.  Les  abus  des  indulgences  y 
étaient  attaqués ,  et  c'est  ce  qui  frappa  le  plus  ; 
mais  sous  ces  attaques  se  trouvait,  en  outre,  un 
principe  qui,   quoique  attirant  beaucoup  moins 
l'attention  de  la  multitude,  devait  un  jour  renverser 
l'édifice  de  la  papauté.  La  doctrine  évangélique 
d'une  rémission  libre   et  gratuite   des  péchés  y 
était  pour  la  première  fois  publiquement  profes- 
sée. Maintenant  l'œuvre  devait  grandir.  En  effet , 
il  était  évident  que  quiconque  aurait  cette  foi  à 
la  rémission  des  péchés  annoncée  par  le  docteur 
de  Wittemberg,  que  quiconque  aurait  cette  re- 
pentance,  cette  conversion  et  cette  sanctification 
dont  il  pressait  la  nécessité,  ne  se  soucierait  plus 
des  ordonnances  humaines,  échapperait  aux  lan- 
ges et  aux  liens  de  Rome ,  et  acquerrait  la  liberté 
des  enfants  de  Dieu.  Toutes  les  erreurs  devaient 


^D4  LECR    FORCE. 

tomber  devant  cette  vérité.  C'est  jDar  elle  que  la 
lumière  avait  commencé  à  entrer  dans  l'âme  de 
Luther;  c'était  de  même  par  elle  que  la  lumière 
devait  se  répandre  dans  l'Église.  Une  connaissance 
claire  de  cette  vérité  était  ce  qui  avait  manqué 
aux  précédents  réformateurs.  De  là  la  stérilité  de 
leurs  efforts.  Luther  reconnut  lui-même,  plus 
tard,  qu'en  proclamant  la  justification  par  la  foi, 
il  avait  mis  la  hache  à  la  racine  de  l'arbre.  «  C'est 
«  la  doctrine,  que  nous  attaquons  dans  les  secta- 
«  leurs  de  la  papauté,  dit-il.  Hus  et  Wiclef  n'ont 
«  attaqué  que  leur  vie  ;  mais  en  attaquant  leur 
<c  doctrine,  nous  saisissons  l'oie  par  la  gorge.  Tout 
«  dépend  de  la  Parole,  que  le  pape  nous  a  ôtée  et 
«  a  falsifiée.  J'ai  vaincu  le  pape ,  parce  que  ma  doc- 
«  trine  est  selon  Dieu,  et  que  la  sienne  est  selon 
«  le  diable  ^  » 

Nous  avons  aussi  oublié  de  nos  jours  cette 
doctrine  capitale  de  la  justification  par  la  foi,  quoi- 
que en  un  sens  opposé  à  celui  de  nos  pères.  «  Du 
«  temps  de  Luther,  a  dit  l'un  de  nos  contempo- 
«  rains*^,  la  rémission  des  péchés  coûtait  au  moins 
'<  de  l'argent;  mais,  de  nos  jours,  chacun  se  l'ad- 
«  ministre  gratis  à  lui-même.  »  Ces  deux  travers  se 
ressemblent  fort.  Il  y  a  même  peut-être  plus  d'ou- 
bli de  Dieu  dans  le  nôtre  que  dans  celui  du  seizième 
siècle.  Le  principe  de  la  justification  par  la  grâce 
de  Dieu ,  qui  tira  l'Église  de  tant  de  ténèbres  à 
l'époque  de  la  réformation,  peut  seul  aussi  renou- 

1  Wenn  inan  die  Lehre  angreilft,  so  wiid  clic  Gans  ;iin 
Krage  gogriffeii.  (L.  0pp.  (W.)  XXII,  p.  i^^fig.; 

2  Harius  tic  Kicl. 


LEUR    FORCE.  ,  365 

vêler  notre  génération  ,  mettre  fin  à  ses  dontes  et 
à  ses  oscillations,  détruire  l'égoïsme  qui  la  ronge, 
établir  la  moralité  et  la  justice  parmi  les  peuples, 
en  un  mot,  rattacher  à  Dieu  le  monde  qui  s'en 
est  séparé. 

Mais  si  les  thèses  de  Luther  étaient  fortes  de  la 
force  de  la  vérité  qui  y  était  proclamée,  elles  ne 
l'étaient  pas  moins  de  la  foi  de  celui  qui  s'en  dé- 
clarait le  défenseur.  Il  avait  tiré  avec  courage  le 
glaive  de  la  Parole.  Il  avait  fait  cet   acte  dans  la 
foi  à  la  puissance  de  la  vérité.  Il  avait  senti  qu'en 
s'appuyant  sur  les  promesses  de  Dieu,  on  pou- 
vait hasarder  quelque  chose,  selon  le  langage  du 
monde.  «  Que  celui  qui  veut  commencer  quelque 
«  chose  de  bon ,  dit-il  en  parlant  de  cette  attaque 
i<  hardie,  l'entreprenne   en   se   confiant   dans    la 
u  bonté  de    cette  chose,  et  non    pas,  qu'il    s'en 
<(  garde!  dans  le   secours   et  la    consolation   des 
«hommes.   De    plus,    qu'il    ne    craigne    pas   les 
if  hommes  ni  le  monde  tout  entier.  Car  cette  pa- 
ie rôle  ne  mentira  pas  :  //  est  bon  de  se  confier  dans 
«  le  Seigneur.  Et  certes^  pas  un  de  ceux  qui  se  con- 
«  fient  en  toi  ne  sera  confus.  Mais  que  celui  qui  ne 
«  veut ,  ni  ne  peut  hasarder  quelque  chose  en  se 
a  confiant  en  Dieu,  se  garde  bien  de  rien  entre- 
«  prendre  ^))  Sans  doute  Luther,  après  avoir  affi- 
ché ses  thèses  à  la  porte  de  l'église  de  Tous  les 
saints,  se  retira  dans  sa  tranquille  cellule,  rempli 
de  cette  paix  et   de  cette  joie  que  donne  une  ac- 

I   L.  Opp.  Leips.  VI,  p.  5i8. 


366  MODÉRATION.    PROVIDENCE. 

tien  faite  au  nom  du  Seigneur  et  pour  la  vérité 
éternelle. 

Quelle  que  soit  la  hardiesse  qui  règne  dans  ces 
thèses,  on  y  retrouve  encore  le  moine  qui  refuse 
d'admettre  un  seul  doute  sur  l'autorité  du  siège 
de  Rome.  Mais  en  attaquant  la  doctrine  des  in- 
dulgences, Luther  s'en  était  pris,  sans  s'en  aper- 
cevoir, à  plusieurs  erreurs,  dont  la  découverte  ne 
pouvait  être  agréable  au  pape,  vu  qu'elle  devait 
conduire  tôt  ou  tard  à  mettre  en  question  sa  su- 
prématie. Luther  ne  vit  pas  alors  si  loin;  mais  il 
sentit  combien  était  hardi  le  pas  qu'il  venait  de 
faire,  et  il  crut  en  conséquence  devoir  en  tempé- 
rer l'audace,  autant  que  le  comportait  le  respect 
dû  à  la  vérité.  Il  ne  présenta  donc  ses  thèses  que 
comme  des  propositions  douteuses,  sur  lesquelles 
il  sollicitait  les  lumières  des  savants;  et  il  y  joi- 
gnit, se  conformant  en  cela  à  un  usage  établi, 
une  solennelle  protestation,  par  laquelle  il  dé- 
clarait qu'il  ne  voulait  rien  dire  ou  affirmer  qui 
ne  fut  fondé  dans  la  sainte  Écriture ,  les  Pères  de 
l'Église  et  les  droits  et  décrétales  du  siège  de 
Rome. 

Souvent,  dans  la  suite,  Luther,  à  la  vue  dés 
conséquences  immenses  et  inattendues  de  cette 
courageuse  attaque,  s'étonna  de  lui-même,  et  ne 
put  comprendre  qu'il  eût  osé  la  faire.  C'est  qu'une 
main  invisible  et  plus  puissante  que  la  sienne  te- 
nait les  fils  conducteurs  ,  et  poussait  le  héraut  de 
la  vérité  dans  un  chemin  qu'elle  lui  cachait  en- 
core, et  devant  les  difficultés  duquel  il  eût  reculé 


LETTRE    A.    ALBERT.  867 

peut-être,  s'il  les  avait  connues  et  s'il  se  fût  avancé 
seul  et  de  lui-même.  «Je  suis,  dit-il,  entré  dans 
«cette  dispute  sans  propos  arrêté,  sans  le  savoir 
«  ni  le  vouloir;  j'ai  été  pris  entièrement  au  dé- 
«  pourvu.  J'en  prends  à  témoin  le  Dieu  qui  sonde 
«  tous  les  cœurs  ^ .  » 

J^uther  avait   appris  à  connaître  la  source   de 
ces  abus.  On  lui  avait  apporté  un  livret  orné  des 
armes  de  l'archevêque  de  ]Mayence  et  de  Magde- 
bourg,  qui  contenait  les  règles  à  suivre  dans  le 
débit  des  indulgences.  C'était  donc  ce  jeune  pré- 
lat, ce  prince  élégant,  qui    avait  prescrit  ou  du 
moins  sanctionné  tout  ce  charlatanisme.  Luther 
ne  voit  en  lui  qu'un  supérieur  qu'il  doit  craindre 
et  vénérer^.  Ne  voulant  point  battre  l'air  au  ha- 
sard, mais  plutôt  s'adresser  à  ceux  qui  ont  charge 
de   gouverner   l'Église,   il   lui    envoie  une   lettre 
remplie  à  la  fois  de  franchise  et  d'humilité.  C'est 
le  jour  même  où  il  affiche  ses  thèses,  que  Luther 
écrit  à  Albert. 

«Pardonnez-moi,  très-révérend  Père  en  Christ 
«et  très-illustre  Prince,  lui  dit-il,  si  moi  qui  ne 
«suis  que  la  lie  des  hommes^,  j'ai  la  témérité  d'é- 
«  crire  à  votre  sublime  Grandeur.  Le  Seigneur  Jé- 
«sus  m'est  témoin  que,  sentant  combien  je  suis 
«petit  et  méprisable  ,  j'ai  longtemps  renvoyé  de  le 
«faire Que  Votre   Altesse  cependant   laisse 

1  Casu  enini,  non  voluntate  nec  studio ,  in  has  tiirbas  in- 
cidi ,  Deum  ipsum  testor.  (L.  Opp.  lat.  in  praef.) 

1  Domino  suo  et  pastori  in  Christo  venerabiliter  metuendo. 
Adresse  de  la  lettre.  (Epp.  I,  p.  68.) 

3  Fex  hominum.  (Ibid.) 


368  LETTRE    A.    ALBERT. 

«tomber  un  regard  sur  un  grain  de  poudre,  et  , 
«selon  sa  douceur  épiscopale,  reçoive  gracieuse- 
«  ment  ma  requête. 

«On  transporte  çà  et  là  dans  le  pays  l'indul- 
«  gence  papale ,  sous  le  nom  de  Votre  Grâce.  Je  ne 
«  veux  pas  tant  accuser  les  clameurs  des  prédica- 
«teurs,  je  ne  les  ai  pas  entendues,  que  les  fausses 
«idées  des  gens  simples  et  grossiers  du  peuple, 
«qui,  en  achetant  des  indulgences,  s'imaginent 
«être  sûrs  de  leur  salut 

«Grand  Dieu!  les  âmes  confiées  à  vos  soins, 
«  très-excellent  Père,  sont  instruites,  non  pour  la 
«vie,  mais  pour  la  mort.  Le  compte  juste  et  sé- 
«  vère  qui  vous  en  sera  demandé,  croît  et  aug- 

«  mente  de  jour  en  jour Je  n'ai  pu  me  taire 

«plus  longtemps.  Non!  l'homme  n'est  point  sauvé 

«par  l'œuvre  ou  par  l'office  de  son  évêque Le 

«juste  même  est  difficilement  sauvé,  et  le  chemin 
«qui  conduit  à  la  vie  est  étroit.  Pourquoi  donc 
«les  prédicateurs  d'indulgences,  par  des  fables  de 
«néant,  remplissent-ils  le  peuple  d'une  sécurité 
«charnelle? 

«L'indulgence  seule,  à  les  entendre,  doit  être 

«proclamée,  doit  être  exaltée Eh  quoi!....  le 

«principal  et  le  seul  devoir  des  évêques  n'est-il 
«  pas  d'enseigner  au  peuple  l'Evangile  et  la  cha- 
arité  de  Jésus-Christ'?  Jésus-Christ  lui-même  n'a 
«nulle  part  ordonné  de  prêcher  l'indulgence; 
«  mais  il  a  commandé  avec  force  de  prêcher  l'E- 

1  Ut  popiilus  Evangelium  iliscat  atqtie  charitatein  Cliristi. 
(Epp.  I,p.68.) 


LETTRE    A.    ALBERT.  SÔQ 

«vangile  ^  Quelle  horreur  donc  et  quel  danger 
«pour  un  évéque  s'il  permet  qu'on  se  taise  sur 
«l'Évangile,  et  que  le  bruit  des  indulgences  re- 
«tentisse  seul  et  sans  cesse  aux  oreilles  de  son 
«peuple!.... 

«Très-digne  Père  en  Dieu,  dans  l'instruction 
«  des  commissaires  qui  a  été  publiée  sous  le  nom 
«  de  Votre  Grâce  (sans  doute,  sans  votre  savoir), 
«  il  est  dit  que  l'indulgence  est  le  plus  précieux 
«  trésor,  que  par  elle  l'homme  est  réconcilié  avec 
«  Dieu,  et  que  le  repentir  n'est  pas  nécessaire  à 
«  ceux  qui  l'achètent. 

«Que  puis-je  et  que  dois-je  donc  faire,  très- 
«  digne  Evêque,  sérénissime  Prince?  Ah!  je  sup- 
«  plie  Votre  Altesse  par  le  Seigneur  Jésus-Christ, 
«  de  porter  sur  cette  affaire  le  regard  d'une  pater- 
«  nelle  vigilance ,  de  faire  entièrement  disparaître 
«  ce  livre,  et  d'ordonner  aux  prédicateurs  de  tenir 
«  au  peuple  d'autres  discours.  Si  vous  ne  le  faites, 
«  craignez  de  voir  un  jour  s'élever  quelque  voix 
«  qui  réfutera  ces  prédicateurs,  à  la  grande  honte 
«  de  Votre  Altesse  sérénissime.  » 

Luther  envoyait  en  même  temps  à  l'archevêque 
ses  thèses,  et  l'invitait  par  post-scriptum  à  les  lire, 
afin  de  se  convaincre  du  peu  de  certitude  qu'avait 
la  doctrine  des  indulgences. 

Ainsi  tout  le  désir  de  Luther  était  que  les  sen- 
tinelles de  l'Église  se  réveillassent  et  pensassent 
enfin  à  faire  cesser  les  maux  qui  la  désolaient. 
Rien  de  plus  noble  et  de  plus  respectueux  que 

I  Vehemeiiter  prsecipit.  (Epp.  I,  p.  68.) 

L  1^ 


370  INSOUCIANCE    DES     ÉvigOES. 

cette  lettre  d'un  moine  à  l'un  des  plus  grandie 
princes  de  l'Eglise  et  de  l'Empire.  Jamais  on  n'agit 
plus  dans  l'esprit  du  précepte  de  Jésus-Christ  : 
«  Rendez  à  César  ce  qui  appartient  à  César,  et  à 
«  Dieu  ce  qui  appartient  à  Dieu.  »  Ce  n'est  pas  là 
la  marche  des  révolutionnaires  fougueux  qui  mé- 
prisent les  dominations  et  qui  blâment  les  digni- 
tés. C'est  le  cri  de  la  conscience  d'un  chrétien  et 
d'un  prêtre  qui  porte  honneur  à  tous,  mais  qui 
avant  tout  a  la  crainte  de  Dieu.  Mais  toutes  les 
prières  et  les  supplications  étaient  inutiles.  Le 
jeune  Albert,  préoccupé  de  ses  plaisirs  et  de  ses 
desseins  ambitieux,  ne  fit  point  de  réponse  à  un 
appel  si  solennel.  L'évéque  de  Brandebourg,  or- 
dinaire de  Luther,  homme  savant  et  pieux,  auquel 
il  envoya  aussi  ses  thèses,  répondit  qu'd  attaquait 
le  pouvoir  de  l'Eglise  ;  qu'il  s'attirerait  à  lui-même 
beaucoup  de  tracas  et  de  chagrin  ;  que  la  chose 
était  au-dessus  de  ses  forces ,  et  qu'il  lui  conseil- 
lait fort  de  demeurer  tranquille  ^  Les  princes  de 
l'Eglise  fermaient  l'oreille  à  la  voix  de  Dieu  qui 
se  manifestait  d'une  manière  si  énergique  et  si 
touchante  par  l'organe  de  Luther.  Ils  ne  voulaient 
point  comprendre  les  signes  du  temps;  ils  étaient 
frappés  de  cet  aveuglement  qui  a  entraîné  déjà 
la  ruine  de  tant  de  puissances  et  de  dignités.  «  Ils 
«  pensèrent  alors  tous  deux,  dit  Luther  plus  tard, 
<f  que  le  pape  serait  beaucoup  trop  fort  pour  un 
«  misérable  mendiant  tel  que  moi.  » 

Mais  Luther  pouvait  mieux  que   les   évêques 

1  Er  sollte  still  haltcn;  es  wàre  citie  grosso  Sache.  (Mattli. 

.3.) 


DISSÉMINàTlOJN     DES    THESES.  3'J  l 

juger  de  l'effet  désastreux  des  indulgences  sur  les 
mœurs  et  la  vie  du  peuple;  car  il  était  en  rapport 
direct  avec  lui.  Il  voyait  constamment  et  de  près 
ce  que  les  évéques  ne  connaissaient  que  par  des 
rapports  infidèles.  Si  les  évéques  lui  manquèrent, 
Dieu  ne  lui  manqua  pas.  Le  Chef  de  l'Eglise,  qui 
siège  dans  le  ciel  et  à  qui  seul  toute  puissance  a 
été  donnée  sur  la  terre ,  avait  lui-même  préparé 
le  terrain  et  déposé  le  grain  dans  la  main  de  son 
serviteur  ;  il  donna  des  ailes  à  la  semence  de  la 
vérité,  et  il  la  répandit  en  un  instant  sur  toute 
l'étendue  de  son  Eglise. 

Personne  ne  se  présenta  le  lendemain  à  l'uni- 
versité pour  attaquer  les  propositions  de  Luther. 
Le  commerce  de  Tezel  était  trop  décrié  et  trop 
honteux  pour  qu'un  autre  que  lui-même  ou  l'un 
des  siens  osât  relever  le  gant.  Mais  ces  thèses 
étaient  destinées  à  retentir  ailleurs  que  sous  les 
voûtes  d'une  salle  académique.  A  peine  avaient- 
elles  été  clouées  à  la  porte  de  l'église  du  château  à 
Wittemberg  ,  qu'au  faible  retentissement  de  ces 
coups  de  marteau,  succéda,  dans  toute  TAlie- 
magne,  un  coup  tel  qu'il  atteignit  jusqu'aux  fon- 
dements de  la  superbe  Rome,  menaçant  d'une  ruine 
soudaine  les  murs,  les  portes  et  les  poteaux  de  la 
papauté,  étourdissant  et  épouvantant  ses  héros, 
et  réveillant  en  même  temps  plusieurs  milliers 
d'hommes  du  sommeil  de  l'erreur  ^ 

Ces  thèses  se  répandirent  avec  la  rapidité  de 
l'éclair.  Un  mois  ne  s'était  pas  encore  écoulé  qu'elles 

I   Walther,  Nachr.  v.  Luther,  p.  45. 


372  BISSÉMlNATrON 

étaient  déjà  à  Rome.  «Dans  quinze  jours,  dit  un 
(c  historien  contemporain,  elles  furent  dans  toute 
cf  l'Allemagne,  et  dans  quatre  semaines  elles  eurent 
«  parcouru  à  peu  près  toute  Ja  chrétienté,  comme 
«  si  les  anges  mêmes  en  eussent  été  les  messagers 
«  et  les  eussent  portées  devant  les  yeux  de  tous  les 
«  hommes.  Personne  ne  saurait  croire  le  bruit 
a  qu'elles  occasionnèrent  '.  »  Elles  furent  plus  tard 
traduites  en  hollandais  et  en  espagnol ,  et  un  voya- 
geur les  vendit  à  Jérusalem.  «Chacun,  dit  Luther, 
«  se  plaignait  des  indulgences,  et  comme  tous  les 
«  évéques  et  les  docteurs  avaient  gardé  le  silence 
«  et  que  personne  n'avait  voulu  attacher  le  grelot, 
«  le  pauvre  Luther  devint  un  fameux  docteur, 
«  parce  qu'à  la  fui  pourtant,  disait-on,  il  en  était 
«  venu  un  qui  l'avait  osé.  Mais  je  n'aimais  pas  celte 
«  gloire,  et  le  chant  me  paraissait  trop  haut  pour 
«  les  paroles  ^.  » 

Une  partie  des  pèlerins  qui  étaient  accourus  de 
tous  pays  à  Wittemberg  pour  la  fête  de  tous  les 
saints,  rapportèrent  chez  eux,  au  lieu  d'indul- 
gences, les  fameuses  thèses  du  moine  augustin. 
Ils  contribuèrent  ainsi  à  les  répandre.  Chacun  les 
lisait,  les  méditait,  les  commentait.  On  s'en  oc- 
cupait dans  tous  les  couvents  et  dans  toutes  les 
universités^.  Tous  les  moines  pieux,  qui  étaient 
entrés  au  cloître  pour  sauver  leur  âme,  tous  les 
hommes  droits  et  honnêtes  ,  se  réjouissaient  de 
cette  confession  simple  et  frappante  de  la  vérité, 

1  Myconius,  hist.  réf. ,  p.  7.3. 

a  Das  Lied  woUte  meiner  Stimme  zu  hoch  -w erdcn.  (L.  0pp.) 

3  In  aile  hohe  Schuleu  und  KJoster.  (Matth.  i  3.) 


DES    THESKS. 


s-s 


et  souhaitaient  de  tout  leur  cœur  que  Luther 
continuât  l'œuvre  qu'il  avait  commencée.  Enfin 
un  homme  avait  eu  le  courage  d'entreprendre  cette 
lutte  périlleuse.  C'était  une  réparation  accordée 
à  la  chrétienté  :  la  conscience  publique  était  satis- 
faite. La  piété  voyait  dans  les  thèses  un  coup  porté 
à  toutes  les  superstitions;  la  nouvelle  tiiéologie 
saluait  en  elle  la  défaite  des  dogmes  scolastiques  ; 
les  princes  et  les  magistrats  les  regardaient  comme 
une  barrière  élevée  contre  les  envahissements  tle 
la  puissance  ecclésiastique,  et  la  nation  se  réjouis- 
sait de  voir  un  non  si  positif  opposé  par  ce  moine 
à  l'avidité  de  la  chancellerie  romaine.  «Quand  Lu- 
«  ther  attaqua  cette  fable,»  dit,  au  duc  George  de 
Saxe,  un  homme  très-digne  de  foi,  l'un  des  prin- 
cipaux rivaux  du  réformateur ,  Erasme,  «  le  monde 
«  entier  lui  applaudit,  et  il  y  tut  un  grand  accord.  )> 
«  Je  remarque,  »  disait-il  encore  au  cardinal  Cam- 
peggi,  «que  plus  on  a  des  mœurs  pures  et  une 
«piété  évangélique,  moins  aussi  l'on  est  opposé 
«  à  Luther.  Sa  vie  est  louée  par  ceux  mêmes  qui 
«  ne  peuvent  supporter  sa  foi.  Le  monde  était  en- 
«  nuyé  d'une  doctrine  où  se  trouvaient  tant  de 
«  fables  puériles  et  d'ordonnances  humaines,  et  il 
«  avait  soif  de  cette  eau  vive ,  pure  et  cachée  ,  qui 
«  sort  des  veines  des  évangélistes  et  des  apôtres. 
«  Le  génie  de  Luther  était  fait  pour  accomplir  ces 
«  choses,  et  son  zèle  devait  l'enflammer  pour  une 
«  entreprise  si  belle  ^  » 

I  Ad  hoc  praestanduin  mihi  videbatur  ille,  et  nalura  ccni- 
positus  et  accciisus  studio.  (Erasm.  Epp.  Campegio  Cardinali 
I,  p.  65o.^ 


374  REUCHLflV.    EU  ASM  F. 

VL 

Il  faut  suivre  ces  propositions  partout  où  elles 
pénétrèrent,  dans  le  cabinet  des  savants,  dans  la 
cellule  des  moines,  dans  le  palais  des  princes, 
pour  se  faire  quelque  idée  des  effets  divers,  mais 
prodigieux,  qu'elles  produisirent  en  Allemagne. 

Reuchlin  les  reçut.  Il  était  las  du  rude  combat 
qu'il  avait  eu  à  livrer  contre  les  moines.  La  force 
que  le  nouvel  athlète  déployait  dans  ses  thèses, 
ranima  les  esprits  abattus  du  vieux  champion  des 
lettres,  et  rendit  la  joie  à  son  cœur  attristé.  «Grâ- 
«  ces  en  soient  rendues  à  Dieu  !  s'écria-t-il  après 
«  les  avoir  lues ,  maintenant  ils  ont  trouvé  un 
«  homme  qui  leur  donnera  tant  à  faire ,  qu'ils  se- 
(c  ront  bien  obligés  de  laisser  ma  vieillesse  s'ache- 
cc  ver  en  paix.  » 

Le  prudent  Érasme  se  trouvait  dans  les  Pays- 
Bas,  lorsque  les  thèses  lui  parvinrent.  Il  se  réjouit 
intérieurement  de  voir  ses  vœux  secrets  pour  le 
redressement  des  abus  exprimés  avec  tant  de  cou- 
rage :  il  approuva  leur  auteur,  l'exhortant  seule- 
ment à  plus  de  modération  et  de  prudence.  Néan- 
moins, quelques-uns  reprochant  devant  lui  à 
Luther  sa  violence  :  «Dieu,  dit -il,  a  donné  aux 
«  hommes  un  médecin  qui  tranche  ainsi  dans  les 
'(  chairs,  parce  que  sans  lui  la  maladie  serait  da- 
te venue  incurable.  »  Et  plus  tard,  l'électeur  de 
Saxe  lui  demandant  son  avis  sur  l'affaire  de  Lu- 
ther :  «Je  ne  m'étonne  pas  du  tout,  répondit-il 
«  en  souriant,  qu'il  ait  occasionné  tant  de  bruit; 


FLT'K.     BIBRA.  S^S 

■«  car  il  a  commis  deux  fautes  impardonnables,  qui 
«  sont  d'avoir  attaqué  la  tiare  du  pape  et  le  ventre 
u  des  moines*.  » 

Le  docteur  Flek,  prieur  du  cloître  de  Steinlau- 
sitz,  ne  lisait  plus  la  messe  depuis  longtemps, 
mais  il  n'en  avait  dit  à  personne  la  véritable  cause. 
Un  jour  il  trouva  affichées  dans  le  réfectoire  de 
son  couvent  les  thèses  de  Luther  :  il  s'approcha, 
il  les  lut,  et  il  n'en  avait  encore  parcouru  que 
quelques-unes,  que,  ne  se  tenant  plus  de  joie,  il 
s'écria  :  «  Oh!  oh!  il  est  venu  enfin  celui  que  nous 
«  avons  si  longtemps  attendu  et  qui  vous  en  fera 
«  voir,  à  vous  autres  moines  !...»  Puis,  lisant  dans 
l'avenir,  dit  Mathésius,  et  jouant  sur  le  sens  du 
mot  Wittemberg  :  «  Tout  le  monde,  dit-il ,  vien- 
«  dra  chercher  la  sagesse  à  cette  montagne  et  l'y 
«  trouvera'.»  Il  écrivit  au  docteur  de  continuer 
avec  courage  ce  glorieux  combat.  Luther  l'appelle 
un  homme  plein  de  joie  et  de  consolation. 

Alors  se  trouvait  sur  l'antique  et  célèbre  siège 
épiscopal  de  Wûrzbourg  un  homme  pieux ,  hon- 
nête et  sage,  selon  le  témoignage  de  ses  contem- 
porains, Lorence  de  Bibra.  Lorsqu'un  gentilhomme 
venait  lui  annoncer  qu'il  destinait  sa  fille  au  cloî- 
tre :  «Donnez -lui  plutôt  un  mari,  »  lui  disait- il. 
Puis  il  ajoutait  :  «  Avez-vous  besoin  d'argent  pour 
«  cela?  je  vous  en  prêterai.  »  L'Empereur  et  tous 
les  princes  avaient  pour  lui  la  plus  haute  estime. 


I    MùlItMs  Denkw.  IV,  256. 

X  Aile  Welt  von  diesscm  Weissenbery,  Weisshcit  hokn  uiid 
hokomnion.  i  j)    j3.) 


'5']f)  l'empkreur,  le  pape. 

Il  gémissait  sur  les  désordres  de  l'Église,  et  sur- 
tout sur  ceux  des  couvents.  Les  thèses  parvinrent 
aussi  dans  son  palais  :  il  les  lut  avec  grande  joie, 
et  déclara  publiquement  qu'il  approuvait  Luther. 
Plus  tard ,  il  écrivit  à  l'électeur  Frédéric  :  «  Ne  lais- 
«  sez  pas  partir  le  pieux  docteur  Martin  Luther, 
«  car  on  lui  fait  tort.»  L'Electeur,  réjoui  de  ce 
témoignage,  écrivit  de  sa  propre  main  au  réfor- 
mateur, pour  hii  en  faire  part. 

L'empereur  Maximilien,  prédécesseur  de  Char- 
les-Quint, lut  lui-même  avec  admiration  les  thèses 
du  moine  de  Wittemberg  ;  il  découvrit  la  portée 
de  cet  homme  ;  il  prévit  que  cet  obscur  Augustin 
pourrait  bien  devenir  un  puissant  allié  pour  l'Alle- 
magne dans  sa  lutte  avec  Rome.  Aussi  fit-il  dire 
à  l'électeur  de  Saxe  par  un  envoyé  :  «  Gardez  avec 
a  soin  le  moine  Luther,  car  il  pourra  venir  un 
«  temps  où  l'on  aura  besoin  de  lui  '.  »  Et  peu 
après,  se  trouvant  en  Diète  avec  Pfeffmger,  con- 
seiller intime  de  l'Électeur  :  «Eh  bien!  lui  dit-il, 
«  que  fait  votre  Augustin?  Vraiment  ses  proposi- 
«  tions  ne  sont  pas  à  mépriser  !  Il  en  fera  voir  de 
((  belles  aux  moines  ^.  » 

A  Rome  même,  et  dans  le  Vatican,  les  thèses 
ne  furent  pas  aussi  mal  reçues  qu'on  pourrait  le 
croire.  Léon  X  les  jugea  en  ami  des  lettres  plutôt 
qu'en  pape.  Le  divertissement  qu'elles  lui  causè- 
rent lui  fit  oublier  les  vérités  sévères  qu'elles  con- 
tenaient; et  comme  le  maître  du  sacré  palais,  qui 

1  Dass  er  uns  dcn  Miinch  Luther  fleissig  beware.  (Matth. 

13.) 

2  Scliniidt,  Braiul.  Rcloimationsi^fscli. ,  p.  li/»- 


MYCONIUS.  3^7 

avait  la  charge  d'examiner  les  livres,  Sylvestre 
Prierias,  l'invitait  à  traiter  Luther  en  hérétique  : 
«  Ce  frère  Martin  Luther,  répondit-il,  est  un  très- 
«  beau  génie,  et  tout  ce  qu'on  dit  contre  lui  n'est 
«  que  jalousie  de  moines  '.  « 

Il  y  eut  peu  d'hommes  sur  lesquels  les  thèses  de 
Luther  eurent  plus  d'influence  que  sur  l'écolier 
d'Annaberg  que  Tezel  avait  si  impitoyablement 
repoussé.  Myconius  était  entré  dans  un  couvent. 
La  nuit  même  de  son  arrivée ,  il  avait  cru  voir  en 
songe  un  champ  immense  tout  couvert  d'épis 
mûrs.  «  Coupe ,  »  lui  avait  dit  la  voix  de  celui  qui 
le  conduisait  ;  et  comme  il  s'était  excusé  sur  son 
inhabileté,  son  guide  lui  avait  montré  un  mois- 
sonneur qui  travaillait  avec  une  inconcevable  ac- 
tivité. «Suis-le  et  fais  comme  lui,»  avait  dit  le 
guide  ^.  Myconius,  avide  de  sainteté  comme  Lu- 
ther, se  livra  dans  le  couvent  aux  veilles,  aux 
jeûnes,  aux  macérations  et  à  tontes  les  œuvres 
inventées  par  les  hommes.  Mais  à  la  fin  il  déses- 
péra d'arriver  jamais  au  but  de  ses  efforts.  Il 
abandonna  les  études  et  ne  se  livra  plus  qu'à  des 
travaux  manuels.  Tantôt  il  reliait  des  livres,  tantôt 
il  tournait,  tantôt  il  faisait  quelque  autre  ouvrage. 
Cette  activité  extérieure  ne  pouvait  néanmoins 
apaiser  sa  conscience  troublée.  Dieu  lui  avait  parlé, 
et  il  ne  pouvait  retomber  dans  son  ancien  som- 
meil. Cet  état  d'angoisse   dura  plusieurs   années. 

1  Che  fraie  Martine  Liithcro  haveva  un  hellissimo  inge- 
i;no,  e  che  coteste  erano  invidie  fratesche.  (Ilrandelli,  con- 
temporain de  Léon  et  Dominicain  ,  Hist.  trag. ,  pars  3.) 

u  Melch.  Adami  Yita  Mvconii. 


37^  MYCONIUS. 

On  s'imagine  quelquefois  que  les  sentiers  des  ré- 
formateurs furent  tout  à  fait  faciles,  et  qu'en  re- 
jetant les  pratiques  de  l'Église,  il  ne  leur  restait 
plus  qu'agréments  et  commodités.  On  ne  sait  pas 
qu'ils  n'arrivèrent  à  la  vérité  que  par  des  luttes 
intérieures,  mille  fois  plus  pénibles  que  les  obser- 
vances auxquelles  se  soumettaient  facilement  des 
esprits  serviles. 

Enfin,  l'an  iSi^  arriva;  les  thèses  de  Luther 
furent  publiées;  elles  parcoururent  la  chrétienté, 
et  arrivèrent  aussi  dans  le  couvent  où  se  trouvait 
alors  l'écolier  d'Annaberg.  Tl  se  cacha  avec  un 
autre  moine,  Jean  Voit,  dans  un  coin  du  cloître, 
pour  les  lire  tout  à  son  aise  '.  C'était  bien  là  la 
vérité  qu'il  avait  apprise  de  son  père;  ses  yeux 
s'ouvrirent  ;  il  sentit  en  lui  une  voix  qui  répondait 
à  celle  qui  retentissait  alors  dans  toute  l'Allema- 
gne, et  une  grande  consolation  remplit  son  cœur. 
«Je  vois  bien,  dit-il,  que  Martin  Luther  est  le 
«  moissonneur  que  j'ai  vu  en  songe,  et  qui  m'a 
«  enseigné  à  cueillir  les  épis,  w  II  se  mit  aussitôt  à 
professer  la  doctrine  que  I^ulher  avait  proclamée. 
J^es  moines  s'effrayèrent  en  l'entendant  :  ils  le 
combattirent  ;  ils  s'élevèrent  contre  Luther  et 
contre  son  couvent.  «  Ce  couvent,  répondait  My- 
«  conius,  est  comme  le  sépulcre  du  Seigneur  :  on 
«voudrait  empêcher  que  Christ  n'y  ressuscite; 
«  mais  on  n'y  parviendra  pas.  »  Enfin ,  ses  supé- 
rieurs, voyant  qu'ils  ne  pouvaient  le  convaincre, 

1  Legit  tune  ciim  Joanne  Voito,  in  jingiiluni  iilxliliis,  libcl- 
los  Lufhori.  (Mcirh.  Adam.) 


MYCONIUS.    LES    MOINES.    APPRÉHENSIONS.       879 

lui  interdirent  pendant  un  an  et  demi  tout  com- 
merce au  dehors,  ne  lui  permettant  ni  d'écrire, 
ni  de  recevoir  des  lettres ,  et  le  menaçant  d'une 
prison  éternelle.  Cependant  l'heure  de  la  déli- 
vrance vint  aussi  pour  lui.  Nommé  plus  tard  pas- 
teur à  Zwickau ,  il  fut  le  premier  qui  se  prononça 
contre  la  papauté  dans  les  églises  de  la  Thuringe. 
«  Alors  je  pus,  dit-il,  travailler  avec  mon  vénérable 
«père  Luther,  dans  la  moisson  de  l'Évangile.» 
Jonas  l'a  nommé  un  homme  qui  pouvait  ce  qu'il 
voulait  ^ 

Sans  doute  il  y  eut  d'autres  âmes  encore  pour 
lesquelles  les  thèses  de  Luther  furent  le  signal  de 
la  vie.  Elles  allumèrent  une  lumière  nouvelle  dans 
bien  des  cellules,  des  cabanes,  des  palais.  Tandis 
que  ceux  qui  étaient  venus  chercher  dans  les  cou- 
vents une  bonne  table,  une  vie  fainéante  ou  de  la 
considération  et  des  honneurs,  dit  Mathésius,  se 
mirent  à  couvrir  d'injures  le  nom  de  Luther,  les 
religieux  qui  vivaient  dans  la  prière,  le  jeûne  et 
les  macérations,  rendirent  grâces  à  Dieu,  dès 
qu'ils  entendirent  le  cri  de  cet  aigle ,  que  Jean 
Hus  avait  annoncé  un  siècle  auparavant  ^.  Le  peu- 
ple même,  qui  ne  comprenait  pas  trop  la  question 
théologique,  mais  qui  savait  seulement  que  cet 
homme  s'élevait  contre  l'empire  des  quêteurs  et 
des  moines  fainéants,  l'accueillit  avec  des  éclats 
de  joie.  Une  sensation  immense  fut  produite  en 
Allemagne  par  ses  propositions  hardies.  Toutefois, 


1  Qui  potiiit  quod  voliiit. 

2  Dai'von  Macister  Johann    Hiiss  ceweissa^ef.  (Math.  i3.) 


38o  AUELMAN. 

quelques-uns  des  contemporains  du  réformateur 
prévirent  les  suites  graves  qu'elles  pourraient  avoir 
et  les  nombreux  obstacles  qu'elles  devaient  ren- 
contrer. Ils  exprimèrent  hautement  leurs  craintes 
et  ne  se  réjouirent  qu'en  tremblant. 

«  Je  crains  bien  ,  »  écrivait  l'excellent  chanoine 
d'Augsbourg,  Bernard  Adelman,  à  son  ami  Pirck- 
heimer,  aque  le  digne  homme  ne  doive  enfin  céder 
«  à  l'avarice  et  au  pouvoir  des  partisans  des  indul- 
«  gences.  Ses  représentations  ont  eu  si  peu  d'effet, 
«  que  l'évéque  d'Augsbourg,  notre  primat  et  notre 
«  métropolitain  ^  ,  vient  d'ordonner  au  nom  du 
«  pape,  de  nouvelles  indulgences  pour  Saint-Pierre 
«  de  Rome.  Qu'il  se  hâte  de  rechercher  le  secours 
«  des  princes;  qu'il  se  garde  de  tenter  Dieu;  car 
«  il  faudrait  être  destitué  de  sens  pour  méconnaî- 
«  tre  le  danger  imminent  dans  lequel  il  se  trouve.  » 
Adelman  se  réjouit  fort  quand  le  bruit  se  répandit 
que  Henri  VIII  avait  appelé  Luther  en  Angleterre. 
«  Il  pourra ,  pensa-t-il ,  y  enseigner  en  paix  la  vé- 
«  rite.  »  Plusieurs  s'imaginèrent  ainsi  que  la  doc- 
trine de  l'Évangile  devait  avoir  pour  appui  le  pou- 
voir des  princes.  Ils  ne  savaient  pas  qu'elle  marche 
sans  ce  pouvoir,  et  que  quand  il  est  avec  elle, 
souvent  il  l'entrave  et  il  l'affaiblit. 

Le  fameux  historien  Albert  Kranz  se  trouvait 
à  Hambourg  sur  son  lit  de  mort,  lorsqu'on  lui 
apporta  les  thèses  de  Luther:  «Tu  as  raison, 
«frère  Martin!   s'écria  le  mourant,    mais   tu   n'y 


I    Totfjue  uxonini  vir,   ajoutc-t-il.   (Hoiimani  Documciila 
litl.,p.  167.) 


UN    VIKLX    PRÉTRK.    L  ÉVOQUE.  38  r 

«parviendras  pas...  Pauvre  moine!  va  dans  ta 
«  cellule  et  crie  :  Dieu  1  aie  pitié  de  moi  M  » 

Un  vieux  prêtre  de  Ilexter  en  Westphalie, ayant 
reçu  et  lu  les  thèses  dans  son  presbytère ,  dit  en 
bas  allemand  ,  en  branlant  la  tète  :  «  Cber  frère 
«  Martin  !  si  tu  parviens  à  renverser  ce  purgatoire 
«  et  tous  ces  marchands  de  papier,  vraiment  tu  es 
«un  grand  monsieur!»  Erbénius,  qui  vivait  un 
siècle  plus  tard  ,  écrivit  ces  rimes  au-dessous  de 
ces  paroles  : 

«  Quid  vero  mine  si  viveret, 
«  Bonus  iste  clericus  diceret*  ?  » 

Non-seulement  un  grand  nombre  des  amis  de 
Luther  conçurent  des  craintes  sur  sa  démarche; 
plusieurs  encore  lui  témoignèrent  leur  désappro- 
bation. 

L'évéque  de  Brandebourg,  affligé  de  voir  une  si 
importante  querelle  s'engager  dans  son  diocèse , 
eût  vonln  l'étouffer.  Il  résolut  de  s'y  prendre  par 
la  douceur.  «Je  ne  trouve,  »  lit-il  dire  à  Luther  par 
l'abbé  de  Lénin  ,  «  dans  les  thèses  sur  les  indal- 
«  gences,  rien  qui  soit  contraire  à  la  vérité  catho- 
«lique;  je  condamne  moi-même  ces  indiscrètes 
«  proclamations;  mais  pour  l'amour  de  la  paix  et 
«  par  égard  pour  votre  évéque ,  cessez  d'écrire 
«  sur  ce  sujet,  v  Luther  fut  confus  de  ce  qu'un  si 
grand  abbé  et  un  si  grand  évéque  s'adressaient  à 

1  Frater,  abi  in  cellam,  et  die  :  Miserere  niei.  (Lindiicr  in 
thers  Leben,  p.  gS.) 

Que  si  maintenant  il  vivait, 

Qu'est-ce  que  le  bon  rlerc  dirait? 


38-2  l'électeur. 

lui  avec  tant  d'humilité.  Touché  ,  entraîné  j3ar  le 
premier  mouvement  de  son  cœur,  il  répondit: 
«  J'y  consens  :  j'aime  mieux  obéir  que  faire  même 
«  des  miracles,  si  cela  m'était  possible  ^  » 

L'Electeur  vit  avec  peine  le  commencement 
d'un  combat,  légitime  sans  doute,  mais  dont  on 
ne  pouvait  prévoir  la  fin.  Nul  prince  ne  désirait 
plus  que  Frédéric  le  maintien  de  la  paix  publique. 
Or,  quel  immense  incendie  ce  petit  feu  ne  pou- 
vait-il pas  allumer?  quelles  grandes  discordes  , 
quel  déchirement  des  peuples ,  cette  querelle  de 
moines  ne  pouvait-elle  pas  produire?  L'Electeur 
fit  donc  signifier  à  plusieurs  reprises  à  Luther 
toute  la  peine  qu'il  ressentait  ^. 

Dans  son  ordre  même  et  jusque  dans  son  cou- 
vent de  Wittemberg,  Luther  rencontra  des  désap- 
probateurs. Le  prieur  et  le  sous -prieur  furent 
épouvantés  des  hauts  cris  que  poussaient  Tezel  et 
ses  compagnons.  Ils  se  rendirent  dans  la  cellule 
du  frère  Martin ,  émus  et  tremblants  :  «  De  grâce, 
«lui  dirent -ils,  ne  couvrez  pas  notre  ordre  de 
«honte!  Déjà  les  autres  ordres,  et  surtout  les 
«Dominicains,  sautent  de  joie,  de  ce  qu'ils  ne 
«  sont  pas  seuls  à  porter  l'opprobre.  »  Luther  fut 
ému  de  ces  paroles;  mais  se  remettant  bientôt, 
il  répondit:  «Chers  Pères  î  si  la  chose  n'est  pas 
«faite  au  nom  de  Dieu,  elle  tombera;  sinon,  lais- 
«  sez-la  marcher.  »  Le  prieur  et  le  sous -prieur  se 

1  Bene  sum  contentas  :  malo  obedire  quàra  miracula  facere, 
etiam  si  possem.  (Epp.  I,  71.) 

2  Suumque  doloreni  ssepè  significavit,  metuc-ns  tlistordias 
majores.  (Melancht.  Vita  Luth.) 


LES    GENS    d'eRFURT.    RÉPONSE    DE    LUTHER.     SS'^ 

turent.  «La  chose  marche  encore  niamtenant, 
«ajoute  Luther  après  avoir  raconté  ce  trait,  et, 
«  s'il  plait  à  Dieu,  elle  ira  toujours  mieux  jusqu'à 
«  la  fin.  Amen  '.  » 

Luther  eut  encore  bien  d'autres  attaques  à  sou- 
tenir. A  Erfurt,  on  l'accusait  de  violence  et  d'or- 
gueil dans  la  manière  dont  il  condamnait  les  opi- 
nions des  autres;  c'est  le  reproche  qu'on  fait 
d'ordinaire  aux  hommes  qui  ont  cette  force  de 
conviction  que  donne  la  Parole  de  Dieu.  On  lui 
reprochait  aussi  de  la  précipitation  et  de  la  lé- 
gèreté. 

«Ils  me  demandent  de  la  modestie,  répondit 
«Luther,  et  ils  la  foulent  eux-mêmes  aux  pieds 

«dans  le  jugement   qu'ils   portent   de  moi! 

«  Nous  voyons  toujours  la  paille  dans  l'œil  d'au- 
«  trui,  et  ne  remarquons  pas  la  poutre  qui  est 

«  dans  le  nôtre La  vérité  ne  gagnera  pas  plus 

«  par  ma  modestie ,  qu'elle  ne  perdra  par  ma  té- 
«  mérité.  Je  désire  savoir,  continua- t  -  il,  en 
«  s'adressant  à  Lange,  quelles  erreurs  vous  et  vos 
«  théologiens  avez  trouvées  dans  mes  thèses?  Qui 
«  ne  sait  que  l'on  met  rarement  en  avant  une  idée 
M  nouvelle ,  sans  avoir  une  apparence  d'orgueil 
«  et  sans  être  accusé  de  chercher  des  disputes? 
«  Si  l'humilité  elle-même  voulait  entreprendre 
«  quelque  chose  de  nouveau ,  ceux  qui  sont  d'une 
«  autre  opinion  crieraient  qu'elle  est  une  orgueil- 
«  leuse^!  Pourquoi  Christ  et  tous  les  martyrs  ont- 

1  L.  0pp.  (L.)  VI,  p.  5 18. 

2  Finge  enim  ipsam  humiiitatem  nova  conari,  statim  supor- 
bise  subjicietiir  ab  iis  qui  aliter  sapiunt.  |L.  Epp.  I,  p.  73.) 


384  TROUBLE. 

«  ils  été  mis  à  mort?  Parce  qu'ils  ont  paru  d'or- 
«  gueilleux  contempteurs  de  la  sagesse  du  temps, 
a  et  qu'ils  ont  avancé  des  nouveautés,  sans  avoir 
«  auparavant  pris  humblement  conseil  des  organes 
«  de  l'ancienne  opinion. 

«  Que  les  sages  d'aujourd'hui  n'attendent  donc 
«  pas  de  moi  assez  d'humilité,  ou  plutôt  d'hypo- 
«  crisie,  pour  demander  leur  avis,  avant  que  de 
«  publier  ce  que  mon  devoir  m'appelle  à  dire.  Ce 
a  que  je  fais  ne  se  fera  pas  par  la  prudence  des 
«  hommes,  mais  par  le  conseil  de  Dieu.  Si  l'œu- 
«  vre  est  de  Dieu,  qui  l'arrêtera?  si  elle  n'est  pas 
«  de  lui,  qui  l'avancera?. . .  Non  pas  ma  volonté ,  ni 
«la  leur,  ni  la  nôtre,  mais  ta  volonté,  ô  Père 
«  saint  qui  es  dans  le  ciel!  »  —  Quel  courage,  quel 
noble  enthousiasme,  quelle  confiance  en  Dieu,  et 
surtout  quelle  vérité  dans  ces  paroles,  et  quelle 
vérité  de  tous  les  temps! 

Cependant  les  reproches  et  les  accusations,  qui 
arrivaient  de  tous  côtés  à  Luther,  ne  laissaient  pas 
que  de  faire  quelque  impression  sur  son  esprit.  Il 
s'était  trompé  dans  ses  espérances.  Il  s'était  at- 
tendu à  voir  les  chefs  de  l'Église ,  les  savants  les 
plus  distingués  de  la  nation,  s'unir  publiquement 
à  lui;  mais  il  en  fut  autrement.  Une  parole  d'ap- 
probation échappée  dans  un  premier  moment 
d'entraînement  fut  ce  que  les  mieux  disposés  lui 
accordèrent;  plusieurs  de  ceux  qu'il  avait  jus- 
qu'alors le  plus  vénérés,  le  blâmèrent  au  contraire 
hautement.  Il  se  sentit  seul  dans  toute  l'Église , 
seul  contre  Rome,  seul  au  pied  de  cet  édifice  an- 
tique et  redoutable  dont   les    fondements  péné- 


TROL'BLE.  385 

traient  dans  les  entrailles  de  la  terre,  dont  les 
murailles  s'élevaient  vers  les  nues,  et  sur  lequel 
il  venait  de  porter  un  coup  audacieux  '.  Il  en  fut 
troublé,  abattu.  Des  doutes  qu'il  croyait  avoir 
surmontés  revinrent  dans  son  esprit  avec  plus  de 
force.  Il  tremblait  à  la  pensée  qu'il  avait  contre 
lui  l'autorité  de  toute  l'Eglise  :  se  soustraire  à  cette 
autorité,  récuser  cette  voix  à  laquelle  les  peuples 
et  les  siècles  avaient  humblement  obéi,  se  mettre 
en  opposition  avec  cette  Eglise  qu'il  avait  été  ac- 
coutumé, dès  son  enfance ,  à  vénérer  comme  la 
mère  des  fidèles. . .  lui  moine  chétif. . .  c'était  un 
effort  au-dessus  de  la  puissance  humaine  ^!  Aucun 
pas  ne  lui  coûta  plus  que  celui-là.  Aussi  fut-ce 
celui  qui  décida  de  la  réformation. 

Personne  ne  peut  décrire  mieux  que  lui  le 
combat  qui  se  livrait  dans  son  âme  :  «  J'ai  com- 
«  mencé  cette  affaire,  dit-il ,  avec  une  grande  crainte 
«et  un  grand  tremblement.  Qui  étais -je  alors, 
«moi,  pauvre,  misérable,  méprisable  frère,  plus 
«  semblable  à  un  cadavre  qu'à  un  homme  ^,  qui 
«étais -je  pour  m'opposer  à  la  majesté  du  pape, 
«  devant  laquelle  tremblaient ,  non-seulement  les 
«  rois  de  la  terre  et  le  monde  entier,  mais  encore  , 
«  si  je  puis  ainsi  dire,  le  ciel  et  l'enfer,  contraints 
«d'obéir  à  un  signe  de  ses  yeux?...  Personne  ne 
«  peut  savoir  ce  que  mon  coeur  a  souffert  dans  ces 
«  deux  premières  années,  et  dans  quel  abattement, 

1  Solus  primo  eram.  (L.  Opp.  lat.  in  prœf.) 

2  Consilium  immauis  audaciae  plénum.  (Pallavicini,  I,  17.) 

3  Miserrimus  tune  fraterculus ,  cadaveri  similior  quàm  ho- 
mini.  (L.  Opp.  lat.  I,  p.  /jg.) 

1-  a5 


386 


TROUBLE. 


«je  pourrais  dire  dans  quel  désespoir,  j'ai  souvent 
cf  été  plongé.  Ils  ne  peuvent  s'en  faire  une  idée', 
«  ces  esprits  orgueilleux  qui  ont  ensuite  attaqué 
«  le  pape  avec  une  grande  hardiesse,  bien  qu'avec 
«  toute  leur  habileté  ils  n'eussent  pu  lui  faire  le 
a  moindre  mal,  si  Jésus-Christ  ne  lui  eût  déjà  fait 
«  par  moi,  son  faible  et  indigne  instrument,  une 
«  blessure  dont  il  ne  guérira  jamais. . .  Mais,  tandis 
«  qu'ils  se  contentaient  de  regarder  et  me  laissaient 
«seul  dans  le  péril,   je  n'étais  pas  si  joyeux,  si 
(c  tranquille  et  si  sûr  de  l'affaire;  car  je  ne  savais 
«  pas  alors  beaucoup  de  choses  que  je  sais  main- 
ce  tenant,  grâces  à  Dieu.  Il  se  trouva,  il  est  vrai, 
«  plusieurs  chrétiens  pieux  à  qui  mes  propositions 
«plurent  fort  et  qui  en  firent  grand  cas;  mais  je 
«  ne    pouvais   les  reconnaître    et  les   considérer 
«  comme  des  organes  du  Saint-Esprit;  je  ne  re- 
«  gardais  qu'au  pape,  aux  cardinaux,  aux  évéques, 
«  aux  théologiens,  aux  jurisconsultes,  aux  moines, 
«  aux  prêtres. ..  C'était  de  là  que  je  m'attendais  à 
«  voir  souffler  l'Esprit.  Cependant,  après  être  de- 
ce  meure  victorieux  par  l'Écriture  de  tous  les  ar- 
ec guments  contraires,  j'ai  enfin  surmonté  par   la 
ce  grâce  de  Christ,  avec  beaucoup  d'angoisses,  de 
ce  travail ,  et  à  grand'peine,  le  seul  argument  qui 
«m'arrêtât   encore,   savoir,  ce  qu'il  faut   écouter 
ec  l'Eglise^;»  car  j'honorais,  et  du  fond  du  cœur, 
ce  l'Eglise  du  pape  comme  la  véritable  Eglise;  et 

I  Et  cùm  omnia  argumenta  siiperassem  per  scripturas,  hoc 
unum  cum  suinma  difficultate  et  angustia,  tandem  Chris to  fa- 
vente,  vix  superavi,  Ecclesiam  scilicet  esse  audieudam.  (L. 
Opp.  lat.  I,  p.  49.) 


MOBIIX    DE    LUTHER  38^ 

«je  le  faisais  avec  bien  plu»  de  sincérité  et  de 
«  vénération  que  ne  le  font  ces  corrupteurs  hon- 
«  teux  et  infâmes,  qui,  pour  s'opposer  à  moi,  la 
a  prônent  si  fort  maintenant.  Si  j'avais  méprisé 
«  le  pape ,  comme  le  méprisent  dans  leur  cœur 
«  ceux  qui  le  louent  tant  des  lèvres ,  j'eusse  trem- 
«  blé  que  la  terre  ne  se  fût  entrouverte  à  l'heure 
c(  même,  et  ne  m'eût  englouti  tout  vivant  comme 
«  Coré  et  tous  ceux  qui  étaient  avec  lui.  » 

Combien  ces  combats  honorent  Luther  !  quelle 
sincérité ,  quelle  droiture  ils  nous  font  découvrir 
dans  son  âme!  et  que  ces  assauts  pénibles  qu'il 
eut  à  soutenir  au  dedans  et  au  dehors  le  rendent 
plus  digne  de  notre  respect  que  n'eût  pu  le  faire 
ane  intrépidité  sans  lutte  semblable.  Ce  travail  de 
son  âme  nous  montre  bien  la  vérité  et  la  divinité 
de  son  œuvre.  On  voit  que  la  cause  et  le  princ'pe 
en  étaient  dans  le  ciel.  Qui  osera,  après  tous  les 
traits  que  nous  avons  signalés  ,  dire  que  la  réfcr- 
mationfutune  affaire  de  politique  ?Non  certes,  elle 
ne  fut  pas  l'eflet  de  la  politique  des  iiOîT.mes,  mais 
celui  de  la  puissance  de  jJieu  Si  I  uthei  n'avait 
été  poussé  que  par  des  passions  humâmes ,  il  eût 
succombé  à  ses  craintes;  ses  mécomptes,  ses  scru- 
pules eussent  étouffé  le  feu  qui  avait  été  allumé 
dans  son  âme,  et  il  n'eût  jeté  dans  l'Église  qu'une 
lueur  passagère ,  comme  l'ont  fait  tant  d'hommes 
zélés  et  pieux  dont  les  noms  sont  parvenus  jus- 
qu'à nous.  Mais  maintenant  le  temps  de  Dieu  était 
arrivé;  l'œuvre  ne  devait  pas  s'arrtter'  Tciff'an- 
chissement  de  l'Eglise  devait  être  accompli.  Lu- 
ther devait  tout  au  moins  préparer  ce  complet 

25. 


388  ATTAQUE    DE    TEZEL, 

affranchissement  et  ces  vastes  développements 
qui  sont  promis  au  règne  de  Jésus-Christ.  Aussi 
éprouva-t-il  la  vérité  de  cette  magnifique  pro- 
messe :  Les  jeunes  gens  d'élite  se  lassent  et  se 
travaillent;  même  les  jeunes  gens  tombent  sans 
force  :  mais  ceux  qui  s'attendent  à  l'Éternel  pren- 
nent de  nouvelles  forces  ;  les  ailes  leur  reviennent 
comme  aux  aigles.  Cette  puissance  divine  qui  rem- 
phssait  le  cœur  du  docteur  de  Wittemberg ,  et 
qui  l'avait  jeté  dans  le  combat,  lui  rendit  bientôt 
toute  sa  résolution  première. 


VII. 


Les  reproches ,  la  timidité  ou  le  silence  de  ses 
amis  avaient  découragé  Luther;  les  attaques  de 
ses  ennemis  firent  sur  lui  l'effet  opposé  :  c'est  ce 
qui  arrive  souvent.  Les  adversaires  de  la  vérité  , 
en  croyant  par  leur  violence  faire  leur  œuvre, 
font  celle  de  Dieu  même*.  Tezel  releva,  mais 
d'une  main  faible,  le  gant  qui  lui  avait  été  jeté. 
Le  sermon  de  Luther,  qui  avait  été  pour  le  peuple 
ce  que  les  thèses  avaient  été  pour  les  savants,  fut 
l'objet  de  sa  première  réponse.  Il  réfuta  ce  dis- 
cours point  par  point  et  à  sa  manière;  puis  il 
annonça  qu'il  se  préparait  à  combattre  plus  am- 
plement son  adversaire  dans  des  thèses  qu'il  sou- 
tiendrait à  l'université  de  Francfort-sur-l'Oder. 
«  Alors ,  »  dit-il ,  répondant  par  ces  mots  à  la  con- 

I  Hi  furores  Tezelii  et  ejus  satellitum  imponunt  neccssita- 
tem  Luthero ,  de  rebiis  iisdera  copiosiùs  dissereudi  et  tuendae 
veritatis.  (Melancht.  Vita  Luth.) 


RÉPONSE    DE    LUTHER.  SSq 

clusioii  du  sermon  de  Luther,  «  alors  chacun 
«  pourra  reconnaître  qui  est  hérésiarque,  héréti- 
«que,  schismatique ,  erroné,  téméraire,  calom- 
«  niateur.  Alors  il  paraîtra  aux  yeux  de  tous,  qui 
«  a  une  sombre  cervelle ,  qui  n'a  jamais  senti  la 
«Bible,  lu  les  doctrines  chrétiennes,  compris 
«  ses  propres  docteurs.  .  .  Pour  soutenir  les  pro- 
«  positions  que  j'avance,  je  suis  prêt  à  souffrir 
(c  toutes  choses ,  la  prison ,  le  bâton ,  l'eau  et  le 
«  feu ...» 

Une  chose  frappe  en  lisant  cet  écrit  de  Tezel, 
c'est  la  différence  qui  existe  entre  l'allemand  dont 
il  se  sert  et  celui  de  Luther.  On  dirait  qu'une 
distance  de  quelques  siècles  les  sépare.  Un  étran- 
ger surtout  a  quelquefois  de  la  peine  à  compren- 
dre Tezel,  tandis  que  le  langage  de  Luther  est 
presque  entièrement  celui  de  nos  jours.  Il  suffit 
de  comparer  leurs  écrits  entre  eux,  pourvoir  que 
Luther  est  le  créateur  de  la  langue  allemande. 
C'est  sans  doute  l'un  de  ses  moindres  mérites , 
mais  c'en  est  un  pourtant. 

Luther  répondit  sans  nommer  Tezel  ;  Tezel  ne 
l'avait  point  nommé.  Mais  il  n'y  avait  personne  en 
Allemagne  qui  ne  put  écrire  en  tête  de  leurs 
publications  les  noms  qu'ils  jugeaient  convenable 
de  taire.  Tezel  cherchait  à  confondre  la  repen- 
tance  que  Dieu  demande  avec  la  pénitence  que 
l'Eglise  impose ,  afin  de  donner  un  plus  haut  prix 
à  ses  indulgences.  Luther  s'attacha  à  éclaircir  ce 
point, 

«  Pour  éviter  beaucoup  de  mots ,  )i  dit-il  dans  son 
langage  pittoresque,  «  j'abandonne  au  vent  (^  qiii 


390  RÉPONSE    DE    LUTHER. 

a  d'ailleurs  a  plus  de  loisir  que  moij  ses  autres  pa- 
«  rôles,  qui  ne  sont  que  des  fleurs  de  papier  et  des 
<(  feuilles  sèches,  et  je  me  contente  d'examiner  les 
«  bases  de  son  édifice  de  glouteron. 

«  La  pénitence  que  !e  saint-père  impose  ne  peut 
«  être  celle  que  uem-^nde  Jésus-Christ;  car  ce  que 
«  le  saiut-père  impose,  il  peut  en  dispenser,  et  si 
«  ces  deux  pénitences  étaient  une  seule  et  même 
<i  chose,  il  s'ensuivrait  que  le  saint-père  ôte  ce  que 
«  Jésus-Christ  met,  et  qu'il  déchire  le  commande- 
«  ment  de  Dieu. , .  Ah  !  si  bon  lui  semble ,  qu'il  me 
«  maltraite ,  continue  Luther,  après  avoir  cité  d'au- 
«  très  iîiLeipre'tations  fausses  de  Tezel,  qu'il  m'ap- 
«  peîie  hérétique,  schismatique,  calomniateur,  et 
«  tout  ce  qu'il  lui  plaira;  je  ne  serai  pas  pour  cela 
«  son  enne.ïîi ,  et  je  prierai  pour  lui  comme  pour 
«  un  ami...  Mais  il  n'es*^  pas  possible  de  souffrir 
«  qu'il  traite  l'Ecriture  sainte .  notre  consolation 
«  (Rom.  XV,  4)?  comme  une  truie  traite  un  sac 
«  d'avoine^..» 

11  faut  s'accoutumer  à  voir  Luther  se  servir  quel- 
quefois d'expressions  acerbes  et  trop  familières 
pour  notre  siècle  :  c'était  l'usage  du  temps;  et 
Ton  trouve  d'ordinaire  soUs  ces  paroles,  qui  de 
nos  jours  choqueraient  les  convenances  du  lan- 
gage, une  force  et  une  justesse  qui  en  font  par- 
donner la  verdeur.  Il  continue  ainsi  : 

«  Celui  qui  achète  des  indulgences ,  disent  en- 
«  core  les  adversaiies  ,  fait  mieux  que  celui  qui 

I  Dass  er  die  Schrift,  ansern  Trost,  nicht  auders  behan- 
delt  wio  die  Sau  eincii  Hc.hersack. 


BONNKS    OEUVRES.  Sgi 

«  donne  une  aumône  à  un  pauvre  qui  n'est  pas 
«  réduit  à  l'extrémité.  —  Maintenant,  qu'on  nous 
«  apporte  la  nouvelle  que  les  Turcs  profanent  nos 
«  églises  et  nos  croix  :  nous  pourrons  l'apprendre 
«  sans  frémir  ;  car  nous  avons  chez  nous  des  Turcs 
«  cent  fois  pires,  qui  profanent  et  anéantissent  le 
«  seul  véritable  sanctuaire,  la  Parole  de  Dieu,  qui 
«  sanctifie  toutes  choses... —  Que  celui  qui  veut 
«  suivre  ce  précepte  prenne  bien  garde  de  ne  pas 
«  donner  à  manger  à  celui  qui  a  faim ,  ou  de  ne 
«  pas  vêtir  celui  qui  est  nu,  avant  qu'ils  ne  rendent 
«  l'âme  et  n'aient  par  conséquent  plus  besoin  de 
«  son  secours.  » 

11  est  important  de  comparer  ce  zèle  de  Luther 
pour  les  bonnes  œuvres ,  avec  ce  qu'il  dit  sur  la 
justification  par  la  foi.  Au  reste,  quiconque  a 
quelque  expérience  et  quelque  connaissance  du 
christianisme,  n'a  pas  besoin  de  cette  nouvelle 
preuve  d'une  vérité  dont  il  a  reconnu  l'évidence  : 
savoir,  que  plus  on  est  attaché  à  la  justification 
par  la  foi ,  plus  aussi  l'on  connaît  la  nécessité  des 
oeuvres  et  l'on  est  attaché  à  leur  pratique  ;  tandis 
que  le  relâchement  quant  à  la  doctrine  de  la  foi 
entraîne  nécessairement  le  relâchement  quant  aux 
mœurs.  Luther,  avant  lui  saint  Paul,  après  lui  Ho- 
ward, sont  des  preuves  de  la  première  assertion. 
Tous  les  hommes  sans  foi ,  dont  le  monde  est  rem- 
pli ,  sont  des  preuves  de  la  seconde. 

Puis  Luther,  arrivant  aux  injures  de  Tezel ,  les 
lui  rend  à  sa  manière.  «A  l'ouïe  de  ces  invectives, 
«  il  me  semble,  dit-il,  entendre  braire  un  grosâtie 
«  contre  moi.  Je  m'en  réjouis  fort,  et  je  serais  bien 


Sgi  BONNES    OEUVRES. 

a  triste  que  de  tels  gens  m'appelassent  un  bon 
«  chrétien. . .»  Il  faut  donner  Luther  tel  qu'il  est  et 
avec  ses  faiblesses.  Ce  penchant  à  la  plaisanterie 
et  à  une  plaisanterie  grossière ,  en  était  une.  Le 
réformateur  était  un  grand  homme ,  un  homme  de 
Dieu,  sans  doute,  mais  il  était  homme  et  non  pas 
ange ,  et  même  il  n'était  pas  un  homme  parfait. 
Qui  a  le  droit  de  lui  demander  la  perfection? 

«Au  reste,  ajoute-t-il,  en  provoquant  ses  adver- 
«  saires  au  combat,  bien  que  pour  de  tels  points 
«il  ne  soit  pas  d'usage  de  brûler  les  hérétiques, 
«me  voici  à  Wittemberg,  moi,  le  docteur  Martin 
«  Luther!  Ya-t-il  quelque  inquisiteur  qui  prétende 
«  mâcher  du  fer  et  faire  sauter  en  l'air  des  rochers? 
«je  lui  fais  savoir  qu'il  a  un  sauf-conduit  pour  s'y 
«  rendre ,  portes  ouvertes  ,  table  et  logement  assu- 
«  rés ,  le  tout  par  les  soins  gracieux  du  louable 
«  prince  le  duc  Frédéric,  électeur  de  Saxe ,  qui  ne 
«  protégera  jamais  l'hérésie. . .  ^  » 

On  voit  que  le  courage  ne  manquait  pas  à  Lu- 
ther. Il  s'appuyait  de  la  Parole  de  Dieu  ;  et  c'est 
un  rocher  qui  ne  fait  jamais  défaut  dans  la  tem- 
pête. Mais  Dieu  dans  sa  fidélité  lui  accordait  aussi 
d'autres  secours.  Aux  éclats  de  joie  avec  lesquels 
la  multitude  accueillit  les  thèses  de  Luther,  avait 
succédé  bientôt  un  morne  silence.  Les  savants 
s'étaient  retirés  timidement  à  l'ouïe  des  calomnies 
et  des  insultes  de  Tezel  et  des  Dominicains.  Les 
évèques,  qui  avaient  auparavant  blâmé  hautement 
les  abus  des  indulgences ,  les  voyant  enfin  atta- 

I    L.  0pp.  Leips.  XVII,  i32. 


LLTIIER    F.T    SPALATIIS'.  SqS 

qiiés,  n'avaient  pas  manqué,  par  une  contradic- 
tion dont  il  n'y  a  que  trop  d'exemples,  de  trou- 
ver alors  l'attaque  inopportune.  La  plupart  des 
amis  du  réformateur  s'étaient  effrayés.  Plusieurs 
s'étaient  enfuis.  Mais  quand  la  première  terreur 
fut  passée,  un  mouvement  contraire  s'opéra  dans 
les  esprits.  Le  moine  de  Wittemberg,  qui  pen- 
dant quelque  temps  s'était  trouvé  presque  seul 
au  milieu  de  l'Église,  se  vit  bientôt  entouré  de 
nouveau  d'un  grand  nombre  d'amis  et  d'appro- 
bateurs. 

Il  y  en  eut  un  qui,  quoique  timide,  lui  demeura 
pourtant  fidèle  dans  toute  cette  crise,  et  dont  l'a- 
mitié fut  pour  lui  une  consolation  et  un  appui. 
C'était  Spalatin.  Leur  correspondance  ne  discon- 
tinua pas.  «Je  te  rends  grâces,»  lui  dit -il,  en 
parlant  d'une  marque  particulière  d'amitié  qu'il 
avait  reçue  de  lui;  «  mais  que  ne  te  dois -je  pas^?» 
C'est  le  II  novembre  i5i7  ,  onze  jours  après  la 
publication  des  thèses,  et  par  conséquent  dans  le 
moment  où  la  fermentation  des  esprits  était  sans 
doute  la  plus  grande ,  que  Luther  aime  ainsi  à 
épancher  sa  reconnaissance  dans  le  cœur  de  son 
ami .  Il  est  intéressant  de  voir,  dans  cette  même 
lettre  à  Spalatin,  cet  homme  fort,  qui  venait  de 
faire  l'action  la  plus  courageuse ,  déclarer  d'où  la 
force  provient.  «  Nous  ne  pouvons  rien  de  nous- 
«  mêmes  ;  nous  pouvons  tout  par  la  grâce  de  Dieu. 
«  Toute  ignorance  est  invincible  pour  nous  :  nulle 

I   Tibi  gratias  ago  :  imô  quid  tibi  non  dcbeo  ?  (L.  Epp.  I, 
P-  74.) 


394  ÉTUDE  DE  l'Écriture. 

«  ignorance  n'est  invincible  pour  la  grâce  de 
«  Dieu.  Plus  nous  nous  efforçons  de  nous-mêmes 
«de  parvenir  à  la  sagesse,  plus  nous  appro- 
«  chons  de  la  folie  '.  Il  n'est  point  vrai  que  cette 
«  ignorance  invincible  excuse  le  pécheur;  car  au- 
«  trement  il  n'y  aurait  aucun  péché  dans  le 
«  monde.  » 

Luther  n'avait  envoyé  ses  propositions  ni  au 
prince  ni  à  aucun  de  ses  courtisans.  Il  paraît  que 
le  chapelain  en  témoigna  à  son  ami  quelque  éton- 
nement  :  «  Je  n'ai  pas  voulu ,  répond  Luther,  que 
«mes  thèses  parviennent  à  notre  très -illustre 
«  prince,  ou  à  quelqu'un  des  siens,  avant  que  ceux 
«  qui  pensent  y  être  désignés  les  aient  eux-mêmes 
«reçues,  de  peur  qu'ils  ne  croient  que  je  les  ai 
«  publiées  par  ordre  du  prince ,  ou  pour  me  con- 
«  cilier  sa  faveur,  et  par  opposition  à  l'évêque  de 
«  Mayence.  J'apprends  qu'il  en  est  déjà  plusieurs 
«  qui  rêvent  de  telles  choses.  Mais  maintenant,  je 
«puis  jurer  en  toute  sécurité  ,  que  mes  thèses  ont 
«  été  publiées  sans  la  connaissance  du  duc  Fré- 
«  déric^.  » 

Si  Spalatui  consolait  son  ami  et  le  soutenait  de 
son  influence,  Luther  de  son  côté  cherchait  à  ré- 
pondre aux  demandes  que  lui  adressait  le  mo- 
deste chapelain.  Entre  autres  questions ,  celui-ci 
lui  en  fît  alors  une,  qui  est  encore  souvent  ré- 
pétée de  nos  jours  :  «Quelle  est,   lui  demanda- 

1  Quantô  magis  conamur  ex  nobis  ad  sapientiam,  tantô 
amplius  appropinquamus  insipientiae.  (L.  Epp.  I,  p-  74) 

a  Sed  salvmn  est  nunc  etiam  jurarc,  quod  sine  scitu  ducis 
frederici  exicéiiit.  (Ibid. ,  p.  76.) 


lÎTUDE  DE  l'Écriture.  SgS 

«  t-il ,  la  meilleure   manière  d'étudier    l'Écriture 
«  sainte  ?  » 

«  Jusqu'à  présent ,  répondit  Luther  ,  vous  ne 
«m'avez  demandé,  très  -  excellent  Spalatin  ,  que 
«  des  choses  qui  étaient  en  mon  pouvoir.  Mais 
«  vous  diriger  dans  l'étude  des  saintes  Écritures 
«  est  au-dessus  de  mes  forces.  Si  cependant  vous 
«  voulez  absolument  connaître  ma  méthode ,  je  ne 
«  vous  la  cacherai  point. 

«  Il  est  très-certain  qu'on  ne  peut  parvenir  à 
«  comprendre  les  Écritures  ni  par  l'étude ,  ni  par 
«  l'intelligence.  Votre  premier  devoir  est  donc  de 
«  commencer  par  la  prière  ^  Demandez  au  Sei- 
«  gneur  qu'il  daigne  vous  accorder ,  en  sa  grande 
«miséricorde,  la  véritable  intelligence  de  sa  Pa- 
«  rôle.  Il  n'y  a  point  d'autre  interprète  de  la  Parole 
«  de  Dieu  que  l'auteur  même  de  cette  Parole ,  selon 
«  ce  qu'il  a  dit  :  Ils  seront  tous  enseignés  de  Dieu. 
«  IN'espérez  rien  de  vos  travaux  ,  rien  de  votre 
«  intelligence  ;  confiez-vous  uniquement  en  Dieu 
«  et  en  l'influence  de  son  Esprit.  Croyez-en  un 
«  homme  qui  en  a  fait  l'expérience  ^.  »  On  voit  ici 
comment  Luther  parvint  à  la  possession  de  la 
vérité,  dont  il  fut  le  prédicateur.  Ce  ne  fut  pas, 
comme  le  prétendent  quelques-uns,  en  se  con- 
fiant en  une  raison  orgueilleuse;  ce  ne  fut  pas, 

1  Primùm,  id  certissimum  est,  sacras  litteras  liOnposse  vel 
studio ,  vel  ingecio  penetrari.  Ideô  primum  officium  est  nt  ab 
oratione  incipias. 

2  Igitur  de  tuo  studio  desperes  oportet  onininô ,  sinuil  et 
ingenio.  Deo  autem  soli  confidas  et  influxui  spiritus.  Expei  to 
crede  ista.  (L.  Epp.  I,  p.  88,  du  1 8  janvier.) 


396  SCHEURL    ET    LUTHER. 

comme  d'autres  le  soutiennent,  en  se  livrant  à 
des  passions  haineuses.  La  source  la  plus  pure, 
la  plus  sainte,  la  plus  sublime,  Dieu  même,  inter- 
rogé par  l'humilité,  la  confiance  et  la  prière,  fut 
celle  où  il  puisa.  Mais  il  est  peu  d'hommes  de 
notre  siècle  qui  l'imitent ,  et  de  là  vient  qu'il  en 
est  peu  qui  le  comprennent.  Ces  mots  de  Luther 
sont  à  eux  seuls  pour  un  esprit  sérieux  une  jus- 
tification de  la  réforme. 

Luther  trouva  aussi  des  consolations  dans  l'a- 
mitié de  laïques  respectables.  ChristophoreScheurl, 
l'excellent  secrétaire  de  la  ville  impériale  de  Nu- 
remberg, lui  donna  des  marques  touchantes  de 
son  amitié  ^  On  sait  combien  les  témoignages 
d'intérêt  sont  doux  au  cœur  de  l'homme,  quand 
il  se  voit  attaqué  de  toutes  parts.  Le  secrétaire  de 
Nuremberg  faisait  plus  encore  :  il  eût  voulu  gagner 
à  son  ami  de  nombreux  amis.  Il  l'invitait  à  dédier 
1  un  de  ses  ouvrages  à  un  jurisconsulte  nurember- 
geois  alors  célèbre,  nommé  Jérôme  Ebner  :  «  Tu 
«as  une  haute  idée  de  mes  études,  lui  répond 
«  Luther  avec  modestie;  mais  je  n'en  ai  que  la 
«  plus  abjecte.  Néanmoins  j'ai  voulu  me  conformer 
«  à  tes  désirs.  J'ai  cherché. ..  Mais  dans  toute  ma 
«  provision,  que  je  n'ai  jamais  trouvée  si  chétive, 
«  il  ne  s'est  rien  offert  à  moi  qui  ne  me  parût 
«  tout  à  fait  indigne  d'être  dédié  à  un  si  grand 
«  homme  par  un  si  petit  homme  que  moi.  »  Tou- 
chante humilité  !  C'est  Luther  qui  parle,  et  c'est 

I  Littcrœ  tiiae,  lui  écrit  Luther  le  11  décembre  i5i7,  ani- 
mum  tuum  erga  meam  parvitatem  candidum  et  longé  iritrà 
mérita  benevolentissimum  probaverunt.  (L.  Epp.  I,  p-  79-) 


DOUTES    SUR    LES    THESES.  397 

avec  le  docteur  Ebner,  dont  le  nom  nous  est  in- 
connu ,  qu'il  se  compare  ainsi.  La  postérité  n'a  pas 
ratifié  ce  jugement. 

Luther ,  qui  n'avait  rien  fait  pour  répandre  ses 
thèses,  ne  les  avait  pas  plus  envoyées  à  Scheurl 
qu'à  l'Électeur  et  à  ses  courtisans.  Le  secrétaire 
de  Nuremberg  lui  en  témoigna  son  étonnement. 
«Mon  dessein,  lui  répondit-il,  n'avait  point  été 
«  de  donner  à  mes  thèses  une  telle  publicité.  Je 
«  voulais  seulement  conférer  sur  leur  contenu  avec 
«  quelques-uns  de  ceux  qui  demeurent  avec  nous 
«ou  près  de  nous  '.  S'ils  les  avaient  condamnées, 
«je  voulais  les  détruire.  S'ils  les  avaient  approu- 
«  vées,  je  me  proposais  de  les  publier.  Mais  main- 
«  tenant  elles  sont  imprimées,  réimprimées  et  ré- 
«  pandues  bien  au  delà  de  toutes  mes  espérances  ; 
«  tellement  que  je  merepensde  cette  production  ^; 
«  non  que  je  craigne  que  la  vérité  soit  connue  du 
«peuple,  c'est  cela  seul  que  j'ai  cherché;  mais  ce 
«  n'est  pas  là  la  manière  de  l'instruire.  Il  s'y  trouve 
«  des  questions  qui  sont  encore  douteuses  pour 
«  moi ,  et  si  j'avais  pensé  que  mes  thèses  fissent 
«  une  telle  sensation ,  il  est  des  choses  que  j'eusse 
«  omises  et  d'autres  que  j'eusse  affirmées  avec  une 
«  plus  entière  assurance.  »  Luther  pensa  autre- 
ment plus  tard.  Loin  de  craindre  d'en  avoir  trop 
dit ,  il  déclara  qu'il  aurait  dû  en  dire  bien  plus  en- 
core. Mais  les  appréhensions  que  Luther  mani- 

1  Non  fuit  consilium  neque  votum  eas  evulgari,  sed  ciim 
paucis  apud  et  circùm  nos  habitantibus  primùm  super  ipsis 
conferri.  (L.  Epp.  I,  p.  gS.) 

2  Ut  me  pœniteat  hujus  fœturae.  (Ibid.) 


398  LUTHER    Et    SON    PEUPLE. 

feste  à  Scheurl  honorent  sa  sincérité.  Elles  mon- 
trent qu'il  n'y  avait  en  lui  ni  plan  fait  à  l'avance  ni 
esprit  de  parti,  qu'il  n'abondait  pas  dans  son  sens 
et  qu'il  ne  cherchait  que  la  vérité.  Quand  il  l'eut 
pleinement  trouvée ,  il  changea  de  langage  :  «Vous 
a  trouverez  dans  mes  premiers  écrits  ,  dit-il  bien 
«des  années  après,  que  j'ai  très-humblement  ac- 
«  cordé  au  pape  beaucoup  de  choses,  et  même 
«de  choses  importantes,  que  maintenant  je  re- 
«  garde  et  je  déteste  comme  abominables  et  blas- 
«  phématoires  ^  » 

Scheurl  n'était  pas  le  seul  laïque  considéré 
qui  donnât  alors  à  Luther  des  marques  de  son 
amitié.  Le  célèbre  peintre  Albert  Durer  lui  en- 
voya un  présent,  peut-être  était-ce  un  de  ses 
tableaux,  et  le  docteur  lui  en  fit  exprimer  toute 
sa  reconnaissance  ^. 

Ainsi  Luther  éprouvait  alors  pour  lui-même  la 
vérité  de  cette  parole  de  la  sagesse  divine  :  Vin- 
time  ami  aime  en  tout  temps ,  et  il  naîtra  comme 
un  frère  dans  la  détresse.  Mais  il  s'en  souvenait 
aussi  pour  les  autres.  Il  plaidait  la  cause  de  tout 
son  peuple.  L'Électeur  venait  de  lever  un  impôt, 
et  on  assurait  qu'il  allait  en  lever  un  autre ,  pro- 
bablement d'après  l'avis  de  Pfeffinger,  conseiller 
du  prince,  contre  lequel  Luther  lance  souvent  des 
paroles  piquantes.  Le  docteur  se  mit  hardiment  à 
la  brèche  :  «  Que  Votro  Altesse ,  dit-il ,  ne  méprise 

I  Quse  istis  temporibus  pro  summa  blasphemia  et  abomi- 
nalione  habeo  et  execror.  (L.  Opp.  lat.  Wit.  in  piajf.) 

a  Accepi simul  et  donum  insignis  viri  Albcrti  Durer. 

(L.  Epp.  1,95.) 


UN    HAfilT   NEUF.  899 

«  pas  la  prière  d'un  pauvre  mendiant.  Je  vous  le 
«  demande  au  nom  de  Dieu  ,  n'ordonnez  pas  une 
«  nouvelle  taxe.  J'ai  eu  le  cœur  brisé  ,  ainsi  que 
«  plusieurs  de  ceux  qui  vous  sont  le  plus  dévoués, 
«  en  voyant  combien  la  dernière  avait  nui  à  la 
«  bonne  renommée  et  à  la  popularité  dont  jouis- 
«  sait  Votre  Altesse.  Il  est  vrai  que  Dieu  vous  a  doué 
«  d'une  raison  élevée,  en  sorte  que  vous  voyez  en 
«  ces  choses  plus  loin  que  moi ,  et  sans  doute  que 
«  tous  vos  sujets.  Mais  peut-être  est-ce  la  volonté 
«  de  Dieu  qu'une  petite  raison  en  instruise  une 
«  grande ,  afin  que  personne  ne  se  confie  en  soi- 
«  même,  mais  seulement  en  Dieu  notre  Seigneur, 
«  lequel  daigne  garder  pour  notre  bien  votre 
cf  corps  en  santé,  et  votre  âme  pour  la  béatitude 
«  éternelle.  Amen.  »  C'est  amsi  que  l'Évangile , 
qui  fait  honorer  les  rois ,  fait  aussi  plaider  la 
cause  du  peuple.  Tl  prêche  à  la  nation  ses  de- 
voirs; et  les  droits  qu'elle  possède,  il  les  rappelle 
au  prince.  La  voix  d'un  chrétien  tel  que  Luther, 
retentissant  dans  le  cabinet  d'un  souverain  ,  pour- 
rait souvent  tenir  lieu  de  toute  une  assemblée  de 
législateurs. 

Dans  cette  même  lettre,  où  Luther  adresse  une 
sévère  leçon  à  l'Électeur  ,  il  ne  craint  pas  de  lui 
faire  une  demande,  ou  plutôt  de  lui  rappeler  une 
promesse,  celle  de  lui  donner  un  habit  neuf.  Cette 
liberté  de  Luther ,  dans  un  moment  où  il  pouvait 
craindre  d'avoir  offensé  Frédéric ,  honore  égale- 
ment et  le  prince  et  le  réformateur.  «  xMais  si 
«  c'est  Pfeffinger  qui  en  est  chargé,  ajoute-t-il, 
^(  qu'il  me  le  donne  en  réalité  et  non  en  protesta- 


400  DJSPUTE    DE    FRANCFORT. 

«  tions  d'amitié.  Car  tisser  de  bonnes  paroles,  c'est 
«ce  qu'il  sait  faire,  mais  il  n'en  sort  jamais  de 
«  bon  drap.  »  Luther  pensait  que  par  les  avis 
fidèles  qu'il  avait  donnés  à  son  prince,  il  avait 
bien  mérité  son  habit  de  cour"'.  Quoi  qu'il  en  soit, 
deux  ans  plus  tard,  il  ne  l'avait  pas  reçu,  et  il  le 
demandait  encore  ^.  Cela  semble  indiquer  que 
Frédéric  n'était  pas  autant  qu'on  l'a  dit  à  la  dis- 
position de  Luther. 

VIIL 

Ainsi  les  esprits  étaient  peu  à  peu  revenus  de 
leur  premier  effroi.  Luther  lui-même  était  disposé 
à  déclarer  que  ses  paroles  n'avaient  pas  la  portée 
qu'on  leur  avait  attribuée.  De  nouvelles  circons- 
tances pouvaient  détourner  l'attention  générale, 
et  ce  coup  porté  à  la  doctrine  romaine  finir  par 
se  perdre  dans  les  airs  comme  tant  d'autres.  Mais 
les  partisans  de  Rome  empêchèrent  que  l'affaire 
n'eût  une  telle  issue.  Ils  agrandirent  la  flamme  au 
lieu  de  l'étouffer. 

Tezel  et  les  Dominicains  répondirent  fièrement 
à  l'attaque  qu'on  leur  avait  faite.  Brûlant  du  désir 
d'écraser  le  moine  audacieux  qui  était  venu  trou- 
bler leur  trafic,  et  de  se  concilier  la  faveur  du 
pontife  romain ,  ils  poussèrent  un  cri  de  fureur  ;  ils 
prétendirent  qu'attaquer  l'indulgence  ordonnée 
parle  pape,  c'était  attaquer  le  pape  lui-même, 

1  Mein  Hofkleid  verdienen.  (Epp.  L.  I,  p.  77  et  78.) 

2  Ibid.,  p.  283. 


THÈSKS    DE    TLZEL.  l\0 1 

et  ils  ap(3elèrent  à  leur  aide  tous  les  moines  et  les 
théologiens  de  leur  école*.  En  effet,  Tezel  sentit 
bien  qu'un  adversaire  tel  que  Luther  était  trop 
fort  pour  lui  seul.  Tout  déconcerté  de  l'attaque  du 
docteur,  mais  surtout  plein  de  colère,  il  quitta  les 
environs  de  Wittemberg ,  et  se  rendit  à  Francfort- 
sur-l'Oder,  où  il  arriva  déjà  au  mois  de  novembre 
iSi'j.  L'université  de  cette  ville  était  de  date  ré- 
cente comme  celle  de  Wittemberg,  mais  elle  avait 
été  fondée  par  le  parti  contraire.  Conrad  Wimpina, 
homme  de  beaucoup  d'éloquence,  ancien  rival  de 
Pollich  de  ^Mellerstadt ,  et  l'un  des  théologiens 
les  plus  distingués  de  ce  temps,  y  était  professeur. 
Wimpina  jetait  des  regards  envieux  sur  le  docteur 
et  sur  l'université  de  Wittemberg.  Leur  réputation 
l'offusquait.  Tezel  lui  demanda  une  réponse  aux 
thèses  de  Luther,  et  Wimpina  écrivit  deux  séries 
d'antithèses,  ayant  pour  but  de  défendre,  la  pre- 
mière, la  doctrine  des  indulgences,  et  la  seconde, 
l'autorité  du  pape. 

Le  20  janvier  i5i8  eut  lieu  cette  dispute  pré- 
parée longtemps  à  l'avance ,  annoncée  avec  éclat , 
et  sur  laquelle  Tezel  fondait  tant  d'espérances.  Il 
avait  battu  le  rappel.  Des  moines  avaient  été  en- 
voyés de  tous  les  cloîtres  des  environs;  ils  s'y 
rencontrèrent  au  nombre  de  plus  de  trois  cents. 
Tezel  lut  ses  thèses.  On  y  trouvait  jusqu'à  cette 
déclaration  ,  a  que  quiconque  dit  que  l'âme  ne 
«  s'envole  pas  du  purgatoire  aussitôt  que  le  de- 

I   Suum  senatum  convocat  ;  monachos  aliquot  et  theologos 
sua  sophistica  ntciinque  tinctos.  (Melancht.  Vita  Luth.^ 
L  26 


4<>^  THKSKS    DE    TEZEL. 

«nier  sonne  au  fond  du  coffre  -  fort ,  est  dans 
«  l'erreur  '.  » 

Mais  surtout  il  établissait  des  propositions  d'a- 
près lesquelles  le  pape  semblait  vraiment  assis 
comme  Dieu ,  dans  le  temple  de  Dieu  ,  selon  le 
langage  d'un  apôtre.  Il  était  commode  pour  ce 
marchand  effronté  de  se  réfugier  avec  tous  ses 
désordres  et  ses  scandales  sous  le  manteau  du 
pape. 

Voici  ce  qu'il  se  déclara  prêt  à  défendre  en 
présence  de  la  nombreuse  assemblée  qui  l'en- 
tourait : 

3.  «Il  faut  enseigner  aux  chrétiens,  que  le  pape, 
«  par  la  grandeur  de  sa  puissance ,  est  au-dessus 
«  de  toute  l'Église  universelle  et  des  conciles ,  et 
«  que  l'on  doit  obéir  à  ses  ordonnances  en  toute 
«  soumission. 

4.  «  Il  faut  enseigner  aux  chrétiens,  que  le  pape 
«  seul  a  droit  de  décider  dans  les  choses  de  la  foi 
«  chrétienne;  que  seul  il  a  la  puissance,  et  que 
«  personne  ne  l'a  excepté  lui ,  d'expliquer  d'après 
«  son  sens,  le  sens  de  l'Ecriture  sainte,  et  d'ap- 
«  prouver  ou  condamner  toutes  paroles  ou  oeuvres 
«  des  autres. 

5.  «  Il  faut  enseigner  aux  chrétiens,  que  le  juge- 
«  ment  du  pape ,  dans  les  choses  qui  concernent 
«  la  foi  chrétienne  et  qui  sont  nécessaires  au  salut 
«  du  genre  humain ,  ne  peut  nullement  errer. 

6.  «  Il  faut  enseigner  aux  chrétiens ,  que  l'on 

I  Quisquis  ergô  dicit,  non  citiùs  posse  animam  volare, 
quàm  in  fundo  cistae  denarius  possit  tinnire,  errât.  (Positiones 
fratris  Joh.  Tezelii,  pos.  56,  L.  0pp.  I,  p.  94) 


THÈSES    DE    TKZEI..  4^^ 

«  doit  plus  s'appuyer  et  se  reposer,  dans  les  choses 
«  de  la  foi,  sur  la  pensée  du  pape,  telle  que  ses 
«jugements  la  manifestent,  que  sur  la  pensée  de 
K  tous  les  hommes  sages,  telle  qu'ils  la  tisent  de 
«  l'Écriture. 

8.  «Il  faut  enseigner  aux  chrétiens,  que  ceux 
«  qui  portent  atteinte  à  l'honneur  et  à  la  dignité 
«  du  pape,  se  rendent  coupables  du  crime  de  lèse- 
«  majesté  et  méritent  la  malédiction. 

l'y.  «  Il  faut  enseigner  aux  chrétiens,  qu'il  y  a 
«  beaucoup  de  choses  que  l'Eglise  regarde  comme 
«  des  articles  certains  de  la  vérité  universelle, iquoi- 
«  qu'elles  ne  se  trouvent  ni  dans  le  canon  de  la 
«  Bible,  ni  dans  les  anciens  docteurs. 

/|4-  «  Il  f^"t  enseigner  aux  chrétiens ,  que  l'on 
«  doit  tenir  pour  hérétiques    obstinés,  ceux  qui  sj^ 

«déclarent  par  leurs   paroles,  leurs  actions  ou  "^^ 

«  leurs  écrits,  qu'ils  ne  rétracteraient  pas  leurs 
«  propositions  hérétiques,  dût-il  pleuvoir  ou  gré- 
«  1er  sur  eux  excommunications  sur  excommuni- 
«  cations. 

48.  «Il  faut  enseigner  aux  chrétiens,  que  ceux 
«  qui  protègent  l'erreur  des  hérétiques  ,  et  qui 
«  empêchent  par  leur  autorité  qu'ils  ne  soient 
«  amenés  par-devant  le  juge  qui  a  le  droit  de  les 
«entendre,  sont  excommuniés;  que  si  dans  l'es- 
«  pace  d'une  année  ils  ne  s'abstiennent  pas  de  le 
«  faire,  ils  seront  déclarés  infâmes  et  cruellement 
«  punis  de  plusieurs  châtiments ,  d'après  les  rè- 
«  gles  du  droit  et  pour  l'épouvante  de  tous  les 
«  hommes  ^. 

I  Pro  infamibus  sunt  tencndi ,  qui  etiam  per  juris  capitui? 

26. 


4o4  MENACES. 

5o.  «  Il  faut  enseigner  aux  chrétiens,  que  ceux 
«  qui  barbouillent  tant  de  livres  et  de  papier,  qui 
«  prêchent  ou  disputent  publiquement  et  mécham- 
«  ment  sur  la  confession  de  la  bouche,  sur  la  sa- 
rt  tisfaction  des  œuvres ,  sur  les  riches  et  grandes 
«  indulgences  de  l'évéque  de  Rome  et  sur  son  pou- 
«voir;  que  ceux  qui  se  rangent  avec  ceux  qui 
«  prêchent  ou  qui  écrivent  de  telles  choses,  qui 
«  prennent  plaisir  à  leurs  écrits  et  qui  les  répan- 
«  dent  parmi  le  peuple  et  dans  le  monde;  que  ceux 
«  enfin  qui  parlent  de  ces  choses  en  cachette , 
«d'une  manière  méprisable  et  sans  pudeur,  doi- 
<.(  vent  tous  trembler  d'encourir  les  peines  que 
«  nous  venons  de  nommer,  et  de  se  précipiter 
«  eux-mêmes ,  et  d'autres  avec  eux,  au  jour  à  ve- 
«  nir,  dans  l'éternelle  condamnation,  et  ici-bas  déjà 
«  dans  un  grand  opprobre.  Car  chaque  bête  qui 
«  touche  la  montagne  sera  lapidée.  » 

On  voit  que  Tezel  n'attaquait  pas  Luther  seul. 
Il  avait  probablement  en  vue  dans  la  4^^  thèse 
l'électeur  de  Saxe.  Ces  propositions,  du  reste,  sen- 
tent bien  le  dominicain.  Menacer  tout  contra- 
dicteur de  châtiments  cruels,  était  un  argument 
d'inquisiteur,  auquel  il  n'y  avait  guère  moyen  de 
répondre.  Les  trois  cents  moines  que  Tezel  avait 
rassemblés  ,  ouvraient  tous  de  grands  yeux  et  ad- 
miraient ce  qu'il  avait  dit.  Les  théologiens  de 
l'université  craignaient  trop  d'être  mis  au  nombre 
des  fauteurs  de  l'hérésie ,  ou  étaient  trop  attachés 

terribiliter  muUis  plectentur  pœnis  in  omnium  hominum  tei-- 
rorem.  (Positiones  fratris  Joh.  Tezelii,  pos.  56 ,  L.  0pp.  I, 
p.  98.} 


OPPOSITION     DE    KNIPSTROVV.  l\o5 

aux  principes  de  Wimpina,  pour  attaquer  franche- 
ment les  étonnantes  thèses  qui  venaient  d'être 
lues. 

Toute  cette  affaire,  dont  on  avait  fait  si  grand 
bruit,  semblait  donc  ne  devoir  être  qu'un  combat 
simulé  ;  mais  parmi  la  foule  des  étudiants  qui  as- 
sistaient à  la  dispute,  était  un  jeune  homme  d'en- 
viron vingt  ans,  nommé  Jean  Knipstrow^.  Il  avait 
lu  les  thèses  de  Luther  et  les  avait  trouvées  con- 
formes aux  doctrines  de  l'Écriture.  Indigné  de 
voir  la  vérité  foulée  publiquement  aux  pieds,  sans 
que  personne  se  présentât  pour  la  défendre,  ce 
jeune  homme  éleva  la  voix  ,  au  grand  étonnement 
de  toute  l'assemblée,  et  attaqua  le  présomptueux 
Tezel.  Le  pauvre  dominicain,  qui  n'avait  pas 
compté  sur  une  telle  opposition,  en  fut  tout  trou- 
blé. Après  quelques  efforts,  il  abandonna  le  champ 
de  bataille  et  céda  la  place  à  Wimpina.  Celui-ci 
résista  avec  plus  de  vigueur;  mais  Rnipstrow  le 
pressa  de  telle  sorte  que,  pour  mettre  fin  à  une 
lutte  si  inconvenante  à  ses  yeux,  Wimpina,  qui 
présidait,  déclara  la  discussion  close,  et  passa  sans 
autres  à  la  promotion  de  ïezel  au  grade  de  doc- 
teur,  récompense  de  ce  glorieux  combat.  Wim- 
pina, pour  se  débarrasser  du  jeune  orateur,  le  fil 
envoyer  dans  le  couvent  de  Pyritz  en  Poméranie, 
avec  l'ordre  de  l'y  garder  sévèrement.  Mais  cette 
lumière  naissante  ne  fut  enlevée  des  bords  de 
l'Oder  que  pour  répandre  plus  tard  en  Poméra- 
nie une  grande  clarté  ^  Dieu,  quand  il  le  trouve 

I  Spieker,  Gesch.  Dr.  M.  Ltithcrs.  Beckmani  Notifia  Univ. 
Francofurt.  VIII ,  etc. 


4o6  THÈSKS    DE    LUTHER    BRULÉliS. 

bon ,  emploie  des  écoliers  pour  confondre  des 
docteurs. 

Tezel,  voulant  réparer  l'échec  qu'il  avait  reçu, 
eut  recours  à  Vultima  ratio  de  E.ome  et  des  inqui- 
siteurs ,  nous  voulons  dire  au  feu.  Il  fit  dresser  sur 
une  promenade  de  l'un  des  faubourgs  de  Franc- 
fort une  chaire  et  un  échafaud.  Il  s'y  rendit  en 
procession  solennelle  avec  ses  insignes  d'inquisi- 
teur de  la  foi.  Il  déchaîna  du  haut  de  la  chaire 
toute  sa  fureur.  Il  lança  des  foudres,  et  s'écria  de 
sa  puissante  voix ,  que  Thérétique  Luther  devait 
être  mis  à  mort  par  le  feu.  Puis,  plaçant  les  pro- 
positions et  le  sermon  du  docteur  sur  l'échafaud, 
il  les  brûla  ^.  Il  s'entendait  mieux  à  cela  qu'à  dé- 
fendre des  thèses.  Cette  fois  il  ne  trouva  point  de 
contradicteurs;  sa  victoire  fut  complète.  L'impu- 
dent dominicain  rentra  triomphant  dans  Franc- 
fort. Quand  les  partis  puissants  sont  vaincus,  ils 
ont  recours  à  certaines  démonstrations  qu'il  faut 
bien  leur  passer  comme  une  consolation  de  leur 
honte. 

Les  secondes  thèses  de  Tezel  forment  une  épo- 
que importante  de  la  réformation.  Elles  déplacè- 
rent la  dispute  ;  elles  la  transportèrent  des  mar- 
chés d'indulgences  dans  les  salles  du  Vatican,  et  la 
détournèrent  de  Tezel  sur  le  pape.  A  ce  mépri- 
sable courtier  que  Luther  avait  pi'is  à  bras-le- 
corps,  elles  substituèrent  la  personne  sacrée  du 

I  Fulmina  in  Luthciuni  torquet  :  vociferatur  ubique  hune 
hereticum  igni  perdondum  esse  :  piopositiones  eliam  Liitheri 
et  concionem  do  indiilgentiis  publiée  conjicit  in  flanimas.  (Me- 
laiicht.  Vila  Luth.) 


LES    MOINES.  407 

chef  de  l'Église.  Luther  en  fut  étonné.  11  est  jdio- 
bable  que  plus  tard  il  eiit  fait  de  lui-même  ce  pas; 
mais  ses  ennemis  lui  en  épargnèrent  la  peine. 
Dès  lors  il  ne  fut  plus  seulement  question  d'un 
commerce  décrié ,  mais  de  Rome  ;  et  le  coup  dont 
une  main  courageuse  avait  voulu  abattre  la  bou- 
tique de  Tezel,  vint  ébranler  jusque  dans  ses  bases 
le  trône  du  pontife-roi. 

Les  thèses  de  Tezel  ne  furent,  au  reste,  que  le 
signal  donné  à  la  troupe  de  Rome.  Un  cri  s'éleva 
contre  Luther  parmi  les  moines,  furieux  de  voir 
paraître  un  adversaire  plus  redoutable  que  ne  l'a- 
vaient été  Érasme  et  Reuchlin.  Le  nom  de  Luther 
retentit  du  haut  des  chaires  des  Dominicains.  Ils 
s'adressaient  aux  passions  du  peuple  ;  ils  appelaient 
le  courageux  docteur  un  insensé,  un  séducteur, 
un  possédé  du  démon.  Sa  doctrine  était  décriée 
comme  la  plus  horrible  hérésie.  «  Attendez  seule- 
«  ment  encore  quinze  jours,  quatre  semaines  tout 
«  au  plus,  disaient-ils,  et  cet  hérétique  insigne  sera 
«  brûlé.  »  Si  cela  n'eût  dépendu  que  des  Domini- 
cains, le  sort  de  Hus  et  de  Jérôme  eût  bientôt  été 
celui  du  docteur  saxon  ;  mais  Dieu  veillait  sur  lui. 
Sa  vie  devait  accomplir  ce  que  les  cendres  de  Hus 
avaient  commencé;  car  chacun  sert  à  l'œuvre  de 
Dieu,  l'un  par  sa  vie,  l'autre  par  sa  mort.  Plusieurs 
s'écriaient  déjà  que  l'université  de  Wittemberg 
tout  entière  était  atteinte  d'hérésie,  et  ils  la  dé- 
claraient infâme*.   «Poursuivons    ce   scélérat  et 

1  Eô  fiirunt  usquè,  ut  Universitalem  Wittembeigensein 
j)topter  me  infamem  conantur  facere  et  hajretican).  (L.  Ej)|). 
I,p.  92.) 


4o8  PAIX    DK    LUTHER. 

«  tous  ses  partisans  !»  continuaient-ils.  En  plusieurs 
endroits  ces  cris  réussissaient  à  soulever  les  pas- 
sions du  peuple.  Ceux  qui  partageaient  les  opi- 
nions du  réformateur  étaient  signalés  à  l'attention 
publique,  et  partout  où  les  moines  se  trouvaient  les 
plus  forts,  les  amis  de  l'Evangile  éprouvaient  les 
effets  de  leur  haine.  Ainsi  commençait  à  s'accom- 
plir pour  la  réformation  cette  prophétie  du  Sau- 
veur: On  vous  itijuriera,  on  vous  persécutera ,  on 
dira  faussement  contre  vous ,  à  cause  de  rrloi , 
toute  sorte  de  mal.  Cette  rétribution  du  monde 
ne  manque  en  aucun  temps  aux  disciples  décidés 
de  l'Evangile. 

Quand  Luther  eut  connaissance  des  thèses  de 
Tezel,  et  de  l'attaque  générale  dont  elles  furent  le 
signai,  son  courage  s'enflamma.  11  sentit  qu'il  fal- 
lait résister  en  face  à  de  tels  adversaires;  son  âme 
intrépide  n'eut  pas  de  peine  à  s'y  résoudre.  Mais 
en  même  temps  leur  faiblesse  lui  révéla  sa  force, 
et  lui  donna  le  sentiment  de  ce  qu'il  était  lui-même. 

Il  ne  se  laissa  pourtant  point  aller  à  ces  mouve- 
ments d'orgueil  si  naturels  au  cœur  de  l'homme. 
«  J'ai  plus  de  peine,  écrivait-il  alors  à  Spalatin,  à 
«  m'empécher  de  mépriser  mes  adversaires  et  de 
«  pécher  ainsi  contre  Jésus-Christ,  que  je  n'en 
«  aurais  à  les  vaincre.  Ils  sont  tellement  ignorants 
«des  choses  divines  et  humaines,  que  c'est  une 
«  honte  que  d'avoir  à  combattre  contre  eux.  Et 
«  cependant  c'est  cette  ignorance  même  qui  leur 
«  donne  leur  inconcevable  audace  et  leur  front 
a  d'airain  '.»  Mais  ce  qui  fortifiait  surtout  son  cœur 

1   Epp.  Lulh.  I,  p.  y/. 


PÂ.1X    DE    LUTHER.  4^9 

au  milieu  de  ce  déchaînement  universel,  c'était 
l'intime  conviction  que  sa  cause  était  celle  de  la 
vérité.  «Ne  vous  étonnez  pas,  écrivait-il  à  Spa- 
«  latin,  au  commencement  de  l'année  i5i8^dece 
«  qu'on  m'insulte  si  fort.  J'entends  avec  joie  ces 
«  injures.  Si  Ton  ne  me  maudissait  pas,  nous  ne 
«  pourrions  pas  croire  si  fermement  que  la  cause 
a  que  j'ai  entreprise  est  celle  de  Dieu  mème^ 
«  Christ  a  été  mis  pour  être  un  signe  auquel  on 
«  contredira.  Je  sais,  disait-il  encore,  que  la  Fa- 
ce rôle  de  Dieu  a  été  dès  le  commencement  du 
«  monde  d'une  nature  telle,  que  quiconque  a 
«  voulu  la  porter  dans  le  monde,  a  dû,  comme 
«  les  apôtres,  abandonner  toutes  choses  et  atten- 
«  dre  la  mort.  S'il  n'en  était  pas  ainsi ,  ce  ne  serait 
«  pas  la  Parole  de  Jésus-Christ  ^  »  Cette  paix  au 
milieu  de  l'aeritation  est  une  chose  inconnue  aux 
héros  du  monde.  On  voit  des  hommes  qui  sont  à 
la  tête  d'un  gouvernement,  d'un  parti  politique, 
succomber  sous  leurs  travaux  et  sous  leurs  peines. 
Le  chrétien  acquiert  d'ordinaire  dans  la  lutte  de 
nouvelles  forces.  C'est  qu'il  connaît  une  source 
mystérieuse  de  repos  et  de  courage  qu'ignore  ce- 
lui dont  les  yeux  sont  fermés  à  l'Evangile. 

Une  chose  pourtant  agitait  quelquefois  Luther  : 
c'était  la  pensée  des  dissentiments  que  sa  coura- 
geuse opposition  pourrait  produire.  Il  savait  qu'une 

1  Nisi  maledicerer,  non  crederem  ex  Deo  esse  qiiae  tracto. 
(L.  Epp.  1 ,  85.) 

2  Morte  emptum  est  (verbum  Dei) ,  continiie-t-il  dans  un 
langage  plein  d'énergie,  inortibiis  vulgatum  ,  mortibiis  seiva- 
tiini,  niortibus  quoqne  servandiim  ant  référendum  est. 


4lO  THÈSES    DE    TI-ZEL    BRULEES. 

parole  peut  suffire  pour  enflammer  tout  le  monde. 
Il  voyait  quelquefois  prince  contre  prince,  peut- 
être  peuple  contre  peuple.  Son  cœur  allemand  en 
était  attristé;  sa  charité  chrétienne  en  était  ef- 
frayée. 11  eût  voulu  la  paix.  Cependant  il  fallait 
parler.  Ainsi  le  voulait  le  Seigneur.  «  Je  tremble, 
«disait-il,  je  frémis  à  la  pensée  que  je  pourrais 
«  être  une  cause  de  discorde  entre  de  si  grands 
«  princes  ^  » 

Il  garda  encore  le  silence  sur  les  propositions 
de  Tezel  concernant  le  pape.  Si  la  passion  l'avait 
emporté,  il  se  serait  sans  doute  jeté  aussitôt  avec 
impétuosité  sur  cette  étonnante  doctrine  à  l'abri 
de  laquelle  son  adversaire  prétendait  se  cacher.  Il 
ne  le  fit  point.  Il  y  a  dans  son  attente,  dans  sa  ré- 
serve, dans  son  silence,  quelque  chose  de  grave 
et  de  solennel,  qui  révèle  suffisamment  l'esprit 
qui  l'animait.  Il  attendit,  mais  non  par  faiblesse; 
car  le  coup  n'en  fut  que  plus  fort. 

Tezel,  après  son  auto-da-fé  de  Francfort-sur- 
l'Oder,  s'était  hâté  d'envoyer  ses  thèses  en  Saxe. 
Elles  y  serviront  d'antidote,  pensait-il,  à  celles  de 
Luther.  Un  homme  arriva  de  Halle  à  Wittemberg, 
chargé  par  l'inquisiteur  d'y  répandre  ses  proposi- 
tions. Les  étudiants  de  l'université,  encore  tout 
indignés  de  ce  que  Tezel  avait  brûlé  les  thèses  de 
leur  maître,  apprirent  à  peine  l'arrivée  de  son 
messager,  qu'ils  le  cherchèrent,  l'entourèrent,  le 
pressèrent,  l'effrayèrent  :  «  Comment  oses-tu  ap- 

I   Inter  tantos  principes  dissidii  origo  esse,  valtle  Iiorreo 
<t  tiinco.  (L.  Epp.  I,  p.  y3.) 


THÈSES    DE    TEZEL    BRULEES.  4'^ 

«  porter  ici  de  telles  choses  ?  >*  lui  dirent-ils.  Quel- 
ques-uns lui  achetèrent  une  partie  des  exemplaires 
dont  il  était  muni  ;  d'autres  se  saisirent  du  reste  ; 
ils  s'emparèrent  ainsi  de  toute  sa  provision ,  qui 
montait  à  huit  cents  exemplaires;  puis,  à  l'insu 
de  l'Electeur,  du  sénat,  du  recteur,  de  Luther  et 
de  tous  les  professeurs  ^ ,  ils  affichèrent  ces  mots 
aux  poteaux  de  l'université  :  «Que  celui  qui  a  en- 
fc  vie  d'assister  à  l'embrasement  et  aux  funérailles 
«  des  thèses  de  Tezel,  se  trouve  à  deux  heures  sur 
«  la  place  du  marché.  » 

Ils  s'y  rassemblèrent  en  foule  à  cette  heure  et 
livrèrent  aux  flammes  les  propositions  du  domini- 
cain, au  milieu  de  bruyantes  acclamations.  Un 
exemplaire  échappa  à  l'incendie.  Luther  l'envoya 
plus  tard  à  son  ami  Lange  d'Erfurt.  Cette  jeunesse 
généreuse,  mais  imprudente,  suivait  le  précepte 
des  anciens  :  OEi/  pour  œil  et  dent  pour  dent,  et 
non  celui  de  Jésus-Christ.  Mais  quand  les  docteurs 
et  les  professeurs  donnaient  un  tel  exemple  à 
Francfort,  faut-il  s'étonner  que  de  jeunes  étudiants 
le  suivissent  à  Wittemberg?  La  nouvelle  de  cette 
exécution  académique  se  répandit  dans  toute  l'Al- 
lemagne, et  y  fit  grand  bruit  ^.  Luther  en  ressentit 
une  vive  peine. 

«Je  m'étonne,  écrivit-il  à  son  ancien  maître 
«  Jodocus  à  Erfurl,  que  vous  ayez  pu  croire  que 
«  c'était  moi  qui  avais  fait  brûler  les  thèses  de 
«  ïezel.  Pensez-vous  donc  que  j'aie  tellement  per- 

1  Haec  inscio  principe,  senatn ,  rectore,  denique  omnibus 
nobis.  (L.  Epp.  I ,  p.  99.) 

2  Fit  ex  ea  le  ingens  iiudique  fabula.  ('Ihid.) 


4l2  PEIKE    DE    LUTHER. 

«  du  l'esprit?  Mais  que  puis-je  y  faire?  Quand  il 
«  s'agit  de  moi,  tous  croient  tout  de  tous  '.  Puis-je 
«  enchaîner  les  langues  du  monde  entier?  Eh  hien  ' 
«  qu'ils  disent,  qu'ils  écoutent,  qu'ils  voient,  qu'ils 
«  prétendent  ce  qu'il  leur  plaira.  J'agirai  tant  que 
«  le  Seigneur  m'en  donnera  la  force,  et.  Dieu  ai- 
«  dant ,  je  ne  craindrai  jamais  rien.  »  «  Ce  qu'il  en 
«aviendra,  dit-il  à  Lange,  je  l'ignore,  si  ce  n'est 
<(  que  le  péril  dans  lequel  je  me  trouve  devient 
«  par  cela  même  beaucoup  plus  grand  ^.»  Cet  acte 
montre  combien  les  cœurs  des  jeunes  gens  brû- 
laient déjà  pour  la  cause  que  défendait  Luther. 
C'était  un  signe  d'une  haute  importance;  car  un 
mouvement  qui  a  lieu  dans  la  jeunesse  est  bien- 
tôt porté  nécessairement  dans  la  nation  tout  en- 
tière. 

Les  thèses  de  Tezel  et  de  Wimpina ,  quoique 
peu  estimées ,  produisirent  un  certain  effet.  Elles 
agrandissaient  la  dispute,  elles  élargissaient  la  dé- 
chirure faite  au  manteau  de  l'Eglise,  elles  lançaient 
dans  la  querelle  des  questions  du  plus  haut  inté- 
rêt. Aussi  les  chefs  de  l'Eglise  commencèrent -ils 
à  y  regarder  de  plus  près,  et  à  se  prononcer  avec 
force  contre  le  réformateur.  «  Je  ne  sais  vraiment 
«  en  qui  Luther  se  confie,  dit  l'évéque  de  Brande- 
«  bourg,  qu'il  ose  ainsi  porter  atteinte  à  la  puis- 
«  sance  des  évéques.  »  Comprenant  que  cette 
nouvelle  circonstance  demandait  de  nouvelles  dé- 
marches, l'évéque  vint  lui-même  à  Wittemberg. 

I   Omnes  omnibus   omuia  credunt  de   me.  (L.   Epp.  I,  p. 
J09.) 

•1  Ibid. ,  p.  98. 


VISITE    Di:    LIiViïlQlJE.  4  '  >^ 

Mais  il  trouva   Luther  animé  de  cette  joie  inté- 
rieure que  donne  une  bonne  conscience,  et  décidé 
à  livrer  le  combat.  L'évèque  sentit  que  le  moine 
Augustin  obéissait  à  une  puissance  supérieure  à  la 
sienne,  et  il  s'en  retourna  irrité  à  Brandebourg. 
Un  jour,   c'était  encore  pendant  l'hiver  de  i5i8, 
étant  assis  devant  son   lover,  il  dit,  en  se  tour- 
nant vers  ceux  qui  l'entouraient  :  a  Je  ne  veux  pas 
«  reposer  en  paix  ma  tête,  que  je  n'aie  jeté  Martin 
«  au  feu,  comme  ce  tison;  »  et  il  jeta  dans  le  bra- 
sier le  tison  qu'il  tenait.  La  révolution  du  seizième 
siècle  ne  devait  pas  plus  s'accomplir  par  les  chefs 
de  l'Église,  que  celle  du  premier  ne  l'avait  été  par 
le  sanhédrin  et  par  la    synagogue.  I>es   chefs  du 
clergé  furent  opposés,  au  seizième  siècle  ,  à  Lu- 
ther, à  la  rélormation  ,  à   ses  ministres,  comme 
ils  l'avaient  été  à  Jésus-Christ,  à  l'Évangile,  à  ses 
apôtres  ,  et   comme  trop  souvent,  dans  tous  les 
temps  ,  ils  le  sont  à  la  vérité.  —  «  Les  évéqucs ,  » 
dit  Luther  en  parlant   de  la  visite  que  lui  avait 
faite  le  prélat  de  Brandebourg,  a  commencent  à 
«  s'apercevoir  qu'ils  auraient  dû  faire  ce  que  je 
«  fais,  et  ils  en  sont  honteux.  Us  m'appellent  or- 
«gueilleux,  audacieux,  et  je  ne  nie  pas  que  je  le 
«  sois.  Mais  ils  ne  sont  pas  gens  à  savoir  ce  que 
a  Dieu  est  et  ce  que  nous  sommes  '.  « 

IX. 

Une  résistance  plus  grave  que  celle  de  Tezel 
était  déjà  opposée  à  Luther.  Rome  avait  lépondu. 

1   Quid  vel  Deiis  vel  ipsi  siimus.  (L.  Epp.  I,  aa^) 


4^4  PRIEKIO. 

Une  réplique  était  partie  des  murailles  du  sacré 
palais.  Ce  n'était  pas  Léon  X  qui  s'était  avisé  de 
parler  théologie  :  «  Querelle  de  moines,  avait-il  dit 
«  un  jour  ;  le  mieux  est  de  ne  pas  s'en  mêler.  »  Et 
une  autre  fois:  <f  C'est  un  Allemand  ivre  qui  a  écrit 
«  ces  thèses;  quand  son  vin  aura  passé,  il  parlera 
«(tout  autrement '.»  Un  Dominicain  de  Rome, 
Sylvestre  Mazolini  de  Priero  ou  Prierias,  maître 
du  sacré  palais,  exerçait  les  fonctions  de  censeur 
et  fut  en  cette  qualité  le  premier  qui  eut  connais- 
sance en  Italie  des  thèses  du  moine  saxon. 

Un  censeur  romain  et  les  thèses  de  Luther, 
quelle  rencontre!  La  liberté  de  la  parole,  la  li- 
berté d'examen,  la  liberté  de  la  foi  viennent 
heurter,  dans  la  ville  de  Rome,  ce  pouvoir  qui 
prétend  tenir  en  ses  mains  le  monopole  des  intel- 
ligences, et  ouvrir  et  fermer,  comme  il  lui  plaît, 
la  bouche  de  la  chrétienté.  La  lutte  de  la  liberté 
chrétienne,  qui  produit  des  enfants  de  Dieu,  avec 
le  despotisme  pontifical,  qui  produit  des  esclaves 
de  Rome,  est  comme  symbolisée,  dès  les  premiers 
jours  de  la  réformation,  dans  la  rencontre  de  Lu- 
ther et  de  Prierio. 

Le  censeur  romain,  prieur  général  des  Domi- 
nicains, chargé  de  décider  ce  que  la  chrétienté 
doit  dire  ou  taire,  et  ce  qu'elle  doit  savoir  ou 
ignorer,  se  hâta  de  répondre.  Il  publia  un  écrit 
qu'il  dédia  à  Léon  X.  Il  y  parlait  avec  mépris  du 
moine  allemand,  et  déclarait,  avec  une  suffisance 

I  Eiii  voiler  trunkencr  Deutscher.  (L.  Opp.  (W.)  XXII, 
p.  f^37.) 


SYSTÈME    I)K    ROME.  4  '  ^ 

toute  romaine,  «  qu'il  serait  curieux  de  s'assurer 
«  si  ce  Martin-là  avait  un  nez  de  fer  ou  une  tête 
«  d'airain,  qu'on  ne  pût  le  briser  M. . .»  Puis  ,  sous 
la  forme  du  dialogue ,  il  attaquait  les  thèses  de 
Luther,  en  employant  tour  à  tour  la  moquerie, 
les  injures  et  les  menaces. 

Ce  combat  entre  l'Augustin  de  Wittemberg  et 
le  Dominicain  de  Rome  se  livra  sur  la  question 
même  qui  est  le  principe  de  la  réforme,  savoir: 
«  Quelle  est  pour  les  chrétiens  la  seule  autorité 
«  infaillible?  »  Voici  le  système  de  l'Eglise  exposé 
d'après  ses  organes  les  plus  indépendants  =^  : 

La  lettre  de  la  Parole  écrite  est  morte ,  sans 
l'esprit  d'interprétation  qui  seul  en  fait  connaître 
le  sens  caché.  Or,  cet  esprit  n'est  point  accordé  à 
chaque  chrétien  ,  mais  à  l'Eglise,  c'est-à-dire  aux 
prêtres.  C'est  une  grande  témérité  que  de  préten- 
dre que  celui  qui  a  promis  à  l'Église  d'être  tou- 
jours avec  elle  jusqu'à  la  fin  du  monde,  ait  pu 
l'abandonner  à  la  puissance  de  l'erreur.  On  dira 
peut-être  que  la  doctrine  et  la  constitution  de 
l'Eglise  ne  sont  plus  telles  qu'on  les  trouve  dans 
les  saints  oracles.  Sans  doute  ;  mais  ce  changement 
n'est  qu'apparent  :  il  se  rapporte  à  la  forme  et 
non  au  fond.  Il  y  a  plus ,  ce  changement  est  un 
progrès.  La  force  vivifiante  de  l'Esprit  divin  a 
donné  de  la  réalité  à  ce  qui  dans  l'Écriture  n'é- 
tait qu'en  idée;  elle  a  donné  un  corps  aux  es- 

1  An  ferreum  nasum  aut  capiit  aeneum  gerat  iste  Luthems, 
ut  effringi  non  possit.  (Sylv.  Prieratis  Dialogus.) 

2  Voyez  Joh.  Gersonis  Propositiones  de  sensu  litterali 
S.  Scriptnrse.  (0pp.  tom.  I) 


4l6  LE    DIALOGUE. 

quisses  de  la  Parole;  elle  a  mis  la  dernière  main 
à  ses  ébauches,  elle  a  achevé  l'ouvrage  dont  la 
Bible  n'avait  fourni  que  les  premiers  traits.  II 
faut  donc  comj)rendre  le  sens  de  la  sainte  Écri- 
ture ainsi  que  l'a  déterminé  l'Église,  conduite  par 
l'Esprit  saint.  Ici  les  docteurs  catholiques  se  di- 
visaient. Les  conciles  généraux,  disaient  les  uns, 
et  Gerson  était  de  ce  nombre,  sont  les  repré- 
sentants de  l'Église.  Le  pape,  disaient  les  autres, 
est  le  dépositaire  de  l'esprit  d'interprétation,  et 
personne  n'a  le  droit  de  comprendre  l'Écriture 
autrement  que  l'arrête  le  pontife  romain.  C'était 
l'avis  de  Prierio. 

Telle  fut  la  doctrine  que  le  maître  du  sacré  pa- 
lais opposa  à  la  réformation  naissante.  Il  avança 
sur  la  puissance  de  l'Église  et  du  pape  des  propo- 
sitions dont  les  flatteurs  les  plus  déboutés  de  la 
cour  de  Rome  auraient  eux-mêmes  rougi.  Voici 
l'un  des  points  qu'il  établit  en  tète  de  son  écrit  : 
«  Quiconque  ne  s'appuie  pas  sur  la  doctrine  de 
«  l'Église  romaine  et  du  pontife  romain  ,  comme 
«  sur  la  règle  infaillible  de  la  foi ,  de  laquelle 
«  l'Écriture  sainte  elle-même  tire  sa  force  et  son 
«  autorité,  est  un  hérétique  ^w 

Puis,  dans  un  dialogue,  dont  les  interlocuteurs 
sont  Luther  et  Sylvestre,  ce  dernier  cherche  à  ré- 
futer les  propositions  du  docteur.  Les  sentiments 
du  moine  saxon  étaient  chose  toute  nouvelle  pour 
ini  censeur  romain  ;  aussi  Prierio  montre-t-il  qu'il 

1  A  qua  etiam  sacra  Scriptura  robur  trahit  et  auctorita- 
tem  ,  haereticus  est  (fundamentum  tertliim.) 


LE     DIALOGUE.  41? 

n'a  compris  ni  les  émotions  de  son  cœur,  ni  les 
mobiles  de  sa  conduite.  Il  mesurait  le  docteur  de 
la  vérité  à  la  petite  mesure  des  valets  de  Rome. 
«  O  cher  Luther!  lui  dit-il,  si  tu  recevais  de  notre 
«  seigneur  le  pape  un  bon  évéché  et  une  indul- 
V  gence  plénière  pour  la  réparation  de  ton  église, 
«  tu  filerais  plus  doux,  et  tu  prônerais  même  l'in- 
«  dulgence  que  maintenant  tu  te  plais  à  noircir!  » 
L'Italien,  si  fier  de  l'élégance  de  ses  mœurs, 
prend  quelquefois  le  ton  le  plus  grossier  :  «  Si  le 
«  propre  des  chiens  est  de  mordre,  dit-il  à  Luther, 
«je  crains  bien  que  tu  n'aies  eu  un  chien  pour 
«pè^e^»  Le  dominicain  s'étonne  presque,  à  la 
fin,  de  la  condescendance  qu'il  a  eue  de  parler  au 
moine  rebelle,  et  il  termine  en  montrant  à  son 
adversaire  les  dents  cruelles  d'un  inquisiteur  : 
«L'Eglise  romaine,  dit-il,  qui  a  dans  le  pape  le 
«  faîte  de  son  pouvoir  spirituel  et  temporel,  peut 
«  contraindre  par  le  bras  séculier  ceux  qui,  ayant 
«  d'abord  reçu  la  foi,  s'en  écartent.  Elle  n'est  point 
«  tenue  d'employer  des  raisons  pour  combattre  et 
«  pour  vaincre  les  rebelles  ^.  » 

Ces  mots,  tracés  par  la  plume  de  l'un  des  digni- 
taires de  la  cour  romaine,  avaient  un  sens  très- 
positif.  Ils  n'épouvantèrent  cependant  pas  Lu- 
ther. Il  crut ,  ou  feignit  de  croire,  que  ce  Dialogue 
n'était  point  de  Prierio,  mais  d'Ulrich  de  Hûtten  , 
ou  de  l'un  des  autres  auteurs  des  Lettres  de  quel- 

1  Si  mordere  canum  est  propriiim,  vc-reor  ne  tilji  pater  ca- 
nis  luerit.  (Sylvestri  Prieratis  Dialog.) 

2  Sêcuiari  brachio  potest  eos  compescere  ,  nec  tenetiir  ra- 
tionibus  certare  ad  vincendos  protervientes.  (Ibid. 

L  27 


4l8  SYSTÈME    DE    LA    REFORME. 

qites  hommes  obscurs ,  qui,  ilisait-il,  dans  sa  sati- 
rique humeur  et  pour  exciter  Luther  contre  Prie- 
rio,  avait  compilé  cet  amas  de  sottises'.  Il  ne 
désirait  pas  voir  la  cour  de  Rome  soulevée  contre 
lui.  Toutefois,  après  avoir  gardé  quelque  temps  le 
silence,  ses  doutes,  s'il  en  avait,  furent  dissipés  : 
il  se  mit  à  l'œuvre,  et,  deux  jours  après,  sa  ré- 
ponse fut  prête  2. 

La  Bible  avait  formé  le  réformateur  et  com- 
mencé la  réformation.  Luther  n'avait  pas  eu  be- 
soin du  témoignage  de  l'Église  pour  croire.  Sa  foi 
était  venue  de  la  Bible  elle-même,  du  dedans  et 
non  du  dehors.  Il  était  si  intimement  convaincu 
que  la  doctrine  évangélique  était  inébranlable- 
ment  fondée  sur  la  Parole  de  Dieu ,  que  toute 
autorité  extérieure  était  inutile  à  ses  yeux.  Cette 
expérience  que  Luther  avait  faite,  ouvrait  à  l'Église 
un  nouvel  avenir.  La  source  vive  qui  venait  de 
jaillir  pour  le  moine  de  Wittemberg,  devait  deve- 
nir un  fleuve  qui  désaltérerait  les  peuples. 

Pour  comprendre  la  Parole  ,  il  faut  que  l'Esprit 
de  Dieu  en  donne  l'intelligence,  avait  dit  l'Église; 
et  elle  avait  eu  raison  jusque-là.  Mais  son  erreur 
avait  été  de  considérer  l'Esprit  saint  comme  un 
monopole  accordé  à  une  certaine  caste,  et  de  pen- 
ser qu'il  pouvait  être  renfermé  exclusivement  dans 
des  assemblées,  dans  des  collèges,  dans  une  ville, 
dans  un  conclave.  Le  vent  souffle  ou  il  veut,  avait 

I  Convenit  inter  nos,  esse  personatum  aliquem  Sylveslrum 
ex  obscuris  viris,  qui  tantas  ineptias  in  hominem  hiserit  ad 
provocandum  me  adversùseum.  fRpp.  I,  p.  87,  du  1,4  janvier. 

a  T.  I  ,Witt.  lat.  ,p.  170. 


SYSTÈME    DK    LA.    RÉFOKMK.  4^9 

dit  le  Fils  de  Dieu  en  parlant  de  l'Esprit  de  Dieu  ; 
et  en  une  autre  occasion  :  Ils  seront  tous  ensei- 
gnés de  Dieu.  La  corruption  de  l'Église,  l'ambition 
des  pontifes,   les  passions  des  conciies,  les  que- 
relles du  clergé,  la  pompe  des  prélats,  avaient  fait 
fuir   loin  des    demeures    sacerdotales  cet  Esprit 
saint ,  ce  souffle  d'humilité  et  de  paix.  Il  avait  dé- 
serté les  assemblées  des  superbes,  les  palais  des 
princes  de  l'Eglise,  et  s'était  retiré  chez  de  simples 
chrétiens  et  de  modestes  prêtres.  Il  avait  fui  une 
hiérarchie  dominatrice ,  qui  faisait  souvent  jaillir 
le  sang  des  pauvres,  en  les  foulant  aux  pieds;  un 
clergé  fier  et  ignorant,  dont  les  chefs  savaient  se 
servir,  non  de  la  Bible,  mais  de  l'épée;  et  il  se 
rencontrait  tantôt  dans  des  sectes  méprisées,  tan- 
tôt dans  les  hommes   d'intelligence  et  de  savoir. 
La  nuée  sainte ,  qui  s'était  éloignée  des  superbes 
basiliques  et  des  orgueilleuses  cathédrales  ,  était 
descendue  sur  les  lieux   obscurs  habités  par  les 
humbles  ,  ou  sur  les  cabinets,  tranquilles  témoins 
d'un  consciencieux  travail.  L'Église,  dégradée  par 
son  amour  du  pouvoir  et  des  richesses,  désho- 
norée aux  yeux  du  peuple  par  l'usage  vénal  qu'elle 
faisait  de  la  doctrine  de  vie,  TÉgHse  qui  vendait 
le  salut  pour  remplir  les  trésors  que  vidaient  son 
faste  et  ses  débauches,  avait  perdu  toute  considé- 
ration ,  et  les   hommes  sensés   n'ajoutaient   plus 
aucun  prix  à  son  témoignage.  Méprisant  une  au- 
torité si  avilie,  ils  se  tournaient  avec  joie  vers  la 
Parole  divine  et  son  autorité  infaillible,  comme 
vers  le  seul  refuge  qui  leur  demeurât  en  un  dés- 
ordre si  général. 

27. 


4^0  HFPONSE    A    PRIERIO.    LA    PAHOLF. 

Le  siècle  était  donc  préparé.  Le  mouvement 
hardi  par  lequel  Luther  changea  le  point  d'appui 
des  plus  grandes  espérances  du  cœur  de  l'homme, 
et,  d'une  main  puissante,  les  transporta  des  m«irs 
du  Vatican  sur  le  rocher  de  la  Parole  de  Dieu,  fut 
salué  avec  enthousiasme.  C'est  l'œuvre  que  se  pro- 
posa le  réformateur  dans  sa  réponse  à  Prierio. 

Il  laisse  de  côté  les  fondements  que  le  domini- 
cain avait  posés  en  tète  de  son  ouvrage  :  «  Mais , 
«  dit-il ,  à  votre  exemple'^  je  vais  aussi,  moi,  poser 
c(  quelques  fondements. 

«  Le  premier  est  cette  parole  de  saint  Paul  :  «  St 
«  cfielquun  vous  annonce  une  autre  évangile  que 
<c  celui  que  nous  vous  avons  annoTicé,  quand  ce 
(.(.  serait  nous-mêmes  ou  un  ange  du  ciel,  quil  soit 
«  anathème.  r> 

«  Le  second  est  ce  passage  de  saint  Augustin 
«  à  saint  Jérôme  :  «  J'ai  appris  à  ne  rendre  qu'aux 
'(  seuls  livres  canoniques  l'honneur  de  croire  très- 
ce  fermement  qu'aucnn  d'eux  n'a  erré  :  quant  aux 
«  autres,  je  ne  crois  pas  ce  qu'ils  disent,  par  cela 
«  seul  qu'ils  le  disent,  w 

Luther  pose  donc  ici  d'une  main  ferme  les  prin- 
cipes essentiels  de  la  réformation  :  la  Parole  de 
Dieu ,  toute  la  Parole  de  Dieu ,  rien  que  la  Parole 
de  Dieu.  «Si  vous  comprenez  bien  ces  points, 
«  continue-t-il,  vous  comprendrez  aussi  que  tout 
«  votre  Dialogue  est  renversé  de  fond  en  comble  ; 
«  car  vous  n'avez  fait  autre  chose  que  mettre  en 
rt  avant  des  mots  et  des  opinions  de  saint  Thomas.n 
Puis,  attaquant  les  axiomes  de  son  adversaire,  il 
déclare  franchement  qu'il  pense  que  papes  et  cou- 


RÉPONSE    A.    PRIERIO.  4'-*  I 

ciles  peuvent  errer.  Il  se  plaint  des  flatteries  des 
courtisans  romains ,  qui  attribuent  au  pape  l'un  et 
l'autre  pouvoir.  Il  déclare  que  l'Eglise  n'existe  vir- 
tuellement qu'en  Christ,  et  représentativement 
que  dans  les  conciles  ^  En  venant  ensuite  à  la  sup- 
position que  Prierio  avait  faite  :  «  Sans  doute  vous 
«  me  jugez  d'après  vous-même,  lui  dit-il;  mais  si 
«j'aspirais  à  l'épiscopat,  certainement  je  ne  tien- 
«  drais  pas  ces  discours  qui  sonnent  si  mal  à  vos 
«  oreilles.  Vous  imaginez-vous  que  j'ignore  com- 
«  ment  l'on  parvient  à  Rome  aux  évêchés  et  au  sa- 
cc  cerdoce  ?  Les  enfants  eux-mêmes  ne  chantent-ils 
«  pas  dans  toutes  les  places  de  cette  cité  ces  pa- 
«  rôles  si  connues  : 

«Maintenant,  Rome  est  plus  immonde 
"  Que  tout  ce  qu'on  voit  dans  le  monde  '  ?  » 

C'étaient  des  chansons  qui  avaient  cours  à  Rome, 
avant  l'élection  de  l'un  des  derniers  papes.  Néan- 
moins Luther  parle  de  Léon  avec  estime  :  «  Je  sais, 
«  dit-il,  que  nous  avons  en  lui  comme  un  Daniel 
cf  dans  Rabylone;  son  innocence  a  déjà  souvent 
«  mis  sa  vie  en  danger.  »  Il  termine  en  répondant 
quelques  mots  aux  menaces  de  Prierio  :  «  Enfin , 
ce  vous  dites  que  le  pape  est  à  la  fois  pontife  et 
«  empereur,  et  qu'il  est  puissant  pour  contraindre 
«  par  le  bras  séculier.  Avez-vous  soif  du  meurtre  ?... 

1  Ego  ecclesiara  virtualiter  non  scio  nisi  in  Christo,  repré- 
sentative non  nisi  in  concilio.  (L.  0pp.  lat. ,  p.  17  4') 

2  Quando  hanc  pueri  in  omnibus  plateis  nrbis  cantant  : 
Denique  nunc  facta  est.  .  .  fœdissima  Roma.  (Ibid.,  p.  i83.) 


[\1'1.  HOCHSTRATEN.    LES    MOINES. 

«  Je  vous  le  déclare  :  vous  ne  m'épouvanterez  ni 
ic  par  vos  rodomontades  ni  par  le  bruit  menaçant 
«  de  vos  paroles.  Si  l'on  me  tue,  Christ  vit,  Christ 
«  mon  Seigneur  et  le  Seigneur  de  tous,  béni  éter- 
«  nellement.  Amen  \  » 

Ainsi,  Luther  élevé  d'une  main  ferme,  contre 
l'autel  infidèle  de  la  papauté,  l'autel  de  la  Parole 
de  Dieu,  seule  sainte,  seule  infaillible,  devant  le- 
quel il  veut  que  tout  genou  fléchisse,  et  sur  lequel 
il  se  déclare  prêt  à  immoler  sa  vie. 

Prierio  publia  une  réplique,  puis  un  troisième 
livre  sur  «la  vérité  irréfragable  de  l'Église  et  du 
a  pontife  romain,  «  dans  lequel,  s'appuyant  sur  le 
droit  ecclésiastique,  il  disait  que  quand  même  le 
pape  ferait  aller  les  peuples  en  masse  au  diable 
avec  lui,  on  ne  pourrait  pour  cela  ni  le  juger,  ni 
le  destituer^.  Le  pape,  à  la  fin,  fut  obligé  d'imposer 
silence  à  Prierio. 

Bientôt  un  nouvel  adversaire  se  présenta  dans 
la  lice  ;  c'était  encore  un  dominicain.  Jacques 
Hochstraten ,  inquisiteur  à  Cologne ,  que  nous 
avons  déjà  entendu  s'élever  contre  Reucblin  et  les 
amis  des  lettres ,  frémit  quand  il  vit  la  hardiesse 
de  Luther.  11  fallait  bien  que  l'obscurantisme  et  le 
fanatisme  monacal  en  vmssent  aux  mains  avec 
celui  qui  devait  leur  donner  le  coup  de  mort.  Le 
monachisme  s'était  formé  quand  la  vérité  primi- 
tive avait  commencé  à  se  perdre.  Depuis  lors  les 

I  Si  occidor,  vivit  Christus,  Dominus  meus  et  omnium.  (L. 
Opp.  lat.,  p.  i«6.) 

a  De  Juridica  et  inefragabili  veritate  romanae  ectlcsiîe,  lib. 
tcrlius,  cap.  12. 


HOCHSTRATEN.  4^^ 

moines  et  les  erreurs  avaient  crû  de  pair.  L'homme 
qui  devait  hâter  leur  ruine  avait  paru;  mais  ces 
robustes  champions  ne  pouvaient  abandonner  le 
champ  de  bataille  sans  lui  avoir  livré  un  rude 
combat.  Ils  le  lui  livrèrent  pendant  toute  sa  vie; 
mais  c'est  dans  Hochstraten  que  ce  combat  est 
particulièrement  personnifié  :  Hochstraten  et 
Luther  ;  le  chrétien  libre  et  fort,  et  l'esclave  fou- 
gueux des  superstitions  monacales!  Hochstraten 
s'irrite,  il  se  déchaîne,  il  demande  à  grands  cris  la 

mort  de   l'hérétique C'est  par  les  flammes 

qu'il  veut  qu'on  fasse  triompher  Rome.  «  C'est  un 
«  crime  de  haute  trahison  contre  l'Eglise ,  s'écrie-t- 
«  il,  que  de  laisser  vivre  une  heure  de  plus  un  si 
«  horrible  hérétique.  Qu'on  élève  à  l'instant  même 
«  un  échafaud  pour  lui  !  »  Ce  conseil  de  sang  ne 
fut,  hélas!  que  trop  bien  suivi  dans  beaucoup  de 
contrées;  la  voix  de  bien  des  martyrs,  comme  aux 
premiers  temps  de  l'Église,  rendit,  au  miheu  des 
flammes ,  témoignage  à  la  vérité.  Mais  le  fer  et  le 
feu  furent  en  vain  invoqués  contre  Luther.  L'ange 
de  l'Eternel  campa  continuellement  auprès  de  lui 
et  le  garantit. 

Luther  répondit  à  Hochstraten  en  peu  de  mots, 
mais  avec  une  grande  énergie  :  «  Va ,  lui  dit-il  en 
«finissant,  meurtrier  en  délire,  qui  n'es  altéré 
«que  du  sang  des  frères;  mon  sincère  désir  est 
«  que  tu  te  gardes  bien  de  m'appeler  chrétien  et 
<<  fidèle,  et  que  tu  ne  cesses,  au  contraire  ,  de  me 
«  décrier  comme  un  hérétique.  Comprends  bien 
«  ces  choses,  homme  sanguinaire!  ennemi  de  la 
«  vérité!  et  si  ta  rage  furibonde  te  porte  à  entre- 


•» 


4-24  KCK.  l'École. 

«  prendre  quelque  chose  contre  moi,  prends  garde 
«  d'agir  avec  circonspection,  et  de  bien  prendre 
«  ton  temps.  Dieu  sait  ce  que  je  me  propose  s'il 

«  m'accorde  la  vie Mon  espérance  et  mon  at- 

«  tente,  si  Dieu  le  veut,  ne  me  tromperont  pas  '.  » 
Hochstraten  se  tut. 

Une  attaque  plus  pénible  attendait  le  réforma- 
teur. Le  docteur  Eck,  le  célèbre  professeur  d'In- 
golstadt,  le  libérateur  d'Urbain  Régius,  l'ami  de 
Luther,  avait  reçu  les  fameuses  thèses.  Eck  n'était 
pas  homme  à  défendre  les  abus  des  indulgences  ; 
mais  il  était  docteur  de  l'École  et  non  de  la  Bible, 
versé  dans  les  scolastiques  et  non  dans  la  Parole 
de  Dieu.  Si  Prierio  avait  représenté  Rome,  si 
Hochstraten  avait  représenté  les  moines ,  Eck  re- 
présentait l'École.  L'École,  qui  depuis  environ 
cinq  siècles  dominait  la  chrétienté,  loin  de  céder 
aux  premiers  coups  du  réformateur,  se  leva  avec 
orgueil  pour  écraser  celui  qui  osait  verser  sur  elle 
des  flots  de  mépris.  Eck  et  Luther ,  l'École  et  la 
Parole,  en  vinrent  encore  plus  d'une  fois  aux 
mains;  mais  c'est  alors  que  le  combat  s'ouvrit. 

Eck  dut  trouver  des  erreurs  dans  plusieurs  as- 
sertions de  Luther.  Rien  ne  nous  oblige  à  mettre 
en  doute  la  sincérité  de  ses  convictions.  Il  défen- 
dit avec  enthousiasme  les  opinions  scolastiques, 
comme  Luther  les  déclarations  de  la  Parole  de 
Dieu.  On  peut  même  supposer  qu'il  éprouva  quel- 
que peine,  en  se  voyant  obligé  de  s'opposer  à  son 
ancien  ami;  cependant,  à  la  manière  dont  il  l'at- 

1   L.  Oj)|).  Leips.  XVII,  p.  140. 


LES    OBELISQUES.  /^lS 

taqua  ,  il  semble  que  la  passion  et  la  jalousie  ne 
furent  pas  étrangères  à  sa  détermination. 

Il  donna  le  nom  c\'Obclis(jiies  à  ses  remarques 
contre  les  thèses  de  Luther.  Voulant  d'abord  sau- 
ver les  apparences,  il  ne  publia  pas  son  ouvrage, 
et  se  contenta  de  le  communiquer  confidentielle- 
nipnt  à  son  ordinaire,  l'évéque  d'Eichstiicit.  Mais 
bientôt  les  Obrli.ujues  furent  partout  répandus , 
soit  que  l'indiscrétion  vînt  de  l'évéque,  soit  qu'elle 
vînt  du  docteur.  Il  en  tomba  une  copie  entre  les 
mains  de  Link,  ami  de  Luther  et  prédicateur  à 
Ntiremberg.  Celui-ci  se  hâta  de  l'envoyer  au  ré- 
formateur. Eck  était  un  adversaire  tout  autrement 
redoutable  que  Tezel ,  Prierio  et  Hochstraten  : 
plus  sou  écrit  surpassait  les  leurs  en  science  et  en 
subtilité,  plus  il  était  dangereux.  Il  prenait  im  ton 
de  compassion  pour  son  y  faible  adversaire,  »  sa- 
chant bien  que  la  pitié  fait  plus  de  mal  que  la  co- 
lère. Il  insinuait  que  les  propositions  de  Luther 
répandaient  le  poison  bohémien,  qu'elles  sentaient 
la  Bohême,  et,  par  ces  malignes  allusions,  il  faisait 
tomber  sur  Luther  la  défaveur  et  la  haine  atta- 
chées en  Allemagne  au  nom  de  Hus  et  à  celui  des 
schismatiques  de  sa  patrie. 

La  méchanceté  qui  perçait  dans  cet  écrit  indi- 
gna Luther;  mais  la  pensée  que  ce  coup  venait 
d'un  ancien  ami  l'affligea  encore  plus.  C'est  donc 
au  prix  de  l'affection  des  siens  qu'il  faut  défendre 
la  vérité.  Luther  épancha  son  cœur  et  sa  tristesse 
dans  une  lettre  à  Egranus,  pasteur  à  Zwickau. 
'(  On  m'appelle  dans  les  Obélisques  un  homme  veni- 
«  nieux,  lui  dit-il,  un  bohémien,  un  hérétique,  un 


4'i6  SENTIMENTS     DE    LLTHKR. 

«  séditieux,  un  insolent,  un  téméraire..,.  Je  passe 
u  sur  les  injures  plus  légères,  telles  qu'endormi, 
«imbécile,  ignorant,  contempteur  du  souverain 
«<  pontife,  et  autres.  Ce  livre  est  plein  des  insultes 
«  les  plus  noires.  Cependant  celui  qui  les  a  écrites 
«  est  un  homme  distingué,  d'un  esprit  plein  de 
«  science,  d'une  science  pleine  d'esprit,  et,  ce  qui 
«  me  cause  le  plus  de  chagrin ,  un  homme  qui  m'é- 
«  tait  uni  par  une  grande  amitié  récemment  con- 
«  tractée^  :  c'est  Jean  Eck,  docteur  en  théologie, 
«  chancelier  d'Ingolstadt,  homme  célèbre  et  illus- 
«  tre  par  ses  écrits.  Si  je  ne  coimaissais  pas  les  pen- 
«  sées  de  Satan,  je  m'étonnerais  de  la  fureur  qui 
«  a  porté  cet  homme  à  rompre  une  amitié  si  douce 
«  et  si  nouvelle  ^ ,  et  cela  sans  m'avertir,  sans  m'é- 
«  crire,  sans  me  dire  un  seul  mot.  » 

Maïs  si  Luther  a  le  xœur  brisé ,  son  courage 
n'est  point  abattu.  Il  s'anime,  au  contraire,  pour 
le  combat.  «  Réjouis-toi,  mon  frère,  dit-il  à  Egra- 
«nus  qu'un  violent  ennemi  avait  aussi  attaqué, 
«réjouis-toi,  et  que  toutes  ces  feuilles  volantes 
«ne  t'épouvantent  pas!  Plus  mes  adversaires  se 
«  livrent  à  leur  fiu'ie,  plus  j'avance.  Je  laisse  les 
«  choses  qui  sont  derrière  moi,  afin  qu'ils  aboient 
«  après  elles,  et  je  poursuis  celles  qui  sont  devant 
«  moi ,  pour  qu'ils  aboient  contre  elles  à  leur 
«  tour,  » 

Eck  sentit   tout  ce    que  sa   conduite  avait  de 

I  Et  quod  magis  urit,  anteà  mihi  magna  recenltMque  con- 
tracta amicitia  conjuiictus.  (L.  Epp.  I,  p.  loo.) 

■X  Quo  fiiroro  ille  aiuicilias  reccntissimas  et  jucundissimas 
solveret.  (Ibid.) 


LES    ASTÉRISQUES.  4^7 

honteux,  et  il  s'efforça  de  se  justifier  dans  une 
lettre  à  Carlstadt.  Il  y  appelait  Luther  «  leur  ami 
«  commun,  »  Il  rejetait  toute  la  faute  sur  l'évéque 
d'Eichstàdt,  à  la  sollicitation  duquel  il  prétendait 
avoir  écrit  son  ouvrage.  Son  intention  n'avait  pas 
été  de  publier  les  Obélisques.  Il  eût  eu  sans  cela 
plus  égard  aux  liens  d'amitié  qui  l'unissaient  à 
Luther.  Il  demandait  enfin  qu'au  lieu  d'en  venir 
publiquement  aux  mains  avec  lui,  Luther  tour- 
nât plutôt  ses  armes  contre  les  théologiens  de 
Francfort.  Le  professeur  d'Ingolstadt,  qui  n'avait 
pas  craint  de  porter  le  premier  coup,  commen- 
çait à  craindre ,  en  pensant  à  la  force  de  l'adver- 
saire auquel  il  avait  eu  l'imprudence  de  s'attaquer. 
Il  eût  volontiers  éludé  la  lutte  ;  mais  il  était  trop 
tard. 

Toutes  ces  belles  paroles  ne  persuadèrent  pas 
Luther  ;  il  était  cependant  disposé  à  se  taire  : 
«  J'avalerai  en  patience,  dit-il,  ce  morceau  digne 
«  de  Cerbère  ^  »  Mais  ses  amis  furent  d'un  autre 
avis.  Ils  le  sollicitèrent ,  ils  le  contraignirent  même. 
Il  répondit  donc  aux  Obélisques  par  ses  Astéris- 
ques,  opposant,  dit-il  en  jouant  sur  ce  mot,  à  la 
rouille  et  à  la  couleur  livide  des  Obélisques  du 
docteur  d'Ingolstadt,  la  lumière  et  la  blancheur 
éclatante  des  étoiles  du  ciel.  Dans  cet  ouvrage  il 
traitait  son  nouvel  adversaire  moins  durement  que 
ceux  qu'il  avait  eus  à  combattre  avant  lui;  mais 
son  indignation  perçait  à  travers  ses  paroles. 

1   Voliii  tamen  hanc  offam  Cerbcro  iliynam  absorbcrc  pa 
tientia.  (L.  Epp.  I,  p.  loo.) 


428  LES    ASTÉRISQUES. 

Il  montrait  que  dans  le  chaos  des  Obélisques 
ne  se  trouvait  rien  des  saintes  Ecritures,  rien  des 
Pères  de  l'Église,  rien  des  canons  ecclésiastiques; 
qu'on  n'y  rencontrait  que  gloses  scolastiques,  opi- 
nions, opinions  encore  et  purs  songes^;  en  un 
mot,  tout  cela  même  que  Luther  avait  attaqué. 
Les  Astérisques  sont  pleins  de  mouvement  et  de 
vie.  L'auteur  s'indigne  des  erreurs  du  livre  de 
son  ami;  mais  il  a  pitié  de  l'homme^.  Il  professe 
de  nouveau  le  principe  fondamental  qu'il  a  posé 
dans  sa  réponse  à  Prierio  :  «  Le  souverain  pontife 
(c  est  un  homme,  et  il  peut  être  induit  en  erreur; 
«  mais  Dieu  est  la  vérité  et  nul  ne  peut  le  trom- 
«  per^.»  Plus  loin,  usant  envers  le  docteur  sco- 
lastique  d'un  argument  ad  hominem ,  il  lui  dit: 
a  C'est  certes  une  impudence,  si  quelqu'un  ensei- 
«  gne  dans  la  philosophie  d'Aristote  ce  qu'il  ne 
«  peut  prouver  par  l'autorité  de  cet  ancien.  — 
«  Vous  l'accordez.  — Eh  bien,  c'est  à  plus  forte 
«  raison  la  plus  impudente  de  toutes  les  témérités, 
<(  que  d'affirmer  dans  l'Église  et  parmi  les  chré- 
«  tiens  ce  que  Jésus-Christ  n'a  pas  lui-même  en- 
«  seigné4.  Or,  que  le  trésor  des  mérites  de  Christ 
«  soit  dans  les  mains  du  pape ,  où  cela  se  trouve- 
«  t-il  dans  la  Bible  ?  » 

Il   ajoute   encore  :  «  Quant   au  reproche  mali- 

1  Omnia  scholasticissima  ,  opiniosissima,  meratjue  soinnia. 
(Asterici.  0pp.  L.  lat.  I,  p.  i45.) 

2  Indignor  rei  et  misereor  hominis.  (Ibid.  p.  i5o.) 

3  Homo  estsummus  pontifex,  falli  potest.  Sed  vcritas  est 
Deus,  qui  faUl  non  potest.  (Ibid.,  p.  i55.) 

4  Longé  eigô  impudentissima  omnium  temeritas  est,  ali- 


RUPTURE.  4^9 

«  deux  d'hérésie  bohémienne,  je  porte  avec  pa- 
«  tience  cet  opprobre  pour  l'amour  de  Jésus-Christ. 
«  Je  vis  dans  une  université  célèbre,  dans  une  ville 
«estimée,  dans  un  évèché  considérable,  dans  un 
«  puissant  duché,  où  tous  sont  orthodoxes,  et  où 
«  l'on  ne  tolérerait  pas,  sans  doute,  un  si  méchant 
ce  hérétique.  » 

Luther  ne  publia  pas  les  Astérisques  ;  il  ne  les 
communiqua  qu'à  des  amis.  Ce  ne  fut  que  plus 
tard  qu'ils  furent  livrés  au  public  '. 

Cette  rupture  entre  le  docteur  d'Ingolstadt  et 
le  docteur  de  Wittembe^-g  fit  sensation  en  Alle- 
magne. Ils  avaient  des  amis  communs.  Scheurl 
surtout,  qui  paraît  avoir  été  celui  par  le  moyen 
duquel  les  deux  docteurs  s'étaient  liés,  Scheurl 
en  fut  alarmé.  Il  était  de  ceux  qui  désiraient  voir 
la  réforme  s'opérer  dans  toute  l'étendue  de  l'Eglise 
germanique  par  le  moyen  de  ses  organes  les  plus 
distingués.  Mais  si,  dès  le  principe,  les  théolo- 
giens les  plus  éminents  de  l'époque  en  venaient 
aux  mains;  si,  tandis  que  Luther  s'avançait  avec 
des  choses  nouvelles,  Eck  se  faisait  le  représen- 
tant des  choses  anciennes,  quel  déchirement  n'y 
avait-il  pas  à  craindre?  De  nombreux  adhérents 
ne  se  grouperaient-ils  pas  autour  de  chacun  de 
ces  deux  chefs,  et  ne  verrait-on  pas  deux  camps 
ennemis  se  former  au  sein  de  l'Empire  ? 

Scheurl  s'efforça  donc   de   réconcilier  Eck  et 

quid  in  ecclesia  asserere ,  et  inter  christianos ,  quod  non  do- 
cuit  Christus.  (Ibid.,  p.  i5G.) 

I  Cura  privatim  dederim  Asteriscos  meos  non  fitei  respon- 
dendi  nécessitas.  (L.  Epp.,  p.  126.) 


43o  ÉCRITS    POPULAIRES. 

Luther.  Celui-ci  déclara  qu'il  était  prêt  à  tout 
oublier,  qu'il  aimait  le  génie,  qu'il  admirait  la 
science  du  docteur  Eck',  et  que  ce  qu'avait  fait 
cet  ancien  ami  lui  avait  causé  plus  de  douleur 
que  de  colère.  «Je  suis  prêt,  dit-il  à  Scheurl,  pour 
«  la  paix  et  pour  la  guerre;  mais  je  préfère  la  paix. 
«Mettez-vous  donc  à  l'œuvre;  affligez-vous  avec 
«  nous  de  ce  que  le  diable  a  jeté  parmi  nous  ce 
«  commencement  de  discorde,  et  puis  réjouissez- 
«  vous  de  ce  que  Christ  dans  sa  miséricorde  Ta 
«  anéanti.  »  Il  écrivit  vers  le  même  temps  à  Eck 
une  lettre  pleine  d'affection  ^  ;  mais  Eck  ne  répon- 
dit point  à  la  lettre  de  Luther;  il  ne  lui  fit  même 
faire  aucun  message^.  Il  n'était  plus  temps  de  ré- 
concilier les  esprits.  Le  combat  s'engagea  toujours 
plus.  L'orgueil  de  Eck  et  son  esprit  implacable 
rompirent  bientôt  entièrement  les  derniers  fils  de 
cette  amitié  qui  se  relâchait  toujours  plus. 

X. 

Telles  étaient  les  luttes  que  le  champion  de  la 
Parole  de  Dieu  avait  à  soutenir  dès  son  entrée 
dans  la  carrière.  Mais  ces  combats  avec  les  som- 
mités de  la  société,  ces  disputes  d'académie  sont 
peu  de  chose  pour  le  chrétien.  Les  docteurs 
humains  s'imaginent  avoir  remporté  le  plus  beau 

1  Diligimus  hominis  ingenium  et  admirannir  eruditioncn». 
(L.  Epp.  ad  Scheurlum  ,  1 5  juin  i5i8,  I,  p.  i25.) 

1  Qiiod  ad  me  attinet,  scripsi  ad  eiim  ipsuni  has,  ut  vides, 
amicissirnas  et  plcnas  litteras  humanitate  ergà  eum.  (Ibid.) 

3  IVihil  neqiie  litterarum  nequc  verhonim  me  parlicipem 
fecit.  (Ibid.) 


KCRITS     POPUL\lRES.  43 1 

des  triomphes,  s'ils  réussissent  à  remplir  du  bruit 
de  leurs  systèmes  quelques  journaux  et  quelques 
salons.  Comme  il  s'agit  chez  eux  d'une  affaire 
d'amour-propre  ou  de  parti,  plus  que  du  bien  de 
l'humanité,  ces  succès  du  monde  leur  suffisent. 
Aussi  leurs  travaux  ne  sont-ils  qu'une  fumée ,  qui, 
après  avoir  aveuglé,  passe  sans  laisser  de  traces. 
Ils  ont  négligé  de  déposer  le  feu  dans  les  masses; 
ils  n'ont  fait  qu'effleurer  l'espèce  humaine. 

Il  n'en  est  pas  ainsi  du  chrétien  ;  il  ne  s'agit 
pas  pour  lui  d'un  succès  de  société  ou  d'académie, 
mais  du  salut  des  âmes.  Il  néglige  donc  volontiers 
l'escrime  brillante  à  laquelle  il  pourrait  se  livrer 
tout  à  son  aise  avec  les  champions  du  monde,  et 
préfère  les  travaux  obscurs  qui  apportent  la  lu- 
mière et  la  vie  dans  les  cabanes  des  champs  et 
dans  les  réduits  du  peuple.  C'est  ce  que  fit  Luther, 
ou  plutôt,  selon  le  précepte  de  son  maître,  il  fit 
ces  choses-ci,  sans  laisser  celles-là .  Tout  en  com- 
battant les  inquisiteurs,  les  chanceliers  d'univer- 
sité, les  maîtres  du  sacré  palais,  il  s'efforça  de 
répandre  parmi  la  multitude  des  connaissances 
saines  en  matière  de  religion.  C'est  à  ce  but  que 
se  rapportent  divers  écrits  populaires  qu'il  publia 
alors,  tels  que  ses  Discours  sur  les  di.r  Coinmancle- 
mentSy  prononcés  deux  ans  auparavant  dans  l'é- 
glise de  Wiltemberg,  et  dont  nous  avons  déjà 
parlé,  et  son  Exposition  de  r Oraison  dominicale 
pour  les  laïques  simples  et  ignorants  ^ .  Qui  n'ai- 
merait à  savoir  comment  le  réformateur  s'adres- 
sait alors  au  peuple  ?  Nous   citerons  donc  quel- 

I  Opp.  Leips.  VII ,  p.  1086, 


43>.  «OTliE    PÈRE. 

qiies-unes  des  paroles  qu'il  envoyait  «  courir  le 
pays,  »  comme  il  le  dit  dans  la  préface  du  second 
de  ces  écrits. 

La  prière,  cet  acte  intime  du  cœur,  sera  sans 
doute  toujours  uu  des  points  par  lesquels  une 
réformation  de  vérité  et  de  vie  devra  commencer; 
aussi  Luther  s'en  occupe- t-il  sans  retard.  Il  est 
impossible  de  rendre  son  style  énergique,  et  la 
force  de  cette  langue  qui  se  formait,  pour  ainsi 
dire,  sous  sa  plume,  à  mesure  qu'il  écrivait;  ce- 
pendant nous  essayerons. 

!(  Quand  tu  pries,  dit-il,  aie  peu  de  paroles, 
«  mais  beaucoup  de  pensées  et  d'affections,  et 
«  surtout  qu'elles  soient  profondes.  Moins  tu  par- 
ce les,  mieux  tu  pries.  Peu  de  paroles  et  beaucoup 
«  de  pensées,  c'est  chrétien.  Beaucoup  de  paroles 
o  et  peu  de  pensées,  c'est  païen..... 

«La  prière  d'apparence  et  du  corps,  c'est  ce 
«bourdonnement  des  lèvres,  ce  babil  extérieur 
c<  qui  se  fait  sans  aucune  attention,  et  qui  frappe 
«les  yeux  et  les  oreilles  des  hommes;  mais  la 
«  prière  en  esprit  et  en  vérité,  c'est  le  désir  in- 
«time,  le  mouvement,  les  soupirs,  qui  partent 
«  des  profondeurs  du  cœur.  La  première  est  la 
«  prière  des  hypocrites  et  de  tous  ceux  qui  se 
a  confient  en  eux-mêmes.  La  seconde  est  la 
«  prière  des  enfants  de  Dieu  qui  marchent  dans  sa 
«  crainte....  » 

Puis,  en  venant  aux  premiers  mots  de  la  prière 
(lu  Seigneur  :  /Votre  Père ,  il  s'exprime  ainsi  :  «  Il 
«  n'y  a  point  de  nom  entre  tous  les  noms  qui 
«  nous  dispose  mieux  à   l'égard  de  Dieu  que  le 


TON    RKGINi:    VIENNli.  4^3 

«  nom  de  père.  Il  n'y  aurait  pas  pour  nous  autant 
«  de  bonheur  et  de  consolation  à  l'appeler  Sei- 
«  gneur,  ou  Dieu,  ou  Juge....  Par  ce  nom  de  Père 
«  les  entrailles  du  Seigneur  sont  émues;  car  il  n'y 
a  a  pas  de  voix  plus  aimable  et  plus  touchante  que 
«  ne  l'est  celle  d'un  enfant  pour  son  père. 

«  Qui  es  au  ciel.  —  Celui  qui  confesse  qu'il  a  un 
«  père  qui  est  dans  le  ciel  se  reconnaît  ainsi 
«  comme  abandonné  sur  la  terre.  De  là  vient  qu'il 
«  y  a  dans  son  coeur  un  désir  ardent,  comme  l'est 
«  celui  d'un  enfant  qui  vit  hors  du  pays  de  son 
«père,  parmi  des  étrangers,  dans  la  misère  et 
«dans  le  deuil.  C'est  comme  s'il  disait:  Hélas! 
«  mon  père!  tu  es  dans  le  ciel,  et  moi,  ton  misé- 
«  rable  enfant,  je  suis  sur  la  terre,  loin  de  toi, 
«  dans  toutes  sortes  de  dangers ,  de  nécessités  et 
«  de  deuils. 

«  Ton  nom  soit  sanctifié.  —  Celui  qui  est  colère, 

a  envieux,  qui  maudit,  qui  calomnie,  déshonore 

«  le  nom  de  ce  Dieu,  au  nom  duquel  il  a  été  bap- 

«  tisé.  Employant  à  des  usages  impies  le  vase  que 

«  Dieu  s'est  consacré,  il  ressemble  à  un  prêtre  qui 

«  se  servirait  de  la  coupe  sainte   pour  donner  à 

«  boire  à  une  truie ,  ou  pour  ramasser  du  fumier.... 

«  Ton  règne  vienne.  —  Ceux  qui  amassent  des 

«biens,    qui   bâtissent    avec    magnificence,    qui 

«  cherchent  tout  ce  que  le  monde  peut  donner , 

'(  et  prononcent  des  lèvres  cette  prière ,  ressem- 

«  blent  à  ces  grands  tuyaux  d'orgue  qui  chantent 

«  et  crient  de  toutes  forces  et  sans  cesser  dans  les 

«églises,  sans  avoir  ni  paroles,  ni  sentiment,  ni 

«  raison » 

1.  a8 


434  TA    VOLONTli;    SOIT    FAITK. 

Plus  loin,  Luther  attaque  l'erreur  des  pèlerinages 
si  répandue  alors  :  «  L'un  va  à  Rome ,  l'autre  à 
'c  Saint-Jacques;  celui-ci  bâtit  une  chapelle,  cekii- 
K  là  fait  une  fondation  ,  pour  parvenir  au  règne 
K  de  Dieu  ;  mais  tous  négligent  le  point  essentiel, 
«  qui  est  de  devenir  eux-mêmes  son  royaume. 
«  Pourquoi  vas-tu  chercher  le  règne  de  Dieu  au 
cf  delà  des  mers?....  c'est  dans  ton  cœur  qu'il  doit 
«  s'élever. 

«C'est  une  chose  terrible,  poursuit-il,  que  de 
«  nous  entendre  faire  cette  prière  :  Ta  volonté  soit 
«  faite  !  Où  voit-on  faire  dans  l'Eglise  cette  volonté 

«de  Dieu? Un  évèque  s'élève  contre  un  autre 

«  évèque,  une  église  contre  ime  autre  église.  Pré- 
«  très,  moines,  nonnes,  querellent,  combattent, 
f(  guerroient;  il  n'y  a  en  tout  heu  que  discorde. 
a  Et  cependant  chaque  parti  s'écrie  qu'il  a  une 
(f  volonté  bonne,  une  intention  droite  ;  et  ainsi,  à 
«  l'honneur  et  à  la  gloire  de  Dieu,  ils  font  tous 
i(  ensemble  une  œuvre  du  diable.... 

«  Pourquoi  disons-nous  notre  pain?  »  continue- 
t-il  en  expliquant  ces  paroles  :  Donne-nous  aujour- 
d'hui notre  pain  quotidien.  «  Parce  que  nous  ne 
«  prions  pas  pour  avoir  le  pain  ordinaire  que  les 
«  païens  mangent  et  que  Dieu  donne  à  tous  les 
«  hommes,  mais  pour  notre  pain,  à  nous  qui  som- 
K  mes  enfants  du  Père  céleste. 

«  Et  quel  est  donc  ce  pain  de  Dieu?-^  C'est  Jé- 
«  sus-Christ  notre  Seigneur  :  Je  suis  le  pain  vivant 
«  qui  est  descendu  du  ciel  et  qui  donne  la  vie  au 
«  monde.  C'est  pourquoi,  qu'on  ne  s'y  trompe  pas, 
«  tous  les  sermons  et  toutes  les  instructions  qui 


NOTRE    PATN.  4 3^ 

«  ne  nous  représentent  pas  et  ne  nous  font  pas 
«  connaître  Jésus-Christ,  ne  sauraient  être  le  pain 
«  journalier  et  la  nourriture  de  nos  âmes.,.. 

«  A  quoi  sert-il  qu'un  tel  pain  nous  ait  été  pré- 
«  paré,  s'il  ne  nous  est  pas  servi,  et  qu'ainsi  nous 

«  ne  puissions  en  goûter? C'est  comme  si  l'on 

«  avait  préparé  un  magnifique  festin ,  et  qu'il  n'y 
«  eût  personne  pour  distribuer  le  pain ,  pour  ap- 
«  porter  les  mets,  pour  verser  à  boire,  en  sorte 
«  que  les  convives  dussent  se  nourrir  de  la  vue  et 
«  du  parfum....  C'est  pour  cela  qu'il  faut  prêcher 
«  Jésus-Christ  seul. 

«Mais   qu'est-ce    donc    que    connaître    Jésus- 

«  Christ,  dis-tu,  et  quel  profit  en  revient-il? 

«Réponse:  Apprendre  à  connaître  Jésus-Christ, 
«  c'est  comprendre  ce  que  dit  l'apôtre  :  Christ  nous 
«  a  été  fait  ^  de  la  part  de  Dieu^  sagesse  ^  justice , 
<i  sanctification  et  rédemption.  Or,  tu  comprends 
«  cela,  si  tu  reconnais  que  toute  ta  sagesse  est  une 
«condamnable  folie,  ta  justice  une  condamnable 
«  iniquité,  ta  sainteté  une  condamnable  souillure, 
«  ta  rédemption  une  misérable  condamnation  ;  si 
«  tu  sens  que  tu  es  vraiment  devant  Dieu  et  de- 
«  vaut  toutes  les  créatures  un  fou ,  un  pécheur , 
«  un  impur, un  homme  condamné,  et  si  tu  mon- 
«tres,  non-seulement  par  des  paroles,  mais  du 
«  fond  de  ton  cœur  et  par  tes  œuvres,  qu'il  ne  te 
«  reste  aucune  consolation  et  aucun  salut  si  ce 
«  n'est  Jésus-Christ.  Croire  n'est  autre  chose  que 
«  manger  ce  pain  du  ciel.  » 

C'est  ainsi  que  Luther  demeurait  fidèle  à  sa  ré- 
solution d'ouvrir  les  yeux  à  un  peuple  aveugle 

28. 


436  SERMON    SUR    LA    REPENTANCE. 

que  des  prêtres  menaient  où  bon  leur  semblait. 
Ses  écrits,  répandus  en  peu  de  temps  dans  toute 
l'Allemagne,  y  faisaient  lever  un  jour  nouveau,  et 
répandaient  abondamment  les  semences  de  la  vé- 
rité sur  une  terre  bien  préparée.  Mais  en  pensant 
à  ceux  qui  étaient  loin,  il  n'oubliait  pas  ceux  qui 
étaient  près. 

Les  Dominicains  damnaient,  du  haut  de  toutes 
les  chaires  ,  l'infâme  hérétique.  Luther,  l'homme 
du  peuple,  et  qui,  s'il  l'avait  voulu,  eût  pu,  avec 
quelques  paroles,  en  soulever  les  flots,  dédaigna 
toujours  de  tels  triomphes ,  et  ne  songea  jamais 
qu'à  instruire  ses  auditeurs. 

Sa  réputation,  qui  s'étendait  de  plus  en  plus, 
le  courage  avec  lequel  il  élevait  la  bannière  de 
Christ  au  milieu  de  l'Eglise  asservie,  faisaient  sui- 
vre ses  prédications  avec  toujours  plus  d'intérêt. 
Jamais  l'affluence  n'avait  été  si  grande.  Luther  al- 
lait droit  au  but.  Un  jour ,  étant  monté  dans  la 
chaire  de  Wittemberg,  il  entreprit  d'établir  la 
doctrine  de  la  repentance,  et  à  cette  occasion  il 
prononça  un  discours  qui  devint  depuis  très-cé- 
lèbre, et  dans  lequel  il  posa  plusieurs  des  bases 
de  la  doctrine  évangélique. 

Il  oppose  d'abord  le  pardon  des  hommes  au 
pardon  du  ciel  :  «  Il  y  a ,  dit-il,  deux  rémissions  : 
«  la  rémission  de  la  peine  et  la  rémission  de  la 
«  faute.  La  première  réconcilie  extérieurement 
«  l'homme  avec  l'Eglise  chrétienne.  La  seconde,  qui 
«  est  l'indulgence  céleste,  réconcilie  l'homme  avec 
«  Dieu.  Si  un  homme  ne  trouve  pas  en  lui  cette 
<  conscience  tranquille, ce  cœur  joyeux  que  donne 


LA     REMISSION.  4^7 

«la  rémission  de  Dieu,  il  n'y  a  pas  d'indulgence 
«  qui  puisse  l'aider,  dùt-il  acheter  toutes  celles  qui 
«  ont  jamais  été  sur  !a  terre.  » 

Il  continue  ensuite  ainsi  :  «  Us  veulent  faire  de 
«  bonnes  œuvres  avant  que  les  péchés  soient 
«  pardonnes,  tandis  qu'il  faut  que  les  péchés  soient 
«  pardonnes  avant  que  de  bonnes  œuvres  puis- 
«  sent  se  faire.  Ce  ne  sont  pas  les  œuvres  qui  chas- 
«  sent  le  péché;  mais,  chasse  le  péché  et  tu  auras 
«  les  œuvres  ^  !  Car  les  bonnes  œuvres  doivent  être 
«  faites  avec  un  cœur  joyeux  et  une  bonne  cons- 
«  cience  envers  Dieu,  c'est-à-dire,  avec  la  rémis- 
«  sion  des  péchés.  » 

Puis  il  en  vient  au  but  principal  de  son  sermon, 
et  ce  but  fut  aussi  celui  de  toute  la  réformation. 
L'Église  s'était  mise  à  la  place  de  Dieu  et  de  sa  Pa- 
role; il  la  récuse ,  et  fait  tout  dépendre  de  la  foi  à 
la  Parole  de  Dieu. 

«  La  rémission  de  la  faute,  dit-il ,  n'est  au  pou- 
«  voir  ni  du  pape,  ni  de  l'évéque,  ni  du  prêtre,  ni 
«  de  quelque  homme  que  ce  soit,  mais  elle  repose 
«  uniquement  sur  la  Parole  de  Christ  et  sur  ta 
«  propre  foi.  Car  Christ  n'a  pas  voulu  édifier  notre 
«  consolation ,  notre  salut  sur  une  parole  ou  sur 
«  une  œuvre  d'homme ,  mais  uniquement  sur  lui- 
«  même ,  sur  son  œuvre  et  sur  sa  Parole....  Ton  re- 
«  pentir  et  tes  œuvres  peuvent  te  tromper;  mais 
«  Christ,  ton  Dieu,  ne  te  mentira  pas,  il  ne  chan- 

1  Nicht  die  Werkc  treibeii  die  Siinde  ans;  sondern  die 
Austreibung  der  Sùnde  thut  gute  Werke.  (L.  Opp.  (L.)  XVII, 
j).  162.) 


438  VIENT    DE    CHRIST. 

«  cellera  pas,  et  ie  diable  ne  renversera  pas  ses 
cf  paroles  ^ . 

«  Un  pape,  un  évêque  n'ont  pas  plus  de  pou- 
«  voir  que  le  moindre  prêtre ,  quand  il  s'agit  de  re- 
«  mettre  une  faute.  Et  même,  s'il  n'y  a  pas  de  prê- 
«  tre,  chaque  chrétien,  fût-ce  une  femme,  fût-ce 
«  un  enfant^,  peut  faire  la  même  chose.  Car  si  un 
«  simple  chrétien  te  dit  :  «  Dieu  pardonne  le  péché 
«  au  nom  de  Jésus-Christ ,  »  et  que  toi  tu  reçoives 
«  cette  parole  avec  une  foi  ferme ,  et  comme  si 
(c  Dieu  lui-même  te  l'adressait,  tu  es  absous.... 

«  Si  tu  ne  crois  pas  que  tes  péchés  te  sont  par- 
«  donnés,  tu  fais  ton  Dieu  menteur,  et  tu  te  dé- 
(f  clares  plus  sûr  de  tes  vaines  pensées  que  de  Dieu 
«  et  de  sa  Parole 

«  Sous  l'Ancien  Testament,  ni  prêtre,  ni  roi,  ni 
«  prophète  n'avaient  la  puissance  d'annoncer  la 
«  rémission  des  péchés.  Mais  sous  le  Nouveau, 
«  chaque  fidèle  a  ce  pouvoir.  L'Église  est  toute 
«  pleine  de  rémission  des  péchés^!  Si  un  chrétien 
«  pieux  console  ta  conscience  par  la  parole  de  la 
«croix,  qu'il  soit  homme  ou  femme,  jeune  ou 
(c  vieux,  reçois  cette  consolation  avec  une  foi  telle 
'(  que  tu  te  laisses  mettre  plusieurs  fois  à  mort, 
«  plutôt  que  de  douter  qu'il  en  soit  ainsi  devant 
<c  Dieu.  .  .  Repeiis-toi ,  fais  toutes  les  œuvres  que 
^<  tu  peux  faire;  mais  que  la  foi  que  tu  as  dans  le 

I   Christus  dein  Gott  wird  dir  nicht  liigen,  noch  wanken. 

(L.Opp.  (L.)  XVII,  p.  162.) 

1  Ob  es  schon  ein  Weib  odcr  ein  Kind  wàre.  (Ibid.) 

i  Aiso  sielist  du  dass  die  ganzc  Kircho  voll  von  Vergebung 

der  Sûndeii  ist.  (Ibid,) 


APPRÉHEMSIONS    Ui:    bKS    A3IIS.  439 

«  pardon  de  Jésus-Christ  tienne  le  premier  rang, 
«  et  commande  seule  sur  le  champ  de  bataille'.  » 
Ainsi  parlait  Luther  à  ses  auditeurs  étonnés  et 
ravis.  Tous  les  échafaudages  que  des  prêtres  im- 
pudents avaient  élevés  à  leur  profit  entre  Dieu  et 
Tâme  de  l'homme,  étaient  abattus,  et  l^homme 
était  mis  face  à  face  de  son  Dieu.  La  parole  du 
pardon  descendait  pure  d'en  haut,  sans  passer  par 
mille  canaux  corrupteurs.  Pour  que  le  témoignage 
de  Dieu  fût  valable,  il  n'était  plus  besoin  que  des 
hommes  y  imposassent  leur  cachet  trompeur.  Le 
monopole  de  la  caste  sacerdotale  était  aboli  ;  l'E- 
glise était  émancipée. 


XL 


Cependant,  il  fallait  que  le  feu  qui  avait  été  al- 
lumé à  Wittemberg  le  fût  aussi  ailleurs.  Luther, 
non  content  d'annoncer  la  vérité  de  l'Évangile 
dans  le  lieu  de  sa  résidence,  soit  à  la  jeunesse  aca- 
démique, soit  au  peuple,  désirait  répandre  en 
d'autres  lieux  les  semences  de  la  saine  doctrine. 
L'ordre  des  Augustins  devait  tenir,  au  printemps 
de  l'an  i5i8,  son  chapitre  général  à  Heidelberg. 
Luther  y  fut  convoqué  comme  l'un  des  hommes 
les  plus  distingués  de  l'ordre.  Ses  amis  firent  tout 
ce  qu'ils  purent  pour  le  dissuader  d'entreprendre 
ce  voyage.  En  effet,  les  moines  s'étaient  efforcés 
de  rendre  le  nom  de  Luther  odieux  dans  tous  les 


'  Und  Haiiptmann  im  Felde  bleibe.  (L.  Opp.  (L.)  XVII, 

p.    lfi2.) 


44^  \OYAGIi    A    HEIDELBEIIG. 

lieux  qu'il  devait  traverser.  Aux  insultes  ils  ajou- 
taient les  menaces.  Il  fallait  peu  de  chose  pour  ex- 
citer sur  son  passage  un  tumulte  populaire  dont  il 
pouvait  être  la  victime,  (f  Ou  bien,  disaient  ses  amis, 
«  ce  qu'ils  n'oseront  faire  par  violence,  ils  le  fe- 
«  ront  par  embûches  et  par  fraude  ^  »  Mais  Luther 
ne  se  laissa  jamais  arrêter,  dans  l'accomplissement 
d'un  devoir,  par  la  crainte  du  danger,  même  le 
plus  imminent.  Il  ferma  donc  l'oreille  aux  timides 
discours  de  ses  amis  :  il  leur  montra  Celui  dans 
lequel  était  sa  confiance  et  sous  la  garde  duquel 
il  voulait  entreprendre  ce  voyage  si  redouté.  Puis, 
les  fêtes  de  Pâques  étant  passées ,  il  se  mit  tran- 
quillement en  route,  à  pied*,  le  i3  avril  i5i8. 

Il  avait  avec  lui  un  guide,  nommé  Urbain,  qui 
portait  son  petit  bagage  et  qui  devait  l'accompa- 
gner jusqu'à  Wurzbourg.  Que  de  pensées  durent 
se  presser  dans  le  cœur  du  serviteur  du  Seigneur 
pendant  ce  voyage!  A  Weissenfels,  le  pasteur, qu'il 
ne  connaissait  pas ,  le  reconnut  aussitôt  pour  le 
docteur  de  Wittemberg  ,  et  lui  fit  bon  accueil  ^.  A 
Erfurt,  deux  autres  frères  de  l'ordre  des  Augus- 
tius  se  joignirent  à  lui.  A  Judenbach,  ils  rencon- 
tèrent  tous  trois  le  conseiller  intime  de  l'Electeur  , 
Degenhard  Pfeffinger,  qui  leur  fit  les  honneurs  de 
l'auberge  où  ils  le  trouvèrent.  «J'ai  eu  du  plaisir, 
'<  écrivit  Luther  à  Spalatin,  à  rendre  ce  riche  sei- 
«  gneur  plus  pauvre  de  quelques  gros  ;  vous  savez 
«  combien  j'aime  en  toute  occasion  faire  quelque 

1  L.  Ejip.  I ,  p.  (y8. 

2  Pecloster  veniam.    ll)i<1.1 
H  Ibid. ,  p.  io5. 


BIRRA.  44 1 

«  brèche  aux  riches,  au  profit  des  pauvres,  sur- 
<c  tout  si  les  riches  sont  de  mes  amis  ^  »  Il  arriva  à 
Cobourg  accablé  de  fatigue.  "  Tout  va  bien  par  la 
«  grâce  de  Dieu,  écrivit-il,  si  ce  n'est  que  j'avoue 
'<  avoir  péché  en  entreprenant  à  pied  ce  voyage. 
«  Mais  je  n'ai  pas  besoin  ,  je  pense,  pour  ce  péché- 
ce  là  de  la  rémission  des  indulgences;  car  la  con- 
«  trition  est  parfaite  et  la  satisfaction  est  pleine. 
«  Je  suis  abîmé  de  fatigue ,  et  toutes  les  voitures 
«  sont  remplies.  JN'est-ce  pas  assez  et  même  trop 
«  de  pénitence,  de  contrition  et  de  satisfaction  =  ?  » 

Le  réformateur  de  l'Allemagne,  ne  trouvant  pas 
une  place  dans  les  voitures  publiques,  ni  quel- 
qu'un qui  voulût  lui  céder  la  sienne,  fut  obligé, 
le  lendemain  matin,  malgré  sa  lassitude,  de  re- 
partir de  Cobourg,  modestement  à  pied.  Il  arriva 
à  Wurzbourg  le  second  dimanche  après  Pâques, 
vers  le  soir.  Là ,  il  renvoya  son  guide. 

C'était  dans  cette  ville  que  se  trouvait  l'évéque 
de  Bibra,  qui  avait  accueilli  ses  thèses  avec  tant 
d'approbation,  Luther  était  porteur  pour  lui  d'une 
lettre  de  l'électeur  de  Saxe.  L'évéque,  tout  joyeux 
de  l'occasion  qui  se  présentait  de  connaître  per- 
sonnellement ce  hardi  champion  de  la  vérité,  se 
hâta  de  le  faire  appeler  au  palais  épiscopal.  Il  alla 
à  sa  rencontre ,  lui  parla  avec  beaucoup  d'affec- 
tion, et  offrit  de  lui  fournir  un  guide  jusqu'à  Hei- 
delberg.  Mais  Luther  avait  rencontré  à  Wurzbourg 
ses  deux  amis,  le  vicaire  général  Staupitz  et  Lange, 

i   l..  Epp.  I ,  p.  104. 
■2  Ibid.  ,  p.  io6. 


44^  LE    CHATEAU    PALATIN. 

le  prieur  d'Erfurt,  qui  lui  avaient  offert  une  place 
dans  leur  voiture.  11  remercia  donc  Bibra  de  son 
offre;  et  le  lendemain  les  trois  amis  partirent  de 
Wurzbourg.  Ils  voyagèrent  ainsi  pendant  trois 
jours,  conversant  ensemble.  Le  21  avril,  ils  attei- 
gnirent Heidelberg.  Luther  alla  loger  au  couvent 
des  Augustins. 

L'électeur  de  Saxe  lui  avait  donné  une  lettre 
pour  le  comte  palatin  Wolfgang,  duc  de  Bavière. 
Luther  se  rendit  à  son  superbe  château,  dont  la 
situation  fait  encore  à  cette  heure  l'admiration  des 
étrangers.  Le  moine  des  plaines  de  la  Saxe  avait 
un  cœur  pour  admirer  cette  position  deHeidelberg, 
où  se  réunissent  les  deux  belles  vallées  du  Rhin 
et  du  Necker.  Il  remit  sa  lettre  à  Jacques  Simler, 
intendant  de  la  cour.  Celui-ci  l'ayant  lue,  lui  dit  : 
«  Vraiment,  vous  avez  là  une  précieuse  lettre  de 
ft  créance*.  »  Le  comte  palatin  reçut  Luther  avec 
beaucoup  de  bienveillance.  II  l'invila  souvent  à  sa 
table,  ainsi  que  Lange  et  Staupitz.  Une  réception 
si  amicale  était  une  grande  consolation  pour  Lu- 
ther. «  Nous  nous  réjouissions  et  nous  divertissions 
«  les  uns  les  autres  par  une  agréable  et  douce  cau- 
«  série,  dit-il,  mangeant,  buvant,  passant  en  re- 
«  vue  toutes  les  magnificences  du  palais  palatin , 
"  admirant  les  ornements,  les  armures,  les  cui- 
«  rasses,  enfin  tout  ce  que  contient  de  remarqua- 
«  ble  ce  château  illustre  et  vraiment  royal  ^.  » 

Cependant  Luther  avait  une    autre   œuvre    à 

1  Ihr  habt  bei  Gott   cinen  kostliclien  Credenz.  (L.  Ej)p   I, 
p.   m.) 

2  Ibid. 


RUPTURE.  44^ 

faire.  Il   devait  travailler  tandis  qu'il  était  jour. 
Transporté  dans  une  université  qui  exerçait  une 
grande  influence  snr  l'ouest  et  sur  le  sud  de  l'Al- 
lemagne, il  devait  y  frapper  un  coup  qui  ébranlât 
les  églises  de  ces  contrées.  Il  se  mit  donc  à  écrire 
des  thèses  qu'il  se  proposait  de  soutenir  dans  une 
dispute   publique.   De    telles   disputes   n'avaient 
rien  que  d'ordinaire;  mais  Luther  sentait  que  pour 
que  celle-ci  fut  utile ,  elle  devait  occuper  vive- 
ment les  esprits.  Son  caractère  le  portait  d'ailleurs 
à  présenter  la  vérité  sous  une  forme  paradoxale, 
l^es  professeurs  de  l'université  ne  voulurent  pas 
permettre  que  la  dispute  eût  lieu  dans  leur  grand 
auditoire.   On  fut  donc   obligé  de  prendre  une 
salle  du  couvent  des  Augustins.  Le   16  avril  fut 
fixé  pour  le  jour  du  combat. 

Heidelberg  reçut  plus  tard  la  parole  évangéli- 
que  :  en  assistant  à  la  conférence  du  couvent,  on 
pouvait  prévoir  déjà  qu'elle  y  porterait  des  fruits. 

La  réputation  de  Luther  attira  un  grand  con- 
cours d'auditeurs  :  professeurs,  courtisans,  bour- 
geois, étudiants,  s'y  trouvaient  en  foule.  Voici 
quelques-uns  des  Paradoxes  du  docteur  :  c'est  le 
nom  qu'il  donna  à  ses  thèses;  peut-être  le  leur 
donnerait-on  encore  de  nos  jours;  il  serait  facile 
pourtant  de  traduire  ces  paradoxes  en  proposi- 
tions évidentes  : 

i.  a  La  loi  de  Dieu  est  une  doctrine  salutaire 
«  de  la  vie.  Néanmoins  elle  ne  peut  point  aider 
w  l'homme  dans  la  recherche  de  la  justice;  au  con- 
"  traire,  elle  lui  nuit. 


444  LES    PARADOX LS. 

3.  «Des  œuvres  d'homme,  quelque  belles  et 
<(  bonnes  qu'elles  puissent  être ,  ne  sont  cepen- 
«  dant,  selon  toute  apparence ,  que  des  péchés 
«  mortels. 

4-  «  Des  oeuvres  de  Dieu,  quelque  difformes 
«  et  mauvaises  qu'elles  puissent  paraître,  ont  tou- 
«  tefois  un  mérite  immortel. 

7.  «  Les  oeuvres  des  justes  eux-mêmes  seraient 
>(  des  péchés  mortels,  si,  remplis  d'une  sainte  ré- 
«  vérence  du  Seigneur,  ils  ne  craignaient  pas  que 
«  leurs  œuvres  ne  fussent  en  effet  des  péchés 
«  mortels  ^ 

9.  «  Dire  que  les  œuvres  faites  sans  Christ  sont, 
«  il  est  vrai,  mortes,  mais  ne  sont  pas  mortelles, 
«  est  un  oubli  dangereux  de  la  crainte  de  Dieu. 

i3.  «  Le  libre  arbitre,  après  la  chute  de  l'homme, 
(c  n'est  plus  qu'un  simple  mot;  et  si  l'homme  fait 
«  ce  qu'il  lui  est  possible  de  faire,  il  pèche  mor- 
te tellement. 

16.  f<  Un  homme  qui  s'imagine  parvenir  à  la 
«  grâce  en  faisant  tout  ce  qu'il  lui  est  possible  de 
«  faire,  ajoiite  un  péché  à  un  autre  péché,  et  il  est 
«  deux  fois  coupable. 

18.  «  Il  est  certain  que  l'homme  doit  entière^ 
«  ment  désespérer  de  lui-même,  afin  d'être  rendu 
«  capable  de  recevoir  la  grâce  de  Christ. 

21.  a  Un  théologien  d'honneur  appelle  mal  ce 
<c  qui  est  bien,  et  bien  ce  qui  est  mal  ;  mais  un 
«théologien  de  la  croix  parle  justement  de  la 
«  chose. 

I  Justoruin  opéra  essent  mortalia  nisi  pio  Dei  limoïc,  al) 

ipsismet  justis,  ut  niortalia  limerentur.  (L.  0pp.  lat.  I,  55.) 


DISPUTE.  445 

5i2.  c(  La  sagesse  qui  apprend  a  connaître  les 
«  perfections  invisibles  de  Dieu  dans  ses  œuvres, 
«  enfle  l'homme,  l'aveugle  et  l'endurcit. 

23.  «  La  loi  excite  la  colère  de  Dieu,  tue,  mau- 
«  dit,  accuse,  juge  et  condamne  tout  ce  qui  n'est 
«  pas  en  Christ  ^ 

24.  «  Cependant  cette  sagesse  (§  22)  n'est  pas 
«mauvaise,  et  la  loi  (§  32)  n'est  pas  à  rejeter; 
«  mais  l'homme  qui  n'étudie  pas  la  science  de 
«  Dieu  sous  la  croix,  change  en  mal  tout  ce  qui 
«  est  bon. 

26.  «  Celui-là  n'est  pas  justifié  qui  fait  beau- 
ce  coup  d'œuvres ,  mais  celui  qui ,  sans  œuvres , 
«  croit  beaucoup  en  Jésus-Christ. 

26.  <c  La  loi  dit  :  Fais  cela!  et  ce  qu'elle  com- 
«  mande  n'est  jamais  fait.  La  grâce  dit  :  Crois  eu 
«  celui-ci!  et  déjà  toutes  choses  sont  accomplies  *. 

28.  «  L'amour  de  Dieu  ne  trouve  rien  dans 
«  l'homme,  mais  il  y  crée  ce  qu'il  aime.  L'amour 
«  de  l'homme  provient  de  son  bien-aimé  ^.  » 

Cinq  docteurs  en  théologie  attaquèrent  ces  thè- 
ses. Ils  les  avaient  lues  avec  l'étonnement  que  la 
nouveauté  excite.  Cette  théologie  leur  paraissait 
fort  étrange.  Cependant  ils  disputèrent,  d'après  le 
témoignage  de  Luther  lui-même,  avec  une  affabi- 

1  Les  iram  Dei  operatiir,  occidit,  raaledicit,  reum  facit, 
judicat,  damnât,  quicquid  non  est  in  Christo.  (L.  Opp.  lat. 
I,p.  55.) 

2  Lex  dicit  :  Fac  hoc!  et  nunquàm  fit.  Gratia  dicit  :  Credo 
in  hune!  et  jàm  facta  sunt  omnia.  l'Ibid.) 

3  Amor  Dei  non  invenit,  sed  créât  siinm  diligibile;  amor 
hominis  fit  a  sno  diligibili.  (Ibid.) 


446  LES    AUDITEURS. 

lité  qui  lui  inspira  pour  eux  beaucoup  d'estime, 
mais  en  même  temps  avec  force  et  discernement. 
Luther,  de  son  côté,  montra  une  admirable  dou- 
ceur dans  ses  réponses,  une  incomparable  pa- 
tience à  écouter  les  objections  de  ses  adversaires, 
et  toute  la  vivacité  de  saint  Paul  à  résoudre  les 
difficultés  qui  lui  étaient  faites.  Ses  réponses, 
courtes,  mais  pleines  de  la  Parole  de  Dieu,  rem- 
plissaient d'admiration  tous  ceux  qui  l'enten- 
daient. «  Il  est  en  tout  semblable  à  Érasme, 
«  disaient  plusieurs  ;  mais  en  une  chose  il  le 
«  surpasse  :  c'est  qu'il  professe  ouvertement  ce 
«  qu'Erasme  se  contente  d'insinuer  '.  » 

La  dispute  approchait  de  sa  fin.  Les  adversai- 
res de  Luther  s'étaient  retirés  avec  honneur  du 
champ  de  bataille;  le  plus  jeune  d'entre  eux,  le 
docteur  George  Niger,  restait  seul  aux  prises  avec 
le  puissant  athlète  :  effrayé  des  propositions  har- 
dies du  moine  augustin,  et  ne  sachant  plus  à  quels 
arguments  recourir,  il  s'écria  avec  l'accent  de  la 
crainte  :  «  Si  nos  paysans  entendaient  de  telles 
«  choses,  ils  vous  lapideraient  et  vous  tueraient'!  » 
A  ces  mots,  une  hilarité  générale  éclata  dans  l'au- 
ditoire. 

Jamais  auditeurs  n'avaient  cependant  écouté 
avec  autant  d'attention  une  dispute  théologique. 
Les  premières  paroles  du  réformateur  avaient  ré- 
veillé les  esprits.  Des  questions,  qui  peu  aupara- 
vant n'eussent  trouvé  qu'indifférence,  étaient,  à 

1  Bucer,  dans  Scultetet.  Annal,  evangel.  rénovât.,  p.  22. 

2  Si  rustici  haec  audirent,  certè  lapidibus  vos  obruerent 
et  interficerent.  (L.  Epp.  I,  p.  m.) 


BUCER.  /f47 

cette  heure,  pleines  d'intérêt.  On  lisait  sur  les 
physionomies  de  plusieurs  des  assistants  les  idées 
nouvelles  que  les  assertions  hardies  du  docteur 
saxon  faisaient  naître  dans  leur  esprit. 

Trois  jeunes  gens  surtout  étaient  vivement 
émus.  L'un  d'eux,  nommé  Martin  Bucer,  était 
un  Dominicain,  âgé  de  vingt-sept  ans,  qui,  mal- 
gré les  préjugés  de  son  ordre,  paraissait  ne  pas 
vouloir  perdre  une  seule  des  paroles  du  docteur. 
Né  dans  une  petite  ville  de  l'Alsace,  il  était  entré 
à  seize  ans  dans  un  couvent.  11  montra  bientôt 
tant  de  moyens,  que  les  moines  les  plus  éclairés 
conçurent  de  lui  de  hautes  espérances  ':  «  Il  sera 
«  un  jour  l'ornement  de  notre  ordre,  »  disaient- 
ils.  Ses  supérieurs  l'avaient  envoyé  à  Heidelberg 
pour  qu'il  s'y  livrât  à  l'étude  de  la  philosophie,  de 
la  théologie,  du  grec  et  de  l'hébreu.  A  cette  épo- 
que Erasme  publiait  plusieurs  de  ses  ouvrages. 
Bucer  les  lut  avec  avidité. 

Bientôt  parurent  les  premiers  écrits  de  Luther. 
L'étudiant  alsacien  s'empressa  de  comparer  la 
doctrine  du  réformateur  avec  les  saintes  Ecritu- 
res. Quelques  soupçons  sur  la  vérité  de  la  reli- 
gion du  pape  .s'élevèrent  dans  son  esprit  ^.  C'est 
ainsi  que  la  lumière  se  répandait  en  ces  jours. 
L'Electeur  palatin  distingua  ce  jeune  homme.  Sa 
voix  forte  et  sonore,  l'agrément  de  ses  manières, 

1  Prudentioribus  monacliis  spem  de  se  praeclaram  excita- 
vit.  (Melch.  Adam  Vit.  Biiceri,  p.  211.) 

2  Cùm  doctrinam  in  eis  traditam  cum  sacris  litteris  con- 
tulisset,  quaedam  in  pontificia  religione  suspecta  habere  cœ- 
pit.  (Ibid.) 


448  BRENZ. 

l'éloquence  de  sa  parole,  la  liberté  avec  laquelle 
il  attaquait  les  vices  dominants,  faisaient  de  lui 
un  prédicateur  distingué.  11  fut  nommé  chape- 
lain de  la  cour,  et  il  remplissait  ces  fonctions 
quand  on  annonça  le  voyage  de  Luther  à  Hei- 
delberg.  Quelle  joie  pour  Bucer!  Personne  ne  se 
rendit  avec  plus  d'empressement  dans  la  salle  du 
couvent  des  Augustins.  Il  s'était  muni  de  papier, 
de  plumes  et  d'encre  :  il  voulait  coucher  par  écrit 
tout  ce  que  dirait  le  docteur.  Mais,  pendant  que 
sa  main  traçait  avec  rapidité  les  paroles  de  Lu- 
ther, la  main  de  Dieu  écrivait  en  caractères  plus 
ineffaçables  dans  son  cœur  les  grandes  vérités 
qu'il  entendait.  Les  premières  lueurs  de  la  doc- 
trine de  la  grâce  se  répandirent  dans  son  âme 
pendant  cette  heure  mémorable  \  Le  Dominicain 
fut  gagné  à  Christ. 

Non  loin  de  Bucer  se  trouvait  Jean  Brenz,  ou 
Brentius,  alors  âgé  de  dix-neuf  ans.  Brenz,  fils 
d'un  magistrat  d'une  ville  de  la  Souabe,  avait  été 
inscrit  à  treize  ans  sur  le  rôle  des  étudiants  de 
Heidelberg.  Nul  ne  montrait  tant  d'application. 
Quand  minuit  avait  sonné,  Brenz  se  levait  et  se 
mettait  à  l'ouvrage.  Il  en  contracta  tellement 
l'habitude,  que,  durant  toute  sa  vie,  il  ne  put  plus 
dormir  après  cette  heure.  Plus  tard  il  consacra 
ces  moments  tranquilles  à  la  méditation  des 
Écritures.  Brenz  fut  un  des  premiers  à  s'aperce- 
voir de  la  lumière  nouvelle  qui  paraissait  alors 

1    Primant)  luceni  purioris  senteutiae  de  jiistificatione  in  sno 

pcctore  scnsit.  (Melch.  Adam  Vit.  Buceri,  p.  21 1.) 


SAEPF.  Zj49 

en  Allemagne.  Il  racciieillit  avec  une  âme  pleine 
<1  amour  '.  Il  lut  avidement  les  écrits  de  Luther. 
Mais  quel  ne  fut  pas  son  bonheur,  quand  il  put 
l'entendre  lui-même  à  Heidelhergl  L'une  des  pro- 
positions du  docteur  frappa  surtout  le  jeune 
Brenz;  ce  fut  celle-ci  :  «  Celui-là  n'est  pas  justifié 
«  devant  Dieu  qui  fait  beaucoup  d'œuvres,  mais 
«  celui  qui,  sans  œuvres,  croit  beaucoup  en  Jé- 
«  sus-Christ.  » 

Une  femme  pieuse  de  Heilbronn  sur  le  Necker» 
épouse  d'un  sénateur  de  cette  ville,  nommé  Snepf, 
avait,  à  l'exemple  d'Anne,  consacré  au  Seigneur 
son  fils  premier-né,  avec  le  vif  désir  de  le  voir 
se  vouer  à  la  théologie.  Ce  jeune  homme,  né  en 
1495,  fit  de  rapides  progrès  dans  les  lettres;  mais, 
soit  par  goût,  soit  par  ambition,  soit  pour  suivre 
le  désir  de  son  père,  il  se  livra  à  l'étude  de  la 
jurisprudence.  La  pieuse  mère  voyait  avec  dou- 
leur son  fils,  son  Ehihard,  suivre  une  autre  car- 
rière que  celle  à  laquelle  elle  l'avait  consacré. 
Elle  l'avertissait,  elle  le  pressait,  elle  le  sommait 
sans  cesse  de  se  souvenir  du  vœu  qu'elle  avait 
fait  ail  jour  de  sa  naissance  '.  Enfin,  vaincu  par 
la  constance  de  sa  mère,  Ehrhard  Snepf  se  ren- 
dit. Bientôt  il  goûta  lui-même  tellement  ses  nou- 
velles études,  que  lien  au  monde  n'eût  pu  l'en 
détourner. 

I  Ingens  Dei  beneûciiiin  laetus  Brentius  agnovit,  et  grala 
mente  amplexus  est.  (Melch.  Adam  Vit.  Buceri,  p.  211.} 

•2  Crebris  interpellatioiiibus  eiim  voti  quod  de  nato  ipso 
fecerat,  admoueret  ;  et  a  studio  juiis  ad  theologiam  quasi 
ronviciis  avocaret.    Melch.  Adami.  SnepKi  Vita.j 

J.  29 


45o  C0NVERSA.T10NS    AVEC    LUTHKR. 

Il  était  intimement  lié  avec  Bucer  et  Brenz,  et 
ils  demeurèrent  amis  toute  leur  vie;  «  car,  dit  l'un 
«  de  leurs  historiens,  les  amitiés  fondées  sur  l'a- 
«  mour  des  lettres  et  de  la  vertu  ne  s'éteignent 
«  jamais.  »  Il  assistait  avec  ses  deux  amis  à  la  dis- 
pute de  Heidelberg.  Les  paradoxes  et  la  lutte 
courageuse  du  docteur  de  Wittemberg  lui  impri- 
mèrent un  nouvel  élan.  Rejetant  Topinion  vaine 
des  mérites  humains,  il  embrassa  la  doctrine  de 
la  justification  gratuite  du  pécheur. 

Le  lendemain ,  Bucer  se  rendit  auprès  de  Lu- 
ther. «  J'eus  avec  lui,  dit-il,  une  conversation  fa- 
«  milière  et  sans  témoins,  le  repas  le  plus  exquis, 
«  non  par  les  mets,  mais  par  les  vérités  qui  m'é- 
«  taient  proposées.  Quoi  que  ce  fût  que  j'objec- 
te tasse,  le  docteur  répondait  à  tout  et  expliquait 
«  tout  avec  la  plus  parfaite  clarté.  Oh  !  plût  à 
«  Dieu  que  j'eusse  le  temps  de  t'en  écrire  davan- 
«  tage  '  !...  »  Luther  lui-même  fut  j:ouché  des  sen- 
timents de  Bucer  :  «  C'est  le  seul  frère  de  son 
«  ordre,  écrivait-il  à  Spalatin,  qui  ait  de  la  bonne 
«foi;  c'est  un  jeune  homme  de  grandes  espéran- 
«  ces.  Il  m'a  reçu  avec  simphcité;  il  a  conversé 
«  avec  moi  avec  avidité.  Il  est  digne  de  notre  con- 
«  fiance  et  de  notre  amour  ^.  » 

Brenz,  Snepf,  d'autres  encore,  pressés  par  les 
vérités  nouvelles  qui  commencent  à  se  faire  jour 
dans  leur  esprit,  vont  de  même  voir  Luther;  ils 
parlent,  ils  confèrent  avec  lui;  ils  lui  demandent 

i   Gerdesius,  Monument,  antiq. ,  ct<;. 
1  L.  Epp.  l,  p.  4  «2. 


TRAVAUX    DF    CES    JET'NES    DOCTEtiKS.  4^^ 

des  éclaircissements  sur  ce  qu'ils  n'ont  pas  com- 
pris. Le  réformateur,  appuyé  sur  la  Bible,  leur 
répond.  Chacune  de  ses  paroles  fait  jaillir  pour 
eux  une  nouvelle  lumière.  Un  nouveau  monde 
s'ouvre  devant  eux. 

Après  le  départ  de  Luther,  ces  hommes  géné- 
reux commencèrent  à  enseigner  à  Heidelberg.  Il 
fallait  poursuivre  ce  que  l'homme  de  Dieu  avait 
commencé,  et  ne  pas  laisser  s'éteindre  le  flam- 
beau qu'il  avait  allumé.  Les  écoliers  parleront,  si 
les  docteurs  se  taisent.  Brenz,  quoiqu'il  fût  en- 
core si  jeune,  expliqua  saint  Matthieu,  d'abord 
dans  sa  propre  chambre;  puis,  le  local  devenant 
Irop  petit,  dans  l'auditoire  de  philosophie.  Les 
théologiens,  pleins  d'envie  à  la  vue  du  grand  con- 
cours d'auditeurs  que  ce  jeune  homme  attirait, 
s'irritèrent.  Brenz  prit  alors  les  ordres,  et  trans- 
porta ses  lectures  dans  le  collège  des  chanoines 
du  Saint-Esprit.  Ainsi  le  feu  déjà  allumé  en  Saxe 
le  fut  aussi  dans  Heidelberg.  La  lumière  multi- 
pliait ses  foyers.  Ce  fut,  comme  on  l'a  dit,  le 
temps  des  semailles  pour  le  Palatinat. 

Mais  ce  ne  fut  pas  le  Palatinat  seulement  qui 
recueillit  les  fruits  de  la  dispute  de  Heidelberg. 
Ces  amis  courageux  de  la  vérité  devinrent  bientôt 
de  grands  flambeaux  dans  l'Eglise.  Ils  occupèrent 
tous  des  places  éminentes,  et  prirent  part  à  beau- 
coup de  débats  auxquels  la  réformation  donna 
lieu.  Strasbourg,  et  plus  tard  l'Angleterre,  durent 
aux  travaux  de  Bucer  une  connaissance  plus  pure 
de  la  vérité.  Snepf  la  professa  d'abord  à  Marbourg, 
puis  à  Stuttgard,  à  Tubingue  et  à  léna.  Brenz, 

^9- 


/(5'2  EFFETS    SUR    LUTHER. 

après  avoir  enseigné  à  Heklelberg,  le  fit  longtemps 
à  Halle,  en  Souabe  et  à  Tubingue.  Nous  retrouve- 
rons plus  tard  ces  trois  hommes. 

Cette  dispute  fit  avancer  Luther  lui-même.  Il 
croissait  de  jour  en  jour  dans  la  connaissance  de 
la  vérité,  v  Je  suis,  disait-il,  de  ceux  qui  ont  fait 
«  des  progrès  en  écrivant  et  en  instruisant  les  au- 
«  très,  et  non  pas  de  ceux  qui  de  rien  deviennent 
«  tout  à  coup  de  grands  et  de  savants  docteurs.  » 

Il  était  plein  de  joie  de  voir  avec  quelle  avidité 
la  jeunesse  des  écoles  recevait  la  vérité  naissante, 
et  il  se  consolait  ainsi  de  ce  que  les  vieux  doc- 
teurs étaient  si  fort  enracinés  dans  leurs  opinions. 
«  J'ai  la  magnifique  espérance,  disait-il,  que  de 
«  même  que  Christ,  rejeté  par  les  Juifs,  est  allé 
«  vers  les  Gentils,  nous  verrons  maintenant  aussi 
«  la  vraie  théologie,  que  rejettent  ces  vieillards  aux 
«  opinions  vaines  et  fantastiques,  accueillie  par  la 
«  génération  nouvelle  ^  » 

Le  chapitre  étant  terminé,  J^uther  pensa  à  re- 
tourner à  Wittemberg.  Le  comte  palatin  lui  remit 
pour  l'Électeur  une  lettre  datée  du  i^""  mai,  dans 
laquelle  il  disait  «  que  Luther  avait  montré  tant 
«  d'habileté  dans  la  dispute,  qu'il  en  rejaillissait 
«  une  grande  gloire  sur  l'université  de  Wittem- 
«  berg.  »  On  ne  voulut  point  permettre  qu'il  s'en 
retournât  à  pied  ^.  Les  Augustins  de  Nuremberg 
le  conduisirent  jusqu'à  Wurzbourg.  De  là  il  alla 
à  Erfurt  avec  les  frères  de  cette  ville.  A  peine  y 

1  L.  Epp.  I,  p.  1 12. 

2  Veni  autem  curniqui  ieram  pedester.  (Ibid.,  [t.  iio.) 


LE    VIEUX    PROFESSEUR.  /|53 

était-il  arrivé,  qu'il  se  rendit  à  la  maison  de  Jodo- 
cus,  son  ancien  maître.  Le  vieux  professeur,  très- 
affecté  et  très-scandalisé  de  la  route  que  son  dis- 
ciple avait  prise,  avait  coutume  de  mettre  devant 
toutes  les  sentences  de  Luther  un  thêta,  lettre 
dont  se  servaient  les  Grecs  pour  indiquer  la  con- 
damnation '.  Il  avait  écrit  au  jeune  docteur  pour 
lui  adresser  des  reproches,  et  celui-ci  désirait  ré- 
pondre de  bouche  à  ses  lettres.  N'ayant  pas  été 
reçu,  il  écrivit  à  Jodocus  :  «  Toute  l'université,  à 
«  l'exception  d'un  seul  licencié,  pense  comme  moi. 
«  Il  y  a  plus  :  le  prince,  l'évéque,  plusieurs  autres 
«  prélats,  et  tout  ce  que  nous  avons  de  citoyens 
«  éclairés,  déclarent  d'une  voix  unanime  que  jus- 
«  qu'à  présent  ils  n'avaient  ni  connu  ni  entendu 
«  Jésus-Christ  et  son  Évangile.  Je  suis  prêt  à  rece- 
«  voir  vos  corrections;  et  quand  même  elles  se- 
«  raient  dures,  elles  me  paraîtraient  très-douces. 
«  Epanchez  donc  votre  cœur  sans  crainte;  déchar- 
«  gez  votre  colère.  Je  ne  veux  ni  ne  puis  être  irrité 
«  contre  vous.  Dieu  et  ma  conscience  en  sont  té- 
«  moins  ^  î  » 

Le  vieux  docteur  fut  touché  des  sentiments  de 
son  ancien  élève.  Il  voulut  voir  s'il  n'y  avait  pas 
moyen  d'enlever  le  thêta  condamnateur.  Ils  eu- 
rent une  explication,  mais  elle  fut  sans  résultat. 
«  Je  lui  ai  du  moins  fait  comprendre,  dit  Luther, 
«  que  toutes  leurs  sentences  étaient  semblables  à 
«  cette  béte  qui,  à  ce  qu'on  dit,  se  mange  elle- 

1  Omnibus  placitis  meis  nigrum  thêta  prsefigit.  (L.  Epp.  I, 
p.  m.) 

2  L.  Epp.  I,  ibid. 


454  LA.    VRAIE    LUMIÈRE.    ARRIVÉE. 

«  même.  Mais  on  a  beau  parler  à  un  sourd.  Ces 
«  docteurs  s'attachent  obstinément  à  leurs  petites 
«  distinctions,  bien  qu'ils  avouent  n'avoir  pour 
«  les  soutenir  que  les  lumières  de  la  raison  natu- 
«  relie,  comme  ils  disent,  chaos  ténébreux  pour 
rt  nous  qui  n'annonçons  d'autre  lumière  que  Jé- 
«  sus-Christ,  seule  et  véritable  lumière  ^  » 

Luther  quitta  Erfurt  dans  la  voiture  du  cou- 
vent, qui  le  conduisit  à  Eisleben.  De  là,  les  Augus- 
tins  du  lieu,  fiers  d'un  docteur  qui  jetait  tant 
d'éclat  sur  leur  ordre  et  sur  leur  ville,  où  il  avait 
vu  le  jour,  le  firent  mener  à  Wittemberg  avec 
leurs  propres  chevaux,  et  à  leurs  frais.  Chacun 
voulait  donner  une  marque  d'affection  et  d'es- 
time à  cet  homme  extraordinaire  qui  grandissait 
à  chaque  pas. 

Il  arriva  le  samedi  après  l'Ascension.  Le  voyage 
lui  avait  fait  du  bien,  et  ses  amis  le  trouvèrent 
plus  fort  et  de  meilleure  mine  qu'avant  son  dé- 
part ^.  Ils  se  réjouirent  de  tout  ce  qu'il  leur  rap- 
porta. Luther  se  reposa  quelque  temps  des  fati- 
gues de  sa  course  et  de  la  dispute  de  Heidelberg; 
mais  ce  repos  ne  fut  qu'une  préparation  à  de 
plus  rudes  travaux. 

1  Nisi  dictainine  rationis  naturalis,  quod  apud  nos  idem 
est,  quod  chaos  tenebratuni,  qui  non  praedicamus  aliam  lu- 
cem,  quàm  Christum  Jesum  lucem  veram  et  solam.  (L.  Epp. 
I,p.  III.) 

2  Ita  ut  nonnullis  videar  factus  habitior  et  corpulentior. 
(Ibid.) 


LIVRE  IV. 

LUTHER  DEVANT  LE  LEGAT. 

Mai-décembre  i5i8. 


I. 

La  vérité  avait  enfin  levé  la  tête  au  sein  de  la 
chrétienté.  Victorieuse  des  organes  inférieurs  de 
la  papauté,  elle  devait  entrer  en  lutte  avec  son 
chef  même.  Nous  allons  voir  Luther  aux  prises 
avec  Rome. 

Ce  fut  à  son  retour  de  Heidelberg  qu'il  prit  cet 
essor.  Ses  premières  thèses  sur  les  indulgences 
avaient  été  mal  comprises.  11  se  décida  à  en  ex- 
poser le  sens  avec  plus  de  clarté.  Aux  cris  qu'une 
haine  aveugle   faisait  pousser   à   ses  ennemis,  il 
avait  reconnu  combien  il  était  important  de  ga- 
gner en  faveur  de  la  vérité  la  partie  la  plus  éclai- 
rée de  la  nation  :  il  résolut  d'en   appeler  à  son 
jugement,   en  lui   présentant  les   bases  sur   les- 
quelles reposaient  ses  convictions   nouvelles.  Il 
fallait  bien  une  fois  provoquer  les  décisions  de 
Rome  :  il  n'hésite  pas  à  y  envoyer  ses  explica- 
tions.  Les  présentant  d'une  main  aux  hommes 
impartiaux  et  éclairés  de  son  peuple,  de  l'autre 
il  les  pose  devant  le  trône  du  souverain  ponlife. 
Ces  explications  de  ses  thèses,  qu'il  appela  Rr- 


4  56  RKPEIfTANCE. 

solutions  %  étaient  écrites  avec  beaucoup  de  mo- 
dération. Luther  cherchait  à  adoucir  les  passages 
qui  avaient  le  pkis  irrité,  et  il  faisait  preuve  d'une 
vraie  modestie.  Mais  en  même  temps  il  se  montrait 
inébranlable  dans  ses  convictions,  et  il  défendait 
avec  courage  toutes  les  propositions  que  la  vérité 
l'obligeait  à  soutenir.  Il  répétait  de  nouveau  que 
tout  chrétien  qui  a  une  vraie  repentance  possède 
sans  indulgence  la  rémission  des  péchés;  que  le 
pape,  comme  le  moindre  des  prêtres,  ne  peut  que 
déclarer  simplement  ce  que  Dieu  a  déjà  pardonné; 
que  le  trésor  des  mérites  des  saints,  administré 
par  le  pape,  était  une  chimère,  et  que  l'Ecriture 
sainte   était  la  seule  règle  de  la  foi.  Mais  enten- 
dons-le lui-même  sur  quelques-uns  de  ces  points. 
Jl  commence  par  établir  la  nature  de  la  vraie 
pénitence,  et  oppose  cet  acte  de  Dieu  qui  renou- 
velle l'homme  aux  momeries  de  l'Eglise  romaine. 
«  Le  mot  grec  [xeTavosî^Ts ,  dit-il,  signifie  :  revêtez  un 
V  nouvel  esprit,  un  nouveau  sentiment,  ayez  une 
«  nouvelle  nature,  en  sorte  que,  cessant  d'être  ter- 
«  restres,  vous  deveniez  des  hommes  du  ciel..  .  . 
«  Christ  est  un   docteur  de  l'esprit  et  non  de  la 
«  lettre,  et  ses  paroles  sont  esprit  et  vie.  Il  enseigne 
«  donc  une  repentance  selon  l'esprit  et  la  vérité, 
«  et  non  ces  pénitences  du  dehors  dont  peuvent 
«  s'acquitter,  sans  s'humilier,  les  pécheurs  les  phis 
«  orgueilleux;  il  veut  une  repentance  qui  puisse 
«  s'accomplir  dans  toutes  les  situations  de  la  vie,- 
«  sous  la  pourpre  des  rois,  sous  la   soutane  des 

I   L.  Opp.Lcips.  XVII,  p.  2f)à  ii3.  * 


LK  PAPE.  4^7 

«prêtres,  sous  le  chapeau  des  princes,  au  milieu 
«  (le  ces  pompes  de  Babylone  où  se  trouvait  un 
«  Daniel,  comme  sous  le  froc  des  moines  et  sous 
«  les  haillons  des  mendiants  ^  » 

Plus  loin  on  trouve  ces  paroles  hardies  :  «  Je  ne 
«  m'embarrasse  pas  de  ce  qui  plaît  ou  déplaît  au 
«  pape.  Il  est  homme  comme  les  autres  hommes. 
«Il  y  a  eu  plusieurs  papes  qui  ont  aimé,  non- 
«  seulement  des  erreurs  et  des  vices,  mais  encore 
«  des  choses  plus  extraordinaires.  J'écoute  le  pape 
«  comme  pape,  c'est-à-dire  quand  il  parle  dans  les 
«  canons,  d'après  les  canons,  ou  quand  il  arrête 
«  quelque  article  avec  un  concile,  mais  non  quand 
«  il  parle  d'après  sa  tête.  Si  je  faisais  autrement, 
«  ne  devrais-je  pas  dire  avec  ceux  qui  ne  connais- 
«  sent  pas  Jésus-Christ,  que  les  horribles  massa- 
«  cres  de  chrétiens  dont  Jules  II  s'est  souillé,  ont 
«  été  les  bienfaits  d'un  pieux  berger  envers  les 
«brebis  du  Seigneur^?... 

«  Je  dois  m'étonner,  continue-t-il,  de  la  sim- 
«  plicité  de  ceux  qui  ont  dit  que  les  deux  glaives 
«  de  l'Evangile  représentaient,  l'un  le  pouvoir 
«spirituel,  l'autre  le  pouvoir  matériel.  Oui,  le 
«  pape  tient  un  glaive  de  fer;  et  il  s'offre  ainsi  à 
«  la  chrétienté,  non  comme  un  tendre  père,  mais 
«  comme  un  tyran  redoutable.  Ah!  Dieu  irrité 
«  nous  a  donné  le  glaive  que  nous  avons  voulu, 
«  et  nous  a  retiré  celui  que  nous  avons  dédaigné. 
«  En  aucun  lieu  du  monde  il  n'y  a  eu  des  guerres 


1  Sur  la  première  thèse. 

2  Thèse  26. 


458  LÉON    X. 

«  plus  terribles  que  parmi  les  chrétiens....  Pour- 
<(  quoi  l'esprit  habile  qui  a  trouvé  ce  beau  com- 
«  mentaire,  n'a-t-il  pas  interprété  d'une  manière 
«  aussi  subtile  l'histoire  des  deux  clefs  remises  à 
«  saint  Pierre,  et  établi  comme  dogme  de  l'Église, 
«  que  l'une  sert  à  ouvrir  les  trésors  du  ciel,  et 
«  l'autre  les  trésors  du  monde  '  ? 

«Il  est  impossible,  dit-il  encore,  qu'un  homme 
«  soit  chrétien  sans  avoir  Christ;  et  s'il  a  Christ,  il 
«  a  en  même  temps  tout  ce  qui  est  à  Christ.  Ce 
«  qui  donne  la  paix  à  nos  consciences,  c'est  que 
<f  par  la  foi  nos  péchés  ne  sont  plus  à  nous,  mais 
«  à  Christ,  sur  qui  Dieu  les  a  tous  jetés  ;  et  que, 
«  d'autre  part,  toute  la  justice  de  Christ  est  à 
«  nous,  à  qui  Dieu  l'a  donnée.  Christ  pose  sa  main 
«  sur  nous  et  nous  sommes  guéris.  Il  jette  sur 
«nous  son  manteau,  et  nous  sommes  couverts; 
«  car  il  est  le  Sauveur  de  gloire  béni  éternelle- 
«  ment  *.  » 

Avec  de  telles  vues  de  la  richesse  du  salut  de 
Jésus-Christ,  il  n'y  avait  plus  besoin  d'indul- 
gences. 

Luther,  tout  en  attaquant  la  papauté,  parle 
honorablement  de  Léon  X.  «  Les  temps  où  nous 
«  sommes  sont  si  mauvais,  dit-il,  que  même  les 
ic  plus  grands  personnages  ne  peuvent  venir  au 
f(  secours  de  l'Église.  Nous  avons  maintenant  un 
«  très-bon  pape  en  Léon  X.  Sa  sincérité,  sa  science, 
(<  nous  remplissent  de  joie.  Mais  que  peut  faire 

1  Thèse  80 . 

2  Thèse  37. 


LUTHER    A  SON    ÉVÊQUE.  4^9 

f<  seul  cet  homme  si  aimable  et  si  agréable?  Il 
«  était  digue  certainement  d'être  pajDe  dans  des 
«  temps  meilleurs.  Nous  ne  méritons  de  nos  jours 
('  que  des  Jules  II  et  des  Alexandre  Vï.  » 

Il  en  vient  ensuite  au  fait  :  «  Je  veux  dire  la 
«  chose  en  peu  de  mots  et  hardiment  :  l'Eglise  a 
«  besoin  d'une  réformation.  Et  ce  ne  peut  être 
«l'œuvre  ni  d'un  seul  homme,  comme  le  pape, 
«ni  de  beaucoup  d'hommes,  comme  les  cardi- 
«  naux  et  les  Pères  des  conciles;  mais  ce  doit  être 
«  celle  du  monde  entier,  ou  plutôt  c'est  une  œu- 
«  vre  qui  appartient  à  Dieu  seul.  Quant  au  temps 
«  où  une  telle  réformation  doit  commencer,  ce- 
«  lui-là  seul  le  sait  qui  a  créé  les  temps....  La 
«digue  est  enfoncée,  et  il  n'est  plus  en  notre 
«  pouvoir  de  retenir  les  flots  qui  se  précipitent 
«  avec  impétuosité.  » 

Telles  sont  quelques-unes  des  déclarations  et 
des  pensées  que  Luther  adressait  aux  hommes 
éclairés  de  sa  patrie.  La  fête  de  la  Pentecôte  ap- 
prochait, et  ce  fut  à  cette  époque  où  les  apôtres 
rendirent  à  Jésus-Christ  ressuscité  le  premier 
témoignage  de  leur  foi,  que  Luther,  nouvel  apô- 
tre, publia  ce  livre  plein  de  vie,  où  il  appelait  de 
tous  ses  vœux  une  résurrection  de  l'Eglise.  Le 
samedi,  21  mai  i5i8,  veille  de  la  Pentecôte,  il 
envoya  son  ouvrage  à  l'évêque  de  Brandebourg, 
son  ordinaire,  en  lui  écrivant  : 

«  Très-digne  père  en  Dieu  !  il  y  a  quelque 
«  temps,  lorsqu'une  doctrine  nouvelle  et  inouïe 
«  touchant  les  indulgences  apostoliques  com- 
«  mença  à  relentir  en  ces  contrées,  les  savants  eÇ 


46o  LUTHER    A    SOIX     ÉVOQUE. 

«les  ignorants  s'en  émurent,  et  plusieurs  per- 
te sonnes  qui  m'étaient  les  unes  connues,  les  au- 
«  très  inconnues  de  visage,  me  sollicitèrent  de 
«  publier  de  vive  voix  ou  par  écrit  ce  que  je  pen- 
«  sais  de  la  nouveauté,  je  ne  veux  pas  dire  de 
«  l'impudence  de  cette  doctrine.  Je  me  tins  d'a- 
ce bord  silencieux  et  retiré.  Mais  enfin  les  choses 
«  en  vinrent  à  un  tel  point,  que  la  sainteté  du 
«  pape  en  fut  compromise. 

«  Que  devais-je  faire?  Je  crus  ne  devoir  ni  ap- 
«  prouver,  ni  condamner  ces  doctrines,  mais  éta- 
«  blir  une  dispute  sur  ce  point  important,  jusqu'à 
«  ce  que  la  sainte  Eglise  eût  prononcé. 

«  Personne  ne  s'étant  présenté  au  combat  au- 
«  quel  j'avais  convoqué  tout  le  monde,  et  mes 
«  thèses  ayant  été  considérées,  non  comme  ma- 
«  tière  à  discussion,  mais  comme  des  proposi- 
«  tions  arrêtées  %  je  me  vois  obligé  d'en  publier 
«  une  explication.  Daignez  donc  recevoir  ces  pau- 
«  vretés  ^  que  je  vous  présente,  très-clément  évé- 
«  que.  Et  afin  que  tout  le  monde  puisse  voir  que 
«je  n'agis  point  avec  audace,  je  supplie  Votre 
«  Révérence  de  prendre  la  plume  et  l'encre,  d'ef- 
«  facer  ou  même  de  jeter  au  feu  et  de  brûler  tout 
«  ce  qui  peut  lui  déplaire.  Je  sais  que  Jésus-Christ 
«  n'a  pas  besoin  de  mon  travail  et  de  mes  servi- 
«ces,  et  qu'il  saura  bien  sans  moi  annoncer  à 
«  son  Église  de  bonnes  nouvelles.  Non  que  les 
«  bulles  et  les  menaces  de  mes  ennemis  m'épou- 

1  Won  ut  tlisputabilia  scd  asserla  accipcrentur.  (L.  Epp.  I, 
114.) 

2  Itieptias. 


LUTHKR    ai;    pape.  l\i\  l 

«vantent;  bien  au  contraire.  S'ils  n'étaient  pas  si 
«impudents  et  si  déhontés,  personne  n'enten- 
«  (Irait  parler  de  moi  :  je  me  blottirais  dans  un 
«  coin  et  j'y  étudierais  seul  pour  moi-même.  Si 
«  cette  affaire  n'est  pas  celle  de  Dieu,  elle  ne  sera 
«  certes  pas  non  plus  la  mienne,  ni  celle  d'aucun 
«  homme,  mais  chose  de  néant.  Que  la  gloire  et 
«  l'honneur  soient  à  Celui  auquel  seul  ils  appar- 
«  tiennent!  » 

Luther  était  encore  rempli  de  respect  pour  le 
chef  de  l'Église.  Il  supposait  à  Léon  de  la  justice 
et  un  amour  sincère  de  la  vérité.  Il  veut  donc  s'a- 
dresser aussi  à  lui.  Huit  jours  après,  le  dimanche 
de  la  Trinité ,  3o  mai  i  5 1 8 ,  il  lui  écrivit  une  lettre 
dont  voici  quelques  fragments  : 

«  Au  très-bienheureux  Père  Léon  X,  souverain 
«évêque,  le  frère  Martin  Luther,  Augustin,  sou- 
«  haite  le  salut  éternel! 

«J'apprends,  très-saint  Père,  que  de  mauvais 
«bruits  courent  à  mon  égard,  et  que  l'on  met 
«  mon  nom  eu  mauvaise  odeur  devant  Votre  Sain- 
«  teté.  On  m'appelle  hérétique,  apostat,  perfide, 
«  et  de  mille  autres  noms  injurieux.  Ce  que  je  vois 
«  m'étonne ,  ce  que  j'entends  m'épouvante.  Mais 
«  l'unique  fondement  de  ma  tranquillité  demeure: 
«  c'est  une  conscience  pure  et  paisible.  Veuillez 
«  m'écouter,  ô  très-saint  Père,  moi  qui  ne  suis 
«  qu'un  enfant  et  qu'un  ignorant.  » 

Luther  raconte  l'origine  de  toute  l'affaire,  puis 
il  continue  ainsi  : 

«  On  n'entendait  dans  toutes  les  tavernes  que 
«  des  plaintes  sur  l'avarice  des   prêtres,  que  des 


462  LUTHER     AU     PAPE. 

«  attaques  contre  la  puissance  des  clefs  et  du  sou- 
(c  veiain  évèque.  Toute  l'Allemagne  en  est  témoin. 
«  A  l'ouïe  de  ces  choses,  mon  zèle  s'est  ému  pour 
«la  gloire  de  Christ,  me  semble-t-il,  ou,  si  l'on 
'c  veut  l'expliquer  autrement,  mon  sang  jeune  et 
•<  bouillant  s'est  enflammé. 

«  J'avertis  quelques-uns  des  princes  de  l'Eglise. 
«  Mais  les  uns  se  moquèrent  de  moi,  d'autres  fi- 
«  rent  la  sourde  oreille.  La  terreur  de  votre  nom 
'c  semblait  les  enchaîner  tous.  Alors  je  publiai  cette 
u  dispute. 

«  Et  voilà,  ô  très-saint  Père,  voilà  l'incendie  que 
«  l'on  dit  avoir  mis  en  flammes  le  monde  entier. 

«Maintenant  que  dois-je  faire?  Je  ne  puis  me 
«  rétracter,  et  je  vois  que  cette  publication  attire 
«  sur  moi  de  toutes  parts  une  inconcevable  haine. 
«  Je  n'aime  point  à  paraître  au  milieu  du  monde; 
«  car  je  suis  sans  science,  sans  esprit,  et  beaucoup 
«trop  petit  pour  de  si  grandes  choses,  surtout 
.<  dans  ce  siècle  illustre  où  Cicéron  lui-même,  s'il 
rt  vivait,  serait  obligé  de  se  cacher  en  un  coin 
«  obscur  ^  » 

«  Mais  afin  d'apaiser  mes  adversaires,  et  de  ré- 
«  pondre  aux  sollicitations  de  plusieurs,  voici,  je 
«  publie  mes  pensées.  Je  les  publie,  saint  Père,  afin 
«  d'être  d'autant  plus  en  sûreté  à  l'ombre  de  vos 
«  ailes.  Tous  ceux  qui  le  voudront  pourront  ainsi 
(c  comprendre  avec  quelle  simplicité  de  coeur  j'ai  de- 
«  mandé  à  l'autorité  ecclésiastique  de  m'instruire, 

1  Sed  cogit  nécessitas,  me  anserem  strepere  inter  olores , 
ajoute- l-il.  (L.  Epp.  I ,  p.  121.) 


LUTHER    AL    PAPE.  4^3 

«  et  quel  respect  j'ai  témoigné  à  la  puissance  des 
«clefs*.  Si  je  n'avais  pas  mené  convenablement 
«  mon  affaire ,  il  eût  été  impossible  que  le  séréuis- 
«  sime  seigneur  Frédéric,  duc  et  électeur  de  Saxe, 
«  qui  brille  parmi  les  amis  de  la  vérité  apostolique 
«  et  chrétienne,  eût  jamais  souffert  dans  son  uni- 
ce  versité  de  Wittemberg  un  homme  aussi  dange- 
«  reux  qu'on  prétend  que  je  le  suis. 

M  C'est  pourquoi,  très-saint  Père,  je  tombe  aux 
«  pieds  de  Votre  Sainteté,  et  je  me  soumets  à  elle 
«  avec  tout  ce  que  j'ai  et  tout  ce  que  je  suis.  Per- 
ce dezma  cause  ou  embrassez-la;  donnez-moi  droit 
«  ou  donnez-moi  tort;  ôtez-moi  la  vie  ou  rendez- 
«  la-moi,  comme  il  vous  plaira.  Je  reconnaîtrai 
«  votre  voix  pour  la  voix  de  Jésus-Christ,  qui  pré- 
ce  side  et  qui  parle  par  vous.  Si  j'ai  mérité  la  mort, 
((je  ne  me  refuse  pas  à  mourir^;  la  terre  appar- 
((  tient  au  Seigneur  avec  tout  ce  qui  est  en  elle. 
((  Qu'il  soit  loué  dans  toute  l'éternité!  Amen.  Qu'il 
K  vous  maintienne  éternellement!  Amen. 

'(  Donné  au  jour  de  la  sainte  Trinité,  l'an  i5i8. 
((  Frère  Martin  Luther,  Augustin.  » 

Qued'humilité  et  que  de  vérité  dans  cette  crainte 


1  Quàra  pure  simpliciterque  ecclesiasticam  polestatem  et 
reverentiam   clavium   quaesierini    et  coluerim.    (L.  Epp.    I, 

p.    121.) 

1  Quarè,  beatissime  Pater,  prostratum  nie  pedibus  tua; 
Bealitudinis  olfero,  cum  omnibus  quae  sum  et  habeo  :  vivifica, 
otxide;  voca,  revoca  ;  approba,  reproba,  utplacuerit.  Voceni 
«uam ,  vocem  Chrisli  in  te  prœsidentis  et  loquentis  agnoscani. 
Si  uîortein  merui ,  niori  non  recusabo.  (Ibid.) 


464  LUÏHHll    AU    VICAIRE   GiÉiNÉRAL. 

(Je  Luther,  ou  plutôt  dans  cet  aveu  qu'il  fait,  que 
son  sang  jeune  et  bouillant  s'est  peut-être  Irop 
vite  enflammé!  On  reconnaît  ici  l'homme  sincère, 
qui,  ne  présumant  point  de  lui-même,  redoute 
l'influence  des  passions  dans  ses  actions  même  les 
plus  conformes  à  la  Parole  de  Dieu.  Il  y  a  loin  de 
ce  langage  à  celui  d'un  fanatique  orgueilleux.  On 
voit  dans  Luther  le  désir  qui  le  travaille  de  gagner 
Léon  à  la  cause  de  la  vérité,  de  prévenir  tout 
déchirement,  et  de  faire  procéder  du  faîte  de  l'E- 
glise cette  réformation  dont  il  proclame  la  néces- 
sité. Certes,  ce  n'est  pas  lui  qu'on  peut  accuser 
d'avoir  détruit  en  Occident  cette  unité  que  tant 
de  personnes  de  tous  les  partis  ont  plus  tard  re- 
grettée. 11  sacrifia  tout  pour  la  maintenir  :  tout , 
sauf  la  vérité.  Ce  furent  ses  adversaires  et  non  lui 
qui,  en  refusant  de  reconnaître  la  plénitude  et  la 
suffisance  du  salut  opéré  par  Jésus- Christ,  dé- 
chirèrent, au  pied  de  la  croix,  la  robe  du  Sei- 
gneur. 

Après  avoir  écrit  cette  lettre,  le  même  jour  en- 
core, Luther  s'adressa  à  son  ami  Staupitz,  vicaire 
général  de  son  ordre.  C'était  par  son  entremise 
qu'il  voulait  faire  parvenir  à  Léon  ses  Résolutions 
et  son  épître. 

«Je  vous  prie,  lui  dit-il,  d'accepter  avec  bien- 
ce  veillance  les  misères^  que  je  vous  envoie,  et  de 
«  les  faire  parvenir  à  l'excellent  pape  Léon  X.  Non 
«  que  je  veuille  par  là  vous  entraîner  dans  le  péril 
«  où  je  me  trouve;  je  veux  seul  en  courir  le  dan- 

I    Ses  Résolutions. 


ROVEP.E     A    L  ÉLECTEUR.  /|iK!) 

«  ger.  Jésiis-Chrisl:  vei  ra  si  ce  que  j'ai  dit  vient  de 
«lui  ou  de  moi;  Jésus- Christ ,  sans  la  volonté 
«  duquel  la  langue  du  pape  ne  peut  se  mouvoir  , 
«  et  le  cœur  des  rois  ne  peut  rien  résoudre. 

«  Quant  à  ceux  qui  me  menacent,  je  n'ai  rien  à 
«  leur  répondre  ,  si  ce  n'est  le  mot  de  Reuchlin  : 
«  Le  pauvre  n'a  rien  à  craindre,  car  il  n'a  rien  à 
«  perdre ^  »  Je  n'ai  ni  biens,  ni  argent,  et  je  n'en 
«  demande  pas.  Si  j'ai  possédé  autrefois  quelque 
«  honneur  et  quelque  bonne  renommée,  celui  qui 
«  a  commencé  à  me  les  ravir  achève  son  œuvre.  Il 
«  ne  me  reste  que  ce  misérable  corps  affaibli  par 
«  tant  d'épreuves  ;  qu'ils  le  tuent,  par  ruse  ou  par 
«  force,  à  la  gloire  de  Dieu!  Ils  abrégeront  peut- 
«  être  ainsi  d'une  heure  ou  deux  le  lemps  de  ma 
«  vie.  Il  me  suffît  d'avoir  un  précieux  Rédempteur, 
«  un  puissant  Sacrificateur,  Jésus-Christ  mon  Sei- 
«  gneur.  Je  le  louerai  tant  que  j'aurai  un  souffle 
«  de  vie.  Si  quelqu'un  ne  veut  pas  le  louer  avec 
«  moi,  que  m'importe!  » 

Ces  paroles  nous  font  bien  lire  dans  le  cœur  de 
Luther  ! 

Tandis  qu'il  regardait  ainsi  vers  Rome  avec  con- 
fiance, Rome  avait  déjà  contre  lui  des  pensées  de 
vengeance.  Des  le  3  avril,  le  cardinal  Raphaël  de 
Rovere  avait  écrit  à  l'électeur  Frédéric,  au  nom 
du  pape,  qu'on  avait  quelques  soupçons  sur  sa 
foi,  et  qu'il  devait  se  garder  de  protéger  Luther. 
«  Le  cardinal  Raphaël,  dit  celui-ci,  aurait  eu  grand 

I  Qui  pauper  est  nihil  timet ,  nihil  potest  perdere.  (L.  Epp. 
I,p.  ii8.) 

I.  3o 


46G  ROVERE    A    l'électeur. 

«plaisir  à  me  voir  brûler  par  le  duc  Frédéric'.  » 
AinsiRome  commencaità  aieuiser  sesarmes  contre 
Luther.  C'était  dans  l'esprit  de  son  protecteur 
qu  elle  voulait  lui  porter  le  premier  coup.  Si  elle 
parvenait  à  détruire  cet  abri  sous  lequel  reposait 
le  moine  de  Wittemberg,  il  devenait  pour  elle  une 
proie  facile. 

Les  princes  allemands  tenaient  fort  à  leur  répu- 
tation de  princes  chrétiens.  Le  plus  léger  soup- 
çon d'hérésie  les  remplissait  de  crainte.  La  cour 
de  Rome  avait  habilement  profité  de  cette  dispo- 
sition. Frédéric  avait  d'ailleurs  toujours  été  atta- 
ché à  la  religion  de  ses  pères.  La  lettre  de  Raphaël 
fit  sur  son  esprit  une  très -vive  impression.  Mais 
l'Électeur  avait  pour  principe  de  ne  se  hâter  en 
rien.  Il  savait  que  la  vérité  n'était  pas  toujours 
du  côté  du  plus  fort.  Les  affaires  de  l'Empire  avec 
Rome  lui  avaient  appris  à  se  défier  des  vues  in- 
téressées de  cette  cour.  Il  avait  reconnu  que  pour 
être  prince  chrétien ,  il  n'était  pas  nécessaire  d'être 
esclave  du  pape. 

«  Il  n'était  pas  de  ces  esprits  profanes,  dit  Mé- 
«  lanchton,  qui  veulent  qu'on  étouffe  tous  les 
«  changements,  aussitôt  qu'on  en  aperçoit  le  prin- 
«  cipe  ^.  Frédéric  se  soumit  à  Dieu.  Il  lut  avec  soin 
«les  écrits  qui  paraissaient,  et  il  ne  permit  pas 
«  qu'on  détruisît  ce  qu'il  jugea  véritable^.  »  Il  en 

1  L.  Opp.  (W.)  XV,  p.  339. 

2  Nec  profana  judicia  sequens  quae  tenera  initia  omniun» 
miitationum  celerrimè  opprimi  jubent.  (Melancht.  Vit.  L.) 

3  Deo  cessit,  et  ea  quae  vera  esse  judicavit,  deleri  non  vo- 
luit.  (Ibid.) 


DISCOURS    SUR    LEXCOJVIMUWICATION.  4^^7 

avait  la  puissance.  Maître  dans  ses  États,  il  jouis- 
sait clans  l'Empire  d'une  considération  au  moins 
aussi  grande  que  celle  qu'on  portait  à  l'Empereur 
lui-même. 

II  est  probable  que  Luther  apprit  quelque  chose 
de  cette  lettre  du  cardinal  Raphaël,  remise  à  l'É- 
lecteur le  7  juillet.  Peut-être  fut-ce  la  perspective 
de  l'excommunication  que  cette  missive  romaine 
semblait  présager,  qui  le  porta  à  monter  en  chaire 
à  Wittemberg,  le  i5  du  même  mois,  et  à  pronon- 
cer sur  ce  sujet  un  discours  qui  fit  une  impression 
profonde.  11  y  distingua  l'excommunication  inté- 
rieure de  l'excommunication  extérieure;  la  pre- 
mière, qui  exclut  de  la  communion  de  Dieu,  de 
la  seconde,  qui  n'exclut  que  des  cérémonies  de 
l'Eglise.  «  Personne,  dit-il,  ne  peut  réconcilier  avec 
«Dieu  l'âme  déchue,  si  ce  n'est  l'Éternel.  Per- 
«  sonne  ne  peut  séparer  un  homme  de  la  commu- 
te nion  avec  Dieu,  si  ce  n'est  cet  homme  lui-même, 
«  par  ses  propres  péchés.  Bienheureux  celui  qui 
«  meurt  dans  une  injuste  excommunication  !  Tan- 
«  dis  qu'il  endure  un  grave  châtiment  de  la  part 
«  des  hommes,  pour  l'amoîir  de  la  justice,  il  re- 
«  çoit  de  la  main  de  Dieu  la  couronne  de  l'éter- 
«  nelle  félicité....  » 

Les  uns  approuvèrent  hautement  ce  langai^^e 
hardi;  d'autres  s'en  irritèrent  encore  davanta^^e. 

Mais  déjà  Luther  n'était  plus  seul;  et  bien  que 
sa  foi  n'eût  besoin  d'aucun  autre  appui  que  de 
celui  de  Dieu,  une  phalange  qui  le  défendait  con- 
tre ses  ennemis  s'était  formée  tout  autour  de  lui. 
Le  peuple  allemand  avait  entendu  la  voix  du  ré- 

3o. 


468  INFLUENCE    ET    FORCE    DE    I.[JTHER. 

formateur.  De  ses  discours,  de  ses  écrits,  par- 
taient des  éclairs  qui  réveillaient  et  illuminaient 
ses  contemporains.  L'énergie  de  sa  foi  se  préci- 
pitait en  torrents  de  feu  sur  les  cœurs  engourdis. 
La  vie  que  Dieu  avait  mise  en  cette  âme  extraor- 
dinaire, se  communiquait  au  corps  mort  de  l'É- 
glise. La  chrétienté,  immobile  depuis  tant  de  siè- 
cles, s'animait  d'un  religieux  enthousiasme.  La 
dévotion  du  peuple  aux  superstitions  deRom.e  di- 
minuait de  jour  en  jour  ;  il  y  avait  toujours  moins  de 
mains  qui  offrissent  de  l'argent  pour  acheter  le  par- 
don',  et  en  même  temps  la  renommée  deLuther 
ne  cessait  de  croître.  On  se  tournait  vers  lui ,  et  on 
le  saluait  avec  amour  et  avec  respect  comme  l'in- 
trépide défenseur  de  la  vérité  et  de  la  liberté  ^.  Sans 
doute  tous  ne  découvraient  pas  la  profondeur  des 
doctrines  qu'il  annonçait.  11  suffisait  au  grand 
nombre  de  savoir  que  le  nouveau  docteur  s'éle- 
vait contre  le  pape,  et  qu'à  sa  puissante  parole 
l'empire  des  prêtres  et  des  moines  s'ébranlait.  L'at- 
taque de  Luther  était  pour  eux  comme  im  de  ces 
feux  allumés  sur  les  montagnes,  qui  annoncent 
à  toute  une  nation  le  moment  de  briser  ses  chaî- 
nes. Le  réformateur  ne  se  doutait  pas  de  ce  qu'il 
avait  fait,  que  déjà  tout  ce  qu'il  y  avait  de  géné- 
reux parmi  son  peuple  l'avait  par  acclamation 
reconnu  pour  son  chef.  Mais ,  pour  un  grand 
nombre,    l'apparition   de   Luther   fut    davantage 

1  Rarescebaiit  mamis  largentium.  (Cochlœus,  7.) 

2  Luthero  aiitem  contra  augebatur  auctoritas,  |avor,  (i- 
des,  existimatio,  fuma  :  quôd  tam  liber  acerqiic  vidcrefnr  vc- 
ritatis  assertor.  (Ibid.) 


INFLUENCE    ET    FORCE    DE    LUTHER.  4^9 

encore.  La  Parole  de  Dieu,  qu'il  maniait  avec  tant 
de  puissance,  pénétra  dans  les  esprits  comme  une 
épée  à  deux  tranchants.  On  vit  s'allumer  dans 
beaucoup  de  cœurs  un  désir  ardent  d'obtenir  l'as- 
surance du  pardon  et  la  vie  éternelle.  Depuis  les 
premiers  siècles,  l'Église  n'avait  pas  connu  une 
telle  faim  et  une  telle  soif  de  la  justice.  Si  la  parole 
de  Pierre  l'ermite  et  de  Bernard  avait  agi  sur  les 
peuples  du  moyen  âge  pour  leur  faire  prendre  une 
croix  périssable,  la  parole  de  Luther  porta  ceux  de 
son  temps  à  embrasser  la  croix  véritable,  la  vérité 
qui  sauve.  L'échafaudage  qui  pesait  alors  sur  l'E- 
glise avait  tout  étouffé;  les  formes  avaient  dé- 
truit la  vie.  La  parole  puissante  donnée  à  cet 
homme  répandit  im  souffle  vivifiant  sur  le  sol 
de  la  chrétienté.  Au  premier  abord,  les  écrits  de 
Luther  entraînèrent  également  les  croyants  et 
les  incrédules  :  les  incrédules,  parce  que  les 
doctrines  positives ,  qui  devaient  être  plus  tard 
établies,  n'y  étaient  pas  encore  pleinement  déve- 
loppées; les  croyants,  parce  qu'elles  se  trouvaient 
en  germe  dans  cette  foi  vivante  qui  s'y  exprimait 
avec  une  si  grande  puissance.  Aussi  l'influence  de 
ces  écrits  fut-elle  immense;  ils  remplirent  en  un 
instant  l'Allemagne  et  le  monde.  Partout  régnait 
le  sentiment  intime  qu'on  assistait,  non  à  l'étabHs- 
sement  d'une  secte,  mais  à  une  nouvelle  naissance 
de  l'Eglise  et  de  la  société.  Ceux  qui  naquirent 
alors  du  souffle  de  l'Esprit  de  Dieu,  se  rangèrent 
autour  de  celui  qui  en  était  l'organe.  La  chrétienté 
fut  partagée  en  deux  camps  :  les  uns  combattirent 
avec  l'esprit  contre  la  forme,  et  les  autres  avec  la 


li'JO  DIÈTE    A    AUGSBOURG. 

forme  contre  l'esprit.  Du  côté  de  la  forme  étaient, 
il  est  vrai,  toutes  les  apparences  de  la  force  et  de 
la  grandeur;  du  côté  de  l'esprit  étaient  l'impuis- 
sance et  la  petitesse.  Mais  la  forme,  dépourvue  de 
l'esprit,  n'est  qu'un  corps  vide  que  le  premier 
souffle  peut  abattre.  Son  apparence  de  pouvoir  ne 
sert  même  qu'à  irriter  contre  elle,  et  à  précipiter 
sa  fin.  Ainsi  la  simple  Parole  de  la  vérité  avait  créé 
à  Luther  une  puissante  armée. 


II. 


U  en  était  besoin,  car  les  grands  commençaient 
à  s'émouvoir,  et  l'Empire  et  l'Église  unissaient 
déjà  leurs  efforts  pour  écarter  ce  moine  impor- 
tun. Si  un  prince  fort  et  courageux  eût  occupé 
alors  le  trône  impérial,  il  eût  pu  profiter  de 
ces  agitations  religieuses,  et,  appuyé  sur  la  Parole 
de  Dieu  et  sur  la  nation,  donner  un  nouvel  élan 
à  l'ancienne  opposition  contre  la  papauté.  Mais 
Maximilien  était  trop  âgé,  et  il  était  décidé  d'ail- 
leurs à  tous  les  sacrifices,  pour  atteindre  ce  qu'il 
regardait  comme  le  but  de  sa  vie,  la  grandeur  de 
sa  maison,  et  par  conséquent  l'élévation  de  son 
petit-fils.  L'empereur  Maximilien  tenait  alors  une 
Diète  impériale  à  Augsbourg.  Six  électeurs  s'étaient 
rendus  en  personne  à  son  appel.  Tous  les  Etats 
germaniques  y  étaient  représentés.  Les  rois  de 
France ,  de  Hongrie  et  de  Pologne  y  avaient  leurs 
ambassadeurs.  Ces  princes  et  ces  envoyés  dé- 
ployaient tous  une  grande  magnificence.  La  guerre 
contre  les  Turcs  était  l'un  des  sujets  pour  lesquels 


DIÈTE    A    AUGSBOURG.  47 1 

la  Diète  était  assemblée.  I.e  légat  de  Léon  X  y 
exhorta  vivement  la  Diète.  Les  États,  instruits  par 
le  mauvais  usage  qu'on  avait  fait  auparavant  de 
leurs  contributions,  et  sagement  conseillés  par 
l'électeur  Frédéric,  se  contentèrent  de  déclarer 
qu'ils  réfléchiraient  à  la  chose,  et  produisirent  en 
même  temps  de  nouveaux  griefs  contre  Rome. 
Un  discours  latin  publié  pendant  la  Diète  signa- 
lait courageusement  aux  princes  allemands  le  vé- 
ritable danger.  «  Vous  voulez,  disait  l'auteur, 
«  mettre  le  Turc  en  fuite.  C'est  très-bien;  mais  je 
«  crains  fort  que  vous  ne  vous  trompiez  sur  sa  per- 
<f  sonne.  C'est  en  Italie  et  non  en  Asie  que  vous 
«  devez  le  chercher  *.  » 

Une  autre  affaire  non  moins  importante  devait 
occuper  la  Diète.  Maximilien  désirait  faire  pro- 
clamer roi  des  Romains  et  son  successeur  dans 
la  dignité  impériale,  soti  petit-fils  Charles,  déjà 
roi  d'Espagne  et  de  Naples.  Le  pape  connaissait 
trop  bien  ses  intérêts  pour  désirer  de  voir  le  trône 
impérial  occupé  par  un  prince  dont  la  puissance 
en  Italie  pourrait  lui  devenir  redoutable.  L'Em- 
pereur pensait  avoir  déjà  gagné  en  sa  faveur  la 
plupart  des  électeurs  et  des  États  ;  mais  il  trouva 
une  énergique  opposition  chez  Frédéric.  En  vain 
le  soUicita-t-il  ;  en  vain  les  ministres  et  les  meil- 
leurs amis  de  l'Électeur  joignirent-ils  leurs  prières 
à  celles  de  l'Empereur;  il  fut  inébranlable  et 
montra  en  cette  occasion ,  ainsi  qu'on  l'a  dit , 
qu'il  était  d'une   fermeté   d'âme  à  ne  se  départir 

I   Schrock,  K.  Gcsch.  n.  cl.  R.  1,  }>.  i56. 


L\']-l  LEMPERKUR    AU    PAPE. 

jamais  d'une  résolution,  quand  il  en  avait  une 
fois  reconnu  la  justice.  Le  dessein  de  l'Empereur 
échoua. 

Dès  lors  ce  prince  chercha  à  obtenir  la  bien- 
veillance du  pape,  pour  le  rendre  favorable  à  ses 
plans;  et  pour  lui  donner  une  preuve  particu- 
lière de  son  dévouement,  il  lui  écrivit  le  5  août 
la  lettre  suivante  :  «Très-saint  Père,  nous  avons 
«appris,  il  y  a  quelques  jours,  qu'un  frère  de 
«l'ordre  des  Augustins,  nommé  Martin  Luther, 
«  s'est  rais  à  soutenir  diverses  propositions  sur  le 
«commerce  des  indulgences;  ce  qui  nous  dé- 
«  plaît  d'autant  plus  que  ledit  frère  trouve  beau- 
«  coup  de  protecteurs,  parmi  lesquels  sont  des 
«personnages  puissants'.  Si  Votre  Sainteté  et 
«  les  très-dignes  Pères  de  l'Eglise  (les  cardinaux) 
«  n'emploient  pas  bientôt  leur  autorité  pour  met- 
«  tre  fin  à  ces  scandales,  non-seulement  ces  per- 
«  nicieux  docteurs  séduiront  les  gens  simples, 
«  mais  ils  entraîneront  de  grands  princes  dans 
«  leur  ruine.  Nous  veillerons  à  ce  que  tout  ce 
«  que  Votre  Sainteté  arrêtera  à  cet  égard  pour  la 
«  gloire  du  Dieu  tout-puissant  soit  observé  par 
«  tous  dans  notre  Empire.  » 

Cette  lettre  a  dû  être  écrite  à  la  suite  de  quel- 
que discussion  un  peu  vive  entre  Maximilien  et 
Frédéric.  Le  même  jour,  l'Électeur  écrivit  à  Ra- 
phaël de  Rovere.  Il  avait  sans  doute  appris  que 
l'Empereur  s'adressait  au  pontife  romain  ,  et ,  pour 

I  Defensorcs  et  palronos  ctiani  polcntos  cjiios  Hictiis  Tniter 
cpnsccutiis  est.  (Rayiiald,  ad  an.  i5i8.) 


L  ELECTEUR    A.    ROVERE.  H'j  :> 

parer  le  coup,  il  se  mettait  lui-même  en  cominu- 
uication  avec  Rome. 

«Je  n'aurai  jamais  d'autre  volonté,  dit-il,  que 
«  de  me  montrer  soumis  à  l'Église  universelle. 

«Aussi  n*ai-je  jamais  défendu  les  écrits  et  les 
«  sermons  du  docteur  Martin  Luther.  J'apprends 
«d'ailleurs  qu'il  s'est  toujours  offert  à  paraître, 
«avec  un  sauf-conduit,  devant  des  juges  impar- 
«  tiaux,  savants  et  chrétiens,  afin  de  défendre  sa 
«doctrine  et  de  se  soumettre,  dans  le  cas  où  on 
«  le  convaincrait  par  l'Ecriture  elle-même  ^  » 

Léon  X,  qui,  jusqu'à  cette  heure,  avait  laissé 
l'affaire  aller  son  train ,  réveillé  par  les  cris  des 
théologiens  et  des  moines  ,  institua  à  Rome  une 
cour  ecclésiastique  chargée  de  juger  Luther,  et 
près  laquelle  Sylvestre  Prierio,  le  grand  ennemi 
du  réformateur,  était  à  la  fois  accusateur  et  juge. 
La  cause  fut  bientôt  instruite,  et  la  cour  somma 
Luther  de  comparaître  en  personne  devant  elle, 
dans  un  délai  de  soixante  jours. 

Luther  attendait  tranquillement  à  Wittemberg 
le  bon  effet  que  la  lettre  pleine  de  soumission 
adressée  par  lui  au  pape  devait,  à  ce  qu'il  pen- 
sait, produire,  lorsque,  le  7  août,  deux  jours 
seulement  après  le  départ  des  lettres  de  Maximi- 
lien  et  de  Frédéric,  ou  lui  remit  la  citation  du 
tribunal  romain.  «  Au  moment  où  j'attendais  la 
«bénédiction,  dit-il,  je  vis  fondre  sur  moi  la 
«  foudre.  J'étais  la  brebis  qui  trouble  l'eau  du 
«  loup.  Tezel  échappa,  et  moi  je  devais  me  laisser 
«  manger.  » 

1   L.  0pp.  (L  ;  XVII,  p.  l'i;;. 


474  LUTHER    CITÉ    A    ROME. 

Cette  citation  jeta  Wittemberg  clans  la  conster- 
nation ;  car  quelque  parti  que  prît  Luther,  il  ne 
pouvait  échapper  au  danger.  S'il  se  rendait  à 
Rome,  il  devait  y  devenir  la  victime  de  ses  enne- 
mis. S'il  refusait  d'y  aller,  il  serait,  selon  l'usage, 
condamné  par  contumace,  sans  pouvoir  échap- 
per; car  on  savait  que  le  légat  avait  reçu  du  pape 
l'ordre  de  tout  faire  pour  irriter  l'Empereur  et 
les  princes  allemands  contre  lui.  Ses  amis  étaient 
consternés.  Le  docteur  de  la  vérité  ira-t-il  porter 
sa  vie  à  cette  grande  cité  enivrée  du  sang  des 
saints  et  du  sang  des  martyrs  de  Jésus?  Suf- 
fira-t-il  qu'une  tête  s'élève  du  sein  de  la  chrétienté 
asservie,  pour  qu'elle  tombe?  Cet  homme,  que 
Dieu  paraît  avoir  formé  pour  résister  à  une  puis- 
sance à  laquelle  jusqu'à  présent  rien  n'a  pu  résis- 
ter, sera-t-il  aussi  renversé?  Luther  lui-même  ne 
voyait  que  l'Electeur  qui  put  le  sauver  ;  mais  il 
préférait  mourir  plutôt  que  de  compromettre  son 
prince.  Ses  amis  tombèrent  enfin  d'accord  sur  un 
expédient  qui  n'exposerait  pas  Frédéric.  Qu'il  re- 
fuse à  Luther  un  sauf-conduit,  et  celui-ci  aura  une 
cause  légitime  pour  ne  pas  comparaître  à  Rome. 

Le  8  août,  Luther  écrivit  à  Spalatin  pour  lui 
demander  que  l'Electeur  employât  son  influence 
pour  le  faire  citer  en  Allemagne.  «  Voyez,  écrivit- 
<c  il  aussi  à  Staupitz,  de  quelles  embûches  on  use 
«  pour  s'approcher  de  moi,  et  comment  je  suis  en- 
«  touré  d'épines.  INlais  Christ  vit  et  règne,  hier,  au- 
«  jourd'hui  et  éternellement.  Ma  conscience  m'as- 
«  sure  que  c'est  la  vérité  que  j'ai  enseignée,  bien 
«  qu'elle  devienne  plus  odieuse  encore  quand  c'est 


PAIX  DE  LLTHEK.  IINTERCESS.  DE  LUJN  IVtRSlTÉ.     4?^ 

«  moi  qui  l'enseigne.  L'Église  est  le  ventre  de  Re- 
«  becca.  Il  faut  que  les  enfants  s'entre-poussent, 
«même  jusqu'à  mettre  la  mère  en  danger'.  Au 
«reste,  demandez  au  Seigneur  que  je  n'aie  pas 
«  trop  de  joie  dans  cette  épreuve.  Que  Dieu  ne  leur 
«  impute  pas  ce  mal.  » 

Les  amis  de  Luther  ne  se  bornèrent  pas  à  des 
consultations  et  à  des  plaintes,  Spalatin  écrivit,  de 
la  part  de  l'Electeur,  à  Renner,  secrétaire  de  l'Em- 
pereur :  «  Le  docteur  Martin  consent  volontiers  à 
«  avoir  pour  juges  toutes  les  universités  d'Allema- 
«gne,  excepté  celles  d'Erfurt,  de  Leipsig  et  de 
«  Francfort-sur-l'Oder ,  qui  se  sont  rendues  sus- 
«  pectes.  Il  lui  est  impossible  de  paraître  à  Rome 
«  en  personne  ^.  » 

L  université  de  Wittemberg  écrivit  au  pape 
lui-même  une  lettre  d'intercession.  «  La  faiblesse 
«  de  son  corps,  disait-elle  en  parlant  de  Luther, 
«  et  les  dangers  du  voyage  lui  rendent  difficile  et 
«  même  impossible  d'obéir  à  l'ordre  de  Votre 
«  Sainteté.  Sa  peine  et  ses  prières  nous  portent  à 
«  avoir  compassion  de  lui.  Nous  vous  prions  dojic, 
«très-saint  Père,  comme  des  fils  obéissants,  de 
«  vouloir  bien  le  tenir  pour  un  homme  qui  n'a 
«  jamais  été  entaché  de  doctrines  opposées  à  l'o- 
«  pinion  de  l'Église  romaine.  » 

L'université,  dans  sa  sollicitude,  s'adressa  le 
même  jour  à  Charles  de  Miltitz,  gentilhomme 
saxon  et  camérier  du  pape,  très-aimé  de  Léon  X. 

I   Utérus  Rebeccae  est:  parvulos  iu  eo  collidi  nécrose  est, 
ctiam  usquè  ad  periculiiai  matris.  (L.  Epi'.  I ,  \>.  i38.) 
■i.  L.  Opp.  (L  )  XVII ,  p.  17Î.    • 


476  INTERCESSION    DE    l'uNIVERSITÉ. 

Elle  rendit  à  Luther  dans  cette  lettre  un  témoi- 
gnage plus  fort  encore  que  celui  qu'elle  avait  osé 
insérer  dans  la  première.  «  Le  digne  père  Martin 
ce  Luther,  Augustin,  disait-elle,  est  le  plus  noble 
rt  et  le  plus  honorable  membre  de  notre  univer- 
«  site.  Depuis  plusieurs  années,  nous  avons  vu  et 
«  connu  son  habileté,  son  savoir,  sa  haute  in- 
«  telligence  dans  les  arts  et  dans  les  lettres,  ses 
«  mœurs  irréprochables  et  sa  conduite  toute 
«  chrétienne  ^  » 

Cette  active  charité  de  tous  ceux  qui  entou- 
raient Luther  est  son  plus  bel  éloge. 

Tandis  qu'on  attendait  avec  anxiété  l'issue  de 
cette  affaire,  elle  se  termina  plus  facilement  qu'on 
n'eût  pu  l'espérer.  Le  légat  de  Vio,  humilié  de 
n'avoir  pas  réussi  dans  la  commission  qu'il  avait 
reçue  de  préparer  une  guerre  générale  contre  les 
Turcs,  désirait  relever  et  illustrer  son  ambassade 
en  Allemagne  par  quelque  autre  acte  éclatant.  Il 
pensait  que  s'il  éteignait  l'hérésie,  il  reparaîtrait 
dans  Rome  avec  gloire.  U  demanda  donc  au  pape 
qu'on  lui  remît  cette  affaire.  Léon,  de  son  côté, 
savait  bon  gré  à  Frédéric  de  s'être  opposé  si  for- 
tement à  l'élection  du  jeune  Charles.  Il  sentait 
qu'il  pourrait  avoir  encore  besoin  de  son  secours. 
Sans  parler  davantage  de  la  citation,  il  chargea 
son  légat,  par  un  bref  daté  du  i3  août,  d'exami- 
ner l'affaire  en  Allemagne.  Le  pape  ne  perdait 
rien  à  cette  manière  de  procéder;  et  même,  si 

I  L.  0pp.  (lat.l  I,  t83  cl  184.  L.  Ojtp.  (L.)  XVII,  171  et 
172. 


BKEf    DU    PAPI'.  477 

Ton  pouvait  amener  Liitlier  à  une  rétractation, 
on  évitait  le  bruit  et  le  scandale  que  sa  comparu- 
tion à  Rome  eût  occasionnés. 

«  Nous  vous  chargeons,  disait-il,  de  faire  com- 
«  paraître  personnellement  devant  vous,  de  pour- 
«  suivre  et  de  contraindre  sans  aucun  retard,  et 
«  aussitôt  que  vous  aurez  reçu  cet  écrit  de  nous, 
«  ledit  Luther,  qui  a  déjà  été  déclaré  hérétique 
«par  notre  cher  frère  Jérôme,  évéque  d'Ascu- 
«  lan  ^  » 

Puis  le  pape  prescrivait  contre  Luther  les  me- 
sures les  plus  sévères  : 

«  Invoquez  à  cet  effet  le  bras  et  le  secours  de 
«  notre  très-cher  fils  en  Christ,  Maximilien,  et  des 
«autres  princes  de  l'Allemagne,  de  toutes  les 
«communautés,  universités  et  potentats,  ecclé- 
«  siastiques  ou  séculiers.  Et  si  vous  l'atteignez, 
«  faites-le  garder  sûrement,  afin  qu'il  soit  amené 
«  devant  nous  ^.  » 

On  voit  que  cette  indulgente  concession  du 
pape  n'était  guère  qu'une  voie  plus  sûre  d'en- 
traîner Luther  à  Rome.  Viennent  ensuite  les  me- 
sures de  douceur  : 

«S'il  rentre  en  lui-même,  et  demande  grâce 
«  pour  un  tel  forfait,  de  lui-même  et  sans  y  être 
«  invité,  nous  vous  donnons  le  pouvoir  de  le  re- 
«  cevoir  dans  l'unité  de  la  sainte  mère  l'Eglise.  » 

1  Dictum  Lutheriiin  hsereticum  per  priedictum  auditorem 
jàm  declaratum.  (Brève  Leonis  X  ad  Thomara.) 

2  Brachio  cogas  atque  compellas,  et  eo  in  potestate  tua 
redacto  eiim  sub  hdeli  custodia  retineas,  ut  coràm  nobis  sis.- 
tatur.  (Ibid.) 


4;^  nil£F    DU    PAPI.. 

Le  pape  en  revient  bientôt  aux  malédictions  : 
•  «  S'il  persiste  dans  son  opiniâtreté,  et  que  vous 
«  ne  puissiez  vous  rendre  maître  de  lui ,  nous 
«  vous  donnons  le  pouvoir  de  le  proscrire  dans 
«tous  les  lieux  de  l'Allemagne,  de  bannir,  de 
«  maudire, d'excommunier  tous  ceux  qui  lui  sont 
«  attachés,  et  d'ordonner  à  tous  les  chrétiens  de 
«  fuir  leur  présence.  » 

Cependant  ce  n'est  pas  encore  assez  : 

<f  Et  afin,  continue  le  pape,  que  cette  contagion 
«  soit  d'autant  plus  facilement  extirpée,  vous  ex- 
K  communierez  tous  les  prélats,  ordres  religieux, 
«  universités,  communautés,  comtes,  ducs  et  po- 
«  tentats,  excepté  l'empereur  Maximilien,  qui  ne 
«  saisiraient  pas  ledit  Martin  Luther  et  ses  adhé- 
«  rents,  et  ne  vous  les  enverraient  pas  sous  due  et 
0  bonne  garde.  —  Et  si,  ce  que  Dieu  préserve, 
«c  lesdits  princes,  communautés,  universités  et 
«  potentats,  ou  quelqu'un  à  eux  appartenant,  of- 
«  fraient  de  quelque  manière  un  asile  audit  Mar- 
«  tin  et  à  ses  adhérents,  lui  donnaient  publique- 
«  ment  ou  en  secret,  par  eux  ou  par  d'autres, 
«  secours  et  conseils,  nous  mettons  en  interdit  ces 
«  princes,  communautés,  luùversités  et  potentats, 
«  avec  leurs  villes,  bourgs,  campagnes  et  villages, 
«  aussi  bien  que  les  villes,  bourgs,  campagnes  et 
«  villages  où  ledit  Martin  pourrait  s'enfuir,  aussi 
«  longtemps  qu'il  y  demeurera,  et  trois  jours 
«  après  qu'il  les  aura  quittés.  » 

Cette  chaire  audacieuse  qui  prétend  représen- 
ter sur  la  terre  Celui  qui  a  dit  :  Dieu  un  point 
envoyé  son  Fi/s  dans  le  monde  pour  eondnmner  le 


BREF    DU     PAPF.  479 

monde  y  mais  afin  que  le  monde  soit  sauvé  par  lui, 
continue  ses  anathèmes;  et,  après  avoir  prononcé 
les  peines  contre  les  ecclésiastiques,  elle  dit  : 

«Quant  à  ce  qui  regarde  les  laïques,  s'ils  n'o- 
«  béissent  pas  aussitôt ,  sans  aucun  retard  et 
«  aucune  opposition,  à  vos  ordres,  nous  les  décla- 
«  rons  infâmes,  à  l'exception  du  très-digne  Em- 
'f  pereur,  inhabiles  à  s'acquitter  de  toute  action 
«  convenable,  privés  de  la  sépulture  des  chrétiens, 
«  et  dépouillés  de  tous  fiefs,  qu'ils  les  tiennent, 
«  soit  du  siège  apostolique,  soit  de  quelque  sei- 
«  gneur  que  ce  puisse  être  ^  » 

Tel  était  le  sort  qui  attendait  Luther.  Le  mo- 
narque de  Rome  a  tout  conjuré  pour  sa  perte. 
Il  a  tout  remué,  jusqu'à  la  paix  des  tombeaux.  Sa 
ruine  semble  assurée.  Comment  échappera-t-il  à 
cette  immense  conjuration?  Mais  Rome  s'était 
trompée;  le  mouvement  suscité  par  l'Esprit  de 
Dieu  ne  pouvait  être  dompté  par  les  décrets  de 
sa  cliancellerie. 

On  n'avait  pas  même  gardé  les  apparences 
d'une  enquête  juste  et  impartiale.  Luther  avait 
été  déclaré  hérétique,  non-seulement  avant  d'a- 
voir été  entendu,  mais  encore  bien  avant  la  fin 
du  temps  qui  lui  avait  été  donné  pour  compa- 
raître. Les  passions,  et  nulle  part  elles  ne  se 
montrent  plus  fortes  que  dans  les  discussions  re- 
ligieuses, font  passer  par-dessus  toutes  les  formes 


I  Infamiae  et  inhabilitatis  ad  oinnes  actus  Icgitîmos,  ecclc- 
siasticae  sepiiltiirae,  privalionis  quoque  feudorum.  (Brève 
Leonis  X  ad  Thomam.) 


48o  lNl)IGiVAT10i\    DE    LUTHER. 

de  la  justice.  Ce  n'est  pas  seulement  d^ns  l'Église 
romaine,  c'est  dans  les  Églises  protestantes  qui  se 
sont  détournées  de  l'Évangile,  c'est  partout  où 
n'est  pas  la  vérité,  que  l'on  retrouve  à  son  égard 
de  si  étranges  procédés.  Tout  est  bon  contre  l'É- 
vangile. On  voit  souvent  des  hommes  qui,  dans 
tout  autre  cas,  se  feraient  scrupule  de  commettre 
la  moindre  injustice,  ne  pas  craindre  de  fouler 
aux  pieds  toutes  les  règles  et  tous  les  droits,  dès 
qu'il  s'agit  du  christianisme  et  du  témoignage 
qu'on  lui  rend. 

Lorsque  plus  tard  Luther  eut  connaissance  de 
ce  bref,  il  en  exprima  son  indignation  :«  Voici, 
«  dit-il,  le  plus  remarquable  de  l'affaire  :  le  bref 
«  a  été  donné  le  aS  août,  et  moi,  j'ai  été  cité  le 
«  7  août,  en  sorte  qu'entre  la  citation  et  le  bref 
«  il  s'est  écoulé  seize  jours.  Or,  faites  le  compte,  et 
«  vous  trouverez  que  monseigneur  Jérôme,  évê- 
«  que  d'Asculan,  a  procédé  contre  moi,  a  pro- 
«  nonce  le  jugement,  m'a  condamné  et  déclaré 
«hérétique,  avant  que  la  citation  me  fût  par- 
te venue,  ou  tout  au  plus  seize  jours  après  qu'on 
«  me  l'avait  remise.  Maintenant  je  le  demande,  où 
«  sont  donc  les  soixante  jours  qui  me  sont  accor- 
«  dés  dans  la  citation?  Ils  ont  commencé  le  7 
«  août,  ils  devaient  finir  le  7  octobre....  Est-ce  là 
«  le  style  et  la  mode  de  la  cour  de  Rome,  qu'en 
«<  un  même  jour  elle  cite,  exhorte,  accuse,  juge, 
«  condamne  et  déclare  condamné  un  homme  qui 
«  est  si  éloigné  de  Rome,  et  qui  ne  sait  rien  de 
«  toutes  ces  choses?  Que  répondent-ils  à  tout 
«  cela?  Sans  doute  qu'ils  ont  oublié  de  se  purger 


LK    PAPE     A     LÉLECTEUK.  f^^  \ 

«le  cerveau  avec  de  l'ellébore,  avant  de  mettre 
«  en  œuvre  de  tels  mensonges  '.  » 

Mais  en  même  temps  que  Rome  déposait  en 
cachette  ses  foudres  dans  les  mains  de  son  légat, 
elle  cherchait,  par  de  douces  et  flatteuses  paro- 
les, à  détacher  de  la  cause  de  Luther  le  prince 
dont  elle  redoutait  le  plus  le  pouvoir.  Le  même 
jour,  a3  août  [5i8,  le  pape  écrivait  à  l'électeur 
de  Saxe.  Il  avait  recours  aux  arts  de  cette  vieille 
politique  que  nous  avons  déjà  signalée,  et  il  es- 
sayait de  flatter  i'amour-propre  du  ])rince. 

«  Cher  flls,  disait  le  pontife  de  Rome,  quand 
«  nous  pensons  à  votre  noble  et  louable  race,  à 
«  vous  qui  en  êtes  le  chef  et  rorncment;  quand 
«  nous  nous  rappelons  comment  vous  et  vos  an- 
«  cétres  avez  toujours  désiré  maintenir  la  foi  chré- 
«  tienne,  l'honneur  et  la  dignité  du  saint-siéee, 
«  nous  ne  pouvons  croire  qu'un  homme  qui  aban- 
«  donne  la  foi  puisse  s'appuyer  sur  la  faveur  de 
«Votre  Altesse,  et  lâcher  hardiment  la  bride  à 
«  sa  méchanceté.  Cependant,  il  nous  est  rapporté 
«  de  toutes  parts  qu'iui  certain  frère  Martin  Lu- 
«  ther,  ermite  de  l'ordre  de  Saint-Augustin,  a  ou- 
«  blié,  comme  enfant  de  malice  et  contempteur 
«  de  Dieu,  son  habit  et  son  ordre,  qui  consistent 
«  dans  l'humilité  et  l'obéissance,  et  qu'il  se  vante 
«  de  ne  craindre  ni  l'autorité,  ni  la  punition  d'au- 
«  cun  homme,  assuré  qu'il  est  de  votre  faveur  et 
«  de  votre  protection. 

«  Mais    comme   nous  savons  qu'il    se  trompe, 

1  L.  Opp.  (L)  XVII,  p.  176. 

L  3i 


482  LE    PAPE    A.    l'électeur. 

«  nous  avons  trouvé  bon  d'écrire  à  Votre  Altesse 
«  et  (le  vous  exhorter,  selon  le  Seigneur,  à  veiller 
K  à  l'honneur  du  nom  d'un  prince  aussi  chrétien 
«  que  vous,  à  vous  défendre  de  ces  calomnies, 
'(  vous  l'ornement,  la  gloire  et  la  bonne  odeur 
«  de  votre  noble  race,  et  à  vous  garder,  non-seu- 
«  lement  d'une  faute  aussi  grave  que  celle  qu'on 
«  vous  impute,  mais  encore  du  soupçon  même 
«  que  la  hardiesse  insensée  de  ce  frère  tend  à 
«  faire  planer  sur  vous.  » 

Léon  X  annonçait  en  même  temps  à  Frédéric 
qu'il  avait  chargé  le  cardinal  de  Saint-Sixte  d'exa- 
miner la  chose,  et  il  lui  ordonnait  de  remettre 
Luther  entre  les  mains  du  légat ,  «  de  peur,  » 
ajoutait-il  en  revenant  encore  à  son  argument 
favori,  «  que  des  gens  pieux  de  notre  temps  ou 
«  des  temps  futurs  ne  puissent  un  jour  se  lamen- 
«  ter  et  dire  :  La  plus  pernicieuse  hérésie  dont 
«  ait  été  affligée  l'Église  de  Dieu,  s'est  élevée  par 
ce  le  secours  et  la  faveur  de  cette  haute  et  louable 
«  maison  '.  » 

Ainsi  Rome  avait  pris  toutes  ses  mesures.  D'une 
main  elle  faisait  respirer  le  parfum  toujours  si 
enivrant  de  la  louange,  et  de  l'autre  elle  tenait 
cachées  ses  vengeances  et  ses  terreurs. 

Toutes  les  puissances  de  la  terre,  empereur, 
pape,  princes  et  légats,  commençaient  à  s'émou- 
voir contre  cet  humble  frère  d'Erfurt,  dont  nous 
avons  suivi  les  combats  intérieurs.  Les  rois  de  la 
terre  se   trouvent  en  personne,  et  les  princes  con- 

I   ;..  Opp.  (L.)XVil,  p.  17 H. 


1,'a.rmlrier  schwarzerd.  48^ 

s  allé  ni  ensemble  contre  le  Seigneur  et  contre  son 
oint. 

III 


Cette  lettre  et  ce  bref  n'étaient  point  arrivés 
en  Allemaa[ne,  et  Luther  était  encore  dans  la 
crainte  de  se  voii'  obligé  de  comparaître  à  Rome, 
lorsqu'un  heureux  événement  vint  consoler  son 
cœur.  Il  lui  fallait  un  ami  dans  le  sein  duquel  il 
pût  verser  ses  peines,  et  dont  l'amour  fidèle  le 
consolât  à  l'heure  de  l'abattement.  Dieti  lui  fit 
trouver  tout  cela  dans  Mélanchton. 

George  Schwarzerd  était  un  habile  maître 
armurier  de  Bretten,  petite  ville  du  Palatinat. 
Le  i4  février  1^97  il  lui  naquit  un  fils  qui  fut 
nommé  Philippe,  et  qui  s'illustra  plus  tard  sous 
le  nom  de  Mélanchton.  Bien  vu  des  princes  pala- 
tins, de  ceux  de  Bavière  et  de  Saxe,  George  était 
doué  de  la  plus  parfaite  droiture.  Souvent  il  refu- 
sait des  acheteurs  le  prix  qu'ils  lui  offraient,  et 
s'il  apprenait  qu'ils  étaient  pauvres,  il  les  obli- 
geait à  reprendre  leur  argent.  Il  se  levait  habi- 
tuellement à  minuit,  et  faisait  alors,  à  genoux, 
sa  prière.  S'il  lui  arrivait  de  voir  venir  le  matin 
sans  l'avoir  faite,  il  était  mécontent  de  soi  tout 
le  jour.  Barbara,  femme  de  Schwarzerd,  était  fille 
d'un  magistrat  honorable  nommé  Jean  Reuter. 
Elle  était  d'un  caractère  tendre,  un  peu  portée  à 
la  superstition,  du  reste  pleine  de  sagesse  et  de 
prudence.  C'est  d'elle  que  sont  ces  vieilles  rimes 
allemandes  bien  connues  : 


3.. 


4^4  SA    iEMME.    PHILIPPE. 

«  Faire  aumône  n'appauvrit  pas. 
«  Etre  au  temple  n'empêche  pas. 
•<  Graisser  le  char  n'arrête  pas. 
'>  Bien  mal  acquis  ne  produit  pas. 
'(  Livre  de  Dieu  ne  trompe  pas.  » 

Et  ces  autres  rimes  : 

«  Ceux  qui  veulent  plus  dépenser 
'(  Que  leur  champ  ne  peut  rendre, 

«  Devront  finir  par  se  ruiner, 
«  Plus  d'un  se  fera  pendre  '.  » 

Le  jeune  Philippe  n'avait  pas  onze  ans  lorsque 
son  père  mourut.  Deux  jours  avant  d'expirer, 
George  fit  venir  son  fils  près  de  son  lit  de  mort, 
et  l'exhorta  à  avoir  toujours  présente  la  pensée 
de  Dieu  :  «  Je  prévois,  dit  l'armurier  mourant, 
«  que  de  terribles  tempêtes  viendront  ébranler  le 
a  monde.  J'ai  vu  de  grandes  choses;  mais  de  plus 
«grandes  se  préparent.  Que  Dieu  le  conduise  et 
«  te  dirige!  »  Après  que  Philippe  eut  reçu  la  bé- 
nédiction paternelle,  on  l'envoya  à  Spire  pour 
qu'il  ne  fôt  pas  témoin  de  la  mort  de  son  père. 
II  s'éloigna  tout  en  larmes. 

L'aïeul  du  jeune  garçon,  le  digne  bailli  Reuter, 
qui  lui-même  avait  un  lils,  tint  heu  de  père  à 
Phihppe  et  le  prit  dans  sa  maison  avec  George 
son  frère.  Peu  de  temps  après,  il  donna  pour 
précepteur  aux  trois  jeunes  garçons  Jean  Hun- 
garus,  homme  excellent,  qui  plus  tard,  et  jusque 

1   Almosen  geben  armt  nicht,  etc.  Wer  nielir  will  verzeli- 
r(în,  etc.  (Mùller's  Reliquicn.j 


SON    GÉNIE.    SCS    lÎTLDF.S.  ^S5 

dans  1  âge  le  plus  avancé,  annonça  l'Evangile  avec 
une  grande  force.  Il  ne  passait  rien  au  jeune 
homme.  Il  le  punissait  pour  chaque  faute,  mais 
avec  sagesse  :  «  C'est  ainsi ,  dit  Mélanchton  en 
«  i554,  qu'il  a  fait  de  moi  un  grammairien.  Il 
«  m'aimait  comme  un  fils,  je  l'aimais  comme  un 
«  père,  et  nous  nous  rencontrerons,  je  l'espère, 
«  dans  la  vie  éternelle  ^  )> 

Philippe  se  distingua  par  l'excellence  de  son 
esprit,  par  sa  facilité  à  apprendre  et  à  exposer  ce 
qu'il  avait  appris.  Il  ne  pouvait  demeurer  dans 
l'oisiveté,  et  il  cherchait  toujours  quelqu'un  avec 
qui  il  put  discuter  sur  ce  qu'il  avait  entendu  ^. 
Il  arrivait  souvent  que  des  étrangers  instruits 
passaient  par  Bret^en  et  visitaient  Reuter.  Aussi- 
tôt le  petit-fils  du  bailli  les  abordait,  entrait  en 
conversation  avec  eux,  et  les  pressait  tellement 
dans  la  discussion,  que  les  auditeurs  en  étaient 
dans  l'admiration.  A  la  force  du  génie  il  joignait 
une  grande  douceur,  et  il  se  conciliait  ainsi  la 
faveur  de  tous.  Il  bégayait;  mais,  comme  l'illustre 
orateur  des  Grecs,  il  s'appliqua  avec  tant  de  soin 
à  se  corriger  de  ce  défaut,  que  plus  tard  on  n'en 
aperçut  plus  aucune  trace. 

Son  grand-père  étant  mort,  le  jeune  t^hilippe 
fut  envoyé  avec  son  frère  et  son  jeune  oncle  Jean 
à  l'école  de  Pforzheim.  Ces  jeunes  ejarçons  de- 

1  Dilexit  me  vit  filiuin  et  ego  eum  ut  patreni  :  et  convenie- 
mus,  spero,  in  vita  aetcrna.  (Melancht.  Explicat.  Evang.) 

2  Quiescere  non  poterat ,  sed  quserebat  iibique  ;iliqneni 
ciini  qiio  de  aiidilis  dispufaret.  (Camerarins,  Vit.  Melanclif. , 
p.  7.) 


4^^  SKS    ETUDES. 

meiiraient  chez  une  de  leurs  parentes,  sœur  du 
fameux  Reuchlin.  Avide  de  connaissances,  Phi- 
lippe fit,  sous  la  conduite  de  George  Siraler,  de 
rapides  progrès  dans  les  sciences  et  surtout  dans 
l'étude  de  la  langue  grecque,  pour  laquelle  il  avait 
une  véritable  passion.  Reuchlin  venait  souvent  à 
Pforzheim.  Il  fit  chez  sa  sœur  la  connaissance  de 
ses  jeunes  pensionnaires,  et  il  fut  bientôt  frappé 
des  réponses  de  Philippe.  Il  lui  donna  une  gram- 
maire grecque  et  une  Bible.  Ces  deux  livres  (le- 
vaient faire  l'étude  de  toute  sa  vie. 

Lorsque  Reuchlin  revint  de  son  second  voyage 
en  Itahe,  son  jeune  parent,  âgé  de  douze  ans» 
fêta  le  jour  de  son  arrivée,  en  jouant  devant  lui, 
avec  quelques  amis,  une  comédie  latine  qu'il 
avait  lui-même  composée.  Reuchlin,  ravi  du  ta- 
lent du  jeune  homme,  l'embrassa  tendrement, 
l'appela  son  fils  bien-aimé,  et  lui  donna  en  riant 
le  chapeau  rouge  qu'il  avait  reçu  lorsqu'il  avait 
été  fait  docteur.  Ce  fut  alors  que  Reuchlin  chan- 
gea son  nom  de  Schwarzerd  en  celui  de  Mélanch- 
ton.  Ces  deux  mots  signifient  terre  noire,  l'un  en 
allemand  et  l'autre  en  grec.  La  plupart  des  savants 
du  temps  traduisaient  ainsi  leur  nom  en  grec  ou 
en  latin. 

Mélanchton,  à  douze  ans,  se  rendit  à  l'univer- 
sité de  Heidelberg.  Ce  fut  là  qu'il  commença  à 
étancher  la  soif  de  science  qui  le  consumait.  Il 
fut  reçu  bachelier  à  quatorze  ans.  En  1 5 1 2 , 
Reuchlin  l'appela  à  Tubingue,  où  un  grand  nom- 
bre de  savants  distingués  se  trouvaient  réunis.  Il 
fréquentait  à  la   fois   les   leçons  des  théologiens. 


celles  des  médecins  et  celles  des  jurisconsultes.  11 
n'y  avait  aucune  connaissance  qu'il  ne  crût  de- 
voir rechercher.  Ce  n'était  pas  la  louange  qu'il 
|30ursuivait,  mais  la  possession  et  les  fruits  de  la 
science. 

L'Ecriture  sainte  l'occupait  surtout.  Ceux  qui 
fréquentaient  l'église  de  ïubingue  avaient  remar- 
qué qu'il  avait  souvent  en  main  un  livre  dont  il 
s'occupait  entre  les  services.  Ce  volume  inconnu 
paraissait  plus  grand  que  les  manuels  de  prières, 
et  l'on  répandit  le  bruit  que  Philippe  lisait  alors 
des  ouvrages  profanes.  Mais  il  se  trouva  que  le 
livre  objet  de  leurs  soupçons  était  un  exemplaire 
<les  saintes  Ecritures,  imprimé  peu  auparavant  à 
Baie  par  Jean  Frobenius.  Il  continua  toute  sa  vie 
cette  lecture  avec  l'application  la  plus  assidue. 
Toujours  il  avait  sur  lui  ce  volume  précieux,  et  il 
le  portait  à  toutes  les  assemblées  publiques  aux- 
quelles il  était  appelé  '.  Rejetant  les  vains  sys- 
tèmes des  scolastiques,  il  s'attachait  à  la  simple 
parole  de  l'Évangile.  «J'ai  de  Mélanchton,  écrivait 
«  alors  Erasme  à  Ecolampade,  le^  sentiments  les 
«  plus  distingués  et  des  espérances  magnifiques. 
«  Que  Christ  fasse  seulement  que  ce  jeune  homme 
«  nous  survive  longtemps.  11  éclipsera  entièrement 
«  Érasme  ^.  »  Néanmoins  Mélanchton  partageait 
les  erreurs  de  son  siècle.  «  Je  frémis,  dit-il  à  une 
«époque  avancée  de  sa  vie,  quand  je  pense  à 
«  l'honneur  que  je  rendais  aux  statues,  lorsque 


i  Cainerar.  Vita  Philip.  Melauchlonis ,  p.  16. 

■X  Is  pcorsùs  obsriuabit  Etasnium.  (Er.  Epp.  1,  p.  4o5). 


488  APPEL    A     WITTEMBKRG. 

(f  jp    me    trouvais    encore    dans    la    papauté ',  y? 

En  i5i4,  il  fut  fait  docteur  en  philosophie,  et 
il  commença  alors  à  enseigner.  Il  avait  dix-sept 
ans.  La  grâce,  l'attrait  qu'il  savait  donner  à  ses 
enseignements,  faisaient  le  plus  frappant  con- 
traste avec  la  méthode  dépourvue  de  goût  que 
les  docteurs,  et  surtout  les  moines,  avaient  jus- 
qu'alors suivie.  Il  prit  une  vive  part  au  combat 
dans  lequel  Reuchlin  se  trouvait  engagé  avec  les 
obscurants  de  son  siècle.  D'mie  conversation 
agréable,  de  mœurs  douces  et  élégantes,  aimé  de 
tous  ceux  qui  le  connaissaient,  il  jouit  bientôt 
dans  le  monde  savant  d'une  grande  autorité  et 
d'une  solide  réputation. 

Ce  fut  alors  que  l'électeur  Frédéric  conçut  l'i- 
dée d'appeler  un  savant  distingué  comme  pro- 
fesseur des  langues  anciennes  à  son  université  de 
Wittemberg.  Il  s'adressa  à  Reuchlin,  qui  lui  in- 
diqua Mélanchton.  Frédéric  comprit  tout  l'éclat 
que  ce  jeune  helléniste  répandrait  sur  une  insti- 
tution qui  lui  était  si  chère.  Reuchlin,  ravi  de 
voir  un  si  beau  champ  s'ouvrir  pour  son  jeune 
ami,  lui  écrivit  ces  paroles  de  l'Eternel  à  Abra- 
ham :  «  Sors  dp.  ton  pajs  et  cVavec  ta  parenté,  et 
M  (le  la  maison  de  ton  père,  et  je  rendrai  ton  nom 
«  grand  et  ta  seras  béni.  Oui,  continue  le  vieil- 
ce  lard,  j'espère  qu'il  en  sera  ainsi  de  toi,  mon 
«  cher  Philippe,  mon  oeuvre  et  ma  consolation^,  » 
Mélanchton  reconnut  dans  celte  vocation  un  ap- 

I  Cohorresco  quandô  cogito  qiiomocio  ipse  accesserim  ;i(l 
statuas  in  papatii.  (Explicat.  Evangel.) 

a  Meuni  opus  et  meum  sf)1ali(Mii.  (Corp.  Rcf.  I  ,  '^3.) 


DÉPART    ET    VOYAGE    DE    MÉLANCHTON.        4^9 

pel  de  Dieu.  À  son  départ,  l'université  fut  dans  la 
douleur;  il  y  avait  pourtant  des  jaloux  et  des  en- 
nemis, 11  quitta  sa  patrie  en  s'écriant  :  «  Que  la 
«  volonté  du  Seigneur  s'accomplisse!  «  Il  avait 
alors  vingt  et  un  ans. 

Mélanchton  fit  le  voyage  à  cheval,  dans  la  com- 
pagnie de  quelques  marchands  saxons,  comme 
on  se  joint  à  une  caravane  dans  le  désert;  car, 
dit  Reuchlin,  il  ne  connaissait  ni  les  lieux  ni  les 
routes  '•  11  présenta  ses  hommages  à  l'Électeur 
qui  se  trouvait  à  Augsbourg.  A  Nuremberg,  il  vit 
l'excellent  Pirckheimer  qu'il  connaissait  déjà;  à 
I.eipsig,  il  se  lia  avec  le. savant  helléniste  Mosel- 
lanus.  L'université  donna  dans  cette  dernière  ville 
un  festin  à  son  honneur.  C'était  un  repas  vrai- 
ment académique.  Les  plats  se  succédaient  en 
grand  nombre,  et  à  chaque  plat  nouveau  l'iui 
des  professeurs  se  levait  et  adressait  à  Mélanch- 
ton un  discours  latin  préparé  d'avance.  Celui-ci 
improvisait  aussitôt  une  réponse.  A  la  fin,  lassé 
de  tant  d'éloquence  :  <;  Hommes  très-illustres, 
"leur  dit-il,  permettez-moi  de  répondre  une  fois 
«pour  toutes  à  vos  harangues;  car  n'étant  point 
«  préparé,  je  ne  saurais  mettre  dans  mes  répon- 
i<  ses  autant  de  variété  que  vous  dans  vos  allocu- 
«  tions.  »  Dès  lors  les  plats  arrivèrent  sans  l'ac- 
compagnement d'un  discours  ^, 

Le  jeune  parent  de  Reuchlin  arriva  à  Wittem- 
berg  le  iB  août  i  5 1 8,  deux  jours  après  que  Léon  X 

I    Des  Weys  iind  dcr  Oite  unbokannt.  (Corp.  Rcl.  1,  3o.) 
■>.  Cailler.  ^  it.  .Mo!.  26. 


490  Ll'lPSlG.    MÉCOMPTE. 

eut  signé  le  bref  adressé  à  Cajetaii  et  la  lettre  à 
rÉlecteur, 

Les  professeurs  de  Wittemberg  ne  reçurent  pas 
Mélanchton  avec  autant  de  faveur  que  l'avaient 
fait  ceux  de  Leipsig.  La  première  impression  qu'il 
produisit  sur  eux  ne  répondit  pas  à  leur  attente. 
Ils  virent  un  jeune  homme  qui  semblait  plus 
jeune  encore  que  son  âge,  d'une  stature  peu  ap- 
parente, d'un  air  faible  et  timide.  Est-ce  là  cet 
illustre  docteur  que  les  plus  grands  hommes  du 
temps,  Erasme  et  Reuchiin,  élèvent  si  haut?.... 
î^i  Luther,  dont  il  fit  d'abord  la  connaissance,  ni 
ses  collègues,  ne  conçurent  de  grandes  espéran- 
ces, en  voyant  sa  jeunesse,  son  embarras  et  ses 
manières. 

Quatre  jours  après  son  arrivée,  le  29  août,  il 
prononça  son  discours  d'inauguration.  Toute  l'u- 
niversité était  assemblée.  Le  jeune  garçon,  comme 
l'appelle  Luther  \  parla  en  une  latinité  si  élégante, 
et  montra  tant  de  science,  un  esprit  si  cultivé,  un 
jugement  si  sain,  que  tous  ses  auditeurs  furent 
dans  l'admiration. 

Le  discours  terminé,  tous  s'empressèrent  de  le 
féliciter;  mais  personne  ne  ressentait  plus  de  joie 
que  Luther.  Il  se  hâta  de  communiquera  ses  amis 
les  sentiments  qui  remplissaient  son  cœur,  v  Mé- 
«  lanchton,  écrivit-il  à  Spalatin,  le  3i  août,  a  pro- 
ie nonce,  quatre  jours  après  son  arrivée,  une  si 
«  belle  et   si   savante    harangue,  que   tous    l'ont 

I   Puer  et  adolcscciituliis,  si  yelak-m  CDiibidcres.  (L.  Epp.  I, 

141.) 


JOIE    DE    LUTHER.  49' 

«  écouté  avec  approbation  et  avec  étonnement. 
«  Nous  sommes  bientôt  revenus  des  préjugés  qu'a- 
ce valent  fait  naître  sa  stature  et  sa  personne;  nous 
«  louons  et  nous  admirons  ses  paroles  ;  nous  ren- 
«  dons  grâces  au  prince  et  à  vous,  pour  le  service 
«  que  vous  nous  avez  rendu.  Je  ne  demande  pas 
«  d'autre  maître  de  grec.  Mais  je  crains  que  son 
i<  corps  délicat  ne  puisse  supporter  nos  aliments, 
«  et  que  nous  ne  ie  gardions  pas  longtemps,  à 
«  cause  de  la  modicité  de  son  traitement,  J'ap- 
«  prends  que  les  gens  de  Leipsig  se  vantent  déjà 
«  de  pouvoir  nous  l'enlever.  O  mon  cherSpalatin, 
«  prenez  garde  de  ne  pas  mépriser  son  âge  et  sa 
«  personne.  Cet  homme  est  digne  de  tout  hon- 
«  neur  '.  » 

Mélanchton  se  mit  aussitôt  à  expliquer  Homère 
et  l'Epître  de  saint  Paul  à  Tite.  Il  était  plein  d'ar- 
deur, u  Je  ferai  tous  mes  efforts,  écrivait-il  à  Spa- 
cc  latin,  pour  me  concilier  à  Wittemberg  la  faveur 
«  de  tous  ceux  qui  aiment  les  lettres  et  la  vertu  *.  » 
Quatre  jours  après  l'inauguration,  Luther  écrivait 
encore  à  Spalatin  :  «  Je  vous  recommande  très- 
ce  particulièrement  le  très-savant  et  très-aimable 
«  grec  Philippe.  Son  auditoire  est  toujours  plein. 
<c  Tous  les  théologiens  surtout  viennent  l'enten- 
cc  dre.  H  fait  que  tous,  de  haut,  de  bas  et  de  moyen 
ce  étage,  se  mettent  à  apprendre  le  grec  \  » 

1  L.  Kpp.  I,  i35. 

a  Ut  Wittembergam  lifteratis  ac  bonis  omnibus  conciliein. 
(Corp.  Réf.  1,5 1.) 

■^  Siimmos  cuin  uicdiis  et  infiinis,  stutliosos  facit  i^iscitatis. 
(L.  Epp.  1,  140.) 


4^2  PARALLÈLE. 

Mélanchton  savait  répondre  à  cette  affection  de 
Luther.  Il  découvrit  bientôt  en  lui  une  bonté  de 
caractère,  une  force  d'esprit,  un  courage,  une 
sagesse,  qu'il  n'avait  trouvés  jusqu'alors  chez  au- 
cun homme.  Il  le  vénéra  et  il  l'aima.  «  S'il  est 
«quelqu'un,  disait-il,  que  j'aime  avec  force,  et 
«  que  mon  esprit  tout  entier  embrasse,  c'est  Mar- 
«  tin  Luther  '.  » 

Ainsi  se  rencontrèrent  Luther  et  Mélanchton  ; 
ils  furent  amis  jusqu'à  la  mort.  On  ne  peut  assez 
admirer  la  bonté  et  la  sagesse  de  Dieu,  qui  réu- 
nissait deux  hommes  si  différents  et  pourtant  si 
nécessaires  l'un  à  l'autre.  Ce  que  Luther  avait  en 
chaleur,  en  élan,  en  force,  Mélanchton  l'avait  en 
clarté,  en  sagesse,  en  douceur.  Luther  animait 
Mélanchton,  Mélanchton  modérait  Luther.  Ils 
étaient  comme  ces  couches  de  matière  électri- 
que, Tune  en  plus,  l'autre  en  moins,  qui  se  tem- 
pèrent mutuellement.  Si  Mélanchton  avait  man- 
qué à  Luther,  peut-être  le  fleuve  se  fût-il  débordé. 
Lorsque  Luther  manqua  à  Mélanchton,  Mélanch- 
ton hésita,  céda  même,  là  où  il  n'aurait  pas  dû 
céder  ^.  Luther  fit  beaucoup  avec  puissance. 
Mélanchton  ne  fit  pas  moins  peut-être  en  suivant 
une  voie  plus  lente  et  plus  tranquille.  Tous  deux 
étaient    droits,    ouverts,   généreux;    tous    deux, 

I  Martinum,  si  omnino  in  rel)us  luimanis  quidqnaiti ,  ve- 
hemeiitissime  diligo  et  animo  integeniino  coinplector.  (Mel. 
Epp.  1 ,  4i  i-^ 

1  Calvin  écrit  à  Slcidan  :  Dominus  eiim  fortiore  spiritu  in- 
str*iat,  no  gravcm  rx  njiis  liiniditato  jactiirani  srntiat  postr- 
litas. 


HÉVOI.LilO.N     DANS    l'J' NSElGMiMENT.  49'' 

pleins  (l'amour  pour  la  Parole  de  la  vie  éternelle, 
la  servirent  avec  une  fidélité  et  un  dévouement 
qui  dominèrent  toute  leur  vie. 

Au  reste,  l'arrivée  de  Mélanchton  opéra  une 
révolution,  non-seulement  à  Wittemberg,  mais 
encore  dans  toute  l'Allemagne  et  dans  tout  le 
monde  savant.  1^'étude  qu'il  avait  faite  des  clas- 
siques grecs  et  lalins  et  de  la  philosophie  lui 
avait  donné  un  ordre,  une  clarté,  une  précision 
d'idées,  qui  répandaient  sur  tous  les  sujets  qu'il 
traitait  une  nouvelle  lumière,  une  inexprimable 
beauté.  Le  doux  esprit  de  l'Évangile  fécondait, 
animait  ses  méditations,  et  les  sciences  les  plus 
arides  se  trouvaient  revêtues  dans  ses  expositions 
d'une  grâce  infinie  qui  captivait  tous  les  audi- 
teurs. La  stérilité  que  la  scolastique  avait  répan- 
due sur  l'enseignement  cessa.  Une  nouvelle  ma- 
nière d'enseigner  et  d'étudier  commença  avec 
Mélanchton.  «  Grâces  à  lui,  dit  un  illustre  histo- 
«  rien  allemand  %  Wittemberg  devint  l'école  de 
«  la  nation.  » 

Il  était  en  effet  d'une  grande  importance 
qu'un  homme  qui  connaissait  à  fond  le  grec  en- 
seignât dans  cette  université,  où  les  nouveaux 
développements  de  la  théologie  appelaient  maî- 
tres et  disciples  à  étudier  dans  la  langue  originale 
les  documents  primitifs  de  la  foi  chrétienne.  Dès 
lors  Luther  se  mit  avec  zèle  à  ce  travail.  Le  sens 
de  tel  ou  tel  mot  grec  qu'il  avait  jusqu'alors 
ignoré,  éclaircissait  tout  à  coup  ses  idées  théolo- 
giques. Quel  soulagement  et  quelle  joie  n'éprou- 

1  Plank. 


494  l-Tl  1)1^    Dl!    GRFC. 

va-t-il  pas,  quanti  il  vit,  par  exemple,  que  le  mot 
grec  ;x£Tavoia  qui,  selon  l'Eglise  latine,  clésis[nait 
une  pénitence,  une  satisfaction  exigée  par  l'É- 
glise, une  expiation  humaine,  signifiait  en  grec 
une  transformation  ou  une  conversion  du  cœur  ? 
Un  épais  brouillard  se  dissipa  alors  tout  à  coup 
devant  ses  yeux.  Les  deux  sens  donnés  à  ce  mot 
suffisent  pour  caractériser  les  deux  Eglises. 

L'impulsion  que  Mélancliton  donna  à  Luther 
pour  la  traduction  de  la  Bible,  est  l'une  des  cir- 
constances les  plus  remarquables  de  l'amitié  de 
ces  deux  grands  hommes.  Déjà,  en  iSiy,  Luther 
avait  commencé  quelques  essais  de  traduction.  Il 
se  procurait  autant  de  livres  grecs  et  latins  qu'il 
pouvait  en  acquérir.  Maintenant,  aidé  de  son  cher 
Philippe,  son  travail  prit  un  nouvel  essor;  Luther 
obligeait  INIélanchton  à  prendre  part  à  ses  recher. 
ches;  il  le  consultait  sur  les  passages  difficiles;  et 
cette  œuvre,  qui  devait  être  l'un  des  grands  tra- 
vaux du  réformateur,  avançait  plus  sûrement  et 
plus  vite. 

Mélancliton,  de  son  côté,  apprenait  à  connaître 
une  théologie  nouvelle.  La  belle  et  profonde  doc- 
trine de  la  justification  par  la  foi  le  remplissait 
d'étonnement  et  de  joie;  mais  il  recevait  le  sys- 
tème que  professait  Luther  avec  indépendance, 
et  en  lui  faisant  subir  la  forme  particulière  de  son 
intelligence;  car,  quoiqu'il  n'eût  que  vingt  et  un 
ans,  il  était  de  ces  esprits  prématurés  qui  entrent 
dt  bonne  heure  en  une  pleine  possession  de  tou- 
tes leurs  forces,  et  qui  sont  eux-mêmes,  dès  leurs 
premiers  pas. 


sf.ntimi:ms  de  llther.  49^^ 

Bientôt  le  zèle  des  maîtres  se  communiqua  aux 
disciples.  On  pensa  à  réformer  la  méthode.  On 
supprima,  avec  l'agrément  de  l'Électeur,  certains 
cours  qui  n'avaient  qu'une  importance  scolasti- 
que;  on  donna  en  même  temps  aux  études  clas- 
siques un  nouvel  essor.  L'école  de  Wittemberg 
se  transformait,  et  le  contraste  avec  les  autres 
universités  devenait  toujours  plus  saillant.  Cepen- 
dant on  se  tenait  encore  dans  les  limites  de  l'E- 
glise, et  l'on  ne  se  doutait  nullement  d'être  à  la 
veille  d'une  grande  bataille  avec  le  pape. 

IV. 

Sans  doute  l'arrivée  de  Mélanchton  procura 
une  douce  distraction  à  Luther,  dans  un  moment 
si  critique  pour  lui;  sans  doute,  dans  les  doux 
épanchements  d'une  amitié  naissante,  et  au  mi- 
lieu des  travaux  bibliques  auxquels  il  se  livrait 
avec  un  nouveau  zèle,  il  oublia  quelquefois  Rome, 
Prieno,  Léon  et  la  cour  ecclésiastique  devant  la- 
quelle il  devait  comparaître.  Cependant  ce  n'é- 
taient là  que  des  moments  fugitifs,  et  ses  pensées 
se  reportaient  toujours  sur  le  tribunal  redouta- 
ble devant  lequel  d'implacables  ennemis  l'avaient 
fait  citer.  De  quelles  terreurs  cette  pensée  n'eùt- 
elle  pas  rempli  une  âme  qui  eût  cherché  autre 
chose  que  la  vérité  !  Mais  Lulher  ne  tremblait 
pas;  plein  de  foi  en  la  fidélité  et  en  la  puissance 
de  Dieu,  il  demeurait  ferme,  et  il  était  tout  prêt 
à  s'exposer  seul  à  la  colère  d'ennemis  plus  terri- 
bles que  ceux  qui  avaient  allumé  le  bûcher  de 
Jean  Hiis. 


49^     SENTIMENTS    UE    I.IJTHKR    ET    DE    STAliPITZ. 

Peu  de  jours  après  l'arrivée  de  Mélanchton ,  et 
avant  que  la  résolution  du  pape  qui  transportait 
de  Rome  à  Augsbonrg  la  citation  de  Luther 
pût  être  connue,  celui-ci  écrivit  à  Spalatin.  «  Je 
«  ne  demande  pas,  lui  dit-il,  que  notre  souverain 
«  fasse  la  moindre  chose  pour  la  défense  de  mes 
«  thèses;  je  veux  être  livré  et  jeté  seul  entre  les 
«  mains  de  tous  mes  adversaires.  Qu'il  laisse  tout 
«  l'orage  éclater  sur  moi.  Ce  que  j'ai  entrepris  de 
«  défendre,  j'espère  pouvoir  le  soutenir,  avec  le 
«secours  de  Christ.  Quant  à  la  violence,  il  faut 
«bien  lui  céder;  néanmoins,  sans  abandonner  la 
«  vérité  '.  » 

Le  courage  de  Luther  se  communiquait;  les 
hommes  les  plus  doux  et  les  plus  timides  trou- 
vaient, à  la  vue  du  danger  qui  menaçait  le  témoin 
de  la  vérité,  des  paroles  pleines  de  force  et  d'in- 
dignation. Le  prudent,  le  pacifique  Staupitz  écri- 
vit à  Spalatin,  le  7  septembre  :  «Ne  cessez  d'exhor- 
«  ter  le  prince,  votre  maître  et  le  mien,  à  ne  pas  se 
«  laisser  épouvanter  par  le  mugissement  des  lions. 
«  Qu'il  défende  la  vérité,  sans  s'inquiéter  ni  de 
«  Luther,  ni  de  Staupitz,  ni  de  l'ordre.  Qu'il  y  ait 
«  un  lieu  oli  l'on  puisse  parler  librement  et  sans 
«  crainte.  Je  sais  que  la  peste  de  Babylone,  j'al- 
«  lais  presque  dire  de  Rome,  se  déchaîne  contre 
«  quiconque  attaque  les  abus  de  ceux  qui  ven- 
«  dent  Jésus-Christ.  J'ai  vu  moi-même  précipiter 
«  de  la  chaire  un  prédicateur  qui  enseignait  la 
«  vérilé;  je  l'ai  vu,  bien  que  ce  fût  un  jour  de 

I   L.  Kpp.  I ,  I  U). 


OnURE    OE    COMPARAITRE.  Î\^-J 

V  fête,  lier  et  traîner  dans  un  cachot.  D'autres  ont 
«  vu  des  choses  plus  cruelles  encore.  C'est  pour- 
«  quoi,  ô  très-cher,  faites  en  sorte  que  Son  Altesse 
«  persiste  dans  ses  sentiments  ^  » 

L'ordre  de  comparaître  à  Augsbonrg  devant 
le  cardinal  légat,  arriva  enfin.  C'est  à  l'un  des 
princes  de  l'Eglise  de  Rome  que  Lulher  allait 
maintenant  avoir  affaire.  Tous  ses  amis  le  solli- 
citèrent de  ne  point  partir  ^.  Ils  craignaient  que 
déjà  pendant  le  voyage  on  ne  lui  tendît  des 
pièges  et  qu'on  n'attentât  à  sa  vie.  Quelques-uns 
s'occupaient  a  lui  chercher  un  asile.  Staupitz  lui- 
même,  le  craintif  Staupitz,  se  sentit  ému  à  la 
pensée  des  dangers  auxquels  allait  être  exposé  ce 
frère  Martin  ,  qu'il  avait  tiré  de  l'obscurité  du 
cloître,  et  qu'il  avait  lancé  sur  cette  scène  agitée, 
où  maintenant  sa  vie  était  en  péril.  Ah!  n'eût-il 
pas  mieux  valu  pour  le  pauvre  frère  demeurer  à 
jamais  inconnu  !  Il  était  trop  tard.  Du  moins  il 
voulait  tout  faire  pour  le  sauver.  Il  lui  écrivit 
tlonc,  de  son  couvent  de  Salzbourg,  le  i5  septem- 
bre, pour  le  solliciter  de  fuir  et  de  chercher  un 
asile  auprès  de  lui.  «  Il  me  semble,  lui  disait-il, 
«  que  le  monde  entier  est  irrité  et  coalisé  contre 
«  la  vérité.  Jésus  crucifié  fut  haï  de  même.  Je  ne 
«  vois  pas  que  vous  ayez  autre  chose  à  attendre 
«  que  la  persécution.  Personne  ne  pourra  bientôt, 
«  sans  la  permission  du  pape,  sonder  les  Ecritu- 
«  res   et  y  chercher  Jésus-Christ,  ce  que  Christ 

I   Jeu.  Aui;.  I ,  p,  384- 

u  Contra  omnium  amicorum  consiliiini  comparui. 

32 


49^  ALARMES    ET    COURAGE. 

«  pourtant  ordonne.  Vous  n'avez  que  peu  d'amis, 
«  et  plût  à  Dieu  que  la  crainte  de  vos  adversaires 
«n'empêchât  pas  ce  petit  nombre  de  se  déclarer 
«  en  votre  faveur!  Le  plus  sage  est  que  vous  aban- 
«  donniez  pour  quelque  temps  Wittemberg,  et 
«  que  vous  veniez  vers  moi.  Alors  nous  vivrons 
«  et  nous  mourrons  ensemble.  C'est  aussi  là  l'avis 
«du  prince,  ajoute  Staupitz  ^  » 

De  divers  côtés,  Luther  recevait   les  avis  les 
plus  alarmants.  Le  comte  Albert  de  Mansfeld  lui 
fit  dire  de  se  garder  de  se  mettre  en  route,  at- 
tendu   que    quelques    grands   seigneurs   avaient 
juré  de  se  rendre  maîtres  de  sa  personne  et  de 
l'étrangler  ou  de  le  noyer  ^.  Mais  rien  ne  pouvait 
l'épouvanter.  Il  ne  pensa  point  à  profiter  de  l'offre 
du  vicaire  général.  Il  n'ira  point  se  cacher  dans 
l'obscurité  du  couvent  deSalzbourg;  il  demeurera 
fidèlement  sur  cette  scène  orageuse  où  la  main  de 
Dieu  l'a  placé.  C'est  en  persévérant  malgré  les 
adversaires,  c'est  en  proclamant  à  haute  voix  la 
vérité  au  milieu  du  monde,  que  le  règne  de  cette 
vérité  s'avance.  Pourquoi  donc  fuirait-il?  Il  n'est 
pas  de  ceux  qui  se  retirent  pour  périr,  mais  de 
ceux  qui  gardent  la  foi  pour  sauver  leur  âme. 
Sans  cesse  retentit  dans  son  coeur  cette  parole  du 
maître  qu'il  veut  servir  et  qu'il  aime  plus  que  la 
vie  :  Quiconque  me  confessera  (levant  les  hommes^ 
je  Le  confesserai  aussi  devant  mon  père  qui  est  aux 
deux.  On  retrouve  partout  dans  Luther  et  dans 

1  Epp.  I,  6i. 

2  Ut  vcl  strangnlcr,  vel  baptizcr  ad  rnortem.    (L.  Epp.  I, 


l'électeur  chez  le   légat.  499 

la  réformation  ce  courage  intrépide,  celle  haute 
moralité,  cette  charité  immense,  que  le  premier 
avènement  du  christianisme  avait  déjà  fait  voir 
au  monde.  «  Je  suis  comme  Jérémie,  dit  Luther 
«  au  moment  dont  nous  nous  occupons,  l'homme 
«  des  querelles  et  des  discordes;  mais  plus  ils 
«(  augmentent  leurs  menaces,  plus  ils  multiplient 
«  ma  joie.  Ma  femme  et  mes  enfants  sont  bien 
«  pourvus;  mes  champs,  mes  maisons  et  tous  mes 
«  biens  sont  en  bon  ordre  '.  lis  ont  déjà  déchiré 
«  mon  honneur  et  ma  réputation.  Une  seule 
«  chose  me  reste;  c'est  mon  misérable  corps  : 
«c  qu'ils  le  prennent  ;  ils  abrégeront  ainsi  ma  vie 
«c  de  quelques  heures.  Mais  quant  à  mon  âme,  ils 
«  ne  me  la  prendront  pas.  Celui  qui  veut  porter 
«  la  Parole  de  Christ  dans  le  monde,  doit  s'atten- 
«  dre  à  chaque  heure  à  la  mort;  car  noire  époux 
«  est  un  époux  de  sang  ^.  » 

L'Electeur  se  trouvait  alors  à  Augsbourg.  Peu 
avant  de  quitter  cette  ville  et  la  Diète,  il  avait 
pris  sur  lui  de  faire  une  visite  au  légat.  Le  car- 
dinal, très-flatté  de  cette  prévenance  d'un  prince 
si  illustre,  promit  à  l'Electeur,  que  si  le  moine  se 
présentait  devant  lui,  il  l'écouterait  paternelle- 
ment et  le  congédierait  avec  bienveillance.  Spa- 
latin  écrivit  à  son  ami,  de  la  part  du  prince, 
que  le  pape  avait  nommé  une  commission  pour 
l'entendre  en  Allemagne,  que  l'Électeur  ne  per- 

1  Uxor  mea  et  liberi  mei  provisi  sunt.  (L.  Epp.  I,  129.)  Il 
n'avait  rien  de  tout  cela. 

2  Sic  enim  sponsus  noster,  sponsus  sangiiinmn  nobis  esl. 
(Ibid.)  Voyez  Exode,  IV,  iS. 

32. 


5oO         DEPART  POUR  AUGSBOLKG. 

mettrait  pas  qu'on  le  traînât  à  Rome,  et  qu'il 
devait  se  préparer  à  partir  pour  Augsbourg.  Lu- 
ther résolut  d'obéir.  L'avis  que  le  comte  de  Mans- 
feld  lui  avait  fait  parvenir  le  porta  à  demander 
à  Frédéric  un  sauf-conduit.  Celui-ci  répondit  que 
ce  n'était  pas  nécessaire,  et  lui  envoya  seulement 
des  recommandations  pour  quelques-uns  des  con- 
seillers les  plus  distingués  d'Augsbourg.  Il  lui  fit 
remettre  quelque  argent  pour  son  voyage;  et  le 
réformateur,  pauvre  et  sans  défense,  partit  à  pied 
pour  venir  se  mettre  entre  les  mains  de  ses  ad- 
versaires \ 

Avec  quels  sentiments  ne  dut-il  pas  quitter 
Wittemberg  et  se  diriger  vers  Augsbourg,  où  le 
légat  du  pape  l'attendait!  Le  but  de  ce  voyage 
n'était  pas,  comme  celui  du  voyage  à  Heidelberg, 
une  réunion  amicale;  il  allait  comparaître  en  pré- 
sence du  délégué  de  Rome  sans  sauf-conduit; 
peut-être  marchait-il  à  la  mort.  Mais  sa  foi  n'é- 
tait pas  seulement  une  foi  d'apparat;  elle  était 
une  réalité  en  lui.  Aussi  lui  donna-t-elle  la  paix , 
et  put-il  s'avancer  sans  crainte,  au  nom  du  Dieu 
des  armées,  pour  rendre  témoignage  à  l'Evan- 
gile. 

Il  arriva  à  Weimar  le  28  septembre,  et  logea 
dans  le  couvent  des  Cordeiiers.  L'un  des  moines 
ne  pouvait  détourner  de  dessus  lui  ses  regards; 
c'était  Myconius.  il  voyait  Luther  pour  la  pre- 
mière fois  ;  il  voulait  s'approcher,  lui  dire  qu'il 

I  Veui  ii^itur  pedester  et  paiiper  Aiitjiistam....  (L.  Opp.  lat. 
in  praef.) 


SÉJOUR    A    WEIMAR.  5o  ! 

îui  devait  la  paix  de  son  âme,  que  tout  son  désir 
était  de  travailler  avec  lui.  Mais  Myconius  était 
gardé  de  près  par  ses  chefs  :  on  ne  lui  permit 
point  de  parler  à  Luther  '. 

L'électeur  de  Saxe  tenait  alors  sa  cour  à  Wei- 
mar,  et  c'est  probablement  pour  cette  cause  que 
les  Cordeliers  firent  accueil  au  docteur.  Le  lende- 
main de  son  arrivée,  on  célébrait  la  fête  de  saint 
Michel.  Luther  dit  la  messe,  et  fut  même  invité 
à  prêcher  dans  l'église  du  château.  Celait  une 
marque  de  faveur  que  son  prince  aimait  à  lui 
donner.  Il  prêcha  d'abondance,  en  présence  de  la 
cour,  sur  le  texte  du  jour,  qui  était  tiré  de  l'Evan- 
gile selon  saint  Matthieu,  chap.  xviii,  versets  i  à  ii. 
Il  parla  avec  force  contre  les  hypocrites  et  con- 
tre ceux  qui  se  vantent  de  leur  propre  justice. 
Mais  il  ne  parla  point  des  anges,  quoique  ce  fût 
la  coutume  le  jour  de  la  Saint-Michel. 

Ce  courage  du  docteur  de  Wittemberg,  qui  se 
rendait  tranquillement  et  à  pied  à  un  appel  qui, 
pour  tant  d'autres  avant  lui ,  avait  abouti  à  la 
mort,  étonnait  ceux  qui  le  voyaient.  L'intérêt, 
l'admiration,  la  compassion  se  succédaient  dans 
les  cœurs.  Jean  Kestner,  proviseur  des  Cordeliers, 
frappé  d'épouvante  à  la  pensée  des  dangers  qui 
attendaient  son  hôte,  lui  dit  :  «  Mon  frère,  vous 
«  trouverez  à  Augsbourg  des  Italiens,  qui  sont  de 
«savantes  gens,  de  subtils  antagonistes,  et  qui 
«  vous  donneront  beaucoup  à  faire.  Je  crains  que 

I  Ibi  Myconius  priniùm  vidit  Lutherum  :  sed  ab  accessu  et 
colloquio  ejiis  tune  est  proliibitiis.  (M.  Adami ,  Vita  Myfonii, 
p.  176.) 


Doo  NUREMBERG. 

«  VOUS  ne  puissiez  défendre  contre  eux  votre 
«  cause.  Ils  vous  jetteront  au  feu,  et  leurs  flammes 
«  vous  consumeront  ^  »  Luther  répondit  avec 
gravité  :  oc  Cher  ami,  priez  notre  Seigneur  Dieu, 
«  qui  est  dans  le  ciel,  et  présentez-lui  un  Pater 
«  nos  ter  pour  moi  et  pour  son  cher  enfant  Jésus, 
«  dont  ma  cause  est  la  cause,  afin  qu'il  use  de  grâce 
fc  envers  lui.  S'il  maintient  sa  cause ,  la  mienne  est 
«  maintenue.  Mais  s'il  ne  veut  pas  la  maintenir, 
«certes  ce  n'est  pas  moi  qui  la  maintiendrai,  et 
«  c'est  lui  qui  en  portera  l'opprobre.  » 

Luther  continua  à  pied  son  voyage  et  arriva  à 
Nuremberg.  Il  allait  se  présenter  devant  un  prince 
de  l'Église,  et  il  voulait  être  mis  convenablement. 
L'habit  qu'il  portait  était  déjà  vieux,  et  avait  d'ail- 
leurs beaucoup  souffert  dans  le  voyage.  Il  em- 
prunta donc  un  froc  à  son  fidèle  ami  Wenceslas 
Link,  prédicateur  à  Nuremberg. 

Luther  ne  se  borna  pas  sans  doute  à  voir  Link; 
i!  vit  également  ses  autres  amis  de  Nuremberg, 
Scheurl,  le  secrétaire  de  la  ville,  l'illustre  peintre 
Albert  Durer,  auquel  Nuremberg  élève  mainte- 
nant une  statue ,  et  d'autres  encore.  Il  se  fortifia 
dans  le  commerce  de  ces  excellents  de  la  terre, 
tandis  que  beaucoup  de  moines  et  de  laïques  s'ef- 
frayaient de  son  passage  et  essayaient  de  l'ébranler 
en  le  conjurant  de  rebrousser  chemin.  Des  lettres 
c[u'il  écrivit  de  cette  ville  montrent  l'esprit  qui 
ranimait  alors  :  «J'ai  rencontré,  dit-il,  des  hommes 

1  Profectô  in  ignem  te  conjicicnt  et  flamniis  exurent. 
(Melch.  Adam.  Vit.  Myc. ,  p.  176.  Myconis  réf.  hist  ,  p.  3o.) 


NUREMBERG. 


5o3 


«  pusillanimes  qui  veulent  me  persuader  de  ne  pas 
«  me  rendre  à  Augsbourg;  maisjesuis  déterminé  à  y 
«  aller.  Que  la  volonté  du  Seigneur  s'accomplisse! 
«  Même  à  Augsbourg,  même  au  milieu  de  ses  en- 
«  nemis,  Jésus-Christ  règne.  Que  Christ  vive;  que 
«  Luther  meure,  et  tout  pécheur,  selon  ce  qui  est 
«écrit!  Que  le  Dieu  de  mon  salut  soit  exalté! 
«  Portez-vous  bien,  persévérez,  demeurez  ferme; 
«  car  il  est  nécessaire  d'être  réprouvé  ou  par  les 
«  hommes  ou  par  Dieu  :  mais  Dieu  est  véritable 
«  et  l'homme  est  menteur  '.  » 

Link  et  un  moine  Augustin ,  nommé  Léonard, 
ne  purent  se  décider  à  laisser  r^ither  marcher 
seul  à  la  rencontre  des  dangers  qui  le  menaçaient. 
Ils  connaissaient  son  caractère,  et  savaient  que, 
plein  d'abandon  et  de  courage,  il  aurait  peut-être 
peu  de  prudence.  Ils  l'accompagnèrent  donc. 
Comme  ils  étaient  à  environ  cinq  lieues  d'Augs- 
bourg,  Luther,  que  la  fatigue  du  voyage  et  les 
agitations  diverses  de  son  cœur  avaient  sans  doute 
épuisé,  fut  saisi  de  violentes  douleurs  d'estomac. 
11  crut  en  mourir.  Ses  deux  amis,  très-inquiets, 
louèrent  un  char  sur  lequel  on  transporta  le  doc- 
teur. Ils  arrivèrent  à  Augsbourg  le  vendredi  7  oc- 
tobre au  soir,  et  descendirent  au  couvent  des 
Augustins.  Luther  était  très-fatigué.  Mais  il  se  remit 
bientôt;  sans  doute  sa  foi  et  la  vivacité  de  son  es- 
prit relevèrent  promptement  son  corps  affaibh. 

1    vivat  Christus,  moriatur  Martinus (Weismanni  Hist. 

sacr.  novi  Test.,  p.  i465.)  Weisraaun  avait  In  cette  lettre  en 
manuscrit.  Elle  n'existe  pas  dans  le  rocueil  de  M.  de  Wette. 


5o4  ARRIVÉE    A     AUGSBOIIRG.     J)H    VIO. 

V. 

A  peine  à  Aiigsboiirg,  et  avant  même  d'y  avoir 
vu  personne ,  Luther,  voulant  rendre  au  légat 
tous  les  honneurs  qui  lui  étaient  dus,  pria  Wen- 
ceslas  Link  d'aller  lui  annoncer  son  arrivée.  Link 
le  fit,  et  déclara  humblement  au  cardinal,  de  la 
part  du  docteur  de  Wittemberg,  que  celui-ci  était 
prêt  à  comparaître  devant  lui,  quand  il  l'ordon- 
nerait. Le  légat  se  réjouit  à  celte  nouvelle.  Il  tenait 
donc  enfin  le  fougueux  hérétique;  il  se  promet- 
tait bien  qu'il  ne  sortirait  pas  des  murs  d'Augs- 
bourg  comme  il  y  était  entré.  En  même  temps 
que  Link  se  rendait  vers  le  légat,  le  moine  Léo- 
nard partit  pour  aller  annoncer  à  Staupitz  l'ar- 
rivée de  Luther  à  Augsbourg.  Le  vicaire  général 
avait  écrit  au  docteur  qu'il  viendrait  certainement 
aussitôt  qu'il  le  saurait  dans  cette  ville.  Luther  ne 
voulait  pas  tarder  un  instant  à  lui  faire  connaître 
sa  présence'. 

fja  Diète  était  terminée.  L'Empereur  et  les  élec- 
teurs s'étaient  déjà  séparés.  L'Empereiir,  il  est 
vrai,  n'était  pas  parti  ;  mais  il  se  trouvait  à  la  chasse 
dans  les  ■environs.  L'ambassadeur  de  Rome  restait 
donc  seul  à  Augsbourg.  Si  Luther  y  était  venu 
pendant  la  Diète,  il  y  eût  trouvé  de  puissants  dé- 
fenseurs; mais  tout  semblait  n)aintenant  devoir 
j)lier  sous  le  poids  de  l'autorité  papale. 

l.e  nom  du  juge  devant  lequel  Luther  devait 
comparaître  n'était  pas  propre  à  le  rassurer.  Tho- 

1  L.  Epp.  I,  p.  i/|/j. 


DE    VIO.    SON     CARACTÈRE.  5o5 

mas  de  Vio  ,  surnommé  Cajetan ,  de  la  ville  de 
Gaète,  dans  le  royaume  de  Naples,  où  il  était  né 
en  1469,  avait  donné  dès  sa  jeunesse  de  grandes 
espérances.  A  sei/.e  ans ,  il  était  entré  dans  l'ordre 
des  Dominicains ,  contre  la  volonté  expresse  de 
ses  parents.  Plus  tard,  il  était  devenu  général  de 
son  ordre  et  cardinal  de  l'Eglise  romaine.  Mais 
ce  qui  était  pis  pour  Luther,  ce  savant  docteur 
était  l'un  des  plus  zélés  défenseurs  de  cette  théo- 
logie scolastique  que  le  réformateur  avait  toujours 
si  impitoyablement  traitée.  Sa  mère,  assurait-on, 
avait  rêvé  durant  sa  grossesse,  que  saint  Thomas 
en  personne  instruirait  l'enfant  qu'elle  mettrait  au 
monde  et  l'introduirait  dans  le  ciel.  Aussi  de  Vio, 
en  devenant  dominicain,  avait-il  changé  son  nom 
de  Jacques  contre  celui  de  Thomas.  Il  avait  dé- 
fendu avec  zèle  les  prérogatives  de  la  papauté  et 
les  doctrines  de  Thomas  d'Aquin ,  qu'il  regardait 
comme  le  plus  parfait  des  théologiens  ^  Amateur 
de  la  pompe  et  de  la  représentation,  il  prenait 
presque  au  sérieux  cette  maxime  romaine,  que  les 
légats  sont  au-dessus  des  rois,  et  s'entourait  d'un 
grand  apparat.  Le  i^^  août,  il  avait  célébré  dans 
la  cathédrale  d'Augsbourg  une  messe  solennelle-, 
et,  en  présence  de  tous  les  princes  de  l'Empire,  il 
avait  placé  le  chapeau  de  cardinal  sur  la  tête  de 
l'archevêque  de  Mayence,  agenouillé  devant  l'au- 
tel, et  remis  à  l'Empereur  lui-même  le  chapeau  et 
l'épée  consacrés  par  le   pape.  Tel  était   l'homme 

I   Divi  Thom»  Snmmn  cum  rommentariis  Tliomse  de  Vio, 
Liigdiini ,  I  587. 


5o6  SERHA-LOKGA. 

devant  lequel  le  moine  de  Wittemberg  allait  com- 
paraître ,  couvert  d'un  froc  qui  n'était  pas  même 
à  lui.  Au  reste,  la  science  du  légat,  la  sévérité  de 
son  caractère  et  la  pureté  de  ses  mœurs ,  lui  assu- 
raient en  Allemagne  une  influence  et  une  autorité 
que  d'autres  courtisans  romains  n'auraient  pas  fa- 
cilement obtenues.  Ce  fut  sans  doute  à  cette  répu- 
tation de  sainteté  qu'il  dut  sa  mission.  Rome  avait 
compris  qu'elle  servirait  admirablement  ses  vues. 
Ainsi  les  qualités  mêmes  de  Cajetan  le  rendaient 
plus  redoutable  encore.  Du  reste,  l'affaire  dont  il 
était  chargé  était  peu  compliquée.  Luther  était 
déjà  déclaré  hérétique.  S'il  ne  voulait  pas  se  ré- 
tracter, le  légat  devait  le  faire  mettre  en  prison; 
et  s'il  lui  échappait,  il  devait  frapper  d'excommuni- 
cation quiconque  oserait  lui  donner  asile.  Voilà  ce 
qu'avait  à  faire  de  la  part  de  Rome  le  prince  de 
l'Église  devant  lequel  Luther  était  cité^ 

Luther  avait  repris  des  forces  pendant  la  nuit. 
Le  samedi  matin,  8  octobre,  déjà  un  peu  reposé 
du  voyage,  il  se  mit  à  considérer  son  étrange  situa- 
tion. Il  était  soumis  et  il  attendait  que  la  volonté 
de  Dieu  se  manifestât  par  les  événements.  Il  n'eut 
pas  longtemps  à  attendre.  Un  personnage,  qui 
lui  était  inconnu,  lui  fît  dire,  comme  s'il  lui  eût 
été  entièrement  dévoué,  qu'il  allait  se  rendre  chez 
lui,  et  que  Luther  devait  bien  se  garder  de  paraître 
devant  le  légat  avant  de  l'avoir  vu.  Ce  message 
venait  d'un  courtisan  italien ,  nommé  Urbain  de 
Serra-Longa,  qui  avait  été  souvent  en  Allemagne 

I   Kiillc  (in  p.i|)c.  (L.  Opp.  (L.)  XVII,  p.  17.',.) 


SERRA.-LOA'GA.  So'] 

comme  envoyé  du  margrave  de  Montferrat.  Il  avait 
connu  l'électeur  de  Saxe  auprès  duquel  il  avait  été 
accrédité,  et  après  la  mort  du  margrave  ,  il  s'était 
attaché  au  cardinal  de  Yio. 

La  finesse  et  les  manières  de  cet  homme  for- 
maient le  plus  frappant  contraste  avec  la  noble 
franchise  et  la  généreuse  droiture  de  Luther.  L'I- 
talien arriva  bientôt  au  monastère  des  Augustins. 
Le  cardinal  l'envoyait  afin  de  sonder  le  réforma- 
teur et  de  le  préparer  à  la  rétractation  qu'on  atten- 
dait de  lui.  Serra-Longa  s'imaginait  que  le  séjour 
qu'il  avait  fait  en  Allemfigne  lui  donnait  de  grands 
avantages  sur  les  autres  courtisans  de  la  suite  du 
légat;  il  espérait  avoir  beau  jeu  de  ce  moine  alle- 
mand. Il  arriva  accompagné  de  deux  domestiques, 
et  se  présenta  comme  venant  de  son  propre  mou- 
vement, à  cause  de  l'amitié  qu'il  portait  à  un  fa- 
vori de  l'électeur  de  Saxe,  et  de  son  attachement 
à  la  sainte  Église.  Après  avoir  fait  à  Luther  les  sa- 
lutations les  plus  empressées,  le  diplomate  ajouta 
affectueusement  : 

«  Je  viens  vous  donner  un  bon  et  sage  conseil. 
Rattachez-vous  à  l'Eglise.  Soumettez-vous  sans  ré- 
serve au  cardinal.  Rétractez  vos  injures.  Rappelez- 
vous  l'abbé  Joachira  de  Florence  :  il  avait,  vous 
le  savez,  dit  des  choses  héiéliques,  et  cependant 
il  fut  déclaré  non  hérétique,  parce  qu'il  rétracta 
ses  erreurs.  » 

Luther  parle  alors  de  se  justifier. 
Serka-Longa. 

«Gardez-vous  de  le  faire! prétendriez-vous 


5o8  CONVERSATION    PRÉLIMINAIRE. 

combattre  comme  en  un  tournoi  le  légat  de  Sa 
Sainteté?.... 

Luther. 

a  Si  l'on  me  prouve  que  j'ai  enseigné  quelque 
chose  de  contraire  à  l'Église  romaine,  je  serai  mon 
propre  juge  et  je  me  rétracterai  aussitôt.  Le  tout 
sera  de  savoir  si  le  légat  s'appuie  sur  saint  Thomas 
plus  que  la  foi  ne  l'y  autorise.  S'il  le  fait ,  je  ne  lui 
céderai  pas. 

Serra-Longa. 

«Eh!  eh!  vous  prétendez  donc  rompre  des 
lances! » 

Puis  l'Italien  se  mit  à  dire  des  choses  que  Lu- 
ther appelle  horribles.  II  prétendit  que  l'on  pou- 
vait soutenir  des  propositions  fausses,  pourvu 
qu'elles  rapportassent  de  l'argent  et  qu'elles  rem- 
plissent les  coffres-forts;  qu'il  fallait  bien  se  garder 
de  disputer  dans  les  universités  sur  l'autorité  du 
pape;  qu'on  devait  maintenir,  au  contraire,  que 
le  pontife  peut  d'un  clin  d'œil  changer,  suppri- 
mer des  articles  de  foi;  et  autres  choses  sembla- 
bles '.  Mais  le  rusé  Italien  s'aperçut  bientôt  qu'il 
s'oubliait;  il  en  revint  aux  paroles  douces,  et  s'ef- 
força de  persuader  à  Luther  de  se  soumettre  en 
toutes  choses  au  légat,  et  de  rétracter  sa  doctrine, 
ses  serments  et  ses  thèses. 

Le  docteur,  qui  dans  le  premier  moment  avait 
ajouté  quelque    foi   aux  belles  protestations  de 

I  Et  nutu  solo  omnia  abro^'arc ,  rliam  ea  qiiae  fulei  csscnt. 
(L.  Epp.  I,  i/,A.^, 


VlSnt:    DES    CONSEILLERS.  ^09 

l'orateur  Urbain  (comme  il  l'appelle  dans  ses  rap- 
ports), se  convainquit  alors  qu'elles  se  réduisaient 
à  peu  de  chose,  et  qu'il  était  beaucoup  plus  du 
côté  du  légat  que  du  sien.  Il  devint  donc  un  peu 
moins  communicalif ,  et  il  se  contenta  de  dire  qu'il 
était  tout  disposé  à  montrer  de  l'humilité,  à  faire 
preuve  d'obéissance,  et  à  donner  satisfaction  dans 
les  choses  où  il  se  serait  trompé.  A  ces  paroles, 
Serra-Longa  s'écria  tout  joyeux  :  «  Je  cours  chez  le 
«  légat;  vous  allez  me  suivre.  Tout  ira  le  mieux  du 

«  monde,  et  ce  sera  bientôt  fini ^  » 

Il  sortit.  J.e  moine  saxon,  qui  avait  plus  de 
discernement  que  le  courtisan  romain,  pensa  eu 
lui-même  :  «  Ce  rusé  Sinon  s'est  laissé  bien  mal 
«  dresser  et  bien  mal  instruire  par  ses  Grecs  ^  » 
Luther  était  suspendu  entre  l'espérance  et  la 
crainte.  Cependant  l'espérance  prit  le  dessus.  La 
visite  et  les  assertions  étranges  de  Serra-Longa, 
qu'il  appelle  plus  tard  un  médiateur  maladroit  ^ 
lui  firent  reprendre  courage. 

Les  conseillers  et  les  autres  habitants  d'Augs- 
bourg,  auxquels  l'Électeur  avait  recommandé  Lu- 
ther, s'empressèrent  tous  de  venir  voir  le  moine 
dont  le  nom  retentissait  déjà  dans  toute  l'Alle- 
magne. Peutinger,  conseiller  de  l'Empire,  l'un  des 
patriciens  les  plus  distingués  delà  ville,  qui  invita 
souvent  Luther  à  sa  table,  le  conseiller  Lange- 
manlel,  le  docteur  Auerbach  de  Leipsig,  les  deux 

1  L.  Opp.  (L)XVll,  p.  179. 

2  Hune  Sinonem  ,  parùm  consulté  instructum  arle  pelasga. 
(L.  Epp.  I,  144.)  Voyez  Enéide  de  Vir^^ile ,  chant  a. 

3  Mediator  ineptus.  (L.  Epp.  I,  i44) 


DIO  RKTODR    DE    SERRA-LONGA. 

frères  Adelmanii,  tous  deux  chanoines,  plusieurs 
autres  encore,  se  rendirent  au  couvent  des  Au- 
gustins.  Ils  abordèrent  avec  cordialité  cet  homme 
extraordinaire  qui  avait  fait  un  long  voyage  pour 
venir  se  mettre  entre  les  mains  des  suppôts  de 
Rome.  «  Avez-vous  un  sauf-conduit?  »  lui  deman- 
'c  derent-ils.  —  Non,  »  répondit  le  moine  intrépide. 
—  «  Quelle  hardiesse  !  »  s'écrièrent-ils  alors.  «  C'é- 
«(  tait,  dit  Luther,  un  mot  honnête  pour  désigner 
«  ma  téméraire  folie.»  Tous,  d'une  voix  unanime, 
le  sollicitèrent  de  ne  pas  se  rendre  chez  le  légat 
avant  d'avoir  obtenu  un  sauf-conduit  de  l'Empe- 
reur lui-même.  Il  est  probable  que  le  public  avait 
déjà  appris  quelque  chose  du  bref  du  pape,  dont 
le  légat  était  porteur. 

«  ]Mais,  répliqua  Luther,  je  me  suis  bien  rendu 
«  sans  sauf-conduit  à  Augsbourg,  et  j'y  suis  arrivé 
«  à  bon  port.  » 

M  L'Electeur  vous  a  recommandé  à  nous  ;  vous 
«  devez  donc  nous  obéir  et  faire  ce  que  nous  vous 
M  disons,  »  reprit  Langemantel  avec  affection,  mais 
avec  fermeté. 

Le  docteur  Auerbach  se  joignit  à  ces  représen- 
tations. «  Nous  savons  ,  dit-il ,  qu'au  fond  du  cœur 
«  le  cardinal  est  irrité  au  plus  haut  point  contre 
«  vous'.  On  ne  peut  se  fier  aux  Italiens^.» 

Le  chanoine  Adelmann  insista  de  même  :  «  On 
«  vous  a  envoyé  sans  défense ,  et  l'on  a  précisément 

I  SciunL  »;nim  eum  in  me  exacerbatissimum  intus,  quicqniil 
simulet  foris....  (L.  Epp.  I,  p.  i4^-} 
■i  L.  0pp.  (L.}  XVII,  p.  îoi. 


RETOUR    DE    SERRA-LOMGA.  5ll 

«  oublié  de  vous  pourvoir  de  ce  dont  vous  aviez 
a  le  plus  besoin  '.  « 

Ces  amis  se  chargèrent  d'obtenir  de  l'Empereur 
le  sauf-conduit  nécessaire.  Ils  dirent  ensuite  à 
Luther  combien  de  personnes,  même  d'un  rang 
élevé,  penchaient  en  sa  faveur.  «Le  ministre  de 
«France  lui-même,  qui  a  quitté  il  y  a  peu  de 
«  jours  Augsbourg,  a  parlé  de  vous  de  la  manière 
«  la  plus  honorable*.  »  Ce  propos  frappa  Luther, 
et  il  s'en  ressouvint  plus  tard.  Ainsi,  ce  qu'il  y  avait 
de  plus  respectable  dans  la  bourgeoisie  de  l'une 
des  premières  villes  de  l'Empire,  était  déjà  gagné 
à  la  réformation. 

On  en  était  là  de  l'entretien,  lorsque  Serra- 
Longa  reparut.  «  Venez  ,  dit-il  à  Luther ,  le  car- 
«  dinal  vous  attend.  Je  vais  moi-même  vous  con- 
«  duire  vers  lui.  Apprenez  comment  vous  devez 
«  paraître  en  sa  présence.  Quand  vous  entrerez 
«  dans  la  salle  où  il  se  trouve,  vous  vous  proster- 
«  nerez  devant  lui  la  face  contre  terre  ;  quand  il 
«  vous  aura  dit  de  vous  lever,  vous  vous  mettrez 
«  à  genoux;  et  pour  vous  tenir  debout,  vous  at- 
«  tendrez  encore  qu'il  vous  l'ordonne  ^.  Rappelez- 
«  vous  que  c'est  devant  un  prince  de  l'Eglise  que 
"  vous  allez  comparaître.  Du  reste ,  ne  craignez 
«  rien  :  tout  se  terminera  vite  et  sans  difficulté.  » 

Luther,  qui  avait  promis  à  cet  Italien  de  le  suivre 
dès  qu'il  l'y  inviterait,  se  sentit  embarrassé.  Ce- 
pendant il  n'hésita  pas  à  lui  faire  part  du  conseil 

1  L.  Opp.  (L.)XVII,  p.  2o3. 

2  Seckend.,  i44. 

3  Seckend. ,  p.  l'io. 


:)I'2  RETOUR    Dli    SERRA-LONGA. 

(le  ses  amis  d'Augsbourg,  et  il  lui  parla  d'un  saut- 
conduit. 

«Gardez-vous  bien  iVeti  demander  un,  reprit 
«  aussitôt  Serra-Longa  ;  vous  n'en  avez  pas  besoin. 
«  Le  légat  est  bien  disposé  et  tout  prêt  à  finir  la 
«  chose  amicalement.  Si  vous  demandez  un  sauf- 
«  conduit,  vous  gâterez  toute  votre  affaire  '.  » 

«Mon  gracieux  seigneur,  l'électeur  de  Saxe, 
«  répondit  Luther,  m'a  recommandé  en  cette  ville 
«  à  plusieurs  hommes  honorables.  Ils  me  con- 
«  seillent  de  ne  rien  entreprendre  sans  sauf-con- 
K  duit  :  je  dois  suivre  leur  avis  ;  car  si  je  ne  le 
«  faisais  pas  et  qu'il  arrivât  quelque  chose,  ils 
«  écriraient  à  l'Electeur  mon  maître  que  je  n'ai 
<(  pas  voulu  les  écouter.  » 

Luther  persista  dans  sa  résolution,  et  Serra- 
Longa  se  vit  obligé  de  retourner  vers  son  chef 
pour  lui  annoncer  l'écueil  qu'avait  rencontré  sa 
mission,  au  moment  où  il  se  flattait  de  la  voir 
couronnée  de  succès. 

Ainsi  se  terminèrent  les  conférences  de  ce  jo  ur 
avec  l'orateur  de  Montferrat. 

Une  autre  invitation  fut  adressée  à  Luther, 
mais  dans  une  intention  bien  différente.  Le  prieur 
des  Carmélites,  Jean  Frosch,  était  son  ancien  ami. 
Il  avait  soutenu  des  thèses,  deux  ans  auparavant, 
comme  licencié  en  théologie ,  sous  la  présidence 
de  Luther.  Il  vint  le  voir  et  le  pria  instamment 
de  venir  demeurer  chez  lui.  Il  réclamait  l'honneur 
d'avoir  pour  hôte  le  docteur  de  l'Allemagne.  Déjà 

1  L.  0pp.  (L)  179 


LE    PRIEUR.    SA.GF.SSE    DE    LUTHER.  5l3 

l'on  ne  craignait  pas  de  lui  rendre  hommage  en 
présence  de  Rome;  déjà  le  faible  était  devenu  le 
plus  fort.  Luther  accepta,  et  se  rendit  du  couvent 
des  Augustins  à  celui  des  Carmélites. 

Le  jour  ne  se  termina  pas  sans  qu'il  fit  de  sé- 
rieuses réflexions.  L'empressement  de  Serra-Longa 
et  les  craintes  des  conseillers  lui  faisaient  égale- 
ment comprendre  la  position  difficile  dans  laquelle 
il  se  trouvait.  Néanmoins,  il  avait  pour  prolecteur 
le  Dieu  qui  est  dans  le  ciel,  et,  gardé  par  lui,  il 
pouvait  s'endormir  sans  frayeur. 

Le  lendemain  était  un  dimanche  ^  :  il  eut  ce 
jour-là  un  peu  plus  de  repos.  Cependant,  il  dut 
endurer  un  autre  genre  de  fatigue.  Il  n'était  ques- 
tion dans  toute  la  ville  que  du  docteur  Luther,  et 
tout  le  monde  désirait  voir,  comme  il  l'écrit  à  Mé- 
lanchton,  «  ce  nouvel  Érostrate  qui  avait  allumé 
«un  si  immense  incendie'.»  On  se  pressait  sur 
ses  pas,  et  le  bon  docteur  souriait  sans  doute  de 
ce  singulier  empressement. 

Mais  il  dut  subir  encore  un  autre  sfenre  d'im- 
portunités.  Si  l'on  était  désireux  de  le  voir,  on 
l'était  encore  plus  de  l'entendre.  De  tous  cotés  on 
lui  demandait  de  prêcher.  Luther  n'avait  pas  de 
plus  grande  joie  que  d'annoncer  la  Parole.  Il  eût 
été  doux  pour  lui  de  prêcher  Jésus-Christ  dans 
cette  grande  ville  et  dans  les  circonstances  solen- 
nelles où  il  se  trouvait.  Mais  il  montra  en  cette 
occasion,  comme  en  beaucoup  d'autres,  un  sen- 

1  9  octobre. 

2  Omnes  ciipiiint  videre  hominem,  tanti  inceiidi:  Herostrn- 
tum.  (L.  Epp.  T,  p.  146.) 

33 


5r4  LUTHER    ET    SERR  A.-LONGA . 

timent  très-juste  des  convenances  et  beaucoujy  de 
respect  pour  ses  supérieurs.  Il  refusa  de  prêcher, 
dans  la  crainte  que  le  légat  ne  pût  croire  qu'il  le 
faisait  pour  lui  faire  de  la  peine  et  pour  le  braver. 
Cette  modération  et  cette  sagesse  valaient  bien  un 
sermon  sans  doute. 

Cependant  les  gens  du  cardinal  ne  le  laissaient 
pas  tranquille.  Ils  revinrent  à  la  charge.  «  Le  car- 
«  dinal ,  lui  dirent-ils,  vous  fait  assurer  de  toute  sa 
«  grâce  et  sa  faveur  :  pourquoi  craignez-vous?  »  Ils 
s'efforçaient,  en  lui  alléguant  mille  raisons,  de  le 
décider  à  se  rendre  auprès  de  lui.  «  C'est  un  père 
«  plein  de  miséricorde,  »  lui  dit  l'un  de  ces  envoyés. 
Mais  un  autre  s'approchant,  lui  dit  à  l'oreille  :«  Ne 
«  croyez  pas  ce  qu'on  vous  dit.  Il  ne  tient  pas  sa 
«  parole  '.  »  Luther  demeura  ferme  dans  sa  réso- 
lution. 

Le  lundi  matin,  lo  octobre,  Serra-Longa  revint 
encore  à  la  charge.  Le  courtisan  s'était  fait  un 
point  d'honneur  de  réussir  dans  sa  négociation. 
A  peine  arrivé  :  «  Pourquoi,  dit-il  en  latin,  ne  ve- 
«  nez-vous  pas  chez  le  cardinal?....  Il  vous  attend 
«  plein  d'indulgence,  il  ne  s'agit  pourtant  que  de 
«  six  lettres  :  Revoca  ,  rétracte.  Venez  !  vous  n'a- 
«  vez  rien  à  craindre.  » 

Luther  pensa  en  lui-même  que  c'étaient  des 
lettres  importantes  que  ces  six  lettres-là;  mais 
sans  entrer  en  discussion  sur  le  fond  de  la  chose, 
il  répondit  :  «  Dès  que  j'aurai  obtenu  le  sauf-con- 
«  duit,  je  comparaîtrai.  » 

I  L.  0pp.  (L.)  XVII ,  p.  2o5. 


LUTHER    ET    SERRA-LO^GA.  blD 

Serra-Longa  s'emporta  en  entendant  ces  pa- 
roles. Il  insista,  il  fit  de  nouvelles  représentations; 
mais  il  trouva  Luther  inébranlable.  Alors  s'irri- 
tant  toujours  plus  :  «  Tu  timagines  sans  doute  , 
«  s'écria-t-il ,  que  l'Electeur  prendra  les  armes  en 
«  ta  faveur,  et  s'exposera  pour  toi  à  perdre  les 
«  pays  qu'il  a  reçus  de  ses  pères  ? 
Luther. 

«  Dieu  m'en  garde  ! 

Serra-Longa. 

«Abandonné  de  tous,  où  donc  te  réfugieras- 
«  tu? 

LcTHER      en  élevant  en  haut  le  regard  de  la  foi  : 

c(  Sous  le  ciel  ^  » 

Serra-Longa  demeura  un  instant  silencieux , 
frappé  de  cette  réponse  sublime  à  laquelle  il  ne 
s'attendait  pas  ;  puis  il  continua  ainsi: 

«  Que  ferais-tu  si  tu  avais  en  tes  mains  le  légat, 
la  pape  et  tous  les  cardinaux,  comme  maintenant 
ils  t'ont  dans  les  leurs? 

Luther. 

«Je  leur  rendrais  tout  respect  et  tout  honneur. 
Mais  la  Parole  de  Dieu  passe  pour  moi  avant 
tout. 

Serra-Longa  riant,  et  agitant  nn  de  ses  doigts  à  la  manière  it^enne: 

«Heim!  heimî  tout  honneur  !....  Je  n'en  crois 
rien » 

Puis  il  sortit,  sauta  en  selle  et  disparut. 

Serra-Longa  ne  revint  plus  chez  Luther;  mais 
il  se  rappela  longtemps  et  la  résistance  qu'il  avait 

1    Et  ubi  manebis? Rcspondi  :  Sub  cœlo.  (L.  Qpp.  in 

oraef.) 

33. 


5î6  LE    SAUF-CONDUFT. 

trouvée  chez  le  réformateur  et  celle  que  son 
maître  dut  bientôt  éprouver  lui-même.  Nous  le 
retrouverons  plus  tard  demandant  à  grands  cris 
le  sang  de  Luther. 

Il  n'y  avait  pas  longtemps  que  Serra-Longa 
avait  quitté  le  docteur,  lorsque  celui-ci  reçut  en- 
fin le  sauf-conduit  qu'il  désirait.  Ses  amis  l'avaient 
obtenu  des  conseillers  de  l'Empire.  Il  est  pro- 
bable que  ceux-ci  avaient  consulté  à  cet  égard 
l'empereur,  qui  n'était  pas  loin  d'Augsbourg.  Il 
paraîtrait  même,  d'après  ce  que  le  cardinal  dit 
plus  tard ,  que  ne  voulant  pas  l'offenser,  on  lui 
demanda  son  consentement.  Peut-être  est-ce  pour 
cela  que  de  Vio  fit  travailler  Luther  par  Serra- 
Longa;  car  s'opposer  ouvertement  à  ce  qu'on 
donnât  un  sauf-conduit,  eût  été  révéler  des  in- 
tentions qu'on  voulait  tenir  cachées.  Il  était  plus 
sûr  de  porter  Luther  lui-même  à  se  désister  de 
sa  demande.  Mais  on  s'aperçut  bientôt  que  le 
moine  saxon  n'était  pas  homme  à  plier. 

Luther  va  comparaître.  En  demandant  un  sauf- 
conduit  ,  il  ne  s'est  pas  appuyé  sur  un  bras  char- 
nel; car  il  sait  fort  bien  qu'un  sauf-conduit  impé- 
rial n'a  pas  sauvé  Jean  Hus  des  flammes.  Il  a  seu- 
lement voulu  faire  son  devoir  en  se  soumettant 
aux  avis  des  amis  de  son  maître.  L'Eternel  en 
décidera.  Si  Dieu  lui  redemande  sa  vie  ,  il  est  prêt 
à  la  donner  joyeusement.  En  ce  moment  solen- 
nel, il  éprouve  le  besoin  de  s'entretenir  encore 
avec  ses  amis,  surtout  avec  ce  Mélanchton,  déjà 
si  cher  à  son  cœur,  et  il  profite  de  quelques  ins- 
tants de  solitude  pour  lui  écrire. 


LUTHER    L    MÉLANCHTON.  5l7 

«Comporte-toi  en  homme,  lui  dit-il,  comme 
«  d'ailleurs  tu  le  fais.  Enseigne  à  notre  chère  jeu- 
«  nesse  ce  qui  est  droit  et  selon  Dieu.  Pour  moi, 
«je  vais  être  immolé  pour  vous  et  pour  elle,  si 
«c'est  la  volonté  du  Seigneur'.  J'aime  mieux 
«  mourir,  et  même,  ce  qui  serait  pour  moi  le  plus 
«  grand  malheur,  être  privé  éternellement  de 
u  votre  douce  société,  que  de  rétracter  ce  que  j'ai 
«  dû  enseigner,  et  de  perdre  ainsi ,  peut-être  par 
«  ma  faute,  les  excellentes  études  auxquelles  nous 
«  nous  adonnons  maintenant. 

«  l^'Italie  est  plongée,  comme  autrefois  l'E- 
«  gypte,  dans  des  ténèbres  si  épaisses  qu'on  peut 
«  les  toucher  de  la  main.  Personne  n'y  sait  rien  de 
«  Christ,  ni  de  ce  qui  se  rapporte  à  lui;  et  cepen- 
«  dant,  ils  sont  nos  seigneurs  et  nos  maîtres  pour 
«  la  foi  et  pour  les  mœurs.  Ainsi  la  colère  de  Dieu 
<f  s'accomplit  sur  nous,  comme  parle  le  prophète  : 
«  Je  leur  donnerai  des  jeunes  gens  pour  gouver- 
«  neurs,  et  des  enfants  domineront  sur  eux.  Com- 
«  porte-toi  bien  selon  le  Seigneur,  mon  cher  Phi- 
«  lippe,  et  éloigne  la  colère  de  Dieu  par  des 
«<  prières  ferventes  et  pures.  » 

Le  légat,  informé  que  Luther  devait  compa- 
raître le  lendemain  devant  lui,  réunit  les  Italiens 
et  les  Allemands  en  qui  il  avait  le  plus  de  con- 
fiance, afin  de  considérer  avec  eux  comment  il 
fallait  en  agir  avec  le  moine  saxon.  Les  avis  fu- 
rent partagés.  Il  faut,  dit  l'un,  le  contraindre  à 
se  rétracter.  Il  faut  le  saisir,  dit  un  autre,  et  le 

I  Ego  pro  illià  et  vobis  vado  immolari....  (L.  Ejtp.  I,  i/|6.) 


5l8  PREMIÈRE    COMPARUTION. 

mettre  en  prison.  Un  troisième  pensa  qu'il  valait 
mieux  s'en  défaire.  Un  quatrième,  qu'on  devait 
essayer  de  le  gagner  par  la  bonté  et  la  douceur. 
Le  cardinal  paraît  s'être  arrêté  d'abord  à  ce  der- 
nier avis  ^ , 


VI. 


Le  jour  de  la  conférence  arriva  enfin  ^.  Le  lé- 
gat, sachant  que  Luther  s'était  déclaré  prêt  à  ré- 
tracter ce  qu'on  lui  prouverait  être  contraire  à  la 
vérité ,  était  plein  d'espérance  ;  il  ne  doutait  pas 
qu'il  ne  fût  facile  à  un  homme  de  son  rang  et  de 
son  savoir  de  ramener  ce  moine  à  l'obéissance 
envers  l'Église. 

Luther  se  rendit  chez  le  légat,  accompagné  du 
prieur  des  Carmélites ,  son  hôte  et  son  ami ,  de 
deux  frères  de  ce  couvent ,  du  docteur  Link  et 
d'un  Augustin,  probablement  celui  qui  était  venu 
de  Nuremberg  avec  lui.  A  peine  était-il  entré  dans 
le  palais  du  légat,  que  tous  les  Italiens  qui  for- 
maient la  suite  de  ce  prince  de  l'Église,  accouru- 
rent; chacun  voulait  voirie  fameux  docteur,  et  ils 
se  pressaient  tellement  autour  de  lui  qu'il  avait 
peine  à  avancer.  Luther  trouva  le  nonce  apostoli- 
que et  Serra-Longa  dans  la  salle  où  l'attendait  le 
cardinal,  La  réception  fut  froide,  mais  honnête, 
et  conforme  à  l'étiquette  romaine.  Luther,  suivant 
l'avis  que  Serra-Longa  lui  avait  donné,  se  pros- 


I  L.  0pp.  (L.)  XVII,  p.  i83. 
a  Mardi  ii  octobre. 


PREMIÈRES    PAROLES.  Sîg 

terna  devant  le  cardinal;  lorsque  celui-ci  lui  dit  de 
se  relever,  il  se  mit  à  genoux;  et  sur  un  nouvel 
ordre  du  légat,  il  se  releva  entièrement.  Plusieurs 
des  Italiens  les  plus  distingués  attachés  au  légat 
pénétrèrent  dans  la  salle  pour  assister  à  l'entrevue  ; 
ils  désiraient  surtout  voir  le  moine  germain  s'hu- 
milier devant  le  représentant  du  pape. 

Le  légat  garda  le  silence.  Il  haïssait  Luther 
comme  adversaire  de  la  suprématie  théologique 
de  saint  Thomas  et  chef  d'un  parti  nouveau,  actif, 
contraire,  dans  une  université  naissante,  dont  les 
premiers  pas  inquiétaient  fort  les  Thomistes.  Il 
aimait  à  le  voir  humilié  devant  lui  et  pensait  que 
Luther  allait  chanter  la  palinodie,  dit  un  contem- 
porain. Luther,  de  son  côté,  attendait  humblement 
que  le  prince  lui  adressât  la  parole  ;  mais  voyant 
qu'il  n'en  faisait  rien,  il  prit  son  silence  pour 
une  invitation  à  parler  le  premier,  et  il  le  fit  en 
ces  mots  : 

«  Très- digne  Père,  sur  la  citation  de  Sa  Sainteté 
«  papale ,  et  sur  la  demande  de  mon  gracieux  sei- 
«  gneur  l'électeur  de  Saxe,  je  comparais  devant 
«  vous  comme  un  fils  soumis  et  obéissant  de  la 
«sainte  Église  chrétienne,  et  je  reconnais  que 
«  c'est  moi  qui  ai  publié  les  propositions  et  les 
«  thèses  dont  il  s'agit.  Je  suis  prêt  à  écouter  en 
«  toute  obéissance  ce  dont  on  m'accuse,  et  si  je 
«  me  suis  trompé,  à  me  laisser  instruire  selon  la 
«  vérité.  » 

Le  cardinal,  résolu  à  se  donner  les  airs  d'un 
père  tendre  et  plein  de  compassion  pour  un  en- 
fant égaré,  prit  alors  le  ton  le  plus  amical;  il  loua 


D20  CONDITIOJVS  DE  RUME. 

riiumiliré  de  Luther;  il  lui  en  exprima  toute  sa 
joie,  et  il  lui  dit  :  «Mon  cher  fils,  tu  as  soulevé 
«  toute  l'Allemagne  par  ta  dispute  sin^  les  indul- 
«  gences.  J'apprends  que  tu  es  un  docteur  très- 
«  savant  dans  les  Écritures ,  et  que  lu  as  beaucoup 
«  de  disciples.  C'est  pourquoi,  si  tu  veux  être 
<■(  membre  de  l'Eglise,  et  trouver  dans  le  pape  un 
«  seigneur  plein  de  grâce,  écoute-moi.» 

Après  cet  exorde ,  le  légat  n'hésita  pas  à  lui  dé- 
couvrir d'une  seule  fois  tout  ce  qu'il  attendait  de 
lui ,  tant  sa  confiance  en  sa  soumission  était 
grande  :  «Voici,  lui  dit-il,  trois  articles,  que  d'a- 
«  près  l'ordre  de  notie  très-saint  Père,  le  pape 
«  Léon  X,  je  dois  te  présenter.  Il  faut  première- 
«  ment  que  tu  rentres  en  toi-même,  que  tu  recon- 
«  naisses  tes  torts  et  que  tu  rétractes  tes  erreurs, 
«  tes  propositions  et  tes  discours;  secondement, 
«  que  tu  promettes  de  t'abstenir  à  l'avenir  de 
«répandre  tes  opinions,  et  troisièmement,  que 
«  tu  t'engages  à  être  plus  modéré  et  à  éviter  tout 
«  ce  qui  pourrait  attrister  ou  bouleverser  l'E- 
«  glise.  » 

Luther. 

«Je  demande,  très-digne  Père,  qu'il  me  soit 
donné  communication  du  bref  du  pape,  en  vertu 
duquel  vous  avez  reçu  plein  pouvoir  de  traiter 
cette  affaire.  » 

Serra-Longa  et  les  autres  Italiens  de  la  suite  du 
cardinal  ouvrirent  de  grands  yeux  en  entendant 
une  telle  demande,  et  bien  que  le  moine  alle- 
mand leur  eût  déjà  paru  un  homme  fort  étrange, 
ils  ne  purent  revenir  de  l'étonnement  que  leur 


PROPOSITIONS    A    KtTRACrER.  521 

causa  une  parole  aussi  hardie.  Les  chrétiens ,  ac- 
coutumés aux  idées  de  justice,  veulent  qu'on  pro- 
cède justement  envers  les  autres  et  envers  eux- 
mêmes;  mais  ceux  qui  agissent  habituellement 
d'une  façon  arbitraire ,  sont  tout  surpris  quand 
on  leur  demande  de  procéder  selon  les  règles,  les 
formes  et  les  lois. 

DE  Yio. 

«  Cette  demande,  très-cher  fils,  ne  peut  t'étre 
accordée.  Tu  dois  reconnaître  tes  erreurs,  prendre 
garde  à  l'avenir  à  tes  paroles ,  et  ne  pas  manger 
de  nouveau  ce  que  tu  auras  vomi,  en  sorte  que 
nous  puissions  dormir  sans  trouble  et  sans  sou- 
cis ;  alors ,  d'après  l'ordre  et  l'autorité  de  notre 
tres-saint  Père  le  pape,  j'arrangerai  l'affaire. 
Llther. 

(c  Veuillez  donc  me  faire  connaître  en  quoi  je 
puis  avoir  erré.  » 

A  celte  nouvelle  demande,  les  courtisans  ita- 
liens ,  qui  s'étaient  attendus  à  voir  le  pauvre  Al- 
lemand crier  grâce  à  genoux ,  furent  frappés 
d'une  surprise  plus  grande  encore.  Aucun  d'eux 
n'eût  voulu  s'abaisser  à  répondre  à  une  question 
si  impertinente.  Mais  de  Vio,  qui  regardait  comme 
peu  généreux  d'écraser  ce  chétif  moine  du  poids 
de  toute  son  autorité,  et  qui  se  confiait  d'ailleurs 
en  sa  science  pour  remporter  une  victoire  facile  , 
consentit  à  dire  à  Luther  ce  dont  on  l'accusait,  et 
même  à  entrer  en  discussion  avec  lui.  Il  faut 
rendre  justice  à  ce  général  des  Dominicains.  On 
doit  reconnaître  en  lui  plus  d'équité,  plus  de  sen- 
timent  des    convenances,  et    moins   de  passion  , 


022  PJROPOSITIONS    A    IIETRACTER. 

qu'on  n'en  a  montré  souvent  depuis  dans  des  af- 
faires semblables.  11  prit  un  ton  de  condescen- 
dance et  il  dit  : 

«  Très-cher  fils!  voici  deux  propositions  que  tu 
cf  as  avancées  et  que  tu  dois  avant  tout  rétracter: 
a  i*'  Le  trésor  des  indulgences  n'est  point  com- 
«  posé  des  mérites  et  des  souffrances  de  notre 
«  Seigneur  Jésus-Christ.  2°  L'homme  qui  reçoit  le 
«  saint  sacrement  doit  avoir  la  foi  en  la  grâce  qui 
«  lui  est  offerte.  » 

L'une  et  l'autre  de  ces  propositions  portaient , 
en  effet,  un  coup  mortel  au  négoce  romain.  Si  le 
pape  n'avait  pas  le  pouvoir  de  disposer  à  son  gré 
des  mérites  du  Sauveur;  si,  en  recevant  les  bil- 
lets que  négociaient  les  courtiers  de  l'Eglise,  on 
ne  recevait  pas  une  partie  de  cette  justice  infinie, 
ces  papiers  perdaient  toute  leur  valeur,  et  on  ne 
devait  pas  en  faire  plus  de  cas  que  d'un  chiffon  de 
papier.  Il  en  était  de  même  pour  les  sacrements. 
Les  indulgences  étaient  plus  ou  moins  une  branche 
extraordinaire  du  commerce  de  Rome  ;  les  sacre- 
ments rentraient  dans  son  commerce  habituel. 
Les  revenus  qu'ils  produisaient  n'étaient  pas  min- 
ces. Prétendre  que  la  foi  était  nécessaire  pour 
qu'ils  apportassent  à  l'âme  chrétienne  un  bienfait 
véritable,  c'était  leur  ôter  tout  attrait  aux  yeux 
du  peuple;  car  la  foi,  ce  n'est  pas  le  pape  qui  la 
donne;  elle  est  hors  de  son  pouvoir;  elle  ne  pro- 
cède que  de  Dieu.  La  déclarer  nécessaire,  c'était 
donc  enlever  des  mains  de  Rome  et  la  spécula- 
tion et  ses  profits.  Luther,  en  attaquant  ces  deux 
doctrines,    avait   imité  Jésus-Chrisl.  Dès  le  com- 


PROPOSITIONS    A    RJÈTRACTER.  SaS 

mencement  de  son  ministère,  il  avait  renversé 
les  tables  des  changeurs  et  chassé  les  marchands 
du  temple.  Ne  faites  pas  de  la  maison  de  mon 
père  un  lieu  de  marché,  avait-il  dit. 

«  Je  ne  veux  point,  pour  combattre  ces  erreurs, 
«  continua  Cajetan,  invoquer  l'autorité  de  saint 
«  Thomas  et  des  autres  docteurs  scolastiques;  je 
«  ne  veux  m'appuyer  que  sur  la  sainte  Ecriture  et 
a  parler  avec  toi  en  toute  amitié.  » 

Mais  à  peine  de  Vio  avait-il  commencé  à  déve- 
lopper ses  preuves,  qu'il  s'écarta  de  la  règle  qu'il 
avait  déclaré  vouloir  suivre  '.  Il  combattit  la  pre- 
mière proposition  de  Luther  par  une  extrava- 
gante "  du  pape  Clément,  et  la  seconde  par  toutes 
sortes  d'opinions  des  scolastiques.  La  dispute  s'é- 
tablit d'abord  sur  cette  constitution  du  pape  en  fa- 
veur des  indulgences.  Luther,  indigné  de  voir 
quelle  autorité  le  légat  attribuait  à  un  décret  de 
Rome,  s'écria  : 

«  Je  ne  puis  recevoir  de  telles  constitutions 
comme  des  preuves  suffisantes  pour  de  si  grandes 
choses.  Car  elles  tordent  la  sainte  Écriture  et  ne 
la  citent  jamais  à  propos. 

DE  Vio. 

«  Le  pape  a  autorité  et  pouvoir  sur  toutes 
choses. 

Luther  ,  vivement. 

«  Sauf  l'Ecriture  ^  ! 

1  L.  0pp.  (L.)XVn,  p.  180. 

2  On  nomme  ainsi  certaines  constitutions  des  papes,  re- 
cueillies et  ajoutées  au  corps  du  droit  canon. 

3  Salva  Scriptura. 


5a4  RÉPOiNSE    DE    LLTUER. 

DE  ViO  ,  se  moquant. 

«  Sauf  l'Écriture!....  Le  pape,  ne  le  sais-tu  pas? 
est  au-dessus  des  conciles;  récemment  encore  il 
a  condamné  et  puni  le  concile  de  Bàle. 
Luther. 

«  L'université  de  Paris  en  a  appelé. 

DE   A  lO. 

«  Messieurs  de  Paris  en  recevront  la  peine.  » 
La  dispute  entre  le  cardinal  et  Luther  roula 
ensuite  sur  le  second  point,  savoir  sur  la  foi  que 
Luther  déclarait  être  nécessaire  pour  que  les  sa- 
crements fussent  utiles.  Luther,  suivant  son  ha- 
bitude, cita  plusieurs  passages  de  l'Écriture  en 
faveur  de  l'opinion  qu'il  soutenait;  mais  le  légat 
les  accueillit  par  des  éclats  de  rire.  «  C'est  de  la 
«  foi  générale  que  vous  parlez  là,  )>  dit-il. — «Non  !  » 
répondit  Luther.  —  L'un  des  Italiens,  maître  des 
cérémonies  du  légat,  impatienté  de  la  résistance 
de  Luther  et  de  ses  réponses,  brûlait  du  désir  de 
parler.  11  voulait  constamment  prendre  la  parole, 
mais  le  légat  lui  imposait  silence.  A  la  fin  il  dut 
le  réprimander  si  fort,  que  le  maître  des  cérémo- 
nies tout  confus  quitta  la  chambre  ^ 

«Quant  aux  indulgences,  dit  Luther  au  légat, 
si  l'on  peut  me  montrer  que  je  me  trompe ,  je  suis 
prêt  à  me  laisser  instruire.  On  peut  passer  là-dessus 
sans  être  pour  cela  mauvais  chrétien.  Mais  quant 
à  l'article  de  la  foi,  si  je  cédais  quelque  chose,  ce 
serait  renier  Jésus-Christ.  Je  ne  puis  donc  ni  ne 
veux  céder  à  cet  égard ,  et ,  avec  la  grâce  de  Dieu, 
Je  ne  céderai  jamais. 

1  L.  Oi)p.(L.)XVlI,p.  i8o. 


RÉPONSE    DE    LUTH  Fil.  3!^^ 

DE    ViO  ,  commençant  à  s'irriter. 

«Que  tu  veuilles  ou  que  tu  ne  veuilles  pas,  il 
faut  qu'aujourd'hui  même  tu  rétractes  cet  article, 
ou  bien,  pour  cet  article  seul,  je  vais  rejeter  et 
condamner  toute  ta  doctrine. 
Luther. 
«Je  n'ai  pas  d'autre  volonté  que  celle  du  Sei- 
gneur. Il  fera  de  moi  ce  qu'il  voudra.  Mais  quand 
j'aurais  quatre  cents   têtes,  j'aimerais   mieux  les 
perdre  toutes,  que  de  rétracter  le  témoignage  que 
j'ai  rendu  à  la  sainte  fol  des  chrétiens. 
de  Vio. 
«Je  ne  suis  point  venu  ici  pour  disputer  avec 
loi.  Rétracte,  ou  prépare-toi  à  souffrir  les  peines 
que  tu  as  méritées  ^  « 

Luther  vit  bien  qu'il  était  impossible  de   ter- 
miner la  chose  dans  un  entretien.  Son  adversaire 
siégeait  devant  lui  comme  s'il  était   le  pape  lui- 
même  ,  et  prétendait  qu'il  reçût  humblement  et 
avec   soumission    tout  ce  qu'il  lui  disait,  tandis 
qu'il  n'accueillait  ses  réponses ,  lors  même  qu'elles 
étaient  fondées  sur  l'Écriture  sainte,  qu'en  haus- 
sant les    épaules,    et    en    exprimant    de    toutes 
manières  l'ironie  et  le  mépris.  Il  crut  que  le  parti 
le  plus  sage  serait  de  répondre  par  écrit  au  car- 
dinal. Ce  moyen,  pensait-il,  laisse  au  moins  aux 
opprimés  une  consolation.  D'autres  pourront  juger 

de  l'affaire,  et  l'adversaire  injuste,  qui  par  ses 
clameurs  reste  maître  du  champ  de  bataille,  peut 
en  être  effrayé  ^. 

1  L.  0pp.  (L.)  XVII,  p.  i8o,  1 83,  206,  etc. 

2  L.  Opp.  (L.l  p.  20g. 


016  IL-   SE    RETIRE. 

Luther  ayant  témoigné  l'intention  de  se  retirer  : 
«Veux-tu,  lui  dit  le  légat,  que  je  te  donne  un 
«sauf-conduit  pour  te  rendre  à  Rome  ?  » 

Rien  n'eût  été  plus  agréable  à  Cajetan  que  l'ac- 
ceptation de  cette  offre.  Il  eût  été  débarrassé 
ainsi  d'une  tâche  dont  il  commençait  à  compren- 
dre les  difficultés ,  et  Luther  et  son  hérésie  fussent 
tombés  en  des  mains  qui  auraient  su  y  mettre  bon 
ordre.  Mais  le  réformateur ,  qui  voyait  tous  les 
dangers  dont  il  était  environné,  même  à  Augs- 
bourg ,  se  garda  bien  d'accepter  une  proposition 
qui  n'eût  abouti  qu'à  le  livrer,  pieds  et  mains  liés  , 
à  la  vengeance  de  ses  ennemis.  Il  la  rejeta  chaque 
fois  qu'il  plut  à  de  Vio  de  la  renouveler,  ce  qui 
arriva  souvent.  Le  légat  dissimula  la  peine  que 
lui  causait  le  refus  de  Luther;  il  s'enveloppa  de 
sa  dignité ,  et  congédia  le  moine  avec  un  sourire 
de  compassion,  sous  lequel  il  cherchait  à  cacher 
son  désappointement,  et  en  même  temps  avec  la 
politesse  d'un  homme  qui  espère  mieux  réussir 
une  autre  fois. 

A  peine  Luther  était-il  dans  la  cour  du  palais, 
que  cet  Italien  babillard ,  ce  maître  des  cérémo- 
nies, que  les  réprimandes  de  son  seigneur  avaient 
obligé  de  quitter  la  salle  de  la  conférence,  joyeux 
de  pouvoir  parler,  loin  du  regard  de  Cajetan, 
et  brûlant  du  désir  de  confondre  par  ses  raisons 
lumineuses  cet  abominable  hérétique,  courut  après 
lui,  et  commença,  tout  en  marchant,  à  lui  débi- 
ter ses  sophismes.  Mais  Luther,  ennuyé  de  ce  sot 
personnage,  lui  répondit  par  une  de  ces  paroles 
mordantes  qu'il  avait  si  fort  ;i  commandement,  et 


IMPRESSION    DES    DEUX   PARTS.  01'] 

le  pauvre  maître  des  cérémonies,  tout  confus, 
lâcha  la  partie,  et  rentra  honteux  clans  le  palais 
du  cardinal. 

Luther  n'emportait  pas  une  très-haute  idée  de 
son  adversaire.  Il  avait  entendu  de  lui,  comme  il 
l'écrivit  plus  tard  à  Spalatin  ,  des  propositions  qui 
étaient  tout  à  fait  contraires  à  la  théologie,  et 
qui,  dans  la  bouche  d'un  autre,  auraient  été  re- 
gardées comme  archihérétiques.  Et  pourtant,  de 
Vio  était  estimé  comme  le  pkis  savant  des  Douii- 
nicains.  Le  second  après  lui  était  Prierias.  «  On 
«peut  conclure  de  là,  dit  Luther,  ce  que  doivent 
«  être  ceux  qui  se  trouvent  au  dixième  ou  au  cCn- 
«  tième  rang  ^  !  » 

D'un  autre  côté,  la  manière  noble  et  décidée  du 
docteur  de  Wittemberg  avait  fort  surpris  le  car- 
dinal et  ses  courtisans.  Au  lieu  d'un  pauvre  moine 
réclamant  son  pardon  comme  une  faveur,  ils 
avaient  trouvé  un  homme  libre,  un  chrétien 
ferme,  un  docteur  éclairé,  qui  demandait  qu'on 
appuyât  des  accusations  injustes  par  des  preuves, 
et  qui  défendait  victorieusement  sa  doctrine.  Tout 
le  monde  se  récriait  dans  le  palais  de  Cajetan  sur 
l'orgueil,  l'obstination  et  l'effronterie  de  cet  héré- 
tique. Luther  et  de  Vio  avaient  mutuellement 
appris  à  se  connaître,  et  l'un  et  l'autre  se  prépa- 
raient à  leur  seconde  entrevue. 

Une  surprise  bien  agréable  attendait  Luther  à 
son  retour  dans  le  couvent  des  Carmélites.  Le 
vicaire  général  de  l'ordre  des  Augustins,  son  ami, 

I  L.  Epp.  I,  173. 


5'^8  ARRIVKF    DK    STMIPITZ. 

son  père,  Staupitz ,  était  arrivé  à  Aiigsbounî. 
N'ayant  pu  empêcher  Luther  de  se  rendre  en  cette 
ville,  Staupitz  donnait  à  son  ami  une  nouvelle  et 
touchante  preuve  de  son  attachement  en  s  y  ren- 
dant lui-même,  dans  l'espérance  de  lui  être  utile. 
Cet  excellent  homme  prévoyait  que  la  conférence 
avecle  légat  aurait  les  conséquences  les  plus  graves. 
Ses  craintes  et  l'amitié  qu'il  avait  pour  Luther  l'agi- 
taient également.  Après  une  séance  aussi  pénible, 
ce  fut  un  rafraîchissement  pour  le  docteur  que  de 
serrer  dans  ses  bras  un  ami  aussi  précieux.  Il  lui  ra- 
conta comment  il  lui  avait  été  impossible  d'obtenir 
une  réponse  de  quelque  valeur,  commenton  s'était 
contenté  d'exiger  de  lui  unerétractation,  sans  avoir 
essayé  de  le  convaincre. — «11  faut  absolument,  dit 
«Staupitz,  répondre  au  légat  par  écrit.» 

D'après  ce  qu'il  venait  d'apprendre  de  la  pre- 
mière entrevue,  Staupitz  n'espérait  rien  des  au- 
tres. Il  se  détermina  donc  à  un  acte  qu'il  crut 
désormais  nécessaire;  il  résolut  de  délier  Luther 
de  l'obéissance  envers  son  ordre.  Staupitz  pensait 
atteindre  parla  deux  buts  :  si,  comme  tout  le  pré- 
sageait,  Luther  succombait  dans  cette  affaire,  il 
empêcherait  ainsi  que  la  honte  de  sa  condamna- 
tion ne  rejaillît  sur  l'ordre  entier  ;  et  si  le  cardinal 
lui  ordonnait  d'obliger  Luther  au  silence  ou  à  une 
rétractation ,  il  aurait  une  excuse  pour  ne  la  pas 
faire  *. —  La  cérémonie  s'accomplit  selon  les  for- 
mes accoutumées.  Luther  sentit  tout  ce  qu'il  de- 

I  Darinn  ihn  D''  Staupitz  von  tlem  Kloster-Geliorsnm  ab- 
solvirt.  (Math.  i5.) 


COMMUNICAT.    AU   I.KGAT.  SECONDE  COMPARLT.    ^HJ 

vait  désormais  attendre.  Son  âme  fut  vivement 
émue  en  voyant  rompre  desliens  qu'il  avait  formés 
dans  rerjthousiasmc  de  sa  jeunesse.  L'ordre  qu'il 
a  choisi  le  rejette.  Ses  protecteurs  naturels  s'éloi- 
gnent. Déjà  il  devient  étranger  à  ses  frères.  Mais, 
({uoique  son  cœur  soit  saisi  de  tristesse  à  cette 
pensée,  il  retrouve  toute  sa  joie  en  portant  ses 
regards  sur  les  promesses  de  ce  Dieu  fidèle  qui  a 
dit:  Je  ne  te  délaisserai  point  ;  je  ne  fabandon^ 
nerai  point. 

Les  conseillers  de  l'Empereur  ayant  fait  savoir 
au  légat ,  par  Tévéque  de  Trente,  que  Luther  était 
muni  d'un  sauf-conduit  impérial,  et  lui  ayant  fait 
dire  en  même  temps  de  ne  rien  entreprendre 
contre  le  docteur,  de  Vio  s'emporta  et  répondit 
brusquement  par  ces  paroles  toutes  romaines  : 
«C'est  bien;  mais  je  ferai  ce  que  le  pape  com- 
«  mande'.»  Nous  savons  ce  que  le  pape  avait 
commandé. 


VJI 


Le  lendemain  ',  on  se  prépara  de  part  et  d'au- 
tre à  la  seconde  entrevue  qui  paraissait  devoir  être 
décisive.  Les  amis  de  Luther,  résolus  à  l'accom- 
pagner chez  le  légat,  se  rendirent  au  couvent  des 
Carmélites.  Le  doyen  de  Trente,  Peutinger,  l'un 
et  l'autre  conseillers  de  l'Empereur,  et  Staupitz, 
y  arrivèrent  successivement.  Peu  après,  le  docteur 

I   I.  Opp.  {L.)XVII,  aoi. 
1  Mercredi  12  orfohre. 

L  34 


53o  DECLARATION    DE    LUTHER. 

eut  la  joie  de  voir  se  joindre  à  eux  le  chevalier 
Philippe  de  Feilitzsch  et  le  docteur  Ruhel ,  con- 
seillers de  l'Electeur,  qui  avaient  reçu  de  leur 
maître  l'ordre  d'assister  aux  conférences,  et  de 
protéger  la  liberté  de  Luther.  Ils  étaient  depuis  la 
veille  à  Augsbourg.  Ils  devaient  se  tenir  à  ses 
côtés,  dit  Mathesius,  comme  à  Constance  le 
chevalier  de  Chliim  se  tint  aux  côtés  de  Jean 
Hus.  Le  docteur  prit  de  plus  un  notaire,  et,  ac- 
compagné de  tous  ces  amis  ,  il  se  rendit  chez  le 
légat. 

Dans  ce  moment ,  Staupitz  s'approcha  de  lui  :  il 
comprenait  toute  la  situation  de  Luther;  il  savait 
que  si  son  regard  n'était  fixé  sur  le  Seigneur,  qui  est 
la  délivrance  de  son  peuple,  il  devait  succomber  : 
«  Mon  cher  frère,  lui  dit-il  avec  gravité ,  rappelez- 
«  vous  constamment  que  vous  avez  commencé 
«  ces  choses  au  nom  du  Seigneur  Jésus-Christs» 
Ainsi  Dieu  entourait  son  humble  serviteur  de 
consolations  et  d'encouragements. 

Luther,  en  arrivant  chez  le  cardinal,  y  trouva 
un  nouvel  adversaire  :  c'était  le  prieur  des  Domi- 
nicains d'Augsbourg ,  qui  était  assis  à  côté  de  son 
chef.  Luther,  conformément  à  la  résolution  qu'il 
avait  prise,  avait  écrit  sa  réponse.  Les  salutations 
d'usage  étant  terminées  ,  û  lut  d'une  voix  forte  la 
déclaration  suivante  : 

«  Je  déclare  que  j'honore  la  sainte  Eglise  ro- 
«maine,  et  que  je  continuerai  à  l'honorer.  J'ai 
'•(  cherché  la  vérité  dans  des  disputes  publiques , 

i   Seckcnd. ,  p.   1^7. 


REPONSE    DU    LKGAT. 


53  1 


«  et  tout  ce  que  j'ai  dit,  je  le  regarde  ,  encore  à 
«  cette  heure  ,  comme  juste,  véritable  et  chrétien. 
«  Cependant  je  suis  homme,  et  je  puis  me  trom- 
«  per.  Je  suis  donc  disposé  à  me  laisser  instruire 
«et  corriger  dans  les  choses  où  je  puis  avoir  erré. 
<•  Je  me  déclare  prêt  à  répondre  débouche,  ou  par 
«  écrit  à  toutes  les  objections  et  à  tous  les  repro- 
if  ches  que  peut  me  faire  le  seigneur  légat.  Je  me 
«déclare  prêt  à  soumettre  mes  thèses  aux  quatre 
((  universités  de  Bâle,  de  Fribourg  en  Brisgau  ,  de 
«  Louvain  et  de  Paris,  et  à  rétracter  ce  qu'elles 
«  déclareront  erroné.  En  un  mot ,  je  suis  prêt  à 
«tout  ce  qu'on  peut  exiger  d'un  chrétien.  Mais  je 
«  proteste  solennellement  contre  la  marche  qu'on 
«  a  voulu  imprimer  à  cette  affaire ,  et  contre  la 
«  prétention  étrange  de  me  contraindre  à  me 
«  rétracter  sans  m'avoir  réfuté  '.  » 

Sans  doute  rien  n'était  plus  équitable  que  ces 
propositions  de  Luther,  et  elles  devaient  mettre 
très-fort  dans  l'embarras  un  juge  auquel  avait  été 
prescrit  à  l'avance  le  jugement  qu'il  devait  ren- 
dre. Le  légat,  qui  ne  s'était  pas  attendu  à  cette 
protestation ,  chercha  à  cacher  son  trouble ,  en 
affectant  de  rire  de  la  chose,  et  en  revêtant  tous 
les  dehors  de  la  douceur.  «Cette  protestation, 
«dit-il  à  Luther,  en  souriant,  n'est  point  néces- 
«saire;  je  ne  veux  disputer  avec  toi  ni  en  public 
•<  ni  en  particulier,  mais  je  me  propose  d'arranger- 
«  l'affaire  avec  bonté  et  comme  un  père.  »  Toute  la 
politique  du  cardinal  consistait  à  mettre  de  côté 

I  Losch^-r,  2,  46'V  L.  0pp.  fL.)  XVII,  i8i,  209. 

34. 


532  KKPONSE    DU    LEGAT. 

les  formes  sévères  de  la  justice,  qui  protège  ceux 
qui  sont  poursuivis  ,  et  à  ne  traiter  la  chose  que 
comme  une  affaire  d'administration  entre  un 
supérieur  et  son  inférieur  :  voie  commode  en  ce 
qu'elle  ouvre  à  l'arbitraire  le  champ  le  plus 
vaste. 

Continuant  de  l'air  le  plus  affectueux  :  «  Mon 
«  cher  ami,  dit  de  Vio ,  abandonne  ,  je  te  prie,  un 
«dessein  inutile;  rentre  plutôt  en  toi-même,  re- 
«  connais  la  vérité,  et  je  suis  prêt  à  te  réconcilier 
«avec  l'Église  et  le  souverain  évêque...  Rétracte  , 
«mon  ami,  rétracte,  telle  est  la  volonté  du  pape. 
«  Que  tu  le  veuilles  ou  que  tu  ne  le  veuilles  pas  , 
«  peu  importe  1  II  te  serait  difficile  de  regimber 
«contre  l'aiguillon...  » 

Luther,  qui  se  voyait  traité  comme  s'il  était 
déjà  un  enfant  rebelle  et  rejeté  par  l'Église,  s'é- 
cria :  «  Je  ne  puis  me  rétracter!  mais  je  m'offre  à 
«  répondre,  et  par  écrit.  Hier  nous  avons  assez  dé- 
«  battu  ^  » 

De  Vio  fut  irrité  de  cette  expression  ,  qui  lui 
rappelait  qu'il  n'avait  pas  agi  avec  assez  de  pru- 
dence; mais  il  se  remit,  et  dit  en  souriant:  «  Dé- 
«  battu!  mon  cher  fils;  je  n'ai  pas  débattu  avec 
«  toi  :  je  ne  veux  pas  non  pkis  débattre;  mais  je 
«suis  prêt,  pour  plaire  au  sérénissime  électeur 
(Frédéric,  à  t'entendre  et  à  t'exhorter  amicale- 
«  ment  et  paternellement.  » 

Luther  ne  comprenait  pas  que  le  légat  fût  si 
fort  scandalisé  de  l'expression  qu'il  avait  employée; 

i    DigladiatiHH,  bataillé.  (L.  Kpp.  I,  p.  i8i.) 


VOLUBILITÉ    DU    LEGAT.  533 

car,  pensait-il,  si  je  n'avais  pas  voulu  parler  avec 
politesse ,  j'aurais  du  dire,  non  débattre  ,  mais  dis- 
puter et  quereller;  car  c'est  vraiment  ce  que  nous 
avons  fait  hier. 

Cependant,  de  Vio,  qui  sentait  qu'en  présence 
des  témoins  respectables  qui  assistaient  à  la  con- 
férence ,  il    fallait   au   moins   paraître  chercher  à 
convaincre  Luther,  en  revint  aux  deux  propositions 
qu'il  lui  avait  signalées  comme  des  erreurs  fon- 
damentales, bien  résolu  à  laisser  le  réformateur 
prendre  la  parole  le  moins   possible.   Fort  de  sa 
volubilité  itahenne,  il  l'accable  d'objections  ,  aux- 
quelles il  n'attend  pas  la  réponse.  Tantôt  il  plai- 
sante, tantôt  il  gronde;  il  déclame  avec  une  cha- 
leur passionnée  ;  il  mêle  les  choses  les  plus  bizarres; 
il  cite  saint  Thomas  et  Aristote;  il  crie  et  s'em- 
porte contre   tous  ceux   qui  pensent   autrement 
que  lui;  il  apostrophe  Luther.  Celui-ci  plus  de  dix 
fois  veut  prendre  la  parole  ;  mais  le  légat  l'inter- 
rompt aussitôt  et  l'accable  de  menaces.  Rétracta- 
tion !  rétractation  !  voilà  tout  ce  qu'il  demande  de 
lui;  il  tonne,  il  règne,  il  veut  seul  parlera  Stau- 
pitz    prend  sur  lui  d'arrêter  le  légat.   «  Veuillez 
«  permettre,  lui  dit-il,  que  le  docteur  Martin  ait 
«  le  temps  de  vous  répondre.  »  Mais  le  légat  re- 
commence ses  discours  :  il  cite  les  extravagantes 
et  les  opinions  de  saint  Thomas;  il  a  pris  son 
parti  de  pérorer  pendant  toute  l'entrevue.  S'il  ne 
peut  convaincre  et  s'il  n'ose  frapper,  il  prétend 
du  moins  étourdir. 

I   (L.  0pp.  (L.)  XVII,  p.  i8i,  209.)  Decies  ferè  cœpi  ut  lo- 
qiicrer,  loties  riirsùs  tonabat  et  soins  regnabat. 


534  DEMANDi:    DE    LLTHER. 

Luther  et  Stanpitz  virent  clairement  qu'il  fallait 
renoncer  à  l'espérance ,  non-seulement  d'éclairer 
de  Vio  par  une  discussion,  mais  encore  de  faire 
une  profession  de  foi  utile.  Luther  en  revint  donc 
à  la  requête  qu'il  avait  faite  au  commencement 
de  la  séance,  et  que  le  cardinal  avait  alors  éludée. 
Puisqu'il  ne  lui  était  pas  permis  de  parler,  il  de- 
mandait qu'il  lui  fût  au  moins  permis  d'écrire  et 
de  remettre  sa  réponse  écrite  au  légat.  Staupitz 
l'appuya;  plusieurs  autres  assistants  joignirent 
leurs  instances  aux  siennes,  et  Cajetan,  malgré 
toute  sa  répugnance  pour  ce  qui  est  écrit,  car  il 
se  souvenait  que  les  écrits  restent,  y  consentit 
enfin.  On  se  sépara.  L'espérance  qu'on  avait  eue 
de  terminer  l'affaire  dans  cet  entretien,  était 
ajournée;  il  fallait  attendre  ce  qui  résulterait  de 
la  conférence  suivante. 

La  permission  que  le  général  des  Dominicains 
avait  donnée  à  Luther  de  prendre  du  temps  pour 
répondre,  et  pour  répondre  par  écrit,  sur  les 
deux  accusations  clairement  articulées  qu'il  lui 
avait  faites  touchant  les  indulgences  et  la  foi , 
n'était  rien  de  plus  que  ce  que  la  justice  exigeait, 
et  pourtant  nous  devons  en  savoir  gré  à  de  Vio , 
comme  d'une  marque  de  modération  et  d'impar- 
tialité. 

Luther  sortit  de  chez  le  cardinal,  joyeux  de  ce 
que  sa  demande  lui  était  accordée.  En  allant  chez 
Cajetan,  et  en  en  revenant,  il  était  l'objet  de  l'at- 
tention publique.  Tous  les  hommes  éclairés  s'in- 
téressaient de  son  affaire,  comme  s'ils  avaient  dû 
être  jugés  eux-mêmes.  On  sentait  que  c'était  la 


CK.VINTt    Db.    LLTllF.R. 


5155 


cause  de  l'Évangile,  de  la  justice  et  de  la  liberté, 
qui  se  plaidait  alors  à  Augsbourg.  Le  bas  peuple 
seul  tenait  pour  Cajetan,  et  il  en  donna  sans 
doute  quelques  marques  significatives  au  réfor- 
mateur, car  celui-ci  s'en  aperçut'. 

Il  était  toujours  plus  évident  que  le  légat  ne 
voulait  entendre  de  Luther  que  ces  paroles  :  «  Je 
«  rétracte;  )>  et  Luther  était  résolu  à  ne  pas  les 
prononcer.  Quelle  sera  l'issue  d'une  lutte  si  iné- 
gale ?  Comment  imaginer  que  toute  la  puissance 
de  Rome,  aux  prises  avec   un   seul   homme,  ne 
parviendra  pas  à  l'écraser?  Luther  voit  ces  choses  ; 
il  sent  le  poids  de  cette  main  terrible  sous  laquelle 
il  est  venu  se  placer;  il  perd  l'espérance  de  re- 
tourner jamais  à  Wittemberg,  de  revoir  son  cher 
Philippe,  de  se  retrouver  au  milieu  de  cette  jeu- 
nesse généreuse  dans  les  cœurs  de  laquelle  il  ai- 
mait tant   à  répandre  les  semences  de  la  vie.   Il 
voit  l'excommunication  suspendue  sur  sa  tête,  et 
il  ne  doute  nullement  qu'elle  ne  vienne  bientôt 
le  frapper^.  Ces  prévisions  affligent  son  âme,  mais 
elles   ne  l'abattent  point.   Sa  confiance   en  Dieu 
n'en  est  pas  ébranlée.  Dieu  peut  briser  l'instru- 
ment  qu'il   lui   a   plu   d'employer   jusqu'à   cette 
lieure  ;  mais  il  maintiendra  la  vérité.   Quoi  qu'il 
arrive,  Luther  doit  la  défendre  jusqu'à  la  fin.  Il 
se  met  donc  à  préparer  la  protestation  qu'il  veut 
présenter  au  légat.  Il  paraît  qu'il  y  consacra  une 
partie  de  la  journée  du  f3. 


I   L.  Opp.  (L.jXMl,  186. 
V.  Ihitl.,  i85. 


53G  TKOlSiKMi;    COMPARUTION. 

VIII. 

Le  vendredi ,  1 4  octobre,  Luther  retourna  chez 
le  cardinal,  accompagné  des  conseillers  de  l'Élec- 
teur. Les  Italiens  se  pressaient  comme  à  l'ordi- 
naire autour  de  lui  et  assistaient  en  grand  nombre 
à  la  conférence.  Luther  s'avança  et  présenta  au 
légat  sa  protestation.  Les  gens  du  cardinal  regar- 
daient avec  étonnement  cet  écrit,  si  audacieux  à 
leurs  yeux.  Voici  ce  que  le  docteur  de  Wittemberg 
y  déclarait  à  leur  maître  ^  : 

«  Vous  m'attaquez  sur  deux  points.  D'abord  , 
«  vous  m'opposez  la  constitution  du  pape  Clé- 
ce  ment  VI ,  dans  laquelle  il  doit  être  dit  que  le 
«  trésor  des  indulgences  est  le  mérite  du  Seigneur 
«Jésus-Christ  et  des  saints,  ce  que  je  nie  dans 
«  mes  thèses.  » 

«  Panormitanus  «  (Luther  désignait  par  ce  nom 
Ives,  auteur  du  fameux  recueil  de  droit  ecclésias- 
tique intitulé  Panorinia ,  et  évéque  de  Chartres  à 
la  fin  du  onzième  siècle),  «  Panormitanus  déclare 
«  dans  son  premier  livre ,  qu'en  ce  qui  regarde  la 
«  sainte  foi,  non-seulement  un  concile  général, 
«  mais  encore  chaque  fidèle  ,  est  au-dessus  du 
u  pape,  s'il  peut  citer  des  déclarations  de  l'Ecri- 
«  ture  et  des  raisons  meilleures  que  celles  du  pape  '^. 

1  L.  0pp.  (L.)  XVII,  p.  187. 

2  ....  Ostendit  in  materia  fidei ,  non  modo  générale  con- 
cilium  esse  super  papam,  sed  etiam  quemlibet  fidelium,  si  me- 
lioribus  nitatur  auctoiitate  et  ralione  quàm  papa.  (L.  Opp, 
lat.  I,  p.  209.) 


TRÉSOR     DKS     IN  UU  LGHNCES.  SSy 

«  La  voix  de  notre  Seigneur  Jésus-Christ  s'élève 
«  beaucoup  au-dessus  de  toutes  les  voix  des  hom- 
«  mes,  quels  que  soient  les  noms  qu'ils  portent. 

«  Ce  qui  me  cause  le  plus  de  peine  et  me  donne 
«le  plus  à  penser,  c'est  que  cette  constitution 
«  renferme  des  doctrines  tout  à  fait  opposées  à 
«  la  vérité.  Elle  déclare  que  le  mérite  des  saints 
«  est  un  trésor,  tandis  que  toute  l'Écriture  témoi- 
«  gne  que  Dieu  récompense  bien  plus  richement 
u  que  nous  ne  l'avons  mérité.  Le  prophète  s'écrie  : 
«  Seigneur ,  ii  entre  point  en  jugement  avec  ton 
«  serviteur,  car  nul  homme  vivant  ne  sera  trouvé 
injuste  devant  toi  '  !  Malheur  aux  hommes , 
«  quelque  honorable  et  quelque  louable  que 
«  leur  vie  puisse  être,  dit  saint  Augustin,  s'il  de- 
ce  vait  être  prononcé  sur  elle  un  jugement  dont 
a  la  miséricorde  fût  exclue  ^  ! 

«  Ainsi  les  saints  ne  sont  pas  sauvés  par  leurs 
«  mérites,  mais  uniquement  par  la  miséricorde  de 
«  Dieu ,  comme  je  l'ai  déclaré.  Je  maintiens  ceci 
ce  et  j'y  demeure  ferme.  Les  paroles  de  l'Ecriture 
ce  sainte  qui  déclarent  que  les  saints  n'ont  pas 
«  assez  de  mérites,  doivent  être  mises  au-dessus 
'c  des  paroles  des  hommes  qui  affirment  qu'ils  en 
ce  ont  trop.  Car  le  pape  n'est  pas  au-dessus,  mais 
ce  au-dessous  de  la  Parole  de  Dieu.  « 

Luther  ne  s'en  tient  pas  là  :  il  montre  que  si 
les  indulgences  ne  peuvent  être  le  mérite  des 
saints,  elles  ne  sont  pas  davantage  le  mérite  de 


i   Psaume  i43,  a. 
7  Confess.  IX. 


>38  LA     toi.    HU-^IBLE    REQUÊTE. 

Christ.  11  l'ait  voir  que  les  indulgences  sont  sté- 
riles et  sans  fruit,  puisqu'elles  n'ont  d'autre  effet 
que  d'exempter  les  hommes  de  faire  des  bonnes 
œuvres,  telles  que  la  prière  et  l'aumône.  «  Non, 
>c  s'écrie-t-il ,  le  mérite  de  Christ  n'est  pas  un 
«  trésor  d'indulgences  qui  exempte  du  bien,  mais 
«  un  trésor  de  grâce  qui  vivifie.  Le  mérite  de 
«  Christ  est  appliqué  au  fidèle  sans  indulgences, 
«  sans  clefs,  par  le  Saint-Esprit  seul,  et  non  par 
«  le  pape.  Si  quelqu'un  a  une  opinion  mieux  fon- 
te dée  que  la  mienne,  ajoute-t-il  en  terminant  ce 
«  qui  regarde  ce  premier  point ,  qu'il  la  fasse  con- 
vc  naître ,  et  alors  je  me  rétracterai. 

«J'ai  affirmé,  dit-il  en  en  venant  au  second 
«  article,  qu'aucun  homme  ne  peut  être  justifié 
«  devant  Dieu,  si  ce  n'est  par  la  foi ,  en  sorte  qu'il 
"  est  nécessaire  que  l'homme  croie  avec  une  en- 
«  tière  assurance  qu'il  a  obtenu  grâce.  Douter  de 
«  cette  grâce,  c'est  la  rejeter.  La  foi  du  juste  est 
«  sa  justice  et  sa  vie'.  » 

Luther  prouve  sa  proposition  par  une  multi- 
tude de  déclarations  de  l'Écriture. 

«  Veuillez  donc  intercéder  pour  moi  auprès  de 
«  notre  très-saint  seigneur  le  pape  Léon  X,  ajoute- 
«  t-il ,  afin  qu'il  ne  me  traite  pas  avec  tant  de  dé- 

«  faveur Mon    âme   cherche  la   lumière  de   In 

«  vérité.  Je  ne  suis  pas  tellement  orgneillenx,  tel- 
«  leinent  désireux  d'une  vaine  gloire,  que  j'aie 
«  honte  de  me  rétracter  si  j'ai  enseigné  des  choses 

I  .liistitia  jusfi  ol  vita  cjus,  l'st  fides  cjiis.  ^L.  Opj).  lai.  I, 
|>    \>  11., 


RKPOjN'SK     du     LtG\T.  53() 

«  fausses.  Ma  plus  grande  joie  sera  de  voir  trioni- 
«  pher  ce  qui  est  selon  Dieu.  Seulement  qu'on  ne 
<c  me  force  pas  à  faire  quoi  que  ce  soit  contre  le 
«  cri  de  ma  conscience.  » 

Le  légat  avait  pris  la  déclaration  des  mains  de 
Luther.  Après  l'avoir  parcourue,  il  lui  dit  froide- 
ment :  «  Tu  as  fait  là  un  verbiage  inutile  ;  tu  as 
«  écrit  beaucoup  de  paroles  vaines;  tu  as  répondu 
«  follement  aux  deux  articles,  et  tu  as  noirci  ton 
«  papier  d'un  grand  nomijre  de  passages  de  la 
;<  sainte  Écriture ,  qui  ne  se  rapportent  point  au 
«  sujet.»  Puis,  d'un  air  dédaigneux,  de  Vio  jeta 
la  prosteslation  de  Luther,  comme  n'en  faisant  au- 
cun cas,  et  recommençant  sur  le  ton  qui  lui  avait 
assez  bien  réussi  dans  la  dernière  entrevue ,  il  se 
mit  à  crier  de  toutes  ses  forces  que  Luther  devait 
se  rétracter.  Celui-ci  fut  inébranlable.  «  Frère! 
«  frère!  s'écrie  alors  de  Vio  en  italien,  la  dernière 
«  fois  tu  as  été  très-bon ,  mais  aujourd'hui  tu  es 
«  tout  à  fait  méchant.  »  Puis  le  cardinal  commence 
un  long  discours,  tiré  des  écrits  de  saint  Thomas  ; 
il  élève  de  nouveau  de  toutes  ses  forces  la  cons- 
titution de  Clément  VI;  il  persiste  à  soutenir 
qu'en  vertu  de  cette  constitution ,  ce  sont  les 
mérites  mêmes  de  Jésus-Christ  qui  sont  distribués 
aux  fidèles  par  le  moyen  des  indulgences.  Il  croit 
avoir  réduit  Luther  au  silence  :  celui-ci  prend 
quelquefois  la  parole;  mais  de  Vio  gronde,  tonne 
sans  cesse,  et  prétend,  comme  l'avant-veille ,  s'a- 
giter seul  sur  le  champ  de  bataille. 

Celte  manière  avait  pu  avoir  quelque  succès 
une  première  fois; mais  Luther  n'était  iVAS  homme 


54o  RÉPLIQUK    1)K    LUTHER. 

à  la  souffrir  une  seconde.  Son  indignation  éclate 
à  la  fin  ;  c'est  à  son  tour  de  frapper  d'étonnement 
les  spectateurs,  qui  le  croient  déjà  vaincu  par  la 
volubilité  du  prélat.  Il  élève  sa  voix  retentissante, 
il  saisit  l'objection  favorite  du  cardinal,  et  lui 
fait  payer  cher  la  témérité  qu'il  a  eue  d'entrer 
en  lutte  avec  lui.  «  Rétracte!  rétracte!  »  lui  répé- 
tait de  Vio,  en  lui  montrant  la  constitution  du 
pape.  «  Eh  bien!  dit  Luther,  s'il  peut  être  prouvé 
«  par  cette  constitution  que  le  trésor  des  indul- 
«  gences  est  le  mérite  même  de  Jésus-Christ,  je 
«  consens  à  rétracter,  selon  la  volonté  et  le  bon 

«  plaisir  de  Votre  Eminence » 

Les  Italiens,  qui  n'attendaient  rien  de  pareil, 
ouvrent  de  grands  yeux  à  ces  paroles,  et  ne  peu- 
vent se  contenir  de  joie  de  voir  l'adversaire  pris 
enfin  dans  le  filet.  Pour  le  cardinal,  il  est  comme 
hors  de  lui;  il  rit  tout  haut,  mais  d'un  rire  auquel 
se  mêlent  l'indignation  et  la  colère;  il  s'élance,  il 
saisit  le  livre  dans  lequel  est  contenue  la  fameuse 
constitution;  il  la  cherche,  il  la  trouve,  et,  tout 
fier  de  la  victoire  dont  il  se  croit  sûr,  il  lit  à  haute 
voix,  avec  fougue  et  tout  haletant  ^  Les  Italiens 
triomphent;  les  conseillers  de  l'Electeur  sont  in- 
quiets et  embarrassés;  Luther  attend  son  adver- 
saire. Enfin,  quand  le  cardinal  en  vient  à  ces  pa- 
roles :  «  Le  Seigneur  Jésus-Christ  a  acquis  ce  trésor 
«  par  sa  souffrance,  »  Luther  l'arrête:  «Très-digne 
«  Père,  lui  dit-il,  veuillez  bien  considérer  et  mé- 
«  diter  avec  soin  cette  parole  :  //  a  acquis  ^.  Christ 

I    Lctjit  ferveiis  et  anhelans.  (L.  Epp.  I,  p.  i45.1 
a  Acqiiisivit.  (Ibid.) 


COLLIRE    Dl      LÉGAT.  54 1 

«  a  acquis  un  trésor  par  ses  mérites;  les  mérites 
«  ne  sont  donc  pas  le  trésor;  car,  pour  parler 
(c  avec  les  philosophes,  la  cause  est  autre  chose 
ce  que  ce  qui  en  découle.  Les  mérites  de  Christ 
«  ont  acquis  au  pape  le  pouvoir  de  donner  de 
«  telles  indulgences  au  peuple  ;  mais  ce  ne  sont 
«  pas  les  mérites  mêmes  du  Seigneur  que  la  main 
«  du  pontife  distribue.  Ainsi  donc ,  ma  conclu- 
«  sion  est  véritable,  et  cette  constitution  que 
«  vous  invoquez  avec  tant  de  bruit,  rend  témoi- 
«  gnage  avec  moi  à  la  vérité  que  je  proclame,  r. 

De  Vio  tient  encore  le  livre  en  ses  mains  ;  ses 
regards  sont  encore  arrêtés  sur  le  fatal  passage  : 
il  n'y  a  rien  à  repondre.  Le  voilà  pris  lui-même 
dans  le  piège  qu'il  a  tendu;  et  Luther  l'y  retient 
d'une  main  puissante,  à  l'inexprimable  étonne- 
ment  des  courtisans  italiens  qui  l'entourent.  Le 
légat  voudrait  éluder  la  difficulté  ;  mais  il  n'y  a  pas 
moyen  :  il  avait  abandonné  depuis  longtem.ps  et 
les  témoignages  de  l'Écriture ,  et  les  témoignages 
des  Pères;  il  s'était  réfugié  dans  cette  extravagante 
de  Clément  VI,  et  l'y  voilà  pris.  Cependant  il  est 
trop  fin  pour  laisser  paraître  son  embarras.  Vou- 
lant cacher  sa  honte ,  le  prince  de  l'Église  change 
brusquement  de  sujet,  et  se  jette  avec  violence 
sur  d'autres  articles.  Luther,  qui  s'aperçoit  de 
cette  manœuvre  habile,  ne  lui  permet  pas  de 
s'échapper  :  il  serre  et  ferme  de  tous  côtés  le  ré- 
seau qu'il  a  jeté  sur  le  cardinal ,  et  rend  l'évasion 
impossible  :  «  Très-révérend  Père ,  »  dit-il  avec  une 
ironie  revêtue  de  toutes  les  apparences  du  res- 
pect ,   «  Votre    éminence  ne    peut    pourtant    pas 


jI[7.  LliTIlliR    SORT. 

«penser  que  nous  autres  Allemands  nous  ne  sa- 
«  chions  pas  la  grammaire  :  être  un  trésor  et  ac- 
te quérir  un  trésor  sont  deux  choses  très-différen- 
«  tes.  )) 

«  Rétracte  !  lui  dit  de  Vio,  rétracte!  ou  si  tu  ne 
fc  le  fais,  je  t'envoie  à  Rome  pour  y  comparaître 
«  devant  les  juges  qui  ont  été  chargés  de  prendre 
«  connaissance  de  ta  cause.  Je  t'excommunie,  toi , 
«  tous  tes  partisans,  tous  ceux  qui  te  sont  ou  te 
t(  deviendront  favorables,  et  je  les  rejette  de  l'Église. 
if  Tout  pouvoir  m'a  été  donné  à  cet  égard  par  le 
«  saint-siége  apostolique  ^.  Penses-tu  que  tes  pro- 
'<  tecteurs  m'arrêtent?  Timagines-tu  que  le  pape 
w  se  soucie  de  l'Allemagne?  Le  petit  doigt  du  pape 
«  est  plus  fort  que  tous  les  princes  allemands  ne 
«  ie  sont  '^.  « 

«  Daignez,  répond  Luther,  envoyer  au  pape 
'(  Léon  X ,  avec  mes  très-humbles  prières  ,  la  ré- 
«  ponse  que  je  vous  ai  remise  par  écrit.  » 

Le  légat,  à  ces  paroles,  tout  content  de  trouver 
un  moment  de  relâche,  s'enveloppe  de  nouveau 
dans  le  sentiment  de  sa  dignité  ,  et  dit  à  Luther 
avec  fierté  et  colère  : 

«  Rétracte-toi ,  ou  ne  reviens  pas  3.  » 

Cette  parole  frappe  Luther.  Cette  fois-ci  il  va 
répondre  autrement  que  par  des  discours  :  il  s'in- 
cline et  il  sort.  Les  conseillers  de  l'Électeur  le 
suivent.  Le    cardinal  et   ses  Italiens  ,  demeurés 


I  L.  Opi).  (L.)XVII,  p.  197. 
1  IbiJ.  (W.)  XXII,  p.  i33i. 
3    Revoca  aiit  non  rcverlero.  (Ibitl.  (L.i  XVII.  p.  2<!2.) 


PREMIÈRE    DÉFECTION.  54^ 

seuls,  se  regardent,  tout  confus  d'une  telle  issue 
du  débat. 

Ainsi  le  système  dominicain,  recouvert  de  l'éclat 
de  la  pourpre  romaine,  avait  orgueilleusement 
éconduit  son  humble  adversaire.  iNIais  Luthei- 
sentait  qu'il  est  une  puissance,  la  doctrine  chré- 
tienne, la  vérité,  qu'aucune  autorité,  séculière, 
ou  spirituelle,  ne  saurait  jamais  subjuguer.  Des 
deux  combattants,  celui  qui  se  retira  demeura 
maître  du  champ  de  bataille. 

C'est  ici  le  premier  pas  par  lequel  l'Eglise  se 
détacha  de  la  papauté. 

Luther  et  de  Vio  ne  se  revirent  plus  ;  mais  le 
réformateur  avait  fait  sur  le  légat  une  impression 
puissante  qui  ne  s'effaça  jamais  entièrement.  Ce 
que  Luther  avait  dit  sur  la  foi ,  ce  que  de  Vio  lut 
dans  des  écrits  postérieurs  du  docteur  de  Wittem- 
berg,  modifia  beaucoup  les  sentiments  du  cardi- 
nal. Les  théologiens  dé  Rome  virent  avec  surprise 
et  mécontentement  ce  qu'il  avança  sur  la  justifi- 
cation, dans  son  commentaire  sur  l'Epître  aux 
Romains.  La  réformation  ne  recula  pas,  et  ne  se 
rétracta  pas;  mais  son  juge,  celui  qui  n'avait 
cessé  de  s'écrier  :  Rétracte  !  changea  de  vues ,  et 
rétracta  indirectement  ses  erreurs.  Ainsi  fut  cou- 
ronnée l'inébranlable  fidélité  du  réformateur. 

Luther  retourna  dans  le  monastère  où  il  avait 
trouvé  l'hospitalité.  Il  était  demeuré  ferme;  il 
avait  rendu  témoignage  à  la  vérité;  il  avait  fait  ce 
qu'il  lui  appartenait  de  faire  :  Dieu  fera  le  reste  l 
Son  cœur  était  rempli  de  paix  et  de  joie. 


544  J>^     ^'ÏO    ET    STAUPITZ. 

IX. 

Cependant  les  nouvelles  qu'on  lui  annonçait 
n'étaient  pas  rassurantes;  le  bruit  courait  dans 
toute  la  ville ,  que  s'il  ne  voulait  pas  se  rétracter, 
on  devait  le  saisir  et  le  plonger  dans  un  cachot. 
T.e  vicaire  général  de  l'ordre,  Staupitz  lui-même, 
assurait-on ,  devait  y  avoir  consenti  ^.  Luther  ne 
peut  croire  ce  qu'on  dit  de  son  ami.  Non  !  Staupitz 
ne  le  trahira  pas!  Quant  aux  desseins  du  cardinal, 
à  en  juger  d'après  ses  propres  paroles  ,  il  est  dif- 
ficile d'en  douter.  Cependant  il  ne  veut  pas  fuir 
devant  le  péril  ;  sa  vie,  comme  la  vérité  elle-même  , 
est  en  des  mains  puissantes,  et  malgré  le  danger 
qui  le  menace  ,  il  se  décide  à  ne  pas  quitter  Augs- 
hourg. 

Le  légat  se  repentit  bientôt  de  sa  violence  ;  il 
sentit  qu'il  était  sorti  de  son  rôle,  et  il  voulut 
tâcher  d'y  rentrer.  A  peine  Staupitz  avait-il  ter- 
miné son  dîner  (c'était  le  matin  que  l'entrevue 
avait  eu  lieu,  et  l'on  dînait  à  midi),  qu'il  reçut 
un  message  du  cardinal,  l'invitant  à  se  rendre 
chez  lui.  Staupitz  y  alla,  accompagné  de  Wences- 
las  Link  ^.  Le  vicaire  général  trouva  le  légat  seul 
avec  Serra-Longa.  De  Vio  s'approcha  aussitôt  de 
Staupitz ,  et  lui  adressa  les  plus  douces  paroles. 
«  Tâchez  donc,  lui  dit-il,  de  persuader  votre  moine 
«  et  de  l'engager  à  faire  une  rétractation.  Vraiment 

I    L.  Opp.  (I..)XVn,  p.  7My 
1   Ibid. ,  p.  '2o/|. 


STAUPITZ    ET    LUTîrER.  545 

a  je  suis  d'ailleurs  content  de  lui,  et  il  n'a  pas  de 
«  meilleur  ami  que  moi  ^.» 

StA-UPITZ. 

«Je  l'ai  déjà  fait,  et  je  lui  conseillerai  encore 
maintenant  de  se  soumettre  en  toute  humilité  à 
l'Église. 

DE   ViO. 

«  Il  vous  faut  répondre  aux  arguments  qu'il 
tire  de  la  sainte  Ecriture. 

Staupitz. 

«  Je  dois  vous  avouer,  Monseigneur,  que  cela 
est  au-dessus  de  mes  forces  ;  car  le  docteur  Martin 
m'est  supérieur  et  en  esprit  et  en  connaissance 
des  saintes  Ecritures.  » 

Le  cardinal  sourit  sans  doute  à  cette  franchise 
du  vicaire  général.  11  savait  du  reste  lui-même  à 
quoi  s'en  tenir  sur  la  difficulté  de  convaincre  Lu- 
ther. Il  continua,  et  dit  à  Staupitz  et  à  Link: 

«  Savez-vous  bien  que  comme  partisans  d'une 
doctrine  hérétique,  vous  êtes  vous-mêmes  exposés 
aux  peines  de  l'Église  ? 

Staupitz. 

«  Daignez  reprendre  la  conférence  avec  Luther; 
instituez  une  dispute  publique  sur  les  points  con- 
troversés. 

DE    V  lO  ,  frappé  d'effroi  à  cette  seule  pensée. 

«  Je  ne  veux  plus  disputer  avec  cette  bête;  car 
elle  a  dans  la  tête  des  yeux  profonds  et  d'éton- 
nantes spéculations  ^.  » 

I  L.  Opp.(L.)XVII,p.  i85. 

a  Ego  nolo  amplius  cum  hac  bestia  disputare.  Habet  enim 

L  35 


546  STAUPITZ    ET    LUTHER. 

Staupitz  obtint  enfin  du  cardinal  qu'il  remet- 
trait par  écrit  à  Luther  ce  qu'il  devait  rétracter. 

Le  vicaire  général  retourna  vers  Luther.  Ébranlé 
parles  représentations  du  cardinal,  il  essaya  de 
l'amener  à  quelque  accommodement.  «  Réfutez 
«  donc,  lui  dit  Luther,  les  déclarations  de  l'Écriture 
«que  j'ai  avancées,  w  —  «C'est  au-dessus  de  mon 
«  pouvoir,»  dit  Staupitz.  —  «  Eh  bien,  reprit  Lu- 
«  ther,  il  est  contre  ma  conscience  de  me  rétracter, 
«  aussi  longtemps  qu'on  n'aura  pu  m'expliquer 
«ces  passages  de  l'Écriture.  Quoi!  continua-t-il, 
«le  cardinal  prétend,  à  ce  que  vous  m'assurez, 
«  qu'il  veut  arranger  ainsi  l'affaire,  sans  qu'il 
«  y  ait  pour  moi  ni  honte  ni  désavantage.  Ah  !  ce 
«  sont  là  des  paroles  romaines ,  qui  signifient  en 
«  bon  allemand ,  que  ce  serait  mon  opprobre  et 
«  ma  ruine  éternelle.  Qu'a-t-il  d'autre  à  attendre, 
«  celui  qui ,  par  crainte  des  hommes,  et  contre  la 
«  voix  de  sa  conscience,  renie  la  vérité  '  ?» 

Staupitz  n'insista  pas;  il  annonça  seulement  à 
Luther  que  le  cardinal  avait  consenti  à  lui  remet- 
tre par  écrit  les  points  dont  il  demandait  la  rétrac- 
tation. Puis,  sans  doute,  il  lui  apprit  la  résolution 
où  il  était  de  quitter  Augsbourg  ,  où  il  n'avait 
plus  rien  à  faire.  Luther  lui  communiqua  un  des- 
sein qu'il  avait  formé  pour  consoler  et  fortifier 
leurs  âmes.  Staupitz  promit  de  revenir,  et  ils  se 
séparèrent  pour  quelques  instants. 

Demeuré  seul  dans  sa  cellule,  Luther  tourna 

profundos  ociilos  et  mirabiles  speculationes  in  capite  suo. 
(Myconius,  p.  33.) 

I  L.  Opp.(L.)XVIÏ,p.  aïo. 


LUTHER    A    SPALATIIN.  547 

ses  pensées  vers  des  amis  chers  à  son  cœur.  Il  se 
transporta  à  Weimar,  à  Wittemberg.  Il  désira  in- 
former l'Électeur  de  ce  qui  se  passait ,  et ,  crai- 
gnant d'être  indiscret  en  s'adressant  au  prince 
lui-même ,  il  écrivit  à  Spalatin ,  et  pria  le  chape- 
lain de  faire  connaître  l'état  des  choses  à  son  maî- 
tre. Il  lui  raconta  toute  l'affaire,  jusqu'à  la  pro- 
messe faite  par  le  légat  de  donner  par  écrit  les 
points  controversés,  et  il  termina,  en  disant  : 
«  C'est  là  qu'en  est  la  chose  ;  mais  je  n'ai  ni  es- 
te pérance  ni  confiance  dans  le  légat.  Je  ne  veux 
«  pas  rétracter  une  seule  syllabe.  Je  publierai  la 
«réponse  que  je  lui  ai  remise,  afin  que  s'il  en 
«  vient  à  la  violence,  il  soit  couvert  de  honte  dans 
«  toute  la  chrétienté  ^  » 

Puis,  le  docteur  profita  de  quelques  moments 
qui  lui  restaient  encore,  pour  donner  de  ses  nou- 
velles à  ses  amis  de  Wittemberg. 

«  Paix  et  félicité,  écrivait-il  au  docteur  Carlstadt. 
«  Acceptez  ce  peu  de  mots,  comme  si  c'était  une 
«  longue  lettre  ;  car  le  temps  et  les  événements 
«  me  pressent.  Une  autre  fois ,  je  vous  écrirai  à 
«  vous  et  à  d'autres  plus  longuement.  Voilà  trois 
«jours  que  mon  affaire  se  traite,  et  les  choses 
«  en  sont  au  point  que  je  n'ai  plus  aucun  espoir 
«  de  retourner  vers  vous ,  et  que  je  n'ai  plus  que 
«  l'excommunication  à  attendre.  Le  légat  ne  veut 
«  absolument  pas  que  je  dispute  ni  publique- 
a  ment  ni  en  particulier.  Il  ne  veut  pas  être  pour 
♦<  naoi  un  juge,  dit-il,  mais  un  père;  et  pourtant 

i  L.  Epp.  1, 149. 

35. 


548  LITIÎIR     A    CARLSTADT. 

«  il  ne  veut  entendre  de  moi  que  ces  paroles  : 
«  Je  me  rétracte ,  et  je  reconnais  que  je  me  suis 
cf  trompé.  Et  moi ,  je  ne  veux  pas  les  dire. 

«  Les  périls  de  ma  cause  sont  d'autant  plus 
«  grands,  qu'elle  a  pour  juges,  non-seulement  des 
«  ennemis  implacables,  mais  encore  des  hommes 
«  incapables  de  la  comprendre.  Cependant  le  Sei- 
a  gneur  Dieu  vit  et  règne  :  c'est  à  sa  garde  que 
«  je  me  recommande  ,  et  je  ne  doute  pas  que  , 
«  répondant  aux  prières  de  quelques  âmes  pieuses, 
ce  il  ne  m'envoie  du  secours  j  je  crois  sentir  que 
«  l'on  prie  pour  moi. 

«  Ou  bien  je  retournerai  vers  vous  sans  qu'on 
«m'ait  fait  du  mal;  ou  bien,  frappé  d'excom- 
«  munication,  je  devrai  chercher  ailleurs  un  re- 
«  fuge. 

«Quoi  qu'il  en  soit,  comportez-vous  vaillam- 
«  ment,  tenez  ferme,  et  exaltez  Christ  intrépide- 
«  ment  et  avec  joie... 

«  Le  cardinal  me  nomme  toujours  son  cher  fils. 
«  Je  sais  ce  qu'il  en  faut  croire.  Je  suis  néanmoins 
«  persuadé  que  je  serais  pour  lui  l'homme  le  plus 
«  agréable  et  le  plus  cher,  si  je  voulais  pronon- 
«  cer  cette  seule  parole:  Revoco ,  c'est-à-dire,  je 
«  me  rétracte.  jNIais  je  ne  deviendrai  pas  hérétique, 
«  en  rétractant  la  foi  qui  m'a  fait  devenir  chré- 
M  tien.  Plutôt  être  chassé,  maudit,  brûlé,  mis  à 
«  mort..., 

«  Portez-vous  bien,  mon  cher  docteur,  et  mon- 
«  trez  cette  lettre  à  nos  théologiens,  à  Amsdorff, 
«  à  Philippe ,  à  Otten ,  et  aux  autres  ,  afin  que 
«  vous  priiez  pour  moi ,  et  aussi  pour  vous  ;  car 


L\    COMMUNION.  S/jQ 

s  c'est  aussi  votre  affaire  qui  se  traite  ici.  C'est 
«  celle  de  la  foi  au  Seigneur  Jésus-Christ  et  de  la 
«  grâce  de  Dieu  ^  » 

Douce  pensée, qui  remplit  toujours  de  consola- 
tion et  de  paix  ceux  qui  ont  rendu  témoignage  à 
Jesus-Christ,  à  sa  divinité  et  à  sa  grâce,  quand  le 
inonde  fait  pleuvoir  sur  eux  de  toutes  parts  ses 
jugements,  ses  exclusions  et  sa  défaveur  :  «  Notre 
«affaire  est  celle  de  la  foi  au  Seigneur!  »  Et  que 
de  douceur  aussi  dans  cette  conviction  qu'exprime 
le  réformateur:  «  Je  sens  que  l'on  prie  pour  moi  !  » 
La  ré  formation  fut  l'œuvre  de  la  prière  et  de  la 
piété.  La  lutte  de  Luther  et  de  Vio  fut  celle  de 
l'élément  religieux ,  qui  reparaissait  plein  de  vie  , 
avec  les  débris  expirants  de  la  dialectique  raison- 
neuse du  moyen  âge. 

Ainsi  s'entretenait  Luther  avec  ses  amis  absents. 
Bientôt  Staupitz  revint:  le  docteur  Ruhel  et  le 
chevalier  de  Feilitzsch,  l'un  et  l'autre  envoyés  de 
l'Électeur,  arrivèrent  aussi  chez  Luther,  après  avoir 
pris  congé  du  cardinal.  Quelques  autres  amis  de 
l'Évangile  se  joignirent  à  eux.  Luther,  voyant  ainsi 
réunis  ces  hommes  généreux ,  sur  le  point  de  se 
disperser,  et  desquels  il  allait  peut-être  se  séparer 
lui-même  pour  toujours,  leur  proposa  de  célé- 
brer tous  ensemble  la  cène  du  Seigneur.  Ils  ac- 
ceptent, et  ce  petit  troupeau  d'hommes  fidèles 
communie  au  corps  et  au  sang  de  Jésus-Christ. 
Quels  sentiments  remplissent  le  cœur  de  ces  amis 
du  réformateur  ,  dans  le  moment  où  ,  célébrant 

I  L.  Epp.  I,  i5y. 


55o  LINK    liï    DE    VIO. 

avec  lui  l'eucharistie,  ils  pensent  que  c'est  peut-être 
la  dernière  fois  qu'il  lui  sera  pernois  de  le  faire  1 
Quelle  joie  et  quel  amour  animent  le  cœur  de 
Luther,  en  se  voyant  si  gracieusement  reçu  par 
son  Maître ,  dans  le  moment  où  les  hommes  le 
repoussent  !  Que  cette  cène  dut  être  solennelle  ! 
Que  cette  soirée  dut  être  sainte  ^  l 

Le  lendemain  ^,  Luther  attendait  les  articles 
que  le  légat  devait  lui  envoyer.  Mais,  ne  recevant 
de  lui  aucun  message,  il  pria  son  ami  le  docteur 
Wenceslas  Link  de  se  rendre  chez  le  cardinal.  De 
Vio  reçut  Link  de  la  manière  la  plus  affable  ,  et 
l'assura  qu'il  ne  voulait  agir  qu'en  ami.  «  Je  ne  re- 
«  garde  plus,  lui  dit-il,  le  docteur  Martin  Luther 
«  comme  un  hérétique.  Je  ne  veux  point  cette 
«  fois-ci  l'excommunier,  à  moins  qu'il  ne  me  vienne 
«  d'autres  ordres  de  Rome.  J'ai  envoyé  sa  réponse 
«  au  pape  par  un  exprès,  w  Puis,  pour  faire  preuve 
de  ses  bonnes  dispositions,  il  ajoute  :  «Si  ledoc- 
«  teur  Luther  voulait  seulement  rétracter  ce  qui 
•t  regarde  les  indulgences,  l'affaire  serait  bientôt 
«  finie;  car,  pour  ce  qui  concerne  la  foi  dans  les 
«  sacrements,  c'est  un  article  que  chacun  peut  in- 
«  terpréter  et  entendre  à  sa  manière.  »  Spalatin  , 
qui  rapporte  ces  paroles,  ajoute  cette  remarque 
maligne,  mais  juste  :  «  Il  résulte  clairement  de  là 
«  que  Rome  recherche  l'argent  plus  que  la  sainte 
«  foi  et  que  le  salut  des  âmes  ^.  » 

Link  revint  chez  Luther  :  il  y  trouva  Staupitz , 

X  L.  0pp.  (L.)  XVII ,  p.  178. 

a  Samedi  1 5  octobre. 

3  L.Opp.  (L.)XVII,p.  182. 


DÉPART    DE    STAUPITZ    ET    DE    LIKK.  55 1 

et  leur  rendit  compte  de  sa  visite.  Lorsqu'il  rap- 
porta la  concession  inattendue  du  légat  :  «Il  eût 
«  valu  la  peine,  dit  Staupitz  ,  que  le  docteur  Wen- 
«  ceslas  eût  eu  avec  lui  un  notaire  et  des  témoins, 
«  pour  coucher  par  écrit  cette  parole;  car  si  un 
a  tel  dessein  venait  à  être  connu  ,  cela  porterait 
«  un  grand  préjudice  aux  Romains.  » 

Cependant,  plus  les  paroles  du  prélat  devenaient 
douces,  et  moins  les  honnêtes  Germains  se  con- 
fiaient en  lui.  Plusieurs  des  hommes  de  bien 
auxquels  Luther  avait  été  recommandé  tinrent 
conseil.  «Le  légat,  dirent-ils,  prépare  quelque 
«  malheur  par  ce  courrier  dont  il  parle ,  et  il  est 
«  fort  à  craindre  que  vous  ne  soyez  tous  ensemble 
«  saisis  et  jetés  en  prison.  » 

Staupitz  et  Wenceslas  se  décidèrent  donc  à  quit- 
ter la  ville  ;  ils  embrassèrent  Luther,  qui  persis- 
tait à  demeurer  à  Augsbourg,  et  partirent  en 
toute  hâte ,  par  deux  routes  différentes ,  pour  se 
rendre  à  Nuremberg  ,  non  sans  ressentir  bien 
des  inquiétudes  sur  le  sort  du  témoin  courageux 
qu'ils  laissaient  derrière  eux. 

Le  dimanche  se  passa  assez  tranquillement. 
Mais  Luther  attendait  en  vain  un  message  du  lé- 
gat :  celui-ci  ne  lui  faisait  rien  dire.  Il  résolut 
enfin  de  lui  écrire.  Staupitz  et  Link,  avant  de 
partir,  l'avaient  supplié  de  témoigner  au  cardinal 
toute  la  condescendance  possible.  Luther  n'a  pas 
encore  essayé  de  Rome  et  de  ses  envoyés  :  il  en 
est  à  sa  première  épreuve.  Si  la  condescendance 
ne  réussit  pas,  il  pourra  se  tenir  pour  averti. 
Maintenant  du  moins  il  en  doit  faire  l'essai.  Pour 


552  LUTHER    À.    C  A  JET  AN. 

ce  qui  le  concerne,  il  n'y  a  pas  de  jour  qu'il  ne 
se  condamne  lui-même ,  qu'il  ne  gémisse  sur  la 
facilité  avec  laquelle  il  se  laisse  entraîner  à  des 
expressions  dont  la  force  dépasse  la  mesure  con- 
venable :  pourquoi  n'avouerait-il  pas  au  cardinal 
ce  que  tous  les  jours  il  avoue  à  Dieu?  Luther 
avait  d'ailleurs  un  cœur  facile  à  émouvoir  et  qui 
ne  soupçonnait  pas  le  mal.  Il  prend  donc  la  plume, 
et,  dans  le  sentiment  d'une  bienveillance  respec- 
tueuse, il  écrit  au  cardinal  ce  qui  suit^  : 

«  Très-digne  père  en  Dieu,  je  viens  encore  une 
«  fois,  non  de  vive  voix  ,  mais  par  écrit,  supplier 
«  votre  bonté  paternelle  de  m'écouter  avec  fa- 
«  veur.  Le  révérend  docteur  Staupitz ,  mon  très- 
«  cher  père  en  Christ,  m'a  invité  à  m'humilier,  à 
«  renoncer  à  mon  propre  sens,  et  à  soumettre 
«  mon  opinion  au  jugement  d'hommes  pieux  et 
«  impartiaux.  Il  a  aussi  loué  votre  bonté  pater- 
«  nelle  et  m'a  tout  à  fait  convaincu  des  sentiments 
«  favorables  dont  vous  êtes  animé  à  mon  égard. 
«  Cette  nouvelle  m'a  rempli  de  joie. 

«  Maintenant  donc,  très-digne  père,  je  con- 
«  fesse,  ainsi  que  je  l'ai  déjà  fait  auparavant,  que 
«je  n'ai  pas  montré,  comme  on  dit ,  assez  de 
«  modestie,  assez  de  douceur,  ni  assez  de  respect 
«  pour  le  nom  du  souverain  pontife;  et,  bien  que 
«  l'on  m'ait  grandement  provoqué,  je  comprends 
«  qu'il  eût  été  mieux  pour  moi  de  traiter  l'affaire 
«  avec  plus  d'humilité ,  de  débonnaireté  et  de  vé- 
«  nération ,  et  de  ne  pas  répondre  au  fou  selon  sa 

1   La  lettre  est  datée  du  17  octobre. 


LUTHER    \    CAJETAN.  553 

tt  folie,  de  peur  de  lui  'levenir  semblable  (Prover- 
«  bes,  XXVI,  4)- 

«  Cela  m'afflige  fort  et  j'en  demande  pardon.  Je 
«  veux  en  donner  connaissance  au  peuple  du  haut 
«  de  la  chaire,  comme  au  reste  je  l'ai  déjà  fait 
«  souvent.  Je  veux  m'appliquer,  avec  la  grâce  de 
«  Dieu,  à  parler  autrement.  Il  y  a  plus  :  je  suis 
«  prêt  à  promettre,  sans  qu'on  me  le  demande, 
«  de  ne  plus  dire  un  seul  mot  sur  le  sujet  des  in- 
«  dulgences ,  si  cette  affaire  est  arrangée.  Mais 
«  aussi,  que  ceux  qui  m'ont  porté  à  la  commen- 
«  cer,  soient  obligés,  de  leur  côté,  à  se  modérer 
«  désormais  dans  leurs  discours  ou  à  se  taire. 

«  Pour  ce  qui  regarde  la  vérité  de  ma  doctrine, 
«<  l'autorité  de  saint  Thomas  et  des  autres  docteurs 
«  ne  saurait  me  suffire.  Tl  faut  que  j'entende  ,  si 
'<  j'en  suis  digne,  la  voix  de  l'épouse  ,  qui  est  l'E- 
«  glise.  Car  il  est  certain  qu'elle  entend  la  voix 
«  de  l'époux,  qui  est  Christ. 

«  Je  prie  donc,  en  toute  humilité  et  soumission, 
«  votre  amour  paternel  de  référer  toute  cette  ma- 
«  tière,  si  incertaine  jusqu'à  cette  heure,  à  notre 
«  très-saint  seigneur  Léon  X,  afin  que  l'Eglise  dé- 
«  cide,  prononce,  ordonne,  et  que  l'on  puisse  se 
«  rétracter  avec  une  bonne  conscience  ou  croire 
«  avec  sincérité  '.  » 

En  lisant  cette  lettre,  une  réflexion  se  présente 
encore.  On  voit  que  Luther  n'agissait  point  piir 
suite  d'un  système  formé  à  l'avance,  mais  unique- 
ment en  vertu  de  convictions  imprimées  succes- 

1  L.  0pp.  (L.)  198. 


554  SILENCE    DU    CARDINAL. 

sivement  dans  son  esprit  et  dans  son  cœur.  Bien 
loin  qu'il  y  eût  chez  lui  système  arrêté,  opposi- 
tion calculée,  il  était  parfois,  sans  s'en  douter,  en 
contradiction  avec  lui-même.  D'anciennes  convic- 
tions régnaient  encore  dans  son  esprit,  bien  que 
des  convictions  opposées  y  eussent  déjà  pris 
place.  Et  cependant ,  c'est  dans  ces  marques  de 
sincérité  et  de  vérité  qu'on  est  allé  chercher  des 
armes  contre  la  réforme;  c'est  parce  qu'elle  a  suivi 
cette  loi  obligatoire  de  progrès ,  qui  est  imposée 
en  toutes  choses  à  l'esprit  humain,  qu'on  a  écrit 
l'histoire  de  ses  variations;  c'est  dans  les  traits 
mêmes  qui  montrent  sa  sincérité,  et  qui  par  con- 
séquent la  rendent  honorable,  que  l'un  des  gé- 
nies chrétiens  les  plus  éminents  a  trouvé  ses  ob- 
jections les  plus  puissantes  M....  Inconcevables 
aberrations  de  l'esprit  de  l'homme  ! 

Luther  ne  reçut  pas  de  réponse  à  sa  lettre.  Ca- 
jetan  et  ses  courtisans,  après  s'être  si  fort  agités  , 
étaient  devenus  tout  à  coup  immobiles.  Quelle 
pouvait  en  être  la  raison  ?  Ne  serait-ce  pas  le  calme 
qui  précède  un  orage?  Quelques-uns  sont  de  l'a- 
vis de  Pallavicini  :  «  Le  cardinal  s'attendait,  re- 
«  marque-t-il,  à  ce  que  le  moine  orgueilleux,  sem- 
«  blable  à  un  soufflet  enflé,  perdrait  peu  à  peu 
«  le  vent  dont  il  était  rempli  et  deviendrait  tout  à 
«  fait  humble  ^.  »  D'autres ,  pensant  mieux  con- 
naître les  voies  de  Rome,  se  croient  assurés  que 
le  légat  veut  se  saisir  de  .Luther,  mais  que,  n'o- 

X  Hist.  des  variations,  de  Bossuet.  (Livre  I,  p.  a5,  etc.) 
"i.  Ut  foUis  ille  ventosa  elatione  distentus....  (p.  l\o.) 


SILENCE    DU    CARDINAL.  555 

sant  en  venir  tle  lui-même  à  de  telles  extrémités, 
à  cause  du  sauf-conduit  impérial,  il  attend  de 
Rome  la  réponse  à  son  message.  D'autres  encore 
ne  peuvent  pas  admettre  que  le  cardinal  veuille 
attendre  si  longtemps.  L'empereur  Maximilien, 
disent-ils,  et  ceci  pourrait  bien  être  la  vérité,  ne 
se  fera  pas  plus  scrupule  de  livrer  Luther  au  ju- 
gement de  l'Église,  malgré  le  sauf-conduit,  que 
Sigismond  ne  s'en  est  fait  de  livrer  Hus  au  concile 
de  Constance.  Le  légat  est  peut-être  maintenant 
en  négociation  avec  l'Empereur.  L'autorisation  de 
Maximilien  peut  arriver  à  toute  heure.  Autant  il 
montrait  auparavant  d'opposition  au  pape ,  au- 
tant, dans  ce  moment,  et  jusqu'à  ce  que  la  cou- 
ronne impériale  ceigne  la  tête  de  son  petit-fils , 
semble-t-il  le  flatter.  Il  n'y  a  pas  un  instant  à  per- 
dre. «  Préparez ,  disent  à  Luther  les  hommes  gé- 
«  néreux  qui  l'entourent ,  préparez  un  appel  au 
«  pape,  et  quittez  Augsbourg  sans  retard.  » 

Luther,  dont  la  présence  dans  cette  ville  est 
depuis  quatre  jours  tout  à  fait  inutile,  et  qui  a 
suffisamment  montré,  en  restant  après  le  départ 
des  conseillers  saxons  envoyés  par  l'Electeur  pour 
veiller  à  sa  sûreté,  qu'il  ne  craint  rien  et  qu'il  est 
prêt  à  répondre  à  tout,  se  rend  enfin  aux  vœux 
de  ses  amis.  Mais  auparavant  il  veut  instruire  de 
Vio  de  son  dessein;  il  lui  écrit  le  mardi,  veille  de 
son  départ.  Cette  seconde  lettre  est  plus  ferme 
que  la  première.  11  semble  que  Luther,  voyant 
que  toutes  ses  avances  sont  vaines ,  commence  à 
relever  la  tête,  dans  le  sentiment  de  son  droit  et 
de  l'injustice  de  ses  ennemis. 


556  ADIEUX    DE    LUTHER, 

«Très -digne  père  en  Dieu,  écrit-il  à  de  Vio^ 
«  votre  bonté  paternelle  a  vu,  oui  vu,  dis-je ,  et 
«  suffisamment  reconnu  mon  obéissance.  J'ai  en- 
«  treprisun  si  lointain  voyage,  au  milieu  de  grands 
c(  dangers,  avec  une  grande  faiblesse  de  corps, 
«  et  malgré  mon  extrême  pauvreté;  sur  l'ordre  de 
«  notre  très-saint  seigneur  Léon  X,  j'ai  comparu 
«  en  personne  devant  Votre  Éminence  ;  enfin,  je 
«  me  suis  jeté  aux  pieds  de  Sa  Sainteté,  et  j'attends 
«  maintenant  ce  qui  lui  semblera  bon ,  prêt  à  re- 
«  connaître  son  jugement,  soit  qu'il  me  condamne, 
«  soit  qu'il  me  justifie.  J'ai  donc  le  sentiment  de 
«  n'avoir  rien  omis  de  ce  qui  est  bienséant  à  un 
«  fils  obéissant  de  l'Église. 

«  Je  pense  en  conséquence  ne  pas  devoir  pro- 
«  longer  ici  inutilement  mon  séjour;  cela  me  serait 
•(d'ailleurs  impossible;  je  manque  de  ressources; 
cf  et  votre  bonté  paternelle  m'a  commandé  d'une 
«  voix  élevée  de  ne  plus  paraître  devant  ses  yeux, 
«  si  je  ne  voulais  pas  me  rétracter. 

«  Ainsi  donc,  je  pars  au  nom  du  Seigneur,  vou- 
«  lant  chercher  s'il  me  sera  possible  de  me  rendre 
«  dans  quelque  lieu  où  je  puisse  vivre  en  paix- 
«  Divers  personnages  plus  importants  que  moi 
«  m'ont  invité  à  en  appeler  de  votre  bonté  pater- 
«  nelle,  et  même,  de  notre  très-saint  seigneur 
«  Léon  X,  mal  informé,  à  lui-même  mieux  informé. 
«  Bien  que  je  sache  qu'un  tel  appel  sera  beaucoup 
«  plus  agréable  à  notre  sérénissime  Électeur  qu'une 
«rétractation,  néanmoins,  si  je  n'avais  dû  consul- 

«  ter  que  moi-même,  je  ne  l'aurais  pas  fait Je 

«  n'ai  commis  aucune  faute ,  je  ne  dois  donc  rien 
«  craindre.  » 


t)KPART.  5^7 

Luther  ayant  écrit  cette  lettre,  qui  ne  fut  re- 
mise au  légat  qu'après  son  départ,  se  disposa  à 
quitter  Augsbourg.  Dieu  l'y  avait  gardé  jusqu'à 
cette  heure ,  et  son  cœur  en  louait  le  Seigneur  ; 
mais  il  ne  devait  pas  tenter  Dieu.  Il  embrassa  ses 
amis,    Peutinger,   Langemantel  ,    les    Adelman, 
Auerbach  et  le  prieur  des  Carmélites  ,  qui  lui  avait 
donné  une  hospitalité  si  chrétienne.  Le  mercredi, 
avant  le  jour,  il  était  levé  et  prêt  à  partir.    Ses 
amis  lui  avaient  recommandé  de  prendre  beaucoup 
de  précautions,   de  peur  que,   remarquant   son 
dessein ,  on  n'y  mît  obstacle.  Il  suivit  autant  qu'il 
le  put  ces  conseils.  Un   bidet,  que  Staupitz  lui 
avait  laissé,  fut  amené  devant  la  porte  du  couvent. 
Encore  une  fois  il  dit  adieu  à  ses  frères;  puis  il 
monte  et  part ,  sans  avoir  de  bride  pour  son  che- 
val ,  sans  bottes ,  sans  éperons ,  sans  armes.  Le 
magistrat  de  la  ville  lui  avait  donné  pour  l'accom- 
pagner un  huissier  à  cheval,  qui  connaissait  parfai- 
tement les  chemins.  Ce  serviteur  le  conduit ,  au 
milieu  des  ténèbres,  par  les  rues  silencieuses  d' Augs- 
bourg. Ils  se  dirigent  vers  une  petite  porte  prati- 
quée dans  le  mur  de  la  ville.  L'un  des  conseillers, 
Langemantel,   avait  donné  ordre  qu'elle  lui  fût 
ouverte.  Il  est  encore  en  la  puissance  du  légat.  La 
main  de  Rome  peut  encore  s'étendre  sur  lui.  Sans 
doute  si  les  Italiens  savaient  que  leur  proie  leur 
échappe,  ils  pousseraient  un  cri   de  fureur.  Qui 
sait  si  l'adversaire  intrépide  de  Rome  ne  sera  pas 

encore  saisi  et  plongé  dans  un  cachot? Enfin 

Luther  et  son  guide  arrivent  à  la  petite  porte  :  ils 
la  passent.  Ils  sont  hors  d'Augsbourg,  et  bientôt 


558  APPEL    AU   PAPE. 

ils  lancent  leurs  chevaux  au  galop  et  s'éloignent 
en  toute  hâte. 

Luther,  en  partant,  avait  laissé  son  appel  au 
pape  entre  les  mains  du  prieur  de  Pomesaw.  Ses 
amis  n'avaient  pas  été  d'avis  de  le  remettre  au 
légat.  Le  prieur  était  chargé  de  le  faire  afficher, 
deux  ou  trois  jours  après  le  départ  du  docteur, 
à  la  porte  de  la  cathédrale ,  en  présence  d'un  no- 
taire et  de  témoins.  C'est  ce  qui  eut  lieu. 

Luther,  dans  cet  écrit,  déclare  qu'il  en  appelle 
du  très-saint  père  le  pape,  mal  informé,  au  très- 
saint  seigneur  et  père  en  Christ,  Léon  X"^  du  nom, 
par  la  grâce  de  Dieu,  mieux  informé  ^  Cet  appel 
avait  été  dressé  dans  le  style  et  les  formes  voulus , 
par  le  ministère  du  notaire  impérial  Gall  de  Her- 
brachtingen,  en  présence  des  deux  moines  au- 
gustins  Barthélémy  Utzmair  et  Wenzel  Steinbies. 
Il  était  daté  du  i6  octobre. 

Quand  le  cardinal  apprit  le  départ  de  Luther^ 
il  s'en  étonna  ;  et  même ,  à  ce  qu'il  assure  dans 
une  lettre  à  l'Électeur,  il  s'en  effraya  et  il  s'en 
épouvanta.  En  effet,  il  y  avait  de  quoi  l'irriter. 
Ce  départ ,  qui  mettait  fin  d'une  manière  si  brus- 
que à  toutes  les  négociations,  déjouait  les  espé- 
rances dont  son  orgueil  s'était  si  longtemps  flatté. 
Il  avait  ambitionné  l'honneur  de  guérir  les  plaies 
de  l'Église,  de  rétablir  en  Allemagne  l'influence 
chancelante  du  pape;  et  non-seulement  l'héréti- 
que lui  échappait  sans  qu'il  l'eût  puni,  mais  même 
sans  qu'il  fut  parvenu  à  l'humilier.  La  conférence 

t  Melius  informandnni.  (L.  0pp.  lat.  I,  p.  219} 


FUITE    DE    LUTHER.  55^ 

n'avait  servi  qu'à  mettre  dans  un  plus  grand  jour, 
d'un  côté  la  simplicité,  la  droiture,  la  fermeté  de 
Luther,  et  de  l'autre,  la  conduite  impérieuse  et 
déraisonnable  du  pape  et  de  son  ambassadeur. 
Puisque  Rome  n'y  avait  rien  gagné,  elle  devait  y 
perdre;  son  autorité,  n'ayant  pas  été  raffermie, 
devait  avoir  reçu  un  nouvel  échec.  Que  va-t-on 
dire  au  Vatican?  Quels  messages  vont  arriver  de 
Rome?  On  oubliera  les  difficultés  de  sa  situation; 
on  imputera  à  son  inhabileté  la  mauvaise  issue 
de  cette  affaire.  Serra-Longa  et  les  Italiens  sont 
furieux  de  se  voir,  eux  gens  si  habiles,  déjoués 
par  un  moine  allemand.  De  Vio  a  peine  à  cacher 
son  irritation.  Un  tel  affront  crie  vengeance,  et 
nous  le  verrons  bientôt  exhaler  sa  colère  dans  sa 
lettre  à  l'Électeur. 

X. 

Luther  continuait ,  avec  son  guide ,  à  fuir  loin 
d'Augsbourg.  Il  pressait  son  cheval  et  le  faisait 
aller  aussi  vite  que  le  permettaient  les  forces  du 
pauvre  animal.  Il  se  rappelait  la  fuite  réelle  ou 
supposée  de  Jean  Hus ,  la  manière  dont  on  l'attei- 
gnit, et  l'assertion  de  ses  adversaires,  qui  préten- 
dirent que  Hus  ayant ,  par  cette  fuite ,  annulé  le 
sauf-conduit  de  l'Empereur,  on  avait  eu  le  droit 
de  le  condamner  aux  flammes  ^  Cependant,  ces 
inquiétudes  ne  firent  que  traverser  le  coeur  de  Lu- 
ther. Sorti  de  la  ville  où  il  a  passé  dix  jours  sous 

1  Weissmann ,  Hist.  Eccl.  I ,  p.  laS?. 


56o  FUITE    DE    LUTHER. 

la  main  terrible  de  Rome,  qui  a  déjà  écrasé  tant 
de  milliers  de  témoins  de  la  vérité  et  fait  rejaillir 
autour  d'elle  tant  de  sang,  maintenant  qu'il  est 
libre,  qu'il  respire  l'air  pur  des  champs  ,  qu'il 
traverse  les  villages  et  les  campagnes,  qu'il  se  voit 
admirablement  délivré  par  le  bras  du  Seigneur 
toute  son  âme  bénit  l'Éternel.  C'est  bien  lui  qui 
peut  dire  à  cette  heure  :  Notre  âme  est  échappée , 
comme  V  oiseau ,  du  filet  des  oiseleurs.  Le  filet  a  été 
rompu,  et  nous  sommes  échappés...  Notre  aide  soit 
au  nom  de  l'Eternel  qui  a  fait  les  deux  et  la  terre  V' 
Le  cœur  de  Luther  est  ainsi  rempli  de  joie.  Mais 
ses  pensées  se  reportent  aussi  sur  de  Vio  :  «  Le 
«  cardinal,  se  dit-il,  aurait  aimé  m'avoir  entre  ses 
«  mains  et  m'envoyer  à  Rome.  Il  est  sans  doute 
«  chagrin  que  je  lui  aie  échappé.  Il  s'imaginait 
«  qu'il  était  maître  de  moi  à  Augsbourg;  il  croyait 
«  m'avoir  :  mais  il  tenait  l'anguille  par  la  queue. 
«  N'est-ce  pas  une  honte  que  ces  gens  m'estiment 
«à  un  si  haut  prix?  Ils  donneraient  plusieurs 
«  écus  pour  m'avoir,  tandis  que  notre  Seigneur 
«  Jésus  -  Christ  a  été  vendu  à  peine  trente  pièces 
M  d'argent^.» 

Luther  fit  ce  premier  jour  quatorze  lieues.  Le 
soir,  arrivé  à  l'auberge  où  il  voulait  passer  la  nuit, 
il  était  si  fatigué  (  son  cheval  avait  un  trot  très- 
dur,  nous  dit  un  historien),  que,  descendu  de 
cheval,  il  ne  put  se  tenir  debout  et  il  s'étendit  sur 
la  paille.  Il  goûta  néanmoins  quelque  repos.  Le 

1  Ps.   124- 

2  L.  0pp.  (L.)  XVII,    p.  202. 


ADMIRATIOJV.  5( 


)l 


lendemain  il  continua  son  voyage.  Il  trouva  à  Nu- 
remberg Staupitz  qui  y  visitait  les  couvents  de 
son  ordre.  Ce  fut  dans  cette  ville  qu'il  vit  pour  la 
première  fois  le  bref  que  le  pape  avait  envoyé  à 
Cajetan  à  son  sujet.  Il  en  fut  indigné,  et  il  est 
bien  probable  que  s'il  avait  pu  lire  ce  bref  avant 
son  départ  de  Wittemberg,  il  n'eut  jamais  com- 
paru devant  le  cardinal.  «  Il  est  impossible  de 
«  croire,  dit-il,  que  quelque  chose  de  si  monstrueux 
te  soit  émané  d'un  souverain  pontife  ^  » 

Partout  sur  la  route  Luther  était  l'objet  de 
l'intérêt  général.  11  n'avait  cédé  en  rien.  Une  telle 
victoire,  remportée  par  un  moine  mendiant  sur 
un  représentant  de  Rome,  remplissait  d'admira- 
tion tous  les  cœurs.  L'Allemagne  semblait  vengée 
des  mépris  de  l'Italie.  La  Parole  éternelle  a  été 
plus  honorée  que  la  parole  du  pape.  Cette  vaste 
puissance,  qui  depuis  tant  de  siècles  dominait  le 
monde,  a  reçu  im  formidable  échec.  La  marche  de 
Luther  fut  un  triomphe.  On  s'applaudissait  de  l'o- 
piniâtreté de  Rome,  dans  l'espoir  qu'elle  amènerait 
sa  chute.  Si  elle  n'avait  pas  voulu  conserver  des 
gains  honteux,  si  elle  avait  été  assez  sage  pour  ne 
pas  mépriser  les  Allemands,  si  elle  avait  réformé 
de  criants  abus,  peut-être,  selon  les  vues  hu- 
maines, tout  fût-il  rentré  dans  cet  état  de  mort 
duquel  Luther  s'était  réveillé.  Mais  la  papauté  ne 
veut  pas  céder;  et  le  docteur  se  verra  contraint 
d'amener  à  la  lumière  bien  d'autres   erreurs,  et 

i   Epp.  I ,  p.  i6G. 

L  36 


5()'^.  DÉSrR    DE    LUTHER. 

d'avancer  clans  la  connaissance  et  dans  la  mani- 
festation de  la  vérité. 

Luther  arriva  le  26  octobre  àGrœfenthal,situé  à 
l'extrémité  des  forets  de  la  Thuringe.  Il  v  rencon- 
tra le  comte  Albert  de  Mansfeld ,  le  même  qui 
l'avait  si  fort  dissuadé  de  se  rendre  à  Augsbourg. 
Le  comte  rit  beaucoup  en  voyant  son  singulier 
équipage.  Il  s'empara  de  lui^  et  l'obligea  à  devenir 
son  hôte.  Bientôt  Luther  se  remit  en  route. 

Il  se  hâtait ,  désirant  être  à  Wittemberg  le  3 1 
octobre,  dans  la  pensée  que  l'Électeur  s'y  trou- 
verait pour  la  fête  de  tous  les  saints ,  et  qu'il 
pourrait  l'y  voir.  Le  bref  qu'il  avait  lu  à  Nurem- 
berg lui  avait  révélé  tout  le  danger  de  sa  situa- 
tion. En  effet,  déjà  condamné  à  Rome,  il  ne 
pouvait  espérer  ni  de  demeurer  k  Wittemberg , 
ni  d'obtenir  un  asile  dans  un  couvent ,  ni  de  se 
trouver  quelque  autre  part  en  paix  et  en  sûreté. 
La  protection  de  l'Electeur  pourrait  peut-être  le 
défendre;  mais  il  était  loin  d'en  être  assuré.  Il  ne 
pouvait  plus  rien  attendre  des  deux  amis  qu'il 
avait  eus  jusqu'alors  à  la  cour  de  ce  prince.  Stau- 
pitz  avait  perdu  la  faveur  dont  il  avait  longtemps 
joui,  et  quittait  la  Saxe.  Spalatin  était  aimé  de 
Frédéric,  mais  il  n'avait  pas  sur  lui  une  grande 
influence.  L'Électeur  lui-même  ne  connaissait  pas 
assez  la  doctrine  de  l'Évangile  pour  s'exposer  ,  à 
cause  d'elle,  à  des  périls  manifestes.  Cependant 
Luther  pensa  qu'il  n'avait  rien  de  mieux  à  faire 
que  de  retourner  à  Wittemberg,  et  d'y  attendre 
ce  que  le  Dieu  éternel  et  miséricordieux  décide- 


LK    LtG.VT     A     L  LLJ.CTr.LR.  5G'3 

rait  de  lui.  Si,  comme  c'était  la  pensée  de  plu- 
sieurs ,  on  le  laissait  tranquille ,  il  voulait  se 
donner  tout  entier  à  l'étude  et  à  l'enseignement 
de  la  jeunesse  '. 

Luther  fut  de  retour  à  Wittemberg  le  3o  oc- 
tobre. Il  s'était  hâté  inutilement.  Ni  l'Electeur  ni 
Spalatin  n'étaient  venus  pour  la  fête.  Ses  amis 
furent  tout  joyeux  en  le  revoyant  parmi  eux.  Il 
s'empressa  d'annoncer  le  même  jour  son  arrivée 
à  Spalatin  :  «  Je  suis  revenu  aujourd'hui  à  Wit- 
«  temberg  sain  et  sauf,  par  la  grâce  de  Dieu  ,  lui 
«  dit-il;  mais  combien  de  temps  j'y  resterai,  c'est 
a  ce  que  j'ignore...  Te  suis  rempli  de  joie  et  de 
«  paix,  en  sorte  que  je  m'étonne  fort  que  l'épreuve 
«  que  j'endure  puisse  paraître  si  grande  à  tant  de 
«  grands  personnages.)) 

De  Vio  n'avait  pas  attendu  longtemps,  après  le 
départ  de  Luther,  pour  exhaler  auprès  de  l'Elec- 
teur toute  son  indignation.  Sa  lettre  respire  la 
vengeance.  Il  rend  compte  à  Frédéric  de  la  con- 
férence, avec  un  air  de  confiance:  «Puisque  le 
«  frère  Martin,  dit-il  en  terminant,  ne  peut  être 
«  amené  par  des  voies  paternelles  à  reconnaître 
«  son  erreur,  et  à  demeurer  fidèle  à  l'Eglise  ca- 
«  tholique,  je  prie  Votre  Altesse  de  l'envoyer  à 
«  Rome,  ou  de  le  chasser  de  ses  Etats.  Sachez  bien 
a  que  cette  affaire  difficile,  méchante  et  pleine  de 
«  venin,  ne  peut  durer  longtemps  encore;  car  dès 
«  que  j'aurai  fait  connaître  à  notre  très-saint  sei- 
«  gneur  tant  de  ruse  et  de  malice,   on   en  aura 


I   L.  0pp.  (L.)XVH,  p.  t83. 

30. 


5^4  LUTHER    A    l/ÉLECTEUR. 

«  bientôt  fini.  »  Dans  un  post-scriptum,  écrit  de  sa 
propre  main ,  le  cardinal  sollicite  l'Électeur  de  ne 
pas  souiller  honteusement  son  honneur  et  celui 
de  ses  illustres  ancêtres,  pour  un  misérable  petit 
frère  ^ 

Jamais  peut-être  l'âme  de  Luther  ne  fut  rem- 
plie d'une  plus  noble  indignation ,  que  lorsqu'il 
lut  la  copie  de  cette  lettre  que  l'Électeur  lui  en- 
voya. Le  sentiment  des  souffrances  qu'il  est  des- 
tiné à  endurer,  le  prix  de  la  vérité  pour  laquelle 
il  combat,  le  mépris  que  lui  inspire  la  conduite 
du  légat  de  Rome  ,  remplissent  à  la  fois  son  cœur. 
Sa  réponse,  écrite  dans  cette  agitation  d'âme,  est 
pleine  de  ce  courage,  de  cette  élévation  ,  de  cette 
foi,  qu'on  retrouve  toujours  en  lui  dans  les  épo- 
ques les  plus  difficiles  de  sa  vie.  Il  rend  compte, 
à  son  tour,  de  la  conférence  d'Augsbourg  ;  il  ex- 
pose ensuite  la  conduite  du  cardinal ,  puis  il  con- 
tinue ainsi  : 

«  Je  voudrais  répondre  au  légat  à  la  place  de 
«  l'Électeur  : 

«  Prouve  que  tu  parles  avec  science,  lui  dirais- 
«  je;  qu'on  couche  par  écrit  toute  l'affaire  :  alors 
«  j'enverrai  le  frère  Martin  à  Rome,  ou  bien  je  le 
«  ferai  moi-même  saisir  et  mettre  à  mort.  Je  pren- 
«  draî  soin  de  ma  conscience  et  de  mon  honneur, 
«  et  je  ne  permettrai  pas  qu'aucune  tache  vienne 
«  souiller  ma  gloire.  Mais  aussi  longtemps  que  ta 
«  science  certaine  fuit  la  lumière  et  ne  se  fait  con- 
«  naître  que  par  des  clameurs  ,  je  ne  puis  ajouter 
«  foi  aux  ténèbres. 

i  L.  Opp.  (L.)  XVII,  p.  2o3. 


LUTHER    A    LÉLECïEUJi.  565 

«  C'est  ainsi  que  je   voudrais    répondre ,  très- 
«  excellent  prince. 

«  Que  le  révérend  légat ,  ou  le  pape  lui-même , 
«  spécifient  par  écrit  mes  erreurs;  qu'ils  exposent 
«  leurs  raisons;  qu'ils  m'instruisent,  moi  qui  dé- 
«  sire  être  instruit,  qui  le  demande,  qui  le  veux, 
«  qui  l'attends ,  tellement  qu'un  Turc  même  ne 
«  refuserait  pas  de  le  faire.  Si  je  ne  me  rétracte 
i<  pas,  et  ne  me  condamne  pas,  quand  on  m'aura 
«  prouvé  que  les  passages  que  j'ai  cités  doivent 
«  être  compris  autrement  que  je  ne  l'ai  fait,  alors, 
«  ô  très-excellent  Électeur,  que  Votre  Altesse  soit 
«  la  première  à  me  poursuivre  et  à  me  chasser  ; 
«  que  l'Université  me  repousse  et  m'accable  de  sa 
w  colère...  Il  y  a  plus,  et  j'en  prends  à  témoin  le 
«  ciel  et  la  terre  ,  que  le  Seigneur  Jésus-Christ  me 
«  rejette  et  me  condamne!...  Les  paroles  que  je 
«  dis  ne  me  sont  pas  dictées  par  une  présomption 
«  vaine,  mais  par  une  inébranlable  conviction.  Je 
«  veux  que  le  Seigneur  Dieu  me  retire  sa  grâce , 
«  et  que  toute  créature  de  Dieu  me  refuse  sa  fa- 
«  veur,  si,  lorsqu'on  m'aura  montré  une  meilleure 
«  doctrine,  je  ne  l'embrasse  pas. 

«  S'ils  me  méprisent  trop,  à  cause  de  la  bassesse 
«  démon  état,  moi  pauvre  petit  frère  mendiant, 
«  et  s'ils  refusent  de  m'instruire  dans  le  chemin 
«  de  la  vérité ,  que  Votre  Altesse  prie  le  légat  de 
«  lui  indiquer  par  écrit  en  quoi  j'ai  erré;  et  s'ils 
«  refusent  cette  faveur  à  Votre  Altesse  même^  qu'ils 
«  écrivent  leur  pensée,  soit  à  Sa  Majesté  Impériale, 
«  soit  à  quelque  archevêque  de  l'Allemagne.  Que 
«  dois-je,  que  puis-je  dire  de  plus? 


^66  LUTHER     A    l'ÉLLCTJiLR. 

«  Que  Votre  Altesse  écoute  la  voix  de  sa  cons- 
«  cience  et  de  son  honneur,  et  ne  m'envoie  pas  à 
«  Rome.  Aucun  homme  ne  peut  vous  le  comman- 
«  der;  car  il  est  impossible  que  je  sois  en  sûreté 
«  dans  Rome.  Le  pape  lui-même  n'y  est  pas  en  sù- 
«  reté.  Ce  serait  vous  ordonner  de  trahir  le  san» 
«  d'un  chrétien.  Ils  y  ont  du  papier,  des  plumes 
«  et  de  l'encre;  ils  y  ont  aussi  des  notaires  en 
'c  nombre  infini.  Il  leur  est  facile  d'écrire  en  quoi 
«  et  pourquoi  j'ai  erré.  Absent ,  il  en  coûtera  moins 
w  de  m'instruire  par  écrit,  que,  présent,  de  me 
«  faire  mourir  par  ruse. 

«  Je  me  résigne  à  l'exil.  Mes  adversaires  me 
«  tendent  de  tous  côtés  des  pièges,  en  sorte  que 
«  je  ne  puis  nulle  part  vivre  en  sûreté.  Afin  qu'il 
«  ne  vous  arrive  aucun  mal  à  mon  sujet,  j'aban- 
«  donne,  au  nom  de  Dieu,  vos  États.  Je  veux  aller 
«  où  le  Dieu  éternel  et  miséricordieux  veut  m'a- 
«  voir.  Qu'il  fasse  de  moi  ce  qu'il  voudra  ! 

«  Ainsi  donc,  SérénissimeEIecteur,je  vous  salue 
«  avec  vénération;  je  vous  recommande  au  Dieu 
«  éternel,  et  je  vous  rends  d'immortelles  actions 
«  de  grâces  pour  tous  vos  bienfaits  envers  moi. 
«  Quel  que  soit  le  peuple  au  milieu  duquel  je  de- 
«  meurerai  à  l'avenir,  je  me  souviendrai  éternel- 
«  lement  de  vous,  et  je  ])rierai  sans  cesse  avec 
«  reconnaissance  pour  votre  bonheur  et  pour  ce- 
«  lui  des  vôtres  '...  Je  suis  encore,  grâce. à  Dieu, 
«  plein  de  joie,  et  je  le  bénis  de  ce  que  Christ,  le 

1  El;o  eiiiui  iibiciiinque  eio  gentium,  illuslrissiniie  Domi- 
nationis  luaenunqiiain  non  cro  memor...  (r>.  Epp.  I,  187.) 


LÉLECTELlR    Âl     LÉGAT.  667 

t  fils  de  Dieu ,  me  juge  digne  de  souffrir  dans  une 
«  cause  si  sainte.  Qu'il  garde  éternellement  Votre 
«  Altesse  illustre!  Amen.» 

Cette  lettre ,  si  pleine  de  vérité  ,  fit  une  pro- 
fonde impression  sur  l'Électeur.  «  11  fut  ébranlé 
«  par  une  lettre  très-éloquente,  »  dit  Maimbourg. 
Jamais  il  n'eût  pensé  à  livrer  un  innocent  entre 
les  mains  de  Rome;  peut-être  eût-il  invité  Luther 
a  se  tenir  quelque  temps  caché ,  mais  il  ne  vou- 
lut pas  même  avoir  l'apparence  de  céder  en  quel- 
que manière  aux  menaces  du  légat.  H  écrivit  à 
son  conseiller  Pfeffinger,  qui  se  trouvait  auprès 
de  l'Empereur,  de  faire  connaître  à  ce  prince  le 
véritable  état  des  choses ,  et  de  le  supplier  d'écrire 
à  Rome,  qu'on  mît  fin  à  cette  affaire,  ou  du  moins 
qu'on  la  fit  juger  en  Allemagne  par  des  juges  im- 
partiaux ^ 

*  Quelques  jours  après,  l'Électeur  répondit  au 
légat  :  «  Puisque  le  docteur  Martin  a  paru  devant 
«  vous  à  Augsbourg,  vous  devez  être  satisfait. 
«  Nous  ne  nous  étions  pas  attendu  à  ce  que,  sans 
«  l'avoir  convaincu,  vous  prétendriez  le  contrain- 
«  dre  à  se  rétracter.  Aucun  des  savants  qui  se 
«  trouvent  dans  nos  principautés  ne  nous  a  dit 
«  que  la  doctrine  de  Martin  fût  impie,  antichré- 
«  tienne  et  hérétique.  »  Le  prince  refuse  ensuite 
d'envoyer  Luther  à  Rome,  et  de  le  chasser  de  ses 
États. 

Cette  lettre ,  qui  fut  communiquée  à  Luther,  le 
remplit  de  joie.  «Bon  Dieu!  écrivit-il  à  Spalatin , 

i   I.,  Opp.  (I..)XY11,  p.  .4/,  4. 


568  PROSPÉRITÉ    DE    l'université. 

«  avec  quelle  joie  je  l'ai  lue  et  relue!  Je  sais  quelle 
(c  confiance  on  peut  avoir  en  ces  paroles ,  pleines 
«  à  la  fois  d'une  force  et  d'une  modestie  si  admi- 
«  râbles.  Je  crains  que  les  Romains  ne  compren- 
«  nent  pas  tout  ce  qu'elles  signifient;  mais  ils 
«  comprendront  du  moins  que  ce  qu'ils  croyaient 
«  déjà  fini ,  n'est  pas  même  commencé.  Veuillez 
«  présenter  au  prince  mes  actions  de  grâces.  Il 
«  est  étrange  que  celui  (  de  Vio  )  qui,  il  y  a  peu 
«  de  temps  encore,  était  moine  mendiant  comme 
«  moi ,  ne  craigne  pas  d'aborder  sans  respect  les 
«princes  les  plus  puissants,  de  les  interpeller, 
«  de  les  menacer,  de  leur  commander,  et  de  les 
«  traiter  avec  un  inconcevable  orgueil.  Qu'il  ap- 
te prenne  que  la  puissance  temporelle  est  de  Dieu, 
«  et  qu'il  n'est  pas  permis  d'en  fouler  aux  pieds 
«c  la  gloire  ^  m 

Ce  qui  avait  sans  doute  encouragé  Frédéric  à 
répondre  au  légat  sur  un  ton  auquel  celui-ci  ne 
s'était  pas  attendu,  c'était  une  lettre  que  l'uni- 
versité de  Wittemberg  lui  avait  adressée.  Elle  avait 
de  bonnes  raisons  pour  se  prononcer  en  faveur 
du  docteur;  car  elle  florissait  de  plus  en  plus,  et 
elle  éclipsait  toutes  les  autres  écoles.  Une  foule 
d'étudiants  y  accouraient  de  toutes  les  parties  de 
l'Allemagne,  pour  entendre  cet  homme  extraor- 
dinaire ,  dont  les  enseignements  paraissaient  ou- 
vrir à  la  religion  et  à  la  science  une  ère  nouvelle. 
Ces  jeunes  gens,  venus  de  toutes  les  provinces, 
s'arrêtaient  au  moment  où  ils  découvraient  dans 

1   L.  Ep))-  I ,  p.  lyS- 


PENSÉKS    I)K    DEPART.  56c) 

le  lointain  les  clochers  de  Wittembêrg  ;  ils  élevaient 
alors  leurs  mains  vers  le  ciel ,  et  ils  louaient  Dieu 
de  ce  qu'il  faisait  luire  de  cette  ville,  comme  autre- 
fois de  Sion,  la  lumière  de  la  vérité,  et  l'envoyait 
jusqu'aux  contrées  les  plus  éloignées  ^  Une  vie, 
une  activité,  inconnue  jusque-là,  animait  l'uni- 
versité. «  On  s'excite  ici  à  l'étude  à  la  manière  des 
«  fourmis,»  écrivait  Luther '^ 


XI. 


Luther,  pensant  qu'il  pouvait  être  bientôt  chassé 
de  l'Allemagne,  s'occupait  de  la  publication  des 
actes  de  la  conférence  d'Augsbourg.  Il  voulait  que 
ces  actes  demeurassent  comme  un  témoignage  de 
la  lutte  entre  Rome  et  lui.  11  voyait  l'orage  prés 
d'éclater,  mais  il  ne  le  craignait  pas.  Il  attendait 
de  jour  en  jour  les  malédictions  de  Rome,  et  il 
disposait  et  ordonnait  tout,  afin  d'être  prêt  lors- 
qu'elles arriveraient.  «  Ayant  retroussé  ma  robe  et 
«  ceint  mes  reins,  disait-il,  je  suis  prêt  à  partir 
«  comme  Abraham  ,  sans  savoir  où  j'irai;  ou  plu- 
ie tôt  sachant  bien  où,  puisque  Dieu  est  toutes 
«  parts  ^.»  Il  avait  le  dessein  de  laisser  derrière 
lui  une  lettre  d'adieu.  «  Aie  alors  le  courage,  écri- 
«  vait-il  à  Spalatin,  de  lire  la  lettre  d'un  homme 
«  maudit  et  excommunié.  » 

Ses  amis  étaient  remplis  pour  lui  de  crainte  tt 

I   Sciiltet.  Annal.  I,  p.  17. 

■1  StncUum  nosliuni  more  formiiaium  fcrvcr.  (l,.  Kpp-  I, 
p.  193.) 

'>   Quia  Dcus  uhicpie.  (Ibid.,  p.  188) 


J'jO  PENSElîS    DE    DEPART. 

(Je  sollicitude.  Ils  le  sujDpliaient  de  se  constituer 
prisonnier  entre  les  mains  de  l'Électeur,  afin  que 
ce  prince  le  fît  garder  sûrement  quelque  part  '. 

Ses  ennemis  ne  pouvaient  comprendre  ce  qui 
lui  donnait  tant  d'assurance.  Un  jour,  on  s'entre- 
tenait de  lui  à  la  cour  de  l'évéque  de  Brandebourg, 
et  l'on  demandait  sur  quel  appui  il  pouvait  se  fon- 
der. «C'est  Erasme,  disait-on,  c'est  Capiton,  ce 
«  sont  d'autres  hommes  savants  qui  sont  sa  con- 
«  fiance.  —  Non  ,  non ,  reprit  l'évéque ,  le  pape 
«  s'inquiéterait  fort  peu  de  ces  gens-là.  C'est  sur 
«  l'université  de  Wittemberg  et  sur  le  duc  de  Saxe 

«  qu'il  se  repose »  Ainsi  les  uns  et   les  autres 

ignoraient  quelle  était  la  forteresse  où  s'était  ré- 
fugié le  réformateur. 

Des  pensées  de  départ  traversaient  l'esprit  de 
Luther.  Ce  n'était  pas  la  crainte  des  dangers  qui 
les  faisait  naître,  mais  la  prévision  des  obstacles 
sans  cesse  renaissants  que  trouverait  en  Allemagne 
la  libre  profession  de  la  vérité.  «  Si  je  demeure  ici, 
«  disait-il,  la  liberté  de  dire  et  d'écrire  bien  des 
«  choses  me  sera  ravie.  Si  je  pars,  j'épancherai  li- 
«  brement  les  pensées  de  mon  cœur,  et  j'offrirai 
«  ma  vie  à  Jésus-Christ  ^.  » 

La  France  était  le  pays  où  Luther  espérait  pou- 
voir annoncer  la  vérité  sans  entraves.  La  liberté 
dont  jouissaient  les  docteurs  et  l'université  de 
Paris,  lui  paraissait  digne  d'envie.  Il  était  d'ailleurs 
d'accord  avec  eux  stu-  beaucoup  de  points.  Que 

1  Ut  principi  nie  in  caplivitateai  dareni.  (L.  Epp.  1,  p.  i^g-) 
i  Si  icro  totuiii  effiindani  et  vitam  offeiani  Cliiisto.  (Ibid., 
p.  190.) 


ADllL'X     A     L  EGLISE.  '^r  t 

lùt-ii  arrivé  s'il  eût  été  transporté  de  AVittemberg 
en  France  ?  La  réformation  s'y  fût-elle  établie 
comme  en  Allemagne?  La  puissance  de  Rome  y 
eùt-elle  été  détrônée,  et  la  France,  qui  était  desti- 
née à  voir  les  principes  hiérarchiques  de  Rome  et 
les  principes  destructifs  d'une  philosophie  irréli- 
gieuse se  combattre  longtemps  dans  son  sein,  fùt- 
elle  devenue  un  grand  foyer  de  lumière  évangé- 
lique?  Il  est  inutile  de  faire  à  ce  sujet  de  vaines 
suppositions  ;  mais  peut-être  Luther  à  Paris  eùt- 
il  changé  quelque  chose  aux  destinées  de  l'Europe 
et  de  la  France. 

L'âme  de  Luther  était  vivement  émue.  Il  prê- 
chait souvent  dans  l'église  delà  ville, à  la  place  de 
Simon  Heyens  Pontanus,  pasteur  de  Wittemberg, 
qui  était  presque  toujours  malade.  Il  crut  devoir, 
à  toute  aventure,  prendre  congé  de  ce  peuple  au- 
quel il  avait  si  souvent  annoncé  le  salut.  «  Je  suis, 
«  dit-il  un  jour  en  chaire,  un  prédicateur  bien 
«  peu  stable  et  bien  incertain.  Que  de  fois  déjà  ne 
«  suis-je  pas  parti  tout  à  coup  sans  vous  avoir  sa- 
«  lues?....  Si  ce  cas  se  représentait  encore  et  que 
«je  ne  dusse  pas  revenir,  recevez  ici  mes  adieux. w 
Puis,  ayant  ajouté  quelques  autres  mots,  il  finit 
en  disant  avec  modération  et  avec  douceur  :  «  Je 
«  vous  avertis,  enfin,  de  ne  pas  vous  laisser  épou- 
«  vanter,  si  les  censures  papales  se  déchaînent  sur 
«  moi  avec  furie.  Ne  l'imputez  pas  au  pape,  et 
«  n'en  veuillez  de  mal,  ni  à  lui,  ni  à  quelque 
«  mortel  que  ce  soit;  mais  remettez  toute  la  chose 
«  à  Dieu  '.  » 

1   Dco  rem  conimiUereiit.    Lulh.  Ei)[).  1 ,  191  ; 


5^2  ai O MENT    CKITJQUE. 

Le  moment  parut  enfin  arrivé.  Le  prince  fit  en- 
tendre à  Luther  qu'il  désirait  le  voir  s'éloigner 
de  Wittemberg.  Les  volontés  de  l'Électeur  lui 
étaient  trop  sacrées  pour  qu'il  ne  s'empressât  pas 
de  s'y  conformer.  Il  fit  donc  ses  préparatifs  de 
départ,  sans  trop  savoir  de  quel  côté  il  dirigerait 
ses  pas.  11  voulut  pourtant  réunir  une  dernière 
fois  ses  amis,  et  il  leur  prépara,  dans  ce  dessein, 
un  repas  d'adieu.  Assis  avec  eux  à  la  même  table, 
il  jouit  encore  de  leur  douce  conversation,  de 
leur  tendre  et   craintive   amitié.  On  lui   apporte 

une  lettre Elle  vient  de  la  cour.  Il  l'ouvre  et  la 

lit;  son  cœur  se  serre  :  elle  renferme  un  nouvel 
ordre  de  départ.  Le  prince  lui  demande  «  pour- 
'(  quoi  il  tarde  si  longtemps  à  s'éloigner.  »  Son 
âme  fut  accablée  de  tristesse.  Cependant  il  reprit 
courage,  et,  relevant  la  tête,  il  dit  avec  fermeté  et 
avec  joie,  en  portant  ses  regards  sur  ceux  qui 
l'entouraient  :  «  Père  et  mère  m'abandonnent, 
«  mais  le  Seigneur  me  recueille  '.  »  Il  fallait  par- 
tir. Ses  amis  étaient  émus.  — -  Qu'allait-il  devenir? 
Si  le  protecteur  de  Luther  le  rejette,  qui  voudra 
le  recevoir?  Et   l'Évangile,  et    la  vérité,  et  cette 

oeuvre   admirable tout  sans   doute  va  tomber 

avec  l'illustre  témoin.  La  réformation  semble  ne 
plus  tenir  qu'à  un  fil  ,  et  au  moment  où  Luther 
quittera  les  murs  de  Wittemberg,  ce  fil  ne  se  rom- 
pra-t-il  pas?  Luther  et  ses  amis  parlaient  peu. 
Frappés  du  coup   qui   atteignait  leur  frère,  des 


1    \  atcr  und  Muttor  verlassen  mich  ,  al)er  dor  Hoir  nimmt 
niich  aiif. 


DÉLIVRANCK.  5y3 

larmes  coulaient  de  leurs   yeux.  Mais,  quelques 
instants  après,  un  second  message  arrive.  Luther 
ouvre  la  lettre,  ne  doutant  point  d'y  trouver  une 
sommation  nouvelle.  Mais,  ô  main  puissante  du 
Seigneur!  pour  le   moment  il  est  sauvé.  Tout  a 
chansçé  d'aspect.  «  Comme  le  nouvel   envoyé  du 
«  pape  espère ,  lui  écrit-on ,  que  tout  pourra  s'ar- 
«  ranger  au  moyen  d'un  colloque,  restez  encore^)' 
Que  cette  heure  fut  importante!  et  que  fût-il  ar- 
rivé si  Luther,  toujours  empressé  à  obéir  à  la  vo- 
lonté de  son  prince ,  eût  quitté  Wittemberg  aussi- 
tôt après  sa  première  lettre?  Jamais  Luther    et 
l'oeuvre  de  la  réformation  ne  furent  plus  bas  que 
dans  ce  moment-là.  C'en  était  fait,  semblait-il,  de 
leurs  destinées  :  un  instant  suffit  pour  les  chan- 
ger. Parvenu  au  plus  bas  degré  de  sa  carrière,  le 
docteur  de  Wittemberg  remonta  rapidement ,  et 
son  influence  dès  lors  ne  cessa  de  croître.  L'Eter- 
nel commande,  selon  le  langage  d'un  prophète, 
et  ses  serviteurs  descendent  aux  abîmes  et  remon- 
tent aux  cieux. 

Spalatin  fit  appeler  Luther  à  Lichteniberg  pour 
avoir,  d'après  les  ordres  de  Frédéric,  une  entre- 
vue avec  lui.  Ils  y  parlèrent  longtemps  de  la  si- 
tuation des  choses.  «  Si  les  censures  de  Rome  ar- 
ec rivent,  certainement,  dit  Luther,je  ne  demeurerai 
«  pas  à  Wittemberg.  »  —  «  Gardez-vous,  reprit  Spa- 
«  latin  ,  de  trop  précipiter  votre  voyage  en 
«  France  ^  !....)>  Il  le   quitta  en  lui   disant  d'at- 

I  L.  Opp.  XV,  824. 

X  Ne  tam  cito  in  Galliam  irciu.  (L.  Epp.  I,  p.  iqS.) 


^74  COI  UAGF    DE  LUTHER. 

tendre  ses  avis.  «  Recommandez  seulement  mon 
<(  âme  à  Christ,  disait  Luther  à  ses  amis.  Je  vois 
'c  que  mes  adversaires  s'affermissent  dans  le  des- 
'c  sein  de  me  perdre;  mais  Christ  m'affermit  en 
«  même  temps  dans  celui  de  ne  pas  leur  céder  ^  » 

Luther  publia  alors  les  Actes  de  la  conférence 
d Augsbourg.  Spalatin  lui  avait  écrit,  de  la  part  de 
l'Electeur,  de  ne  point  le  faire;  mais  il  était  trop 
tard.  Le  prince,  une  fois  la  publication  faite,  y 
donna  son  approbation  :  «  Grand  Dieu!  disait  Lu- 
u  ther  dans  la  préface  ,  quel  nouveau,  quel  éton. 
«  nant  crime ,  que  de   chercher  la  lumière   et  la 
«vérité!....  et  surtout  dans  l'Eglise,  c'est-à-dire, 
«dans  le  royaume   de  la  vérité.»  —  «Je  t'envoie 
«  mes  Actes,  écrivait-il  à  Link  :  ils  sont  plus  tran- 
«  chants  que  le  seigneur  légat  ne  l'a  sans  doute 
«  espéré;  mais  ma  plume  est  prête  à  enfanter  de 
«  bien  plus  grandes  choses.  Je  ne  sais  moi-même 
«  d'où  me  viennent  ces  pensées.  .\  mon  avis,  l'af- 
«  faire  n'est  pas  même  commencée  ^,  tant  il  s'en 
«  faut  que  les  grands  de  Rome  puissent  déjà  en 
«  espérer  la  fin.  Je  t'enverrai  ce  que  j'ai  écrit,  afin 
«  que  tu  voies  si  j'ai  bien  deviné  en  croyant  que 
a  l'Antéchrist  dont  parle  saint  Paul  règne  main- 
«  tenant  dans  la  cour  de  Rome.  Je  crois  pouvoir 
«  démontrer   qu'il  est   pire   aujourd'hui   que    les 
(f  Turcs  eux-mêmes.  « 

De  partout  revenaient  à  Luther  de  sinistres  ru- 

I   Firmat  Chiistus   |)ropositimi   non   cedendi   in   nie.  (L. 
Epp.  I,  p.  195.) 

1  Rc's  ista  nccdtim  Ii;i!)ct  inifinm  snuni  inoo jii.licio.  (Ihid  , 


MÉCOXTKNTEMEÎVT    A    ROME.  3'] :^ 

meurs.  Un  de  ses  amis  lui  écrivit  que  le  nouvel 
envoyé  de  Rome  avait  reçu  l'ordre  de  se  saisir  do 
lui  et  de  le  livrer  au  pape.  Un  autre  lui  rapporta 
qu  étant  en  voyage  il  s'était  rencontré  quelque 
part  avec  un  courtisan  ,  et  que  la  conversation  s'é- 
tant  engagée  sur  les  affaires  qui  préoccupaient 
alors  l'Allemagne,  celui-cilui  avait  déclaré  avoir 
pris  l'engagement  de  remettre  Luther  entre  les 
mains  du  souverain  pontife.  «  Mais  plus  leur  furie 
«  et  leur  violence  augmentent,  écrivait  le  réfor- 
«  mateur,  moins  je  tremble'.  » 

On  était  à  Rome  très-mécontent  de  Cajetan. 
Le  dépit  qu'on  éprouvait  de  voir  échouer  cette 
affaire  se  porta  d'abord  sur  lui.  Les  courtisans 
romains  se  crurent  en  droit  de  lui  reprocher 
d'avoir  manqué  de  cette  prudence  et  de  cette 
finesse  qui,  à  les  en  croire,  devaient  être  les 
premières  qualités  d'un  légat,  et  de  n'avoir  pas 
su  faire  plier,  dans  une  occasion  si  importante, 
la  roideur  de  sa  théologie  scolastique.  C'est  à  lui 
qu'est  toute  la  faute ,  disait-on.  Sa  lourde  pédan- 
terie a  tout  gâté.  Pourquoi  avoir  irrité  Luther  par 
des  injures  et  des  menaces,  au  lieu  de  le  ramener 
par  la  promesse  d'un  bon  évêché,  ou  même  d'un 
chapeau  de  cardinal  ^?  Ces  mercenaires  jugeaient 
du  réformateur  d'après  eux-mêmes.  Cependant 
il  fallait  réparer  cette  faute.  D'un  coté,  Rome  de- 
vait se  prononcer;  de  l'autre  ,  elle  devait  ménager 
l'Electeur,  qui  pouvait  lui  être  très-utile  pour  le 

I  Qiio  illi  mayis  fmnint,  et  vi  affectant  viam,  en  minus  e;;(> 
reripor.  (L.  Epp.  I,  p.  191.) 

i  Sarpi.  Concile  tle  Trente,  p.  8. 


5^6  BULLE. 

choix  qu'on  allait  bientôt  éfre  ap{3e!é  à  faire  d'un 
empereur.  Comme  il  était  impossible  à  des  ecclé- 
siastiques romains  de  soupçonner  ce  qui  faisait  la 
force  et  le  courage  de  Luther,  ils  s'imaginaient 
que  l'Electeur  était  beaucoup  plus  impliqué  dans 
l'affaire  qu'il  ne  l'était  réellement.  Le  pape  réso- 
lut donc  de  suivre  une  autre  liojne  de  conduite. 
Il  fit  publier  en  Allemagne,  par  son  légat,  une 
bulle  dans  laquelle  il  confirmait  la  doctrine  des 
indulgences,  précisément  dans  les  points  attaqués, 
mais  où  il  ne  parlait  ni  de  l'Électeur ,  ni  de  Lu- 
ther, Comme  le  réformateur  avait  toujours  dit 
qu'il  se  soumettrait  à  la  décision  de  l'Eglise  ro- 
maine, le  pape  pensait  qu'il  devait  maintenant, 
ou  tenir  sa  parole ,  ou  se  montrer  ouvertement 
perturbateur  de  la  paix  de  l'Eglise,  et  contempteur 
du  sain  t-siége  apostolique.  Dans  l'un  et  dans  l'autre 
cas,  le  pape  semblait  n'avoir  qu'à  gagner;  mais 
on  ne  gagne  rien  à  s'opposer  avec  obstination  à 
la  vérité.  En  vain  le  pape  avait-il  menacé  de  l'ex-r 
communication  quiconque  enseignerait  autrement 
qu'il  ne  l'ordonnait;  la  lumière  ne  s'arrête  pas  à 
de  tels  ordres.  11  eût  été  plus  sage  de  tempérer 
par  certaines  restrictions  les  prétentions  des  ven- 
deurs d'indulgences.  Ce  décret  de  Rome  fut  donc 
une  nouvelle  faute.  En  légalisant  des  erreurs 
criantes,  il  irrita  tous  les  hommes  sages,  et  il 
rendit  impossible  le  retour  de  Luther.  «On  crut, 
«  dit  un  historien  catholique,  grand  ennemi  de  la 
«  réformation  ' ,  que   cette  bulle  n'avait  été  faite 

1   Maimbourg,  )>.  M>. 


APPEL    A    UN    CONCILE.  ^nn 

i<  que  pour  l'intérêt  du  pape  et  des  quêteurs,  qui 
«  commençaient  à  ne  plus  trouver  personne  qui 
«  leur  voulût  rien  donner  pour  ces  indulgences.  » 
Le  cardinal  de  Vio  publia  le  décret  à  Lintz  eu 
Autriche ,  le  1 3  décembre  i  5 1 8  ;  mais  déjà  Luther 
s'était  mis  à  l'abri  de  ses  atteintes. Le  28  novembre, 
il  en  avait  appelé,  dans  la  chapelle  du  Corps  de 
Christ  à  Wittemberg,  du  pape  à  un  concile  géné- 
i-al  de  l'Église.  Il  prévoyait  l'orage  qui  allait  fondre 
sur  lui;  il  savait  que  Dieu  seul  pouvait  le  conjurer; 
mais  ce  qu'il  était  lui-même  appelé  à  faire,  il  le  fil. 
Il  devait  sans  doute  quitter  Wittemberg,  ne  fut-ce 
même  qu'à  cause  de  l'Electeur  ,  aussitôt  que  les 
malédictions  romaines  y  seraient  arrivées  :  toute- 
fois il  ne  voulait  pas  abandonner  la  Saxe  et  l'Al- 
lemagne sans  une  éclatante  protestation.  Il  la 
rédigea  donc ,  et  afin  qu'elle  fût  prête  à  être  ré- 
pandue au  moment  où  l'atteindraient  les  fureurs 
de  Rome,  comme  il  s'exprime,  il  la  fit  imprimer, 
sous  la  condition  expresse  que  le  libraire  en 
déposerait  chez  lui  tous  les  exemplaires.  Mais  cet 
homme,  avide  de  gain,  les  vendit  presque  tous, 
tandis  que  Luther  en  attendait  tranquillement  le 
dépôt.  Luther  s'en  fâcha  ;  mais  la  chose  était  faite. 
Cette  protestation  hardie  se  répandit  partout.  Lu- 
ther y  déclarait  de  nouveau  qu'il  n'avait  pas  l'iîj- 
tention  de  rien  dire  contre  la  sainte  Église  ,  ni 
contre  l'autorité  du  siège  apostolique  et  du  pape 
bien  conseillé.  «Mais,  continue-t-il,  attendu  que  le 
«  pape ,  qui  est  le  vicaire  de  Dieu  sur  la  terre,  peut, 
«  comme  tout  autre  homme,  errer,  pécher,  mem- 
«  tir,  et  que  l'appel  à  un  concile  général  est  le 
L  37 


57^  APPKL    A     LX    COACILE. 

u  seul  moyen  de  salut  contre  des  actions  injustes 
«  auxquelles  il  est  impossible  de  résister  ,  je  me 
«  vois  obligé  d'y  avoir  recours  \  » 

Voilà  donc  la  réformation  lancée  sur  un  terrain 
nouveau.  Ce  n'est  plus  du  pape  et  de  ses  réso- 
lutions qu'on  la  fait  dépendre ,  c'est  d'un  concile 
universel.  Luther  s'adresse  à  toute  l'Egalise,  et  la 
voix  qui  part  de  la  chapelle  du  Corps  de  Christ 
doit  parcourir  tous  les  troupeaux  du  Seigneur.  Ce 
n'est  pas  le  courage  qui  manque  au  réformateur  ; 
il  en  donne  une  preuve  nouvelle.  Dieu  lui  man- 
quera-t-il?  C'est  ce  que  nous  apprendront  les  pé- 
riodes diverses  de  la  réformatiou  qui  doivent  en- 
core se  dérouler  sous  nos  yeux. 

I   Losclier,  Réf.  Act. 


FJ>     l)L     TOMt    PREMIER. 


TABLE 

DES    MATIÈRES    COATE^UES    DANS    CE    VOLIMF.. 
PBÉrACE P;ii,'.    1    à   2a. 

LIVRE  PREMIER. 

tTAT     DES    CHOSKS     AVANT     l.A     R  ÉFORMATIOÎf. 


Le  christianisme.  —  Deux  principes  distinctifs.  —  Forma- 
tion de  la  papautc.  —  Premiers  envahissements.  —  Influence 
de  Rome.  —  Coopération  des  évèques  et  des  partis.  — L'niti- 
extérieure  de  l'Église. — Unité  intérieurede  l'Église. — Primauté 
de  saint  Pierre.  — Patriarcats.  —  Coopération  des  princes.  — 
Influence  des  barbares. — Rome  invoque  les  Francs. — Puissance 
séculière. —  Pépin  et  Charleraagne.  — Les  décrétales.  —  Dé- 
sordres de  Rome.  —  L'Empereur  suzerain  du  pape.  — Hilde- 
brand.  —  Son  caractère.  —  Célibat.  —  Lutte  avec  l'Em- 
pire.—Emancipation  du  pape.  —  Successeurs  d'Hildebrand. 

—  Les  croisades.  —  L  Église.  —  Corruption  de  la  doc- 
trine     Pag.  24  à  .',S. 

II. 

Grâce.  —  La  foi  morte.  —  Les  œuvres.  —  Unité  et  dualité. 

—  Le  pélagianisrae.  —  Le  salut  aux  mains  des  prêtres.  — 
Les  pénitences.  —  Flagellations.  —  Les  indulgences.  —  Mé- 
rites surérogatoires.  —  Le  purgatoire.  —  Taxe.  —  Jubile. 

—  La  papauté  et  le  christianisme.  —  État  de  la  chré- 
tienté     Pag.  49  'ï   ^9 

3/- 


58o  TAiiLE    DES    MATIÈRES. 


m. 


Religion.  —  Reliques.  —  Rires  de  Pâques.  —  Mœurs.  — 
(!onuplion.  —  Désordres  des  prêtres.  —  Désordres  des  évê- 
ques.  —  Désordres  des  papes.  —  Une  famille  de  pape.  —  Ins. 
truction.  —  Ignoranee.  —  Cicéroniens Pag.  60  à  73. 

IV. 

Nature  impérissable  du  christianisme. —  Deux  lois  de  Dieu. 
—  Force  apparente  de  Rome.  —  Opposition  cachée.  —  Déca- 
dence. —  Triple  opposition.  —  Rois  et  peuples.  —  Transfor- 
mation de  l'Église.  —  Le  pape  jugé  en  Italie.  —  Découvertes 
des  rois  et  des  peuples.  —  Frédéric  le  Sage.  —  Modération  et 
attente Pag.  74  à  83 

V. 

Les  peuples.  —  L'Empire.  —  Préparations  providentielles. 
Impulsion  de  la  reforme.  —  Paix.  —  Tiers  état.  —  Carac- 
tère national.  —  .long  du  pape.  —  État  de  l'Empire.  —  Op_ 
position  à  Rome.  —  La  bourgeoisie.  —  Suisse.  —  Valeur.  — 
Liberté. •  Petits  cantons.  —  Italie.  —  Obstacles  à  la  ré- 
forme. —  Espagne.  —  Obstacles.  —  Portugal.  —  France. 

Préparations.   —  Espérances   trompées.  —  Pavs-Bas.  — 

Angleterre.  —  Ecosse.  —  Le  Nord.  —  Russie.  —  Pologne. 
— Bohème.  —  Hongrie Pag.  8/,  à  101. 

VI. 

Théologie  romaine.   —  Restes  de  vie. — Justification  par 

la  foi_  Témoins  de  la  vérité.  —  Claude.  —  Les  mystiques. 

Les   Vaudois.   —  Valdo.  —  ^Vicleff.  —  Hus.  —  Piédic- 

[ion. Le  protestantisme  avant  la  réfonnation.  —  Arnoldi. 

Utenheim. ^Martin.  —  Nouveaux  témoins  dans  l'Église. 

Thomas  Conecte.  —  Le  cardinal  de  Ciayii.  —  Institoris. 

Savonarola.  —  Justification  par  la  foi.  —  Jean  Vitraire. 

Jean  Laillier.  —  Jean  de  Wcsalia.  —  Jean   de  Ooch.  — 

Jean  Wessel.  —  Protestantisme  avant  la  réforme.  —  Les 
frères  bohèmes.  —  Prophétie  de  Proies.  —  Prophétie  du 
Franciscain  d'Isenac  —  Troisième  préparation.  —  Les  let- 
tres        P^?-    102  a    1 2/i. 


TABLE    DUS    MATIERES.  58  I 

Vil. 

Les  lettres  — Renaissance Souvenir  d'antiquité  en  Italie. 

—  Influence  des  humanistes.  —  Cliristianisme  du  Dante.  — 
Valla.  —  Incrédulité  en  Italie.  —  Philosophie  platonicienne. 

—  Commencement  des  lettres  en  Allemagne. —  Jeunesse  des 
écoles.  —  Imprimerie.  —  Caractère  des  let^res  en  Allemagne. 

—  Les  lettrés  et  les  scolastiques.  —  Un  nouveau  monde.  — 

—  Reuchlin.  —  lleuchlin  en  Italie.  —  Ses  travaux.  —  Son 
influence  en  Allemagne.  —  Mystique.  —  Lutte  avec  les  Do  - 
micains Pag.   1 25  à   i43. 

VIII. 

Érasme.  —  Erasme  chanoine.  —  A  Paris.  —  Son  génio.  — 

•Sa  réputation.  —  Son  influence Attaque  populaire.  —  Dis- 

<:ours  de  la  folie.  —  Lazzis.  —  Les  gens  d'Église.  —  Les 
saints.  —  La  folie  et  les  papes.  —  Attaque  de  la  science.  — 
Principe.  —  Le  Nouveau  Testament  grec.  —  Sa  profession  de 
foi.  —  Ses  travaux  et  son  influence.  —  Ses  défauts.  —  Deux 
partis. — :  Une  réff)rme  sans  secousses.  —  Était-elle  possible? — 
L'Église  sans  la  reforme.  — Sa  timidité.  — Son  indécision.  — 

Érasme  se  perd  auprès  de  tous Pag.   144  à   162. 

IX. 

Les  nobles.  —  Divers  motifs.  —  Hutten.  —  Ligue  lettrée. 

—  Lettres  de  quelques  hommes  obscurs.  —  Leur  effet.  — 
Sentiment  de  Luther.  —  Hutten  à  Bruxelles.  —  Ses  lettres.  — 
Sickingen.  —  Guerre.  —  Sa  mort.  —  Cronberg Hans Sachs. 

—  Fermentation  générale Pag.   i63  à   178. 


fJVRE  n. 

IKUNESSF.  ,    CONVERSION    ET    PREMIERS    TRAVAUX     DE     LUTHER. 
148H—   l5l7. 


I. 

Origine  (le  Luthirr.  —  ParenLs  de  Luther.  —  Sa  naissance. 


58a  TA.BLJ:     Di:S    MATIÈIIES. 

—  Pauvreté.  —  La  maison  paternelle.  —  Sévérité.  —  Pre- 
mières connaissances.  —  L'école  de  Magdfboiirg.  —  Misère. 
—.  Isenac.  —  La  Sunamite.  —  La  maison  de  Cotta.  —  Les 
arts.  —  Souvenir  de  ces  temps.  —  Ses  études.  —  Trébonius. 
*—  L'université Pag.   179  à  19^' 

II. 
La  scolastique  et  les  classiques.  —  Sa  piété.  —  Découverte. 

—  La  Bible.  —  Maladie.  —  Luther  est  fait  maître  es  arts.  — 
Conscience.  —  Mort  d'Alexis.  —  Le  coup  de  foudre.  —  Pro- 
vidence.—  Adieux.-"  Entrée  au  couvent.    Pag.   19$  à  2o5. 

III. 

Irritation  de  son  père.  —  Pardon.  —  Travaux  serviles.  — 
Le  sac  et  la  cellule. —  Courage,  —  Saint  Augustin.  —  D'Ailiy. 

—  Occam.  —  Gerson.  —  La  Bible.  —  Hébreu  et  grec.  — 
Les  heures.  —  Ascétisme.  —  Angoisses.  —  Luther  pendant 
la  messe.  —  Angoisses.  —  Pratiques  inutiles.  —  Luther  éva- 
noui    Pag.  206  à  2 1 8- 

ÏV. 

Hommes  pieux  dans  les  cloîtres.  ^  Staupitz.  —  Sa  piété. 

—  Sa  visite.  —  Conversations.  —  La  grAce  de  Christ.  —  La 
repentance.  —  Puissance  du  péché.  —  Douceur  de  la  repen- 
tance.  —  L'élection.  —  La  Providence.  —  La  Bible.  —  Le 
vieux  moine.  —  La  rémission   des  péchés.  —  Consécration. 

—  Le  dîner.  —  La  Fête-Dieu.  —  Vocation  à  Wittem- 
berg Pag.  219a  236, 

V. 
L'université  de  Wittemberg.  —  Premiers  enseignements. — 
Leçons  bibliques. —  Sensation. —  Prédications  à  Wittemberg. 

—  La  vieille  chapelle.  — Impression Pag.  287  à  24^. 

YI. 

Voyage  à  Rome.  —  Un  couvent  du  Pô.  —  Maladie  à  Bo- 
logne.—  Souvenirs  dans  Rome.  —  Dévotion  superstitieuse.— 
Profanations  du  clergé.  —  Conversations.  —  Désordres  dans 
Rome.  —  Études  bibliques.  —  L'escalier  de  Pilate.  —  In- 
fluence sur  sa  foi  et  sur  la  réforme —  La  porte  du  paradis.  — 
Confession  de  Luther Pag.  243  à  257. 


TABLE    Di;S    MATIERtS. 


583 


Vil. 

Retour.  —  Le  doctorat.  —  Caristadt.  —Sermenl  de  Luther. 

—  Principe  de  la  réforme.  —  Courage  de  Luther. — Premières 
vues  de  réformation.  —  Les  scolastiques.  —  S|)alatiii.  —  Af- 
faire de  Reuchlin Pag.  u58  à  270. 

VIII. 

La  foi.  —  Déclamations  populaires.  —  Enseignement  aca- 
démique. —  Pureté  morale  de  Luther. —  Théologie  allemande 
ou  mysticisme. — Le  moine  Spenlein.  —Justification  par  la 
foi.  —  Luther  sur  Érasme.  —  La  foi  et  les  œuvres.  —  Flrasme. 

—  Nécessilé  des  œuvres.  —  Pratique  des  œuvres 

Pag.   270  à  283. 

IX. 

Premières  thèses.  —  Le  vieil  homme  et  la  grâce.  —  Visite 
des  couvents.  —  Dresde.  —  Erfurl.  —  Tornator.  —  La  paix  et 

la  croix.  —  Résultats  du  voyage.  —  Travaux.  —  Peste 

Pag-  284  à  290. 

X. 

Rapports  de  Luther  avec  l'Électeur.— Luther  et  l'Électeur. 

—  Conseils  au  chapelain.  —  Le  duc  George.  —  Son  caractère. 
-  Luther  devant  la  cour.  —  Le  dîner  à  la  cour.  —  La  soirée 

chez  Emser Pag.  291   à  298. 

XL 

Retour  à  "Witteraberg.  —  Thèses.  —  Nature  de  l'homme.  — 
Rationalisme.  —  Demande  à  Erfurt.  —  Eck. —Urbain  Régius. 

—  Modestie  de  Luther Pag.  299  à  3i  i . 


LIVRE   III. 

LKS    INDULGENCES    ET    LES    THESES. 

i5i7  —  mai  i5i8. 

I. 

Cortège.  —  Tezel.  —  Le  discours  de  Tezel.  —  Confession.  — 


i)S\  TABLE  l)]iS    MATIÈRES. 

Quatre  grâces.  —  Vente.  —  Pénitence  publique.  —  Une  lettre 
irindulgence.  —  Exceptions.  —  Divertissements  et  débau- 
ches     Pag.  3 12  à  327. 

IL 

Le  confesseur  franciscain.  —  L'âme  du  cimetière Le  cor- 
donnier d'Hagenau.  —  Les  étudiants.  —  Myconius.  —  Con- 
versation avec  Tezel.  —  Ruse  d'un  gentilhomme.  —  Discours 
des  sages  et  du  peuple.  —  Un  mineur  de  Schneeberg. ...... 

Pag.  328  à  337- 

III. 

Léon  X.  —  Besoins  du  pape-  —  Albert.  —  .Son  caractère. — 
Ferme  des  indulgences.  —  Les  Franciscains  et  les  Domini- 
rains Pag.   338  à  3^3 . 

IV. 

Tezel  s'approche.  — Luther  au  confessionnal.  —  Colère  de 
Tezel. — Luther  sans  plan. —  Une  jalousie  d'ordre.  —  Discours 
de  Luther.  —  Songe  de  l'Électeur Pag.  3/14  i  354- 

V. 
Fêle  de  tous  les  saints.  —  t.es  thèses.  —  Leur  force.  —  Mo- 
dération. —  Providence.  —  Lettre  à  Albert.  —  Insouciance 
des  évèques.  —  Dissémination  des  thèses..    Pag.   355  à  373. 

VI. 

Reuchlin.  —  Érasme.  —  Flek.  —  Bibra —  L'Empereur.—  Le 

pape.  —  Myconius Les  moines.  —  Appréhensions.  —  Adel- 

man.  —  Un  vieux  prêtre.  —  L'evéque.  —  L'Électeur.  —  Les 
gens  d'Eifurt.  —  Réponse  de  Luther.  —  Trouble.  —  Mobile 
<le  Luther Pag.  374   à  387. 

VII. 

Att;iqne  de  Tezel.  —  Réponse  de  Luther.— Bonnes  œuvres. 
—  Luther  et  Spalatin.  —  Étude  de  l'Écriture.  —  Scheurl  et 
Luther.  —  Doutes  sur  les  thèses.  —  Luther  et  son  peuple.  — 
Un  habit  neuf Pag.    388  à   399. 

VIII. 

Dispute  de  Francfort .  —  Thèses  de  Tezel.  —  Menaces.  — 
Opposition  de  Knipstrow.  —  Thèses  de  Luther  Inùlees.  — Les 


TADLli:    DES   MATIÈRES.  585 

moines.  —  Paix   de  Lulher.  —  Thèses  de  Te/el  brûlées.  — 

Peine  de  Luther Pai;.  Aoo  à   412 

IX. 

visite  de  révoque.  —  Piierio.  —  Système  de  Rf>me.  —  Le 
dialogue.  —  Système  de  la  réforme.  — Réponse  à  Prierio.  — 
La  parole.  —  Le  pape  et  l'Église.— Hochstraten.— Les  moines. 

—  Luther  répond — Eck. —  L'école. —  Les  Obélisques. —  Sen- 
timents de  Luthei'.  —  Les  Astérisques.  —  Rupture 

Pag.   4 1 '<,  à  43o. 

X. 

Ecrits  populaires.  —  Notre  Père.  —  Ton  règne  vienne. — Ta 
volonté  soit  faite.  —  Notre  pain —  Sermon  sur  la  repentance. 

—  L«  rémission  vient  de  Christ Pag.   43i  à   4^9. 

XI. 

-Appréhensions  de  ses  amis.  —  Voyage  à  Heidelberg.  —  Bi- 
bra.  —  Le  château  palatin.  —  Rupture.  -  Les  paradoxes.  — 
Dispute. —  Les  auditeurs. —  Bucer. —  Brenz. —  Snepf.  —  Con- 
versations avec  Luther.  —  Travaux  de  ces  jeunes  docteurs. — 
Effets  sur  Luther.— Le  vieux  professeur. —  La  vraie  lumière. 

—  Arrivée Pag.  4^9  à  4'^4- 


LR^RE  IV. 

LUTHER  DEVANT  I,K  LÉGAT. 

Mai-décembre   i5i8. 


I. 

Repentance. —  Le  pape.  —  Léon  X. —  Luthei- à  son  évèque. 
—  Luther  au  pape.  —  Luther  au  vicaire  général.  —  Rovcre  à 
l'Électeur. —  Discours  sur  l'excommunication.  — Influence  et 

force  de  Luther Pag.   455  à  4^9- 

II. 

Diète  à  Augsbourg.  —  L'Empeicur  au  ])ape.  —  L'Éloctein- 
à  Rovere    —  Luther  cité  à  Rome.  —  Paix  de  Luther. — Inter- 


586  TA.BLE    DFS    MATIERES. 

cession  de  l'université.  —  Bref  du  pape Indignation  de  Lu- 
ther.— Le  pape  à  l'Électeur Pag.  /,70  à  /{Sa. 

III. 

L'armurier  Schwarzed.  —  Sa  femme.  —  Philippe.  —  Son 
génie —  Ses  études.  —  La  Bible.  —  Appel  à  Wittemberg.  — 
Départ  et  voyage  de  Mélanchton.  —  Leipzig.  —  Mécompte. — 
Joie  de  Luther.  —  Parallèle.  —  Révolution  dans  l'enseigne- 
ment. —  Étude  du  grec Pag.   483  à  494. 

IV. 

Sentiments  de  Luther  et  de  Staupitz.  —  Ordre  de  compa- 
raître. —  Alarmes  et  courage.  —  L'électeur  chez  le  légat.  — 
Départ  pour  Augsbourg.  —  Séjour  à  Weimar.  —  Nurem- 
berg    Pag.  495  à  5o3. 

V. 

Arrivée  à  Augsbourg.  — De  Vio.  —  Son  caractère. — Serra- 
Longa. —  Conversation  préliminaire.  —  Visite  des  conseillers, 
— -Retour  de  Serra-Longa. —  Le  prieur. —  Sagesse  de  Luthe?-. 

—  Luther  et  Serra  -  Longa.  —  Le  sauf-conduit.  —  Luther  à 
Mélanchton Pag.  5o4  à  517. 

VI. 

Première  comparution.  — Premières  paroles.  —Conditions 
de  Rome.  —  Propositions  à  rétracter.  —  Réponse  de  Luther. 

—  Il  se  retire.  —  Impression  des   deux  parts.  —  Arrivée  de 
Staupitz Pag.  5i8  à  5a8. 

VIL 

Communication  au  légat.  —  Seconde  comparution.  —  Dé- 
claration de  Luther.  —  Réponse  du  légat.  —  Volubilité  du 
légat.  —  Demande  de  Luther Pag.   Sag  à  535. 

VIII. 

Troisième  comparution.  —  Trésor  des  indulgences.  —  La 
foi.  —  Humble  requête.  —  Réponse  du  légat.  —  Réplique  de 
Luther.  —  Colère  du  légat.  —  Luther  sort.  —  Première  dé- 
fection    Pag.  536  à  543. 

IX. 

De  Vio  et  Staupitz.  —  Staupitz  et  Luther.  —  Luther  à  Spa- 


T\BLE    DKS    aiATlÈRES.  587 

latin.  —  Lutlier  à  Curistadt.  —  La  communion.  —  Link  et  de 
Vio.  —  Départ  de  Staupitz  et  de  Link.  —  Luther  à  Cajelan. — 
Silence  du  cardinal. —  Adieux  de  Luther.  —  Départ.  — Appel 

au  pape Pag.   5/,4  à  558. 

X. 

Fuite  de  Luther.  —  Admiration.  —  Désir  de  Luther.  —  Le 
légat  à  l'Électeur.—  L'Électeur  au  légat.—  Prospérité  de  l'u- 
niversité     Pag.  559  à  568. 

XI. 

Pensées  de  départ.—  Adieux  à  l'Église. — Moment  critique. 
—  Délivrance.  —  Courage  de  Luther.  —  Mécontentement  à 
Rome.  — Bulle.  —  Appel  à  un  concile.  .  .  .   Pag.  569  à  578 


UN     i>K     l.A     TABl.F.     DES     MATIFUF'S 


1 


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BR  305  .n47  1841  v.l  SMC     V^ 
Merle  d' Aubigne,  J.  H. 
Histoire  de  la  Reformation   ;f^' 
du  seizième  siècle   47200817*^^,. 


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